À travers l’Afrique/Chapitre07

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Traduction par Henriette Loreau.
Librairie Hachette (p. 76-90).

CHAPITRE VII


Le Kanyényé. — Chacun pour soi. — Mal embouchés. — Payement du tribut. — Paresse de nos porteurs. — Caprice d’un ministre. Un petit gentleman. — Accident. — Dureté d’un crâne. — Justice distributive. — Amende pour le sang versé. — Hyène. — Histoire invraisemblable. — Tir au pigeon. — Sorcellerie. — Sorciers brûlés à petit feu. — Ousékhé. — Funérailles d’un chef. — Les Vouahoumba. — Prix des denrées. — Visiteurs. — Énormes dents d’éléphant. — Détresse d’un sujet de l’Angleterre. — Total du mhonngo.


Notre bivouac faisait partie d’un groupe d’une demi-douzaine de camps, bâtis par différentes caravanes. Au moment de l’atteindre il y avait eu une course effrénée de tous nos pagazis, qui s’étaient précipités pour avoir les meilleures cases ; jamais je n’ai vu mettre plus lestement en pratique le « Chacun pour soi et au diable les attardés. »

Pendant ce temps-là nous étions livrés à nos propres forces ; et il nous fut très difficile de faire nettoyer une place pour y dresser les tentes. Une fois arrivés, nos gens déposaient leurs fardeaux, s’occupaient d’eux-mêmes, et croyaient n’avoir plus autre chose à faire qu’à manger et à dormir.

Plus tard, en voyageant avec les Arabes, je découvris que nous avions eu pour nos hommes trop de considération : nous voyant sensibles à leurs maux, ils essayaient de nous en imposer et grognaient et geignaient sans cesse. Leurs charges pesaient dix livres de moins que celles des porteurs des traitants ; et les Arabes n’ayant pas de soldats, leurs pagazis, en surcroît du portage, dressaient les tentes, faisaient les hangars, construisaient les cases, élevaient les palissades qui entouraient le harem ; si bien qu’il se passait deux ou trois heures avant qu’ils pussent songer à eux. Chez nous, les tentes étaient dressées par les soldats ; et la tâche d’y placer les lits et les caisses revenait à nos domestiques.

Bombay, qui en sa qualité de capitaine devait maintenir la discipline, au moins dans sa compagnie, était jaloux d’Issa. Pour se faire bien venir de ses hommes, il leur permettait de faire tout ce qu’ils voulaient ; et ses gens ayant fini par l’insulter, il n’osait plus leur communiquer mes ordres. Si, par exemple, ne voyant pas arriver le bois que j’avais dit d’aller chercher, je demandais pourquoi on ne l’apportait pas : « On n’a pas voulu y aller », répondait le capitaine. Je m’enquérais de celui qui avait refusé d’obéir : « Je l’ai commandé à tous, reprenait Bombay, et tous ont répondu non. » Dès que l’ordre n’était pas nominatif, chacun pensait que le devoir de tout le monde n’était celui de personne ; et finalement j’étais obligé de donner l’ordre moi-même.

Magommba, qui lors du passage de Burton, en 1857, gouvernait déjà depuis longtemps le Kanyényé, avait, au dire de ses sujets, plus de trois cents ans, et en était à sa quatrième dentition. Toujours d’après les mêmes dires, il avait perdu ses troisièmes dents, sept années avant notre visite ; depuis cette époque, ne pouvant plus manger de viande, seule nourriture qui fût digne d’un homme de son rang, il ne vivait que de bière. Pour moi, il n’est pas douteux que Magommba n’eût alors beaucoup plus d’un siècle : ses petits-fils étaient des vieillards à cheveux blancs et couverts de rides.

Un autre exemple de l’extraordinaire longévité des races africaines est rapporté par Livingstone. Le grand voyageur trouva chez Cazemmbé, en 1871, un homme dont les fils avaient plus de trente ans en 1796, lors de la visite du Dr Lacerda. Cet homme, qui s’appelait Pemmbéré, vivait encore en 1874, à ce que disent les Arabes ; il devait avoir au moins cent trente ans.

Nul obstacle ne fut mis à nos relations avec les indigènes, et pendant toute la journée le camp fut rempli d’une foule hurlante et gesticulante. Bande de voleurs, mais bande joyeuse, où s’échangeaient les plaisanteries et les rires à la vue de chaque objet nouveau. Les voix de ces gens-là, toujours désagréables, toujours discordantes, qui même dans la conversation ordinaire ressemblent à des grognements entrecoupés de clappements, et qui alors étaient surexcitées, auraient pu nous faire croire qu’une centaine de chiens sauvages se disputaient leur proie.

Le grand chancelier, ou ministre des finances, ou chef de la douane, l’agent quelconque de Magommba chargé de percevoir le tribut, était si occupé de la réparation de sa demeure, qu’il nous fit dire d’attendre la fin de ses travaux ; puis les travaux finis, il célébra l’événement par une orgie de pommhé, et fut ivre pendant trois jours.

Enfin, assez dégrisé pour reprendre ses fonctions, il nous fixa le chiffre extravagant de cent dotis (deux cents brasses de cotonnade). Par bonheur, une vieille paire de lunettes sans valeur aucune, lunettes bleues entourées d’étoffe de même nuance, frappa les regards, et lui parut si séduisante qu’il insista pour l’avoir. Nous déclarâmes naturellement que cet objet, d’un prix inestimable, nous était nécessaire ; et notre répugnance apparente à le lui céder aiguillonna tellement son désir, qu’il proposa d’abaisser le mhonngo à vingt dotis, si nous voulions y ajouter les lunettes : ce que nous fîmes avec joie.

Simple caprice, irrité par le refus ; car si nous avions offert ces lunettes en payement d’une partie du mhonngo, notre homme se serait moqué de nous. Je ne conseille pas aux voyageurs futurs de mettre cet article dans leur pacotille ; ils le trouveraient peu profitable. Mais il en est généralement ainsi avec les non-civivilisés : tout objet nouveau excite leur convoitise ; ils veulent l’avoir coûte que coûte ; puis, comme des enfants lassés d’un joujou neuf, au bout de quelques jours ils le jettent de côté.

Des caravanes descendantes arrivèrent pendant que nous étions là. L’un des traitants auxquels appartenaient ces caravanes me dit qu’après avoir quitté l’Ounyanyemmbé avec les gens que lui avait envoyés Stanley, Livingstone, n’ayant pas assez de monde, était revenu ; puis qu’il était reparti en février. Je ne pus découvrir à cette histoire aucun fondement ; d’où je présumai que mon informateur n’avait fait que traverser l’Ounyanyemmbé, en revenant du Karagoué, et que les nouvelles qu’il rapportait n’avait rien de certain.

Le lendemain de notre arrivée, nous avions eu la visite du petit-fils de Magommba, petit-fils qui devait hériter du pouvoir. Ce personnage était mieux vêtu que les gens ordinaires ; et comme insigne du haut rang qu’il occupait, il avait les ongles de la main gauche d’une énorme longueur, d’où la preuve qu’il ne s’était jamais livré à aucun travail manuel. Il y trouvait en outre le moyen de déchirer la viande, qui formait sa nourriture quotidienne, tandis qu’elle n’entre dans le menu du peuple que de loin en loin, et comme simple assaisonnement du potage.

Par suite de la croissance anormale de ses ongles à la Nabuchodonosor, la main gauche du prince, réduite à l’inaction, était beaucoup moins grande que l’autre.

Après la visite de l’héritier présomptif, j’eus celle d’un petit Arabe de sept ans, dont le père était mort en se battant contre Mirammbo, et que sa mère envoyait à la côte pour y faire son éducation. Parfaitement élevé, ce petit gentleman se comporta à merveille. Je lui montrai les gravures d’un livre d’histoire naturelle ; il en fut ravi ; ce que voyant, j’exhibai de vieux journaux illustrés, qui fixèrent également son attention ; mais je sus plus tard qu’il avait beaucoup de chagrin à la pensée que des gens aussi bons que les Anglais perdaient leur âme, en faisant des images de l’homme.

Juste au moment où le petit gentleman sortait de ma tente, un bruit d’arme à feu retentit dans notre camp et me fit accourir. Un de mes pistolets Derringer, que mon serviteur Mohammed Mélim avait nettoyé, puis rechargé, et qu’il rapportait chez moi, avait blessé notre cuisinier à la tête.

Il paraît que Sammbo, qui était brave et qui aimait à se colleter, avait saisi Mélim au passage, et que dans la lutte le pistolet était parti. Sammbo avait été frappé à l’angle extérieur de l’œil ; mais il avait le crâne si épais, que la balle avait passé entre la boîte osseuse et le cuir chevelu, pour s’arrêter derrière la tête, d’où il fut aisé de l’extraire par une incision à la peau. La balle enlevée, il suffit d’un peu de diachylon pour remettre le blessé en bon état.

Avant de procéder à l’instruction de la cause, j’avais fait arrêter mon domestique ; mais d’impudents coquins vinrent demander qu’il fût mis aux fers, ajoutant qu’ils le tueraient, si je ne l’enchaînais pas sur l’heure. Tant d’impudence me révolta ; et puisqu’ils avaient un si grand désir de voir quelqu’un à la chaîne, je répondis à leur vœu en les y mettant eux-mêmes.

Cet incident nous prit encore un jour ; je voulais connaître le fond de l’affaire ; et jamais, je veux l’espérer, autant de mensonges et de faux témoignages ne se sont produits en aussi peu de temps. Le chef, ou plutôt ses conseillers, nous demandèrent quatre dotis d’amende pour le sang répandu sur leur territoire. J’inclinais à refuser ; mais bien qu’avec répugnance, je donnai l’étoffe, craignant des complications, et, par suite, de nouveaux retards.

Toutes les nuits des hyènes venaient rôder et crier autour du camp. Désireux de leur envoyer un coup de fusil, nous nous servîmes comme appât du cadavre d’un âne, qui était mort de fièvre lente. Cette amorce attira une grande bête tachetée, dont la mâchoire était assez forte pour briser la jambe de derrière d’un cheval ; elle fut tuée par Dillon.

Nos chiens étaient mis dans une telle fureur par les cris des hyènes, que nous étions obligés de les tenir à l’attache pour les empêcher de sortir du camp et d’aller se faire dévorer.


Manière d’enchaîner les esclaves.

Pendant cette halte, je relevai quelques observations lunaires, qui furent d’accord avec mon estime ; et bien que ma longitude diffère un peu de celle de Speke, les latitudes de celui-ci coïncident exactement avec les miennes.

Ayant pardonné aux insolents que j’avais fait enchaîner, et reçu d’eux la promesse qu’à l’avenir ils se conduiraient d’une manière plus décente, je partis le 9 juillet.

Deux heures de marche, d’abord en terrain plat, nous firent gagner une pente abrupte et rocheuse, dont l’escalade nous prit une heure.

Parvenus au sommet, nous nous trouvâmes sur un plateau uni et bien boisé, plateau herbu, où se voyaient de nombreux zihouas, desséchés en partie, et des pistes fraîches de grands animaux — éléphants et autres — dans toutes les directions.

Quand la nuit fut arrivée, nous mîmes du papier blanc à nos raïfles pour nous servir de point de mire, et nous allâmes nous embusquer au bord de l’un des étangs. Cachés dans les buissons, nous attendîmes pendant deux ou trois heures qu’un gibier digne de notre plomb se rendit à l’abreuvoir. Il ne se présenta que des hyènes, sur lesquelles nous ne voulûmes pas tirer de peur d’effrayer l’éléphant qui pouvait venir.

L’étape suivante nous conduisit à Ousékhé, village d’un autre chef indépendant, et conséquemment lieu d’un nouveau tribut. Mais inutile de revenir sur les ennuis qui, à chaque demeure de ces tyranneaux vous sont infligés par l’état d’ivresse du maître ou celui de ses ministres.

Pour atteindre Ousékhé, nous avions d’abord traversé une jungle, qui peu à peu avait cédé la place à de grands blocs de granit, dispersés parmi les arbres. Une rangée de collines avait ensuite apparu : amas de blocs granitiques, aux formes les plus étranges, et amoncelés de la manière la plus confuse.

Après avoir passé par une brèche de cette chaîne, le sentier s’était déroulé dans une plaine découverte, où des cultures se voyaient çà et là, et où s’élevaient des piles de rochers et d’énormes blocs solitaires, d’un aspect saisissant.

Près du bivouac où cette marche nous avait conduits, se dressait une de ces piles rocheuses. Sur la plate-forme qui la couronnait, il y avait une mare aux berges abruptes, et dans laquelle, disait-on, un éléphant qui avait été là pour boire s’était noyé. Le fâcheux de l’histoire, c’est qu’il est absolument impossible qu’un éléphant ait pu atteindre le bassin en question : les parois de l’amas qui le supporte sont tellement glissantes et d’une escalade si difficile que, pour visiter la scène où aurait eu lieu cet événement tragique, il fallut quitter mes chaussures et ne conserver que mes bas.

En regagnant le bivouac, je passai dans un endroit où l’on va faire des incantations, pour obtenir de la pluie dans les années trop sèches. Un tas de cendre et un poteau carbonisé marquaient la place où un malheureux avait payé de la vie son impuissance à faire pleuvoir.

La foi à la sorcellerie est une des plaies de cette région. Il n’est pas de maladie, pas de malheur qui ne soit attribué à des sortilèges ou à l’action d’esprits malfaisants, et l’on a recours au magicien dans l’espoir d’être soustrait à la malignité qui produit tous les-maux.

En exploitant tour à tour les espérances et les craintes de ses dupes, le sorcier ne tarde pas à se créer une existence confortable. Mais arrive le jour des revers : un personnage important, le chef ou quelqu’un de sa famille tombe malade ; le magicien est soupçonné, ou accusé par un rival d’avoir jeté un sort à l’affligé ; et à moins qu’il ne prenne la fuite, ou ne parvienne à tourner le flot populaire contre son accusateur, il est saisi, attaché à un poteau et brûlé à petit feu jusqu’à ce qu’il avoue son crime. Alors on entasse les brandons sur lui, et son agonie est promptement terminée.


Collines rocheuses, près d’Ousékhé.

Souvent, pendant le supplice, le magicien, pris d’une sorte de délire, maintient sa réputation et se vante des maux qu’il prétend avoir causés :

« J’ai appelé la mort sur un tel. — J’ai empêché de pleuvoir. — C’est moi qui ai poussé les Vouahoumba à enlever le bétail. »

En mainte circonstance, il croit lui-même au pouvoir qu’on lui prête ; dans tous les cas, il est cru et redouté de ceux qu’il trompe.

La magie blanche, telle que la prédiction de l’avenir, la cure des fièvres, des furoncles, etc., au moyen de talismans et d’incantations, est regardée comme innocente et compte beaucoup d’adeptes. Elle est principalement exercée par des femmes, tandis que les praticiens de la magie noire sont presque tous des hommes.

Il n’est pas rare que la profession soit héréditaire ; mais quand le sorcier est accusé d’avoir agi contre la santé ou la fortune d’un chef, sa famille tout entière est détruite avec lui, afin de prévenir chez ses membres toute idée de vengeance contre l’auteur du supplice.


Rochers près du camp d’Ousékhé.

À Ousékhé, pour nous distraire des ennuis du mhonngo, nous nous amusions à tirer des pigeons, qui, vers le coucher du soleil, venaient boire à peu de distance du camp. Dans ces parties, qui nous permettaient de varier notre menu, le perdant avait pour punition d’emplir un certain nombre de cartouches.

Nous trouvions aussi, dans les fentes des rochers, certains rongeurs dont la chair, ayant le goût de celle du lapin, faisait un fort bon plat. Grâce à la conformation particulière de leurs pieds, ces animaux peuvent s’attacher à la face perpendiculaire des rocs, et y rester comme des mouches accrochées à un mur[1].

Le district d’Ousékhé fut pendant longtemps le plus prospère de l’Ougogo ; mais beaucoup des membres de la caravane, dont nous avons raconté l’extinction, y moururent, et la pluie ne tomba pas dans les deux années suivantes. Ce cas exceptionnel fut attribué par les habitants à une malédiction ; un grand nombre d’entre eux émigrèrent ; et les autres, n’ayant pas de récoltes, furent obligés de tuer la majeure partie de leur bétail. Aujourd’hui, la population revient en foule et recommence à prospérer ; mais les troupeaux sont loin d’avoir repris leur ancienne importance.


Camp d’Ousékhé.

Mes courses dans les environs enflammèrent de nouveau mon malheureux pied, ce qui me condamna à rester immobile pendant plusieurs jours. Murphy, d’autre part, eut un accès de fièvre. Quant à Dillon, il ne s’était jamais mieux porté, et se sentait de force, disait-il, à continuer cette vie sauvage jusqu’à la fin du monde.

Ayant payé le tribut, nous nous remîmes en marche ; et traversant une jungle, nous arrivâmes à l’établissement de Khoko, dont le chef, appelé Mignou-Méfoupi ou Courtes-Jambes, avait la réputation d’être le plus mauvais des tyrans de la contrée. Toutefois le tyran se faisait vieux et n’avait plus la force d’imposer ses exigences ; d’où il résulta que le mhonngo fut réglé sans peine.

Khoko était l’endroit le plus populeux que nous eussions rencontré jusqu’alors. Il consistait principalement en une réunion de temmbés, demeures des indigènes ; mais il y avait, à l’un des bouts de l’établissement, beaucoup de maisons construites par des gens de Bagamoyo, qui avaient fait de cette place leur quartier général. Les grands toits de chaume de ces habitations, bâties comme celles de la côte, donnaient à l’établissement un air à demi civilisé.

Trois énormes figuiers sycomores, situés près du bourg, formaient un point de repère qu’on voyait de plusieurs milles à la ronde. Notre camp fut établi sous la puissante ramée de l’un de ces colosses ; plus de cinq cents hommes y furent largement abrités.

L’un des Vouamrima fixés dans le pays n’apporta une grande boîte à musique qu’il désirait me vendre : ce serait, disait-il, de l’argent bien placé. Mais après avoir joué quelques mesures d’une valse, sur le rythme d’une marche funèbre, la serinette fit entendre un couac et s’arrêta d’une manière définitive : l’axe du volant s’était brisé.

Pendant cette halte, j’eus l’occasion de recueillir quelques détails sur les funérailles des chefs ; voici les renseignements qui m’ont été donnés. On commence par laver le défunt ; je suis étonné de ce qu’une pratique aussi étrangère à ses habitudes ne le rappelle pas à la vie. Il est ensuite placé debout, dans le creux d’un arbre. Chaque jour, les habitants viennent devant cet arbre faire des lamentations, et répandre sur le trépassé de la bière et des cendres jusqu’au moment où le corps se décompose. Ils se livrent en même temps à une sorte d’orgie funéraire.

Le commencement de décomposition arrivé, on met le cadavre sur une plate-forme, où il subit les effets du soleil, de la rosée ou de la pluie, suivant la saison, et où il demeure jusqu’à ce qu’il ne reste plus que les os, qu’alors on enterre.

Autrefois ces funérailles donnaient lieu au sacrifice d’un certain nombre d’esclaves ; mais on m’a affirmé que, depuis longtemps, cette coutume n’existe plus.

Les cadavres des gens ordinaires sont tout simplement jetés dans le fourré voisin pour y être dévorés par les bêtes de proie.

Beaucoup de Vouahoumba, qui ont à peu près renoncé aux habitudes nomades de leur race, sont établis dans les environs de Khoko ; ils y soignent le bétail des indigènes, qui s’occupent plus particulièrement d’agriculture.


Figuiers sycomores près de Khoko.

La tribu à laquelle ils appartiennent forme une branche de la grande nation des Masaïs, et habite immédiatement au nord de l’Ougogo.

Les Vouahoumba possèdent de nombreux troupeaux et n’ont pas d’habitations fixes. Ils vont d’un lieu à un autre, à la recherche des pâturages, et se font pour la nuit des cabanes formées d’un clayonnage de menues branches, qu’ils recouvrent d’une ou deux peaux de vaches dépouillées de leur poil et assouplies.

Leur régime se compose entièrement de laitage et de viande : lait mélangé avec du sang, viande qu’ils dévorent à peu près crue.

Les seules armes qu’ils emploient sont des lances à la fois courtes et massives, impropres au jet, et des épées à deux tranchants pareilles au glaive des légions romaines. Ils ont avec cela un énorme bouclier, le même que celui des Vouadirigo.

Ainsi que le fait pressentir la nature de leurs armes, les Vouahoumba sont plus braves que leurs voisins, et se font très redouter comme voleurs de bétail. Ils ne reconnaissent qu’à eux seuls, et aux autres membres de la famille des Masaïs, le droit de posséder des bêtes bovines ; d’où il résulte que, pour eux, la prise de toutes celles qu’ils rencontrent est légitime.

Deux milles seulement séparent le territoire de Khoko de celui du Mdabourou, district ainsi nommé d’un large et profond noullah, où, même par les temps les plus secs, on trouve de grandes auges remplies d’eau. À l’époque des pluies, c’est une rivière impétueuse qui se précipite vers le Loufidji, dont elle est un des principaux tributaires.

Un indigène, qui me parut plus intelligent que les autres, m’a dit avoir descendu le Mdabourou jusqu’à sa jonction avec le Rouaha, comme on appelle le Loufidji dans sa partie supérieure. Il ajouta que le Rouaha n’était lui-même qu’une simple chaîne d’étangs pendant la saison sèche ; mais que dans la saison pluvieuse il devenait une grande rivière. Les questions que je posai à cet homme au sujet de ces cours d’eau, et la netteté de ses réponses, me donnent tout lieu de croire à sa véracité.

Sur la route que nous suivions, les champs étaient séparés les uns des autres, ainsi que du sentier, par de grossières palissades ; la culture paraissait faite avec beaucoup plus de soin que dans les autres provinces.

Pendant cette marche, un de nos porteurs déserta avec sa charge : affaire pour nous très sérieuse, car le haut prix des denrées et le payement du tribut faisait fondre rapidement notre étoffe.

Les temps étaient bien changés depuis le passage de Burton. À cette époque, on avait dans l’Ougogo soixante-quatre rations pour un doti ; avec la même somme, je n’ai jamais pu en obtenir au delà d’une vingtaine, et rarement plus de dix. Les œufs étaient un luxe inabordable ; le beurre, le lait et le miel, d’un prix exorbitant. En n’évaluant le doti qu’au chiffre de Zanzibar, ces denrées étaient plus chères qu’en Angleterre ; et la plus stricte économie devenait indispensable. Perdre un ballot était donc une chose grave. J’envoyai Bilâl avec six soldats à la poursuite du déserteur, et fis requérir le chef du Mdabourou de nous seconder dans notre recherche ; mais efforts stériles : nous ne retrouvâmes ni le voleur ni l’étoffe.

Dans l’après-midi, un chef, accompagné de sa suite, vint nous voir et demeura pendant deux heures accroupi dans ma tente, ce qui n’eut rien d’agréable, le personnage étant couvert des pieds à la tête d’un enduit de beurre rance.

Il me dit qu’ayant été à Zanzibar, il avait déjà vu des blancs et connaissait quelques-uns de leurs usages ; que néanmoins, puisqu’il en était venu dans son pays, il désirait faire avec eux plus ample connaissance et regarder tout ce qu’ils possédaient. Je le mis à même de contenter son désir. Les objets qu’il avait déjà eu l’occasion de voir attirèrent peu son attention ; mais il examina chaque nouveauté avec soin et jusque dans les plus petits détails.

Je lui montrai des images d’animaux ; il en reconnut quelques-uns, et regarda invariablement au dos de la gravure, pour voir ce qui s’y trouvait ; il me dit alors qu’il ne considérait pas ces images comme étant finies, puisqu’elles ne donnaient la ressemblance que d’un côté de la bête.

Il n’en fut pas moins enchanté de sa visite, et décida que nous devions rester dans le pays trois ou quatre jours de plus, afin que ceux qui n’avaient jamais vu d’hommes blancs, et qui désiraient les connaître, pussent venir nous regarder.

Si agréable que fût cette idée pour les indigènes, elle nous parut peu flatteuse. Passer à l’état de ménagerie ambulante, pour le plaisir des Vouagogo, ne nous allait pas du tout. L’entrée n’était pas seulement libre ; elle se faisait à nos dépens, obligés que nous étions par les spectateurs, d’acheter la permission de nous laisser voir.

Comme nous entrions dans le Mdabourou, il y arrivait une caravane appartenant à Séïd Ibn Sélim el Lammki, gouverneur de l’Ounyanyemmbé ; elle portait de l’ivoire à la côte pour en acheter de la poudre destinée à servir contre Mirammbo. Quelques-unes des dents de la cargaison étaient si grosses, qu’il fallait deux pagazis pour chacune d’elles. On se figurera leur pesanteur en se disant que la charge d’ivoire d’un Mnyamouési est de cent vingt livres.

Ceux qui portent ces poids énormes se contentent du salaire des autres ; mais ils requièrent double et triple ration, et ils obligent le chef de la caravane à s’arrêter quand ils le demandent.

Parmi les voyageurs qui s’étaient mis à la remorque des gens d’Ibn Sélim, était Abdoul Kader, le tailleur hindou qui avait accompagné Stanley. Il se rendait à la côte avec l’espoir de retourner dans son pays. Depuis qu’il avait quitté son maître, il avait toujours été malade, disait-il, et avait bien juste assez de force pour marcher. Sans les Arabes qui l’avaient assisté pendant tout le temps de sa maladie, il serait mort de faim ; et comme il ne pouvait pas travailler, qu’il était dans la misère et sujet de la Grande-Bretagne ; je lui donnai quatre dotis (huit brasses d’étoffe), pour l’aider dans son voyage.

Nous apprîmes, par les indigènes, que les Vouanyamouési qui nous avaient quittés à Mvoumé, et qui, après avoir été sous notre protection, avaient donné leur concours à nos déserteurs, répandaient le bruit que nous les avions volés et cherchaient à soulever le pays contre nous, prouvant ainsi pour la seconde fois qu’ils n’avaient aucun soupçon de la gratitude. Plus tard, un de leurs chefs n’en eut pas moins l’audace de se présenter dans notre maison, et de demander un cadeau sous prétexte que nous étions d’anciennes connaissances.

Tout d’abord les Vouagogo n’avaient pas une très haute opinion de nos armes. « Vous vous fiez, disaient-ils à des fusils qui, une fois déchargés, ne servent plus à rien ; les gens qui ont des lances peuvent alors vous anéantir. » Mais quand ils furent initiés au mystère des fusils se chargeant par la culasse, et des baïonnettes fixées au bout des sniders, ils baissèrent de ton et reconnurent qu’il serait dangereux de nous attaquer, à moins d’être en nombre considérable.

Nous profitâmes de la caravane d’Ibn Sélim pour expédier nos lettres ; puis, ayant acquitté le mhonngo, nous nous dirigeâmes vers le Mgounda Mkali ; c’était le 18 juillet. La traversée de l’Ougogo, seulement pour le tribut, nous avait coûté soixante-dix-sept brasses d’étoffe de couleur[2], plus de quatre cents brasses d’étoffe ordinaire (kaniki et méricani), un rouleau de fil de cuivre et trois livres de perles : ce qui, évalué au prix de la côte, montait à cinq cents dollars, et dans l’Ougogo valait près du double. Mais le pays du tribut était maintenant derrière nous.

  1. Ces rongeurs étaient des damas, ou hyarx, petits pachydermes poilus qui habitent les rochers et sont très répandus dans l’est, dans le midi de l’Afrique, et probablement dans tous les pays rocheux de cette partie du monde. Voyez, pour la conformation du pied de ce curieux animal, la description qu’en donne Schweinfurth. Au cœur de l’Afrique. Paris, Hachette, 1875, tome 1, p. 363. (Note du traducteur.)
  2. Les étoffes de couleur, dites étoffes avec un nom, sont de trois espèces : lainage, cotonnade et tissu mélangé, soie et coton. Burton décrit de vingt-cinq à trente sortes de ces étoffes, qui valent jusqu’à vingt-cinq dollars (plus de cent vingt-cinq francs) l’écharpe dont l’aunage ne dépasse guère deux mètres. Voyez pour plus de détails, Burton, Voyage aux grands lacs de l’Afrique orientale, p. 368. (Note du traducteur.)