À travers l’Afrique/Chapitre27

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Traduction par Henriette Loreau.
Librairie Hachette (p. 382-395).

CHAPITRE XXVII


Nouvel incendie. — Dévastation. — Captures de Coïmbra. — Cruautés envers des femmes. — Il se dit chrétien. — Misère et carnage. — Sous le couvert du drapeau portugais. — Alvez partage la chair et le sang. — Le Lovoï. — Limite de l’élais. — Composition de la caravane. — Encore le feu. — Fortifications de Msoa. — Mchiré. — Sa puissance. — Accroissement de la traite de l’homme. — Ses conséquences. — Sort des captives. — Exportation. — Dieux de la guerre. — Chaleur excessive. — La nuit la plus froide que nous ayons passée en Afrique. — Esclaves enfuis. — Je suis pris pour un diable. — Chaîne d’esclaves. — Bois enchanteur. — Le Mata Yafa. — Projet de vivisection sur une femme enceinte. — Révolte de la première épouse. — Marais. — Repas somptueux. — Lagunes. — Apiculture.


Notre premier camp fut établi à côté d’un bouquet d’arbres, situé près d’un village. À peine avait-on fait les huttes, dressé les tentes, que tous les environs étaient en flammes ; et sans les mesures énergiques qui furent prises pour empêcher le feu de nous atteindre, la médecine préservatrice de l’incendie aurait eu peu de puissance.

Le pays était beau ; sous ce rapport, la marche avait été agréable ; mais assister aux ravages commis par les gens de la caravane, être témoin de la désolation produite par ces bandits était exaspérant.

Le lendemain matin, au moment ou je faisais plier ma tente, on vint me dire qu’on ne marcherait pas ce jour-là : un certain nombre d’esclaves s’étaient sauvés pendant la nuit — qu’ils n’en soient pas blâmés — et leurs propriétaires s’étaient mis à leur poursuite.

J’appris le soir, avec beaucoup de joie, que pas un des fugitifs n’avait été ressaisi, et qu’on ne ferait pas de nouvelles recherches. Quelques autres, la nuit suivante, essayèrent du même procédé ; mais, cette fois, on était sur ses gardes : les malheureux furent découverts avant d’avoir pu quitter l’enceinte, et pendant des heures le bivouac retentit des cris déchirants de ces pauvres créatures, à qui les maîtres faisaient cruellement payer cet essai de délivrance.

Dès le matin, Alvez me fit appeler devant lui. Le message était impertinent ; malgré cela, j’allai voir ce qu’il signifiait. À peine arrivé, j’appris qu’on avait reçu des nouvelles de Coïmbra, que celui-ci était dans le voisinage et que nous devions l’attendre. Je fis observer que nous avions déjà perdu beaucoup de temps, qu’une bande aussi peu nombreuse pouvait facilement nous rejoindre, qu’il avait été convenu… Alvez, me tournant le dos, répondit qu’il était le chef de la caravane, non mon serviteur, et qu’il entendait marcher et s’arrêter quand bon lui semblait. J’éprouvai une forte démangeaison de secouer le vieux scélérat hors de ses guenilles ; mais je pensai qu’il valait mieux ne pas se salir les doigts.

Coïmbra arriva dans l’après-midi avec cinquante-deux femmes enchaînées par groupe de dix-sept à dix-huit. Toutes ces femmes étaient chargées d’énormes fardeaux, fruit des rapines du maître. En surplus de ces lourdes charges, quelques-unes portaient des enfants ; d’autres étaient enceintes. Les pauvres créatures, accablées de fatigue, les pieds déchirés, se traînaient avec peine. Leurs membres, couverts de meurtrissures et de cicatrices, montraient ce qu’elles avaient eu à souffrir de celui qui se disait leur maître.

La somme de misère et le nombre des morts qu’avait produits la capture de ces femmes est au delà de tout ce qu’on peut imaginer. Il faut l’avoir vu pour le comprendre. Les crimes perpétrés au centre de l’Afrique par des hommes qui se targuent du nom de chrétiens et se qualifient de Portugais, sembleraient incroyables aux habitants des pays civilisés. Il est impossible que le gouvernement de Lisbonne connaisse les atrocités commises par des gens qui portent son drapeau et se disent ses sujets.

Pour obtenir les cinquante femmes dont Alvez se disait propriétaire, dix villages avaient été détruits ; dix villages ayant chacun de cent à deux cents âmes, un total de quinze cents habitants ! Quelques-uns avaient pu s’échapper ; mais la plupart — presque tous — avaient péri dans les flammes, été tués en défendant leurs familles, ou étaient morts de faim dans la jungle, à moins que les bêtes de proie n’eussent terminé plus promptement leurs souffrances.

La bande, qui avait pour escorte des gens du roi, comptait, en surplus des cinquante-deux captives, deux hommes appartenant à Coïmbra, deux épouses du maître, données à celui-ci par Kassonngo et parfaitement à la hauteur de leur tâche, qui était de surveiller les esclaves ; enfin trois enfants, dont l’un portait une idole, également offerte par Kassonngo à Coïmbra, et que ce dernier considérait comme un Dieu tout aussi bon qu’un autre, bien qu’il fit profession d’être chrétien.

Comme celui de la plupart des métis de Bihé, tout son christianisme consistait à avoir reçu le baptême par l’entremise de quelque chenapan se qualifiant de prêtre, et qui, trop criminel pour être souffert à Loanda ou à Benguéla, s’était retiré dans l’intérieur, où il baptisait pour vivre tous les enfants qui lui tombaient sous la main.

Alvez ne valait pas mieux ; il était complètement à la hauteur des circonstances. Lorsqu’il vit arriver Coïmbra avec une aussi riche moisson, il en demanda sa part à titre d’indemnité, pour le couvrir des frais que lui avait causés la prise des captives en l’arrêtant dans sa marche.

Augmentée de ce surcroît de misère, la caravane partit le jour suivant et gagna le Lovoï. Les uns le franchirent sur une pêcherie servant de pont ; les autres passèrent à gué dans un endroit où l’eau avait cent vingt pieds de large, et arrivait à mi-cuisse.

Depuis la fin des pluies, la rivière avait considérablement baissé. Il était facile de voir, par les traces de l’inondation, qu’elle avait eu près de quatre cents pieds de large et douze de profondeur.

Ses rives étaient lisérées d’une bande herbue, surmontée d’une frange de beaux dattiers sauvages, aux feuilles pennées ; un fond de grand bois complétait l’heureux effet de la scène.

Le Lovoï forme en cet endroit la frontière de l’Ouroua, qu’il sépare de l’Oussoumbé. De l’autre côté de ses rives, je n’ai pas vu d’élaïs. Nous étions alors à plus de deux mille six cents pieds au-dessus de la mer, altitude que ne dépasse guère ce palmier ; d’après Livingstone, il croîtrait chez Cassemmbé à mille yards (neuf cent et quelques mètres) au-dessus de l’Océan ; mais c’est, je n’en doute pas, un fait exceptionnel.

Trois milles d’une montée rapide, à partir du Lovoï, nous conduisirent près de Msoa, dans un endroit où nous nous arrêtâmes.

La caravane, on l’a vu plus haut, se composait de différents groupes qui, chacun, avait son installation particulière. Ma bande formait un camp ; celle d’Alvez en formait un autre ; Coïmbra et ses esclaves en composaient un troisième ; Bastian un quatrième. Il y avait deux camps des gens de Bihé ; un des gens de Kibokoué ; enfin un huitième : celui des hommes du Lovalé ou du Kinyéma, comme on les appelait ordinairement, d’après le chef de leur pays.


Passage du Lovoï.

Dans la soirée, un de ces petits camps fut détruit par le feu, et tous les environs, qui étaient couverts de grandes herbes, furent bientôt en flammes. Les autres bivouacs se trouvaient heureusement où l’herbe était courte et furent préservés. Quelques esclaves profitèrent sagement du trouble causé par l’incendie pour prendre la fuite.

Autour de Msoa, la scène est jolie, le pays prospère, la population nombreuse. Les villages sont grands, entourés d’estacades et de tranchées de dix à douze pieds de profondeur, sur autant de large, avec contrescarpe adossée à la palissade, talus épais qui rend celle-ci à l’épreuve de la balle. Ces fortifications, d’une importance exceptionnelle, ont été faites contre Mchiré, chef du Katannga.

J’avais déjà entendu parler de ce chef ; c’était, disait-on, un mtou mbaya sana — un très mauvais homme ; mais je ne supposais pas qu’il étendit ses déprédations jusqu’à l’Oussoumbé.

Mchiré appartient à la famille des Vouakalagannza, l’une des principales tribus de l’Ounyamouési. Un jour, longtemps avant l’époque dont nous parlons, il se mit à la tête d’une bande nombreuse, traversa le Tanganyika, et, cherchant de l’ivoire, se dirigea vers l’ouest. Arrivé au Katannga, il vit immédiatement l’avantage que lui donnaient ses armes à feu ; il attaqua le chef, et l’ayant battu, se proclama souverain indépendant de la province, bien que celle-ci fit partie de l’Ouroua.

Bammbarré et Kassonngo lui avaient souvent réclamé le tribut, mais inutilement, et ils n’avaient pas cru devoir risquer leur prestige en appuyant leur réclamation d’une prise d’armes.

Mchiré a groupé autour de sa personne un grand nombre de ses compatriotes et de traitants de bas étage, venus de la côte orientale. Des caravanes, appartenant à des marchands portugais, le visitent depuis vingt ans et lui fournissent de nombreuses recrues. Il s’approvisionne d’armes à feu et de munitions en trafiquant, d’une part, avec l’Ounyanyemmbé, de l’autre avec le Benguéla ; et l’ivoire étant assez rare chez lui, son exportation consiste principalement en esclaves et en cuivre.

C’est dans le pays même qu’il se procure le métal ; pour l’esclave, il le fait prendre au loin. Moyennant une faible rétribution, il permet aux bandes de ses adhérents d’accompagner les hommes qu’il envoie en razzia. Au retour, les captifs sont partagés entre les marchands et lui, proportionnellement au nombre de mousquets fournis par chacun ; et ses affaires, avec le Bihé et la côte du pays d’Angola étant brillantes, la dépopulation augmente rapidement.

La plupart des esclaves emmenés par les traitants, surtout les femmes, s’envoient dans l’intérieur, au pays de Sékélétou ; il est probable que quelques-uns de ceux-là font partie des bandes de travailleurs que les Cafres conduisent aux mines de diamant. Un petit nombre seulement arrive à Benguéla ; néanmoins je suis persuadé qu’il en vient à la côte, près de cette dernière ville plus que le pays n’en absorbe, et que malgré la vigilance de nos vaisseaux, malgré les sacrifices qui ont été faits pour supprimer la traite des noirs, beaucoup d’Africains sont exportés dans l’Amérique du Sud, et peut-être aux Indes occidentales.

De petites cases à fétiches s’élevaient en dehors de l’enceinte de Msoa ; devant ces cases, il y avait des amas de cornes et de mâchoires d’animaux sauvages, déposées là comme offrandes aux dieux de la guerre et de la chasse, pour obtenir la continuation de leurs faveurs.

Partis de Msoa, nous traversâmes des bois et des savanes, puis un large marais drainé par la Louvoua, qui, divisée en plusieurs branches, allait au sud rejoindre le Loubouri, l’un des tributaires du Loufoupa.

Nous nous arrêtâmes dans une grande plaine absolument nue : pas un arbre, et le feu en avait récemment détruit l’herbe. L’excessive chaleur du sol, unie aux rayons dévorants d’un ciel sans nuages, était intolérable. À cette journée ardente succéda la nuit la plus froide que j’eusse encore passée en Afrique. Le matin, mon thermomètre ne marquait dans ma tente que 8o 3/9[1].

Comme nous allions partir, le neveu d’Alvez et les esclaves qui s’étaient approprié les grains de verre laissés chez Lounga Mânndi prirent la fuite. Au moment du départ, on leur avait ôté les fers qui les enchaînaient depuis la découverte du vol, et on leur avait donné des ballots, en leur rappelant que, en arrivant à Bihé ils subiraient la peine qu’ils avaient encourue. Ces menaces n’étaient pas faites pour les retenir ; bref, dès que cela fut possible ils décampèrent.

Alvez se mit à leur poursuite, et le départ fut contremandé ; mais Coïmbra allait faire des vivres dans un village qui se trouvait sur la route que nous devions prendre ; je profitai de l’occasion pour quitter la place et en chercher une moins cuisante.

Nous rencontrâmes plusieurs ruisseaux et de vilains petits marais — de très mauvais pas ; mais à la fin de l’étape nous fûmes dédommagés par la découverte d’un délicieux terrain de campement, situé près de Kahouéla.

Ce dernier village était également défendu par une estacade entourée de fossé, avec contrescarpe. Son chef, appelé Poporla, nous dit qu’une bande des gens de Mchiré avait passé dernièrement sans oser l’attaquer, ce qu’il attribuait à la solidité de ses fortifications.


Village de Kahouéla.

Nous ne trouvâmes à Kahouéla rien autre chose qu’un peu de grain ; toutefois, dans le ravissement que leur causait ce fait extraordinaire d’une caravane prête à payer ce qu’elle voulait avoir, les habitants nous le vendirent au prix le plus modéré.

La femme du chef étant venue au camp avec son mari, j’obtins qu’elle me cédât une demi-douzaine d’œufs. C’était pour moi une véritable aubaine ; mais Poporla, saisi d’horreur à l’idée qu’un si grand homme était réduit à une pareille nourriture, alla me chercher un panier de fèves et un lambeau de venaison carbonisé. C’était, je crois, la seule viande qu’il y eût dans tout le village.

Un examen attentif me fit reconnaître dans ce charbon la trachée de quelque bête fauve, Il me fut assez difficile d’éviter de manger cette friandise en présence du chef, Poporla était si désireux de me voir me régaler : « Oubliez que je suis là ; ne faites pas attention… » Mais prétextant d’une extrême politesse, j’échappai au délicieux morceau, qui, après le départ du donateur, fut vendu par mon domestique à l’un des hommes de Coïmbra pour un épi de maïs.

Alvez arriva le lendemain ; non seulement il n’avait pas repris ses esclaves, mais il en avait perdu trois autres. Il vint me trouver, et se lamentant beaucoup sur la dureté de son sort, il exprima l’espoir que je ne l’oublierais pas lors de notre arrivée à Benguéla. Je pus le lui promettre en toute équité de conscience ; car jusqu’à ma dernière heure il sera présent à ma mémoire comme l’un des produits les plus écœurants d’une fausse civilisation.

Partis de Kahouéla, nous arrivâmes près d’Anngolo, dont les habitants vinrent à notre rencontre : ils étaient pressés de nous vendre leur grain et leur farine pour des perles. Je vis alors qu’Alvez et toute sa bande s’étaient pourvus d’une sorte de verroterie qui leur permettait de s’approvisionner amplement. Ces perles particulières ne s’apportent pas de la côte occidentale : mes honnêtes compagnons avaient volé toutes les leurs aux Vouaroua, qui aiment passionnément ce genre de grain de verre et qui les achètent aux Arabes.

Les provisions faites, la caravane se remit en route ; elle campa dans la jungle et, le lendemain, se dirigea vers Loupannda, que nous atteignîmes après trois jours de marche dans un pays bien arrosé, où les villages avaient les mêmes fortifications que les précédents : estacade, fossé et contrescarpe. Les habitants de quelques-uns de ces forts refusèrent d’entrer en relations avec nous ; ailleurs, les indigènes vinrent d’eux-mêmes nous apporter du grain. Le sorgho venait d’être coupé ; il était abondant et à bas prix.

Mais ni les uns ni les autres ne nous laissèrent pénétrer dans leurs villages. Une fois, pendant que j’attendais la caravane, deux de mes hommes parvinrent à franchir la palissade d’un bourg, sans autre intention que de m’acheter une chèvre ou une poule. Aussitôt s’éleva un grand cri ; tous les habitants se retirèrent dans une enceinte intérieure, dont ils fermèrent les portes ; et des lances menacèrent mes hommes, qui jugèrent à propos de se retirer. Néanmoins, au bout de quelque temps, les villageois reprirent confiance ; voyant alors que ma suite n’était composée que de trois individus, ils sortirent de leur retraite et me contemplèrent de loin.

Je finis par décider l’un d’eux à venir près de nous : mais quand il m’eut regardé, il se couvrit la figure de ses deux mains, puis se sauva en poussant un cri de terreur. Il n’avait jamais vu d’homme blanc, et je suppose qu’il me prit pour le diable.

Un gamin d’une douzaine d’années fut plus audacieux, il resta près de moi ; je lui donnai un peu de tabac et quelques perles. Observant qu’il ne lui arrivait aucun mal, d’autres gens approchèrent et me regardèrent en riant aux éclats ; enfin une vieille femme consentit à me vendre une poule.

Tandis que je me livrais avec mon entourage à une pantomime animée, la bande d’Alvez apparut ; immédiatement les villageois se précipitèrent dans leur enceinte, dont les portes se refermèrent.

Juste à l’entrée du village, je vis un python mort ; il avait une longueur de treize pieds huit pouces, mais il n’était pas très gros.

La place que j’avais choisie pour camper était voisine du chemin, et la caravane tout entière passa devant moi. Le triste défilé dura plus de deux heures. Femmes et enfants, pliant sous leurs charges et les pieds déchirés, avançaient, poussés par leurs maîtres qui les frappaient, dès que la marche venait à se ralentir.

On arriva au camp ; loin de se reposer, les malheureuses furent obligées d’aller chercher de l’eau et du bois, de faire la cuisine et de construire des huttes pour leurs propriétaires. Celles qui parvinrent à se composer une sorte d’abri avant la nuit close furent les favorisées.

La perte de travail qui résulte de l’enchaînement des esclaves est monstrueuse. Veut-on avoir une cruche d’eau, vingt femmes sont contraintes de se rendre à la rivière ; pour un fagot d’herbe, il faut employer toute la chaîne. En route, si l’un des marcheurs a besoin de s’arrêter, tous les autres doivent faire halte ; et quand un de ces malheureux tombe, cinq ou six de ses compagnons sont entraînés dans sa chute.

Tout le pays était parfaitement boisé et sillonné de cours d’eau sans nombre. Des futaies d’arbres gigantesques, dépourvues de sous-bois, s’élevaient majestueusement ; et pendant que j’errais seul parmi ces troncs énormes, dont les cimes épaisses arrêtaient les rayons du soleil, une sorte de respect religieux s’empara de tout mon être.


Camp de Loupannda.

À Loupannda, nous reçûmes la visite du chef. Il apportait une dent d’éléphant qu’il voulait vendre ; la caravane s’arrêta pour qu’Alvez pût débattre l’affaire : ce fut une journée perdue ; et la dent ne fut pas achetée.

Tandis qu’Alvez marchandait cet ivoire, je causai avec les gens du bourg et avec Mazonnda, le chef d’un village que nous avions croisé sur la route. Ils me dirent que le Mata Yafa avait été déposé par sa sœur, et qu’il se rendait auprès de Kassonngo, son parent et son ami, pour lui demander de le replacer sur le trône.

Faire couper des nez, des lèvres, des oreilles ne suffisait pas à ce misérable ; il avait voulu étendre ses vivisections à une femme qui allait devenir mère, et la faire ouvrir pour satisfaire une curiosité monstrueuse. Sa sœur, qui était aussi sa première épouse, s’était opposée à cette fantaisie royale ; et pensant qu’un jour ou l’autre elle pourrait être choisie comme sujet d’étude anatomique, elle avait réuni un parti nombreux, qui devait surprendre le chef pendant la nuit et le mettre à mort. Instruit du complot, le Mata Yafa s’était enfui avec une poignée d’hommes ; il avait été remplacé par un de ses frères, auquel sa sœur avait donné le pouvoir.


Traversée d’un cours d’eau.

Une grande quantité de cuivre, tirée principalement des mines situées à une cinquantaine de milles au sud de Loupannda, fut apportée au camp pour y être échangée contre des esclaves. Le métal arrivait sous forme de hannda, cette croix de Saint-André que nous avons décrite page 227. La charge était composée de deux ballots, formés chacun de neuf ou dix croix et suspendus aux deux bouts d’une perche.

Prenant un de ces ballots, qui pesait soixante livres, je le tins à bras tendu. Les spectateurs furent très étonnés ; ils déclarèrent qu’il avait fallu une grande médecine pour me rendre capable d’un pareil exploit. Quelques indigènes et plusieurs des gens d’Alvez mirent leur force à l’épreuve ; un de mes porteurs parvint à tenir six hanndas ; mais pour les autres, le maximum fut de cinq. C’était, il est vrai, la première fois qu’ils essayaient de porter quelque chose à bras tendu ; et je ne doute pas que beaucoup d’entre eux ne l’eussent emporté sur moi dans d’autres exercices. Néanmoins, je pense que, en général, la force musculaire des noirs est inférieure à celle des blancs.

En sortant de Loupannda, nous entrâmes dans un marais dont la traversée occupa une journée entière De nombreux cours d’eau sillonnaient cette vase profonde ; ils étaient couverts de tinnghi-tinnghi, sur lequel nous passâmes, allant d’île en île, et finissant par camper dans un îlot rempli de grands arbres. C’est dans ce vaste marais que le Lomâmi et le Louhouemmbi prennent leur source. Parties du même point, ces deux rivières s’unissent en aval de l’Iki ou lac Tchébonngo, le Lincoln de Livingstone, que traverse le Louhouemmbi.

Pendant cette marche, je vis une harde de petites antilopes et réussis à tuer un de ces animaux après une longue et patiente rampée. Laissant mes hommes dépouiller la bête, je continuai à poursuivre le troupeau dans l’espoir d’abattre une seconde antilope. Quand je revins, il y avait querelle entre mes gens et ceux de Bihé, qui prétendaient avoir la moitié de l’animal, la troupe ayant été signalée par un des leurs. Je réglai l’affaire en disant que celui qui avait annoncé la harde recevrait une petite part de viande ; mais que les autres pouvaient aller se promener. J’envoyai à Alvez un morceau de venaison ; au lieu de me remercier, le vieux chenapan en réclama davantage, sous prétexte que la caravane étant à lui, tout le gibier qu’on tuait devait lui être apporté pour qu’il en fit la distribution.

Ma réponse ne dut pas le satisfaire ; je ne sais même pas si elle fut polie. Dans tous les cas, je gardai pour moi une gigue, plus les rognons ; et je donnai le reste à mes hommes. J’avais en outre rapporté deux tourterelles, ce qui me fit un repas somptueux : rôti de venaison, tourterelle grillée, jeunes pousses de fougère en guise d’asperges.

La marche suivante eut lieu sur un terrain fécond, autrefois cultivé, maintenant désert, où, après avoir fait sept milles, nous fûmes arrêtés par les grandes herbes. Il fallut retourner sur nos pas, regagner l’autre rive d’un cours d’eau, que nous venions de franchir, et mettre le feu à l’herbe pour nous ouvrir un passage. Quand la flamme eut un peu avancé, je la suivis dans l’espoir de faire bonne chasse ; mais je ne vis que de petits oiseaux et beaucoup de rapaces, surtout des milans, qui fondaient en plein incendie pour y saisir les fugitifs, et qui parfois étaient victimes des flammes.

Le sentier paraissait alors se dérouler sur la ligne de faîte qui partage les eaux entre les rivières que reçoit le Loualaba au-dessous de Nyanngoué, et celles qui le rejoignent en amont du Kassali. Nous traversions des lagunes encombrées d’herbes et qui donnent naissance à de nombreux ruisseaux, près de l’un desquels nos bivouacs s’établirent. Un chef du voisinage vint nous faire une visite ; il me dit les noms de toutes les rivières que nous avions passées ; mais quand je lui demandai le sien et celui de son village, il se leva sans me répondre et se sauva, craignant que je ne voulusse user contre lui de quelque sortilège.

Le lendemain, nous nous rendîmes chez Foundalannga, dont la résidence est peu éloignée de la frontière, et où nous fîmes une halte de trois jours pour acheter des vivres. La route nous avait fait traverser d’énormes fourrés de bambous, s’étendant sur un espace d’environ huit milles.

Nous trouvâmes dans le village beaucoup de ruches, dont la cire est recueillie avec soin comme objet de commerce ; elle est vendue en grande quantité aux caravanes qui reviennent du Katannga, et qui la payent avec le cuivre qu’elles rapportent de cette province.

À la fin de l’étape suivante, le Loubirandzi fut passé, et nous entrâmes dans l’Oulonnda ; c’était le 27 juillet 1875.

  1. Tous les degrés, indiqués dans le texte d’après le thermomètre de Fahrenheit, sont marqués ici à l’échelle centigrade. Cette température de 8o ne semble pas bien rude ; mais ainsi que dans la région polaire, où un chiffre très bas du thermomètre ne représente pas, chez l’homme de nos contrées, une impression de froid égale à celle que lui produisent nos gelées ordinaires, ici, un chiffre qui n’a rien de rigoureux est le signe d’une température pénible. « Le matin, dit Livingstone, le thermomètre marque 10o, et nous avons très froid. Dans cette saison ajoute-t-il, les Balonnda ne quittent jamais leurs feux avant neuf où dix heures. » Et le célèbre docteur eut les pieds gelés entre les 11o et 12o degrés de latitude, plus près de l’équateur que des tropiques, alors que, pendant le jour, il avait 32o de chaleur, à l’ombre la plus épaisse. (Note du traducteur.)