À travers l’Afrique/Chapitre30

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Traduction par Henriette Loreau.
Librairie Hachette (p. 430-444).

CHAPITRE XXX


Le Couenza. — Sa navigation. — Village soigné. — Greniers à toiture mobile. — Faux rapports. — Coiffure extraordinaire. — Disparition du bétail. — Traversée de la Koléma. — Susceptibilité d’un indigène. — Saleté des villages. — Réception d’Alvez. — Payement des porteurs. — Salaire dérisoire. — Compensation. — Luxe : oignons et savon. — En loques. — Nouvelle fourberie d’Alvez. — Un homme en larmes. — Tir à l’arc. — Tornado. — Ville de Kagnommbé. — Son étendue. — Un secrétaire ne sachant pas écrire. — Gens de Mchiré. — Communication entre Benguéla et Zanzibar. — Réception chez Kagnommbé. — Habits d’honneur. — Féticherie. — Cimetière royal. — Garde du chef. — Importance d’un chapeau. — Habitation du sénhor Gonçalvès. — Surprise. — Hospitalité séduisante.


Le lendemain, 2 octobre, nous levâmes le camp de bonne heure, et, descendant une berge de vingt-cinq pieds d’élévation, nous nous trouvâmes sur un terrain absolument plat, d’une largeur de plus de deux mille yards (deux kilomètres). De l’autre côté de ce terrain était le Couenza qui, dans la saison pluvieuse, le couvre entièrement. Pour gagner la rivière, il nous fallut traverser plusieurs petits étangs et des espaces marécageux où s’ébattaient de nombreux oiseaux d’eau. Je tuai là un héron d’un blanc de neige, tout petit, mais charmant.

En cet endroit, le Couenza n’avait alors que soixante yards de large et une vitesse de trois quarts de nœud ; mais sa profondeur, au milieu du chenal, était de trois brasses.

Sur la rive gauche, dont la berge était pareille à celle où nous avions campé, se trouvaient deux villages habités par les passeurs. Les canots étaient nombreux, mais n’avaient rien d’engageant : de misérables pirogues de seize à dix-huit pieds de long, sur dix-huit pouces de large. Ne voulant pas confier mon journal et mes instruments à ces barques délabrées, je mis en état mon bateau de caoutchouc et passai avec lui ma bande et mes bagages, à la grande surprise des indigènes. Heureuse inspiration, car plusieurs canots chavirèrent et des esclaves faillirent se noyer, deux surtout qui, liés l’un à l’autre, auraient certainement péri si mes gens et moi n’avions pas été assez près pour les secourir.

Autant que j’ai pu le savoir, le Couenza est encore navigable en amont du point où nous l’avons traversé, et les bateaux de la Compagnie remontant jusqu’aux chutes qui sont au-dessus de Donndo, il est probable qu’il suffirait d’une mise de fonds et d’un travail modérés pour établir un service de petits vapeurs sur le haut Couenza. La plus grande portion du transit de l’intérieur à Benguéla serait absorbée pas cette voie fluviale, qui, je n’ai pas besoin de le dire, ouvrirait cette partie du continent aux entreprises européennes.

Quittant la rivière, nous entrâmes bientôt dans un pays montagneux et boisé, dont les gorges renferment de nombreux villages, parfois entourés d’estacades. Les maisons de ces villages sont grandes et bien bâties, généralement carrées, de huit pieds de hauteur environ, à partir du sol jusqu’au bord du toit de chaume, qui est élevé et se termine en pointe. Les murs sont enduits d’argile blanche ou d’un rouge clair, et souvent décorés d’esquisses représentant des chevaux, des cochons, des scènes de la vie quotidienne, telles que des hommes portant des hamacs, etc.

On voit, dans ces villages, de nombreux greniers construits sur des plates-formes qui les élèvent d’environ un mètre au-dessus du sol. Ces édifices sont des tours de huit à dix pieds de haut, sur dix-huit ou vingt de circonférence ; leur toit conique, revêtu d’herbe, est mobile et s’enlève quand on veut pénétrer dans le grenier qui n’a pas d’autre ouverture.

Les cochons et les volailles abondaient ; mais les villageois, amplement fournis d’étoffe par les caravanes, ne voulaient rien vendre, ou exigeaient des prix que je ne pouvais pas aborder.

Tout ce qu’on avait dit sur la fermeture de la route, les six mille hommes repoussés après quatre jours de combat, le traitant qui avait perdu deux cents personnes et toute sa cargaison, rien de tout cela n’était vrai ; il était même impossible de deviner ce qui avait pu donner lieu à de pareilles histoires. Ces canards, et beaucoup d’autres, nous avaient été servis avec un luxe de détails qui prouvait la fécondité d’imagination des narrateurs. Mes gens, très convaincus d’abord de l’exactitude de ces contes, en avaient ressenti une vive terreur ; maintenant ils se réjouissaient en proportion de l’effroi qu’ils avaient eu, et leur disposition d’esprit était excellente.

Après avoir marché pendant quelques heures, nous atteignîmes un village qui paraissait beaucoup plus riche et plus civilisé que les autres. Nous y fûmes salués, en arrivant, par deux mulâtres d’un air respectable ; ces mulâtres étaient les propriétaires de l’endroit. Ils m’engagèrent à venir chez eux me rafraîchir ; mais apprenant que nous étions à peu de distance de la Kokéma, je continuai ma route.

Nous arrivâmes dans l’après-midi à Kapéka, village situé près de la rivière. Je fis halte sous une épaisse feuillée pour attendre Alvez, qui n’apparut que vers le coucher du soleil. Il était accompagné de deux mulâtres, suivis eux-mêmes d’une quantité d’épouses en grande toilette, dont quelques-unes portaient de petits barils de pommbé. Le chef indigène arriva de son côté avec un énorme pot du même breuvage, et les libations commencèrent.

La première épouse du plus important de nos visiteurs avait les cheveux crêpés en deux touffes tellement volumineuses que sa tête ne fût pas entrée dans un boisseau[1].

De même que son mari, elle était mulâtre et de couleur claire.

Je remarquai dans le village un troupeau de quarante vaches ; il appartenait au chef ; mais bien qu’importées d’un pays cafre, où le lait est généralement recueilli, ces vaches, au dire des habitants, étaient trop farouches pour qu’on pût essayer de les traire.

Les bêtes bovines étaient autrefois beaucoup plus nombreuses dans les environs de Bihé ; il y a quelques années, une épizootie les a fait complètement disparaître ; celles qu’on voit aujourd’hui viennent de Djenndjé.

Le lendemain matin, nous traversâmes la Kokéma, large de quarante yards, profonde de deux brasses ; cette traversée nous prit deux heures. Peu de temps après, une querelle s’éleva entre les natifs et quelques hommes de ma bande. L’un de ces derniers s’était retiré dans un champ ; il avait été vu par le propriétaire, qui, dans son indignation, réclamait une indemnité pour cette infâme souillure, et ne put être apaisé que par un présent d’étoffe. Il serait heureux que ces gens-là eussent pour leurs demeures la moitié de la susceptibilité qu’ils montrent pour leurs champs ; car leurs villages sont d’une malpropreté insigne, et seraient bien pis sans les nombreux pourceaux qu’ils renferment.

La route traversait un pays charmant, dont le grès rouge, mis à nu par les éboulis et les déchirures de collines escarpées, contrastait heureusement avec les teintes variées et brillantes de l’herbe et du feuillage.


Femme de mulâtre, vue à Kapéka.


Alvez ayant des amis dans la plupart des bourgades près desquelles nous passions, s’arrêtait pour boire avec eux, au grand retard de la marche. Toutefois, dans l’après-midi, nous atteignîmes les abords de son établissement, et nous fîmes halte, non seulement pour donner aux traînards le temps de nous rejoindre, mais pour distribuer la poudre qui devait annoncer notre arrivée.

La caravane au complet, nous entrâmes dans le village, où immédiatement nous fûmes entourés d’une foule hurlante : femmes et enfants accourus de près et de loin pour saluer le retour des porteurs. Devant la maison d’Alvez, une demi-douzaine de fusils répondaient par un feu rapide et soutenu aux décharges des nôtres. Parmi les tireurs, étaient deux agents d’Alvez : un nègre civilisé appelé Manoël, et un échappé des établissements pénitentiaires de la côte, un homme de race blanche, connu généralement sous le nom de Tchico. Dès qu’il m’aperçut, Manoël vint à moi et me conduisit à une case très convenable que je devais occuper tout le temps de mon séjour.

À son entrée, Alvez fut accueilli par des femmes qui l’acclamèrent d’une voix perçante et qui lui jetèrent des poignées de farine. Sa longue absence avait fait croire à ses gens qu’il était perdu ; s’ils avaient pu réunir assez d’hommes et s’ils avaient eu des marchandises en quantité suffisante, ils auraient envoyé à sa recherche.

Le pommbé fut versé à flots ; puis, au milieu d’un calme relatif, les ballots furent déposés et les esclaves remis au soin des femmes. Ensuite on paya les porteurs ; chacun d’eux reçut de huit à douze yards de cotonnade, ce qui, joint à la quantité livrée au moment du départ, faisait une vingtaine de mètres. On y ajouta quelques charges de poudre comme gratification ; et le tout forma le salaire d’un peu plus de deux années de service. Naturellement, des hommes n’accepteraient point un pareil gage s’ils ne comptaient pas sur le produit des vols et des rapts qu’ils peuvent commettre dans les endroits où il n’y a pas d’armes à feu. Si dérisoire que fût le payement, tous étaient satisfaits du résultat de leur voyage, et avaient l’intention de repartir dès que les pluies auraient cessé. Ils emmèneraient, disaient-ils, tous les amis qu’ils pourraient enrôler, et retourneraient chez Kassonngo pour obtenir de ce chef intelligent un plus grand nombre d’esclaves.

Le jour de notre arrivée fut pour moi un jour de luxe. Alvez voulut bien me céder, sur ma signature, du café, du savon et des oignons. À part un petit morceau de deux pouces carrés que m’avait donné Djoumah Méricani, il y avait un an que je n’avais eu de savon, et je me donnai la jouissance d’en faire un large emploi.

L’établissement d’Alvez ne différait de Komanannté, village auquel il touchait, que par la plus grande dimension de quelques-unes de ses cases. Bien qu’il eût ce domicile depuis une trentaine d’années, Alvez n’avait pas fait le moindre essai de culture, pas cherché le moindre confort.

Je passai chez lui une semaine entière, retenu par divers préparatifs, et sans avoir d’occupations suffisantes.

Mon premier soin fut de me procurer des guides et d’obtenir les articles d’échange qui m’étaient nécessaires ; il me fallait non seulement des denrées, mais de l’étoffe pour vêtir mes gens d’une façon tant soit peu respectable. Pas un d’eux n’avait sur lui un fil de tissu européen ; ils étaient tous en haillons d’étoffe d’herbe, et plusieurs tellement près de la nudité complète qu’ils n’auraient pas pu se montrer dans n’importe quel endroit ayant un semblant de civilisation.


Camp d’Alvez.

Alvez affirmait qu’il me serait impossible d’obtenir ces vêtements à crédit ; en conséquence je lui achetai de l’ivoire et de la cire que je devais échanger contre de l’étoffe. Je découvris plus tard qu’il avait menti pour avoir l’occasion de m’écorcher : le sénhor Gonçalvès m’aurait parfaitement donné de la cotonnade au prix de Benguéla, en y ajoutant celui du transport.

Les affaires réglées, je dus m’occuper de trouver un guide. Alvez aurait voulu me donner Tchiko ; mais l’évadé craignait d’être reconnu, et ce fut Manoël qui vint avec nous.

Le guide arrêté, il fallut que j’attendisse des Baïloundas, qui font le portage de Bihé à la côte, et par lesquels Alvez devait envoyer de la cire à Benguéla. Avec les marchandises que lui rapporteraient les mêmes Baïloundas, mon hôte projetait d’aller à Djendjé pour y vendre ses esclaves.

Enfin, le 10 octobre, je me mettais en route ; j’étais accompagné d’une suite peu nombreuse et me dirigeais vers la résidence de Kagnommbé, chef de la province. Je devais après cela faire une visite au sénhor Gonçalvès, et retrouver le reste de ma caravane chez João Baptista Ferreira.

À l’heure de mon départ, un de ceux que je laissais derrière moi et qui devaient me rejoindre chez Ferreira, se mit à pleurer parce que j’emmenais son tchoum. Il cria que je l’avais vendu à Alvez, que c’était pour cela que je le séparais de son camarade, et fit tant de bruit à ce propos que je fus obligé de le prendre avec nous. Cet homme était un échantillon de quelques-uns des soldats que Bombay avait engagés à Zanzibar, et qu’il me fallut traîner d’une rive à l’autre de l’Afrique.

Nous traversâmes d’abord un pays fertile et bien boisé, sillonné d’eau courante. Les villages étaient entourés de jardins ; chaque hutte avait son carré de tabac, protégé par une clôture. J’ai remarqué dans l’un de ces clos un chou d’Europe, mais très étiolé[2]. En passant dans les bois, il m’arrivait fréquemment de sentir un parfum de vanille ; je n’ai jamais pu découvrir de quelle plante il provenait. Les goyaves étaient à profusion.

Dans une clairière touchant à l’un des villages près desquels la route nous fit passer, quelques hommes faisaient tirer des jeunes gens à l’arc. Une racine, taillée en rond d’un pied de diamètre, servait de but ; la distance était quarante pas, et en moyenne une flèche sur dix frappait la rondelle. Je n’ai pas eu en Afrique d’autre exemple de tir à la cible.

Après nous être perdus trois ou quatre fois, nous atteignîmes un gros village appartenant, corps et biens, au sénhor Gonçalvès. Celui-ci possède une demi-douzaine de ces bourgs, dont la population tout entière est composée d’esclaves ; chacun lui fournit le noyau d’une bande. Des porteurs salariés, pris dans les environs, complètent la caravane.

Lors de notre arrivée, la majeure partie des habitants avaient quitté le village pour se rendre à Djenndjé, sous la conduite de l’un des fils de Gonçalvès. On me donna pour logement la grande hutte du maître, celle qu’il habite quand il vient visiter le domaine. Ma suite fut également casée, et presque immédiatement arriva un tornado accompagné d’une pluie torrentielle ; il était fort heureux que nous fussions à l’abri. Une lueur particulière, d’une teinte sinistre, avait précédé la tempête ; comme le soleil était couché depuis quelque temps, cette clarté devait être électrique.

Le lendemain, trois heures de marche nous conduisirent à la ville de Kagnommbé, la plus grande de toutes celles que j’ai vues en pays nègre : trois milles de circonférence. Elle renferme, il est vrai, un certain nombre d’enceintes particulières, sortes de faubourgs appartenant à différents chefs, qui en habitent les huttes quand ils viennent rendre hommage à leur suzerain. Des parcs à bétail pour les vaches et les cochons, des enclos où le tabac est cultivé y prennent beaucoup de place, sans parler de trois grands ravins, sources d’affluents de la Kokéma ; et bien qu’elle soit nombreuse, la population est moins grande que l’étendue de la ville ne me l’avait fait supposer.

Je fus accueilli à mon arrivée par le chambellan, le secrétaire du chef et le capitaine des gardes ; tous les trois avaient des gilets rouges en signe de leur dignité. Le second de ces fonctionnaires était simplement décoratif, car il ne savait pas écrire ; les affaires du souverain avec les maisons de la côte se traitaient par un subalterne plus instruit, natif de Donndo.

Mes trois dignitaires me conduisirent à une case préparée pour me recevoir, et sans me donner le temps de me rafraîchir, me demandèrent ce que j’avais l’intention d’offrir à leur maître. Un fusil Snider et un peu d’étoffe que je m’étais procuré pour cela à Komanannté constituaient mon présent. Les trois notables affirmèrent que le chef ne serait nullement satisfait ; et je dus me séparer d’une peau de léopard que m’avait donnée Djoumah Méricani, un tapis superbe qui me rendait grand service.

Toute la journée je fus en proie aux regards de la foule ; quand l’averse m’obligea à rentrer dans ma case, les curieux ne se firent aucun scrupule de me suivre, et il devint nécessaire de se garer des pick-pockets.

Parmi les indigènes, se trouvaient des membres d’une caravane appartenant à Mchiré et qui revenait de Benguéla. Tous portaient les marques nationales des Vouanyamouési ; Mchiré a donné l’ordre à tous ses sujets d’adopter ces marques particulières, et beaucoup de gens du Bihé, qui visitent le Katannga, se sont conformés à l’ordonnance pour obtenir la faveur du chef. La plupart des membres de ladite caravane parlaient kinyamouési ; l’un d’eux se prétendait même natif de l’Ounyanyemmbé ; mais il était du Katannga, et avait seulement visité la province dont il se disait originaire. Pour moi, il n’est pas douteux que les gens de Mchiré ne visitent les deux rivages, et que, par leur entremise, on ne puisse envoyer des dépêches de Benguéla à Zanzibar.

Le lendemain matin, vers neuf heures, Kagnommbé était prêt à me recevoir, il me l’envoyait dire. Je me fis aussi beau que le permettait la pénurie de ma garde-robe : et prenant avec moi six de mes serviteurs, je gagnai le ravin au bord duquel était la résidence du chef.

Des sentinelles, ayant des gilets rouges et armées de lances et de couteaux, gardaient la porte. Dans la cour, de petits tabourets, placés sur deux rangs, attendaient les invités. Au bout de ces deux files d’escabeaux était le fauteuil royal, posé sur ma peau de léopard.

Ne voyant pas qu’on m’eût assigné de place particulière, et n’étant pas d’humeur à prendre pour siège un tabouret du même niveau que celui de mes hommes, j’envoyai chercher ma chaise. Les officiers de la cour s’y opposèrent, disant que personne ne s’était jamais assis sur une chaise en présence de Kagnommbé, et que l’on ne pouvait pas me permettre d’introduire une pareille mode. Je répondis que cela m’était fort égal, que je me retirais, et n’avais pas besoin de siège ; sur quoi ma chaise fut admise immédiatement.

Quand tout le monde fut placé, on ouvrit la porte d’une palissade intérieure, et le chef apparut. Il avait un vieux pantalon et un vieil habit noirs, mis n’importe comment, et sur les épaules, un châle écossais gris, dont les deux bouts, rejetés en arrière, étaient portés par un petit garçon complètement nu. Un vieux chapeau crasseux, à larges bords, lui couvrait la tête ; et malgré l’heure peu avancée il était déjà ivre aux trois quarts.

À peine fut-il assis, qu’il commença à m’informer de sa puissance. Il était, disait-il, le plus grand de tous les rois d’Afrique, puisque, en outre de son nom africain, il avait un nom européen : il s’appelait Antonio Kagnommbé ; et le portrait du roi Antonio avait été envoyé à Lisbonne.

Je fus ensuite averti de ne pas mesurer l’étendue de son pouvoir au peu de fraîcheur des habits qu’il portait ce jour-là : un grand costume, un costume tout neuf lui avait été donné par les autorités portugaises, pendant son séjour sur la côte. Il avait passé plusieurs années à Loanda, où il avait, disait-il, fait son éducation ; mais l’unique résultat de ses études semblait avoir été de joindre les vices d’une demi-civilisation à ceux de l’état sauvage.


Couteaux.

Ayant appris que j’étais en route depuis longtemps, il voulait bien être satisfait de ce que je lui avais donné, et se plaisait à me le dire ; mais il me rappelait que, si jamais je revenais chez lui, je devais lui apporter des présents plus dignes de sa grandeur.

Après cette recommandation, qui termina le discours royal, nous entrâmes dans l’enceinte réservée, où un énorme figuier banian répandait son ombre, et où il y avait de grands bananiers femelles portant des graines, mais pas de fruits. Quand les tabourets furent replacés, Kagnommbé entra dans l’une des cases de l’enclos, et reparut peu de temps après avec une bouteille d’eau-de-vie et un gobelet de fer-blanc. Il versa à la ronde de petits coups de sa liqueur ; puis, mettant la bouteille à ses lèvres, il y produisit un si grand vide, que je m’attendis à le voir tomber ivre mort ; mais cela ne fit que le rendre plus actif, et il se mit à gesticuler et à danser de la façon la plus extravagante, employant les entr’actes de son ballet à tirer de sa bouteille de nouvelles gorgées. Enfin il s’arrêta, et nous partîmes.

J’allai me promener dans le voisinage, et visitai la grande féticherie du royaume. Les crânes de tous les chefs vaincus par Kagnommbé y figuraient, plantés sur des pieux, et entourés de têtes de léopards, de chiens et de chacals.

Près de cet endroit sacré, se trouvait le cimetière de la famille du chef. Sur les tombes, orientées sans exception du levant au couchant, étaient des pots brisés, des fragments de plats et d’écuelles. Au milieu du cimetière s’élevait une case à fétiche, où l’on avait déposé des offrandes d’aliments et de boisson pour les esprits des nobles défunts.

Un gros arbre, situé en dehors de la résidence royale, me fut désigné comme abritant de son ombre la place où les Portugais étaient reçus. En pareil cas, le fauteuil de Kagnommbé est placé sur un tertre qui se trouve à côté de l’arbre, et les visiteurs, prenant les racines pour escabeaux, s’asseyent aux pieds du chef. On m’assura que pas un homme blanc n’avait encore eu le privilège d’être admis dans l’enceinte particulière.

Des deux palissades, l’extérieure est, en réalité, la seule qui soit défensive ; toute la nuit, des gens du guet y font sentinelle. Quand le roi se met en campagne, ces gardes du corps ouvrent la marche, et l’honneur de porter le chapeau de Kagnommbé appartient à leur capitaine. Le chapeau royal joue dans l’affaire un très grand rôle ; dès que l’armée atteint le village ennemi, il est jeté par-dessus la palissade, et c’est à qui s’élancera pour le reprendre ; car celui qui le rapporte est le héros de la journée, et reçoit en récompense de l’eau-de-vie et des femmes.

Le lendemain, après avoir fait présenter mes adieux à Kagnommbé, je me mis en route pour l’établissement du sénhor Gonçalvès, où me conduisit une promenade agréable de quelques heures. En approchant de l’habitation, je fus vivement frappé du bon ordre qui régnait partout. Nous arrivâmes ; je me trouvai dans une cour fort bien tenue, où s’élevaient un grand magasin et deux petites demeures. Une palissade assez haute séparait ces bâtiments de la maison principale, qui était accompagnée d’un magnifique bouquet d’orangers couverts de fruits.


Établissement du sénhor Gonçalvès.

Un mulâtre espagnol vint me recevoir, et m’introduisit dans une salle où le sénhor Gonçalvès, ses deux fils et un blanc qui avait été maître d’équipage sur un vaisseau de guerre portugais, étaient à déjeuner.

La pièce où j’entrai me causa une surprise extrême ; elle était planchéiée, les fenêtres avaient des jalousies vertes, le plafond était tapissé de blanc, la muraille soigneusement enduite et décorée de jolis dessins faits au pinceau ; enfin, sur la table couverte d’une nappe très blanche, se voyaient toutes sortes de bonnes choses. Le sénhor Gonçalvès, un vieux gentleman d’une courtoisie charmante, me fit l’accueil le plus cordial ; et, m’engageant à ne pas faire de cérémonie, il m’invita à me mettre à table. Je ne demandais pas mieux, et profitai amplement du meilleur repas que j’eusse fait depuis bien des jours. La cuisine était excellente ; des biscuits, du beurre et d’autres friandises s’ajoutaient au solide, et s’arrosèrent de vinho tinto, suivi du café.

Après le déjeuner, Gonçalvès me montra son domaine et me raconta son histoire. Il avait débuté par être dans la marine ; fatigué de la vie errante, il s’était arrêté dans l’Angola et fixé dans le Bihé. Ruiné deux fois par l’incendie, il avait recommencé avec des capitaux d’emprunt, dont l’intérêt usuraire avait d’abord absorbé presque tout le bénéfice ; puis les affaires ayant grandi, il s’était libéré et avait eu lieu d’être satisfait.

Au bout de trente ans de cette vie laborieuse, il était retourné à Lisbonne avec l’intention d’y finir paisiblement ses jours ; mais les amis qu’il y avait laissés étaient morts, il n’était plus assez jeune pour en faire de nouveaux ; bref, après trois ans d’absence, il était revenu dans le Bihé. Son retour ne datait que de trois semaines.

Avant de partir pour Lisbonne, il avait du blé, de la vigne, un jardin rempli de légumes d’Europe ; et froment, raisin et légumes venaient à merveille ; mais, en son absence, tout s’était perdu faute de soins ; il ne lui restait que ses oranges, les plus belles et les meilleures qu’on pût voir, et une haie de rosiers de trente pieds de haut, alors en pleine fleur.

Son principal commerce se faisait avec Djenndjé pour l’ivoire, avec le Kibokoué pour la cire ; et dans les deux endroits les affaires étaient avantageuses. Chacun de ces villages, ainsi qu’on l’a vu plus haut, fournissait le noyau d’une caravane. Lors de ma visite, deux de ces bandes étaient en route, deux sur le point de partir. L’un de ses fils commandait l’une des caravanes absentes ; les autres arrivaient de Djenndjé, où ils avaient trouvé des marchands anglais venus avec des wagons traînés par des bœufs.

Le dîner fut servi ; nous causâmes longtemps encore, en fumant d’excellent tabac ; puis mon hôte me conduisit à ma chambre, une pièce confortable ; et pour la première fois depuis que j’étais en Afrique, j’eus le plaisir de coucher entre des draps.

Quelque séduisante que fût l’hospitalité qui m’était offerte, je ne pouvais pas m’arrêter plus longtemps ; il fallait partir : ce que je fis le lendemain matin pour me rendre chez João Ferreira.

Gonçalvès me donna, pour la route, une bouteille d’eau-de-vie, des conserves de viande ; et après une connaissance de vingt-quatre heures, nous nous quittâmes vieux amis.

Si des hommes tels que celui-là, profitant de la domination portugaise sur la côte, allaient s’établir en plus grand nombre dans les terres salubres du Bihé, l’ouverture et la civilisation de l’Afrique seraient avancées de beaucoup.

  1. Le boisseau anglais est d’une contenance de trente-six litres.
  2. Very seedy looking. Était-ce un chou de mauvaise mine ou paraissait-il très grenu ? Le looking nous a fait pencher pour l’étiolement ; cependant il est avéré que le chou vient à merveille dans cette région. De tous les légumes d’Europe introduits jadis par les missionnaires, le chou est le seul qui, excepté à Benguéla et à Mossamédès, soit resté dans le pays, où même il est devenu plante d’agrément. « Parfois, dit M. Monteiro, on le voit dans les villes, généralement isolé, s’élevant sur une tige épaisse, de quatre à cinq pieds de hauteur, dont on a soigneusement détaché les feuilles basses. Il est alors entouré d’une palissade qui le protège contre les attaques des chèvres et des moutons. À la campagne on le cultive dans les jardins ; mais je ne l’ai jamais vu dans les champs. » (Angola and the river Congo, Londres, 1875.) — M. Monteiro avait des choux à Bembé ; ils poussaient là d’une manière luxuriante, mais ils pommaient rarement. (Note du traducteur.)