À travers l’Afrique/Chapitre31

La bibliothèque libre.
Traduction par Henriette Loreau.
Librairie Hachette (p. 445-460).

CHAPITRE XXXI


João Ferreira. — Son établissement. — Crime et bonté. — Horoscope, amulettes et guérison. — Procédé divinatoire. — Talisman. — Belmont. — Troupeau de buffles. — Hostilité des indigènes. — Bienveillance des chefs. — Intempéries et jeûnes. — Le Koutato. — Passage périlleux. — Ruisseaux à intervalles souterrains. — Lounghi. Accusé de jettature. — Déclaré innocent par le féticheur. — Raccommodage et confection d’habits. — Un homme en gage. — Orgie. — Un chef supérieur. — Rhumatisme. — Site enchanteur. — Kammbala. — Hébergés et nourris par la femme du premier ministre. — Bouillie et sauterelles. — Visite au roi Konngo. — Mouture du grain. — Femme excellente. — Misère du voyageur. — Chenilles considérées comme friandises.


Ayant dit adieu au sénhor Gonçalvès, nous traversâmes des plaines herbues dont, suivant toute apparence, le sol conviendrait parfaitement à la culture du blé, et nous arrivâmes chez Ferreira.

Entre celui-ci et l’homme que je venais de quitter, la différence était grande. Comme traitant, João Baptista Ferreira ne valait guère mieux qu’Alvez. Toutefois il me fit le meilleur accueil, et je fus bientôt à même d’apprécier son obligeance. Ceux de mes hommes qui devaient me rejoindre étaient là quand j’arrivai. Je leur distribuai immédiatement l’étoffe que je m’étais procurée à leur intention : une partie destinée à les vêtir, le reste pour acheter des vivres.

Ferreira était l’homme à peau blanche dont j’avais entendu parler chez Kassonngo. Il faisait ses préparatifs pour retourner chez celui-ci ; car, depuis son arrivée de l’Ouroua, il était allé à Djenndjé, où il avait troqué ses esclaves contre de l’ivoire. Il avait rencontré là un Anglais du nom de George, qui lui avait fait présent d’une boussole et d’un raïfle, en témoignage de leurs bonnes relations.

De Djenndjé, mon hôte avait ramené un bœuf de selle ; il avait un âne, acheté à Benguéla, et tous les deux le connaissaient et le suivaient comme des chiens, ce qui, pour moi, est une preuve qu’il y avait quelque chose de bon dans sa nature. Je dois reconnaître qu’il fut, à mon égard et à celui de mes gens, d’une bonté parfaite ; j’aurais voulu ne pas être forcé, dans l’intérêt de l’Afrique, de parler du triste côté de son caractère. Mais, « fais ce que dois, advienne que pourra. » Je suis obligé de dire que ce n’était pas lui qui pût donner une idée avantageuse du commerce africain. Il faisait la traite de l’homme ; et bien qu’il fût juge du district, on voyait dans son établissement des esclaves enchaînés.

Sachant par expérience comment on se procure ces captifs, je ne pouvais que souffrir en pensant que des hommes capables d’un tel mépris de tout sentiment d’humanité se trouvaient être les premiers Européens que vissent les tribus de l’intérieur. Il me raconta, comme une bonne histoire, que, lors de sa visite à Kassonngo, celui-ci avait fait couper des mains et des oreilles en son honneur ; et il avait l’intention de porter cent mousquets à ce monarque paternel, pour les échanger contre des esclaves. J’essayai de lui faire entendre qu’il pouvait faire cet échange pour de l’ivoire. Mais il repoussa toute idée de ce genre : l’ivoire s’obtenait plus facilement à Djenndjé, le chemin était meilleur, la route moins dangereuse ; enfin, ce double trafic lui donnait double profit.

Pendant que nous étions là, un féticheur vint dire la bonne aventure aux gens de la caravane qui devaient aller chez Kassonngo. Chasser les mauvais esprits et guérir les malades rentrait également dans ses attributions. Il était suivi de quelques individus qui portaient des sonnettes de fer et qui, de temps à autre, frappaient ces clochettes avec de petits morceaux du même métal.

En arrivant, le devin s’assit par terre, au milieu de ses sonneurs et commença un chant monotone. Il accompagna ce récitatif du craquètement d’un double grelot en vannerie, qui avait la forme d’un haltère. Les acolytes lui répondaient en chœur, et frappaient tantôt sur leurs clochettes tantôt dans leurs mains, ce qu’ils faisaient en cadence.

Le chant s’arrêta, et le devin fut prêt à satisfaire ceux qui voudraient l’interroger, pourvu toutefois que la réponse fût payée d’avance.

Un panier orné de petites peaux de bêtes, et dont une calebasse composait le fond, était le principal instrument du féticheur. Ce panier était rempli de coquilles, de petits bonhommes de bois, de corbeilles minuscules, de paquets d’amulettes, d’une masse de débris hétérogènes.

La méthode divinatoire se rapprochait beaucoup de celle qu’ont adoptée de vieilles dames qui, dans un pays infiniment plus civilisé[1], se figurent qu’elles peuvent connaître l’avenir en regardant les parcelles de thé qui sont au fond de leur tasse.

À la première demande qui lui fut adressée, l’homme aux fétiches vida sa corbeille ; il choisit, parmi les bibelots de l’étalage, ceux qui lui parurent appropriés au sujet, les remit dans le panier, imprima à celui-ci un mouvement rapide ; et, après examen attentif de l’arrangement qu’avaient pris les brimborions, il donna la réponse à l’anxieuse dupe qui l’attendait.

Les questions se pressèrent, et furent résolues par le même procédé. Au tirage des horoscopes, notre homme joignait la vente des charmes et des amulettes, sans lesquels nul voyageur africain ne se croirait en sûreté. La vente fut très active. L’un des talismans les plus demandés était une corne remplie de boue et d’écorce, et dont l’extrémité inférieure portait trois petits cornillons. J’avais vu maintes fois cet objet précieux entre les mains des gens d’Alvez ; ils le frottaient continuellement de terre et d’huile, afin de se rendre favorable l’esprit qui habite ledit objet, et qui empêche les esclaves de s’évader. Au bivouac, les heureux propriétaires de ce talisman le déposaient à côté de la hutte du maître. Une de ces cornes magiques était suspendue à la hampe du drapeau d’Alvez ; mais je crois que ce dernier employait l’huile d’onction plutôt à son bénéfice qu’à celui du malin.

Quand ses talismans ne trouvèrent plus d’acheteurs, le sorcier proposa aux personnes présentes de les guérir de leurs maladies. À quelques-unes, il donna d’autres amulettes comme remèdes ; mais la plupart reçurent des potions faites avec des racines et des simples. Enfin l’habile homme usa du massage, et s’y montra fort expert.

L’œuvre du féticheur accomplie, la caravane pouvait partir. Des mousquets et de la poudre composaient le fond de son chargement. C’était avec ces articles d’échange que Ferreira devait payer les esclaves qu’il allait chercher ; et dès que Kassonngo aura des fusils en quantité suffisante il attaquera les traitants ; pour moi cela ne fait aucun doute, lors de mon passage, il avait déjà un penchant très vif pour le vol de grand chemin ; s’il ne détroussait pas les caravanes, c’était simplement parce qu’il n’en avait pas la force.

Après un jour de halte, nous repartîmes avec des Baïloundas chargés de marchandises qui appartenaient à Alvez, et qui devaient être vendues à Benguéla. Le chef de cette bande me servait de guide, ainsi qu’il avait été convenu ; Manoël remplissait les fonctions d’interprète.

Nous passâmes devant Belmont (endroit assez mal nommé, car il est dans un creux), puis sur de grandes collines pareilles à des dunes et peu boisées, hormis près des villages, qui tous avaient une ceinture de grands arbres.

Belmont est l’établissement de Silva Porto ; il a égalé, sinon surpassé celui de Gonçalvès ; mais le propriétaire s’étant fixé à Benguéla, Belmont a été abandonné aux soins des esclaves ; les arbres à fruits n’ont plus été taillés, les orangers sont devenus sauvages ; et ce qui, autrefois, était un jardin soigné n’est plus maintenant qu’un fourré peu différent d’une jungle.

La pluie commençait à tomber d’une façon régulière, ce qui rendit notre couchée très misérable. Il n’y avait là presque pas d’herbe, pas de buissons qui pussent servir à faire des abris ; et jusqu’au matin, mes gens reçurent une douche continue d’eau froide. Ma position ne valait guère mieux ; la tente que m’avait donnée Djoumah Méricani était si trouée que l’eau y tombait comme dehors ; il n’y avait pas un coin où je pusse me mettre à sec. Je me pelotonnai dans un espace d’environ deux pieds carrés, et me mettant sur la tête un morceau de mackintosh, j’essayai de dormir.

Au point du jour, la pluie cessa ; nous parvînmes à faire du feu ; je donnai à mes gens une goutte d’eau-de-vie de Gonçalvès, et nous partîmes.

Peu à peu, les mouvements de terrain s’accentuèrent, le pays devint plus boisé ; çà et là apparurent des collines rocheuses ayant à leurs sommets des villages entourés de murailles et de palissades, ou bien d’épais bouquets de bois tranchant sur la pierre nue, villages qui me rappelèrent beaucoup de fermes des dunes du Wiltshire.

En traversant une plaine élevée et découverte, nous vîmes des troupes d’oiseaux fort nombreuses ; une bande, entre autres, d’une largeur extraordinaire et fuyant d’un vol rapide, me fut désignée. L’aspect en était si curieux, que je pris ma lunette. Je vis alors que cette nuée sombre était produite par la poussière que soulevait un grand troupeau de buffles qui galopait follement du côté de l’est.


Entre le Baïlounda et la côte.

Sur la route, nous rencontrâmes des indigènes qui revenaient du Baïlounda. La plupart étaient ivres et insolents ; en différents endroits, ils essayèrent de voler mes traînards ; et il fallut une certaine adresse, et beaucoup de patience, pour éviter des conflits qui auraient pu devenir graves. Ces gens prétendaient que nous n’avions pas le droit de traverser leur pays, en ce sens que nous ouvrions la route à des marchands qui les priveraient de leur monopole.

Toutefois, si les habitants nous voyaient d’un mauvais œil, les chefs des villages nous témoignaient beaucoup de bienveillance, et ne manquaient pas de nous apporter de la bière. Refuser cette courtoisie eût été d’une mauvaise politique ; mais on perdait beaucoup de temps dans ces haltes employées à se rafraîchir.

Les nuits étaient complètement pluvieuses, et nous eûmes des campées misérables. À ces mouillades continuelles s’ajoutaient l’insuffisance et la mauvaise qualité des vivres. En relations permanentes avec la côte, les indigènes avaient plus d’étoffe qu’ils n’en voulaient, et ils n’acceptaient en échange de leurs provisions que de l’eau-de-vie ou de la poudre. Nous n’avions ni l’un ni l’autre de ces articles, et il nous arrivait souvent de partir à jeun.

Le 16 octobre, nous traversâmes le Koutato, rivière étrange qui sépare le Bihé du Baïlounda. Ce passage périlleux se fit d’abord sur un pont submergé, d’où la force du courant balaya plusieurs de mes hommes, qui ne se sauvèrent qu’en s’accrochant aux buissons de la rive. Au bout de ce gué suspendu, nous trouvâmes une île, située parmi des rapides et des cascades tombant d’une colline rocheuse.

À première vue, l’obstacle semblait insurmontable ; mais, après quelques instants de recherche, nous découvrîmes un endroit où il était possible de sauter de rocher en rocher, et de franchir ensuite les rapides sur d’étroites corniches, en se tenant à des lianes jetées pour cela d’un bord à l’autre. Un seul faux pas, ou le bris de la corde, aurait été fatal : rien n’aurait pu vous empêcher d’être broyé sur les rocs où vous eût précipité l’eau furieuse.

En aval des rapides, la rivière, très profonde, avait soixante mètres de large, et la vitesse d’une écluse de chasse. J’ai su plus tard que l’on nous regardait comme très heureux d’avoir passé là et d’être au complet. Il est arrivé maintes fois que des gens se sont perdus pour avoir tenté l’entreprise. Dans cette saison, il est souvent nécessaire d’attendre quinze jours avant que la traversée devienne possible.

Du point où nous abordâmes, je jetai un regard en arrière et fus frappé de la vue que présentait cette masse liquide tombant d’une falaise, et que des rochers et des îlots couverts d’arbustes brisaient en cascades écumeuses.

Ce jour-là, beaucoup de ruisseaux furent traversés, qui, par intervalles, coulaient souterrainement. Ils fuyaient alors entre des pierres revêtues d’une épaisse végétation ; quelquefois la partie cachée n’était longue que d’une quarantaine de pas ; mais, ailleurs, ces rivulettes semblaient disparaître complètement. Nul doute qu’en pareil cas elles ne concourent à former les cataractes du Koutato.

Le lendemain nous gagnâmes le village de Lounghi, résidence du chef des Baïloundas qui m’accompagnaient, c’est-à-dire de mon guide ; nous nous y arrêtâmes pour acheter des provisions. Cet achat et la mouture du grain devant nous prendre au moins trois journées, je résolus de me faire construire une cabane, au lieu de rester sous ma tente, où il pleuvait comme à ciel ouvert. Le bois et l’herbe se trouvant en abondance, mes hommes se firent également de bons abris.

Sur ces entrefaites, l’épouse de notre guide tomba malade ; et notre homme, avec une affection conjugale qui lui faisait honneur, déclara qu’il ne partirait que lorsque sa femme serait complètement guérie. Cette résolution m’était fort contraire ; je résolus d’en faire revenir l’époux modèle ; et, à ma grande surprise, je découvris que j’étais soupçonné de mauvais œil, et accusé d’avoir jeté un sort à la femme en regardant le mari.

Bien que le procédé me parût trop indirect pour avoir produit un effet aussi lamentable, on y croyait pleinement ; et un féticheur fut appelé à dire ce qu’il pensait de mon appareil oculaire. Celui-ci, heureusement, assura que mon regard n’avait rien de mauvais : il dit à mon guide que son devoir était de m’assister en toute chose ; qu’il verrait, en arrivant à Benguéla, que j’avais la main ouverte.

Cet appel à mes sentiments généreux était irrésistible ; je ne pouvais, d’ailleurs, qu’être reconnaissant de l’opinion favorable émise sur mon compte, alors que j’étais accusé d’un méfait aussi grave ; je donnai donc au féticheur un morceau d’étoffe : ce qui réduisit mes fonds à quatre mètres de cotonnade.

Mon guide persistant malgré tout à soigner sa femme, un de ses frères consentit à le remplacer ; mais il fallait attendre qu’il se préparât de la farine.

Hommbo, le chef du village, avait été agent de Gonçalvès ; et bien qu’il sût que je n’avais rien à lui offrir, il fut hospitalier à notre égard ; tous les jours il m’apporta de la bière, et me fit présent de deux chevreaux, un pour moi, un pour ma bande.

J’ai peu de chose à dire de notre séjour à Lounghi. La principale occupation de mes hommes fut de confectionner les vêtements avec lesquels ils devaient entrer à Benguéla, vêtements taillés sur un patron à peu près le même pour tous ; la mienne fut de surveiller mes tailleurs, pour les maintenir à l’ouvrage et les empêcher de dépenser l’étoffe en boisson.

Un jour, on vint m’annoncer qu’un homme blanc désirait me voir. J’avais entendu dire qu’il n’y avait pas, dans le pays, d’autre homme de race blanche que Goncalvès et Ferreira ; qui cela pouvait-il être ? Je sortis de ma case, où j’étais en train d’écrire, et me trouvai en face d’un jeune Portugais ; voici comment il était dans le village. Ayant obtenu des marchandises à crédit, il avait quitté Benguéla avec deux associés pour se rendre dans l’intérieur. Arrivés à Lounghi, ses compagnons, s’étant pris de querelle, en étaient venus aux coups ; l’un d’eux avait tué l’autre, puis était parti avec la cargaison, laissant mon visiteur dans un dénuement absolu.

Le traitant qui avait fourni les marchandises ne voulait en avancer de nouvelles que lorsqu’il serait payé des précédentes ; et mon jeune homme, confié à la garde du chef de Lounghi, restait là, en gage des valeurs qu’on lui avait prises. Cette détention ne le chagrinait pas beaucoup ; il était bien vu des indigènes, vivait confortablement, et ne semblait pas désirer qu’on le libérât.

Enfin mes compagnons eurent achevé leurs préparatifs ; mais une grande fête devait avoir lieu le lendemain, et ils refusèrent de se mettre en route.

La fête commencée, j’allai voir ce qui se passait. Sous un énorme banian situé en dehors du village, les danses, les chants, les libations faisaient fureur. Hommes et femmes dansaient ensemble ; leurs mouvements étaient accompagnés de chansons plus que grossières et le tableau était d’une obscénité inimaginable.

Le chef, relativement à jeun, se tenait à l’écart au milieu d’un groupe de huttes ombragées de grands arbres et de bananiers qui, de même que ceux de la résidence de Kagnommbé, ne portaient pas de fruits. Une partie de ce groupe de cases atteignait le haut d’un escarpement d’où la vue était charmante. Hommbo me dit qu’ayant été au service de Gonçalvès, il n’éprouvait nul désir de participer à des divertissements tels que celui que je venais de voir, mais qu’il lui était impossible d’empêcher ces orgies, car les indigènes qu’on voudrait priver de leurs danses se révolteraient et tueraient leur chef.

Par suite de l’humidité et du froid dont ils avaient souffert, beaucoup de mes compagnons étaient rhumatisés. Plusieurs d’entre eux ne pouvaient faire aucun mouvement ; il fallut organiser des litières : et ce ne fut pas sans difficulté que nous partîmes de Lounghi. Presque aussitôt, nous trouvâmes des collines rocheuses, sillonnées de ruisseaux turbulents qui, çà et là, tombaient de vingt à trente pieds de hauteur, formant des cascatelles échelonnées dont les rejaillissements étincelaient au soleil. De grandes fougères arborescentes croissaient sur les rives, parmi des jasmins, des myrtes, des buissons couverts de fleurs ; tandis que de charmantes capillaires et d’autres plantes délicates ornaient les crevasses du rocher.

À mesure que nous avancions, la scène devenait plus belle ; je finis par être contraint de m’arrêter pour jouir de la vue qui se développait devant nous ; rien de plus séduisant que ce paysage : un aperçu du paradis. Au premier plan, des clairières entourées de grands bois ; çà et là des éminences couronnées d’arbres à large cime, ressemblant à ceux d’Angleterre, et abritant des villages aux toits de paille, d’un jaune superbe. Des champs, où le vert gai des moissons naissantes contrastait heureusement avec le rouge vif du sol nouvellement pioché ; des ruisseaux limpides, scintillant sous une lumière incomparable ; dans le lointain, des montagnes de formes variées à l’infini, s’effaçant par degrés, et allant se fondre avec le bleu du ciel.

De légers nuages, d’un blanc soyeux, glissaient dans l’air ; et le bourdonnement des abeilles, le chant du coq, le bêlement éloigné des chèvres, rompaient le silence. Mais le charme profond de la scène ne peut se décrire ; je me contente de l’affirmer ; ni la plume, ni le pinceau, quel que fût le génie du poète ou du peintre, ne rendrait complètement la beauté du Baïlounda.

Couché sous un arbre, dans l’indolente contemplation de ce site enchanteur, j’avais oublié mon œuvre ; toute pensée de ce qui me restait à faire s’était évanouie, quand l’arrivée de mes hommes, geignant sous leurs charges, dissipa mon rêve.

Ce jour-là, notre camp fut taillé dans des amas de lianes odorantes qui allaient enguirlander les arbres jusqu’au faîte, suspendant leurs festons à toutes les branches.

De cet endroit, je devais me rendre à Kammbala pour faire une visite à Konngo, chef du Baïlounda ; cette visite était nécessaire. On m’avait dit qu’il serait impolitique de me présenter avec une suite nombreuse ; je donnai à ma caravane l’ordre de continuer sa route, et ne pris que sept hommes avec moi, dont l’interprète, le guide et mon fidèle Djoumah.

Kammbala est situé sur un monticule rocheux, au centre d’une plaine boisée entourée de collines. Arrivés sur une nappe de granit, où le village a son entrée, nous passâmes trois palissades et fûmes conduits à un enclos renfermant quatre huttes que l’on mit à notre disposition. Les cases dont le village était formé se groupaient au milieu des roches de la façon la plus curieuse : chaque tablette, chaque saillie de la côte pouvant recevoir une bâtisse avait été mise à profit ; et la porte du voisin était généralement au-dessus de votre tête ou à vos pieds. Des arbres de belles proportions croissaient dans les fentes du roc ; de petits carrés de tabac se voyaient près des maisons ; les palissades étaient drapées de lianes couvertes de fleurs.

Nous fûmes reçus par quelques-uns des conseillers du chef. Le premier ministre était absent pour affaire importante, et ce fut à sa femme qu’échut le soin de pourvoir à nos repas. Bientôt notre hôtesse apporta à mes gens une forte ration de bouillie et de sauterelles séchées ; puis nous eûmes la visite de plusieurs notables qui vinrent chacun avec un pot de bière.

J’étais fort désireux d’obtenir une prompte audience et de régler l’affaire du cadeau. J’avais apporté un raïfle ; mais les gens du roi préférèrent sagement le vieux fusil à pierre de Manoël, à qui je donnai le snider en échange, et tout le monde fut content. Quant à l’audience, qui devait être pour le lendemain matin, je réussis à faire rejeter le délai, et il fut décidé que l’entrevue aurait lieu dans l’après-midi.


Kammbala.

À l’heure dite, mes introducteurs vinrent me chercher et me conduisirent au sommet de la colline, où le roi et sa principale épouse avaient leurs résidences, bâties sur une petite plateforme. Celle-ci, entourée d’une forte palissade, n’était en outre accessible que d’un côté. Pour l’atteindre, nous n’avions pas franchi moins de treize lignes d’estacades ; et le sentier, en divers endroits, était si raide, que nous fûmes obligés de nous servir de nos mains pour le gravir. À deux pas de l’enceinte royale, nous nous arrêtâmes près d’un hangar abritant une grosse cloche qui fut sonnée par les gens du guet. Il y a là un corps de garde, afin que personne ne puisse approcher sans qu’au palais on en soit instruit.

Le laissez-passer arriva, et l’enceinte fut ouverte. Nous y trouvâmes quelques escabeaux rangés autour d’un antique fauteuil qui servait de trône ; ma chaise avait été placée parmi les tabourets. Dès que nous fûmes entrés, apparut Konngo, vêtu d’un habit d’uniforme en très mauvais état, et coiffé d’un tricorne également délabré. Comme il était à la fois très vieux et sous l’influence de libations copieuses, deux hommes le soutenaient et il fallut l’asseoir dans un fauteuil. Je m’avançai et lui donnai une poignée de main ; je ne crois pas qu’il sût au juste quel pouvait être son visiteur. Quelques-uns de ses conseillers entamèrent la conversation ; ils me firent observer que tout ce qu’ils me disaient devait être compris comme étant les propres paroles du roi ; mais en réalité, celui-ci était hors de cause.


Visite au roi Konngo.

Suivant l’usage, il me fut assuré que le chef présent était le plus grand chef qu’il y eût au monde. Comme preuve du fait, mes interlocuteurs me conduisirent à une brèche de l’enceinte, et me montrant les environs, me dirent que tout ce pays-là avait pour maître le roi Konngo.

Mon cadeau fut offert en bonne et due forme, et nous nous retirâmes. Comme je revenais à ma hutte, je passai devant un groupe de femmes occupées à moudre du grain. Elles ne se servaient pas de mortiers et de pilons, ainsi qu’on le voit ailleurs, mais de la surface polie du granit et d’un morceau de bois dur incurvé, sorte de maillet dont la courbe constituait le manche.

En arrivant à nos cases, nous trouvâmes notre pourvoyeuse ; elle apportait de nouvelles rations de bouillie et de sauterelles pour ma suite, et une volaille pour moi. Après le coucher du soleil, on nous laissa à nous-mêmes ; et, en dépit de l’averse, nous passâmes la nuit confortablement, nos huttes étant à l’épreuve de l’eau.


Femmes pilant le grain.

Dès le matin, arriva notre bonne hôtesse avec notre déjeuner. Elle me fit ses adieux et me pria, en retour de son hospitalité, de lui envoyer de Benguéla une petite clochette de cuivre ; modeste demande à laquelle je répondis par l’envoi de six clochettes et d’une quantité de bonne étoffe suffisante pour rendre heureuse l’excellente femme pendant longtemps. À en juger par ses traits et par ses manières, qui étaient franchement agréables, elle devait avoir du sang de race blanche dans les veines ; son teint était aussi clair que celui des mulâtres.

Nous sortîmes de Kammbala en suivant la même voie que lors de notre arrivée ; la forteresse du roi Konngo ne me paraît d’ailleurs avoir qu’une seule porte.

Peu de temps après, nous vîmes se dresser, parmi les collines, un pic extraordinaire, plus inaccessible que le Pieter Bot de l’île Maurice, un énorme prisme de granit, auquel le nom de Temmba Loui (Doigt du Diable) que lui donnent les indigènes, convient parfaitement.


Le Doigt du Diable.

Des vaches paissaient autour des villages, et les habitants semblaient vivre dans l’aisance. Partout on nous offrait à boire, mais pas de farine, à moins de l’acheter ; ce qui m’obligea à serrer ma ceinture.

Je retrouvai mes hommes dans l’après-midi. Il y avait parmi eux de nouveaux malades ; mais Yakouti et Djacko avaient recouvré l’usage de leurs membres. D’après Bombaz, Takouti, que j’avais laissé en litière, était mort sur la route ; on l’avait jeté dans la jungle ; sur quoi il était revenu à la vie, et immédiatement avait pu marcher.

Le soir, nous fûmes rejoints par une bande nombreuse d’indigènes qui allaient à Benguéla porter de la farine, et l’échanger contre de l’eau-de-vie. L’un de ces gens avait un panier dans lequel se trouvaient de gros cocons. Je lui demandai à quoi servaient ces chrysalides ; pour toute réponse, il en ouvrit une, me montra la chenille qu’elle renfermait et qui était encore mouvante, l’avala et fit claquer ses lèvres avec un sentiment de délices. On me dit alors que les chenilles arrivées à cette phase particulière sont regardées comme une grande friandise.

Tous les membres de la caravane étant réunis, j’espérais atteindre la côte sans nouveaux retards, mes hommes, par suite de notre dernière halte, avaient déjà dépensé beaucoup de leur étoffe ; et à moins d’une marche rapide, il était probable qu’ils souffriraient de la faim. Je présumais que, par amour pour eux-mêmes, ils sentiraient le besoin d’arriver promptement ; j’étais dans l’erreur.

  1. Ce pays est l’Angleterre ; nous-même, nous avons connu de vieilles ladies qui, lorsqu’elles désiraient ou craignaient quelque chose, attendaient une lettre ou faisaient un projet, ne manquaient pas de consulter l’arrangement de ces parcelles. (Note du traducteur.)