Âme blanche/Texte entier

La bibliothèque libre.
La Renaissance du livre (p. Couv.).

Marguerite VAN DE WIELE


Âme Blanche

Histoire d’une petite fille

LA RENAISSANCE DU LIVRE

78, BOULEVARD SAINT-MICHEL, 78. — PARIS


ÂME BLANCHE














imprimé en belgique.

Il a été tiré de cet ouvrage cinq exemplaires sur papier Japon hors commerce marqués H. C., et douze exemplaires sur papier antique de luxe, numérotés de 1 à 12.


COPYRIGHT BY LA RENAISSANCE DU LIVRE 1929.
Tous droits d’adaptation et de traduction réservés pour tous pays.

Marguerite VAN DE WIELE


Âme Blanche

Histoire d’une petite fille

PARIS
LA RENAISSANCE DU LIVRE
78, BOULEVARD St-MICHEL.

1929
BIBLIOTHÈQUE
Marguerite DURAND
VILLE
de PARIS
Ouvrages du même auteur




Contes — Romans
Critiques d’art et de littérature
Études sociales

Lady Fauvette. Paris, Collection Charpentier. E. Fasquelle

Histoire d’un ménage. Paris, Collection Charpentier, E. Fasquelle.

Le roman d’un chat. Verviers, Gilon.

Les frasques de Majesté. Bruxelles, Collection nationale, Lebègue,

Maison flamande. Paris, Collection Charpentier. E. Fasquelle.

Filleul du Roi ! Paris, Hachette & Cie,

Insurgée. Paris, Collection Charpentier. E. Fasquelle.

Antoine Wiertz, l’homme et l’œuvre. Paris, Librairie de l’Art.

Les Écoles féminines d’Art et d’Art industriel de Paris. (Rapport de Mission). Publication du Ministère des Sciences et Arts).

Henri Beyaert, l’homme et l’œuvre. Anvers, « Célébrités nationales ».

Misères. Paris, Ollendorf.

Les frères Van Ostade. Paris, Collection des Artistes Célèbres. Librairie de l’Art.

Le Sire de Ryebeke (légende flamende). Paris, Librairie de l’Art.

Fleurs de Civilisation. Paris, Ollendert.

L’Ommeganck de Bruxelles (son histoire légendaire ot véritable). Bruxelles, Havermans.

Légendes. Bruxelles, Havermans.

Légendes. Bruxelles, Lebègue.

La Maison de l’Ouvrier. « Bruxelles-Exposition ».

Contes des Flandres. Paris, Librairie Larousse.

Légendes (22° mille). Bruxelles. Lebègue.

Le Mur de Gaze. (La Renaissance du Livre).


Divers :

Les héroïnes romantiques. Bruxelles, Weissenbrucb.

Conteurs et Romanciers belges. Bruxelles, Weïisenbruch.

La littérature française du XVIIe siècle. Cinq conférences à l’École Normale de Bruxelles.


En préparation :

L’Epine en Fleurs.

L’Intruse légitime.

Bruxelles, Refuge des Conpirateurs.

I


Le souvenir le mieux précisé qui me reste de ma mère, avant son internement chez le professeur Oppelt, est, aussi, le plus lointain de mon enfance : j’étais toute petite, c’est à peine si je marchais seule… ; pourtant, j’avais réussi à me glisser derrière le piano où elle jouait quelque chose de doux et de fort triste.

J’avais d’abord entendu jouer Mme Veydt sans y faire attention, en trop jeune être, incapable de différencier les bruits et qui donnait à tous la même importance ; puis, j’avais prêté attention à celui-là, j’avais écouté, y trouvant un grand charme : la mélodie me venait en ondes plaintives, très sonores à la place où j’étais. J’en reçus bientôt une impression extraordinaire, tout à la fois ravie et mélancolique, qui me sortait de moi-même, qui me rendait comme folle… J’avais envie de rire et de pleurer : chaque note nouvelle me tombait sur le cœur, poignante autant que délicieuse, et, dans tout mon organisme à peine sorti des limbes, la magie énervante de la musique, agissant pour la première fois, fut si profonde que je m’évanouis. J’ai la conscience de n’avoir pu résister à ce que j’éprouvais en ce moment et de m’être laissé terrasser par une force tellement supérieure que rien, rien n’aurait pu me soustraire à son action.

Combien de temps je restai là, derrière la table harmonique de ce piano, sans connaissance, je ne saurais le dire. Quand je revins à moi, j’étais sur les genoux de Mme Veydt, près d’une fenêtre ouverte, et des bouffées d’air me caressaient le front, saturées d’une odeur de vinaigre et d’eau de Cologne : deux grands yeux bleus levés vers moi, anxieusement, sous des sourcils arqués et délicats ; un visage ovale dont le teint mat paraissait encore plus blanc aux tempes qu’encadraient des bandeaux de cheveux châtains… ; une robe rose, ample et molle, de cette mousseline qu’on appelait zéphir et qu’on eût dite tissée avec des fils de la Vierge…, la chaleur d’une main tendre qui serrait les miennes toutes froides…, une voix frémissante d’angoisse, murmurant, dans un baiser :

— Lina, ma petite, mon enfant…, tu me vois, n’est-ce pas, tu m’entends bien, tu n’as mal nulle part ?

Et c’est ce que je me rappelle de plus net, de plus exact concernant ma mère à cette époque.

Pourtant, je crois bien que plus d’une année pleine passa sur cet accident avant qu’elle quittât la maison ; il en est ainsi des souvenirs de la première enfance : ce sont les plus reculés qui se gravent le mieux dans notre esprit. À l’heure actuelle, quand je pense à la jeunesse de ma mère, c’est toujours comme cela qu’elle m’apparaît : très pâle, l’air inquiet, vêtue de rose. Certaines phrases de musique suffisent à évoquer pour moi son image et je ne peux sentir un parfum d’eau de Cologne légèrement acide sans que ces mots me reviennent à la mémoire, avec l’accent de Mme Veydt :

— Lina, ma petite, mon enfant…, tu me vois, n’est-ce pas, tu m’entends bien, tu n’as mal nulle part ?

Certes, j’ai d’autres souvenirs d’elle et ma notion de ce qu’elle fut en l’heureux temps où aucune maladie n’avait encore atteint son intelligence ne s’arrête pas à ce seul épisode : une fois, en rentrant de la promenade, elle m’apporta des livres, de beaux livres à vignettes violemment enluminées, où l’on rencontrait des chiens verts jappant aux trousses de messieurs en culottes bouffantes ; une autre fois, comme elle cousait et que le petit bruit de son aiguille, frappant le dé sans cesse, m’intriguait fort, elle me mit son dé au doigt, puis, m’invita à le cogner moi-même contre l’aiguille qu’elle tenait…, et, d’ouïr le même petit bruit me fit sauter de joie frénétiquement. J’ai encore, dans le fond de mon passé d’enfance, cette vision de Mme Veydt en grande toilette, décolletée, avec des perles au cou, me souriant, en entrant, pour me dire adieu, dans la salle où une bonne s’occupait à me distraire, à l’aide de vieilles cartes à jouer dont elle faisait des châteaux. Si je m’absorbe dans la contemplation rétrospective de cette heure à jamais enfuie, j’entends le roulement de la voiture qui, bientôt après, emporta ma mère à quelque fête, et je m’entends, moi, pleurant et me désespérant parce qu’elle ne m’avait pas emmenée.

J’en pourrais citer d’autres, beaucoup d’autres…, mais ces heures-là n’ont pas conservé dans le kaléidoscope de mon cerveau la sûreté parfaite, la décision ni la rigueur de dessin que m’a imposées celle où, si petite et marchant à peine, je m’évanouis pour avoir écouté trop de musique et repris enfin mes sens dans les bras de ma mère.

La couleur qu’avait la lumière ce jour-là : un jour d’automne frais et déjà assombri par le crépuscule tombant…, les objets autour de nous, le coin de rue qu’on apercevait par la baie de la fenêtre, tout m’est présent comme à la minute même.

Dans un vase en barbotine — que j’ai encore, du reste — je revois un bouquet de chrysanthèmes dont quelques-uns, flétris, se sont effeuillés sur la table du salon où nous sommes. Un tapis rouge recouvre cette table, et je le revois, mis un peu de travers, bordé d’une frange à grelots ; je revois la cheminée surmontée de sa glace, la pendule qui est au milieu, les deux candélabres qui en complètent la garniture ; je vois le cahier de musique, tombé du chevalet sur le clavier du piano, tandis qu’à la place laissée vide par le tabouret, reculé en hâte au moment où l’on s’apercevait de ma présence et de mon malaise, une étroite carpette montre des traces d’usure là où le talon frotte quand la bottine de l’exécutant s’appuie sur la pédale.

Si j’étais peintre, je pourrais mettre sur la toile ma mère telle qu’elle était alors, avec ses traits, l’expression de sa physionomie, son mouvement de sollicitude apeurée et l’interrogation de ses beaux yeux. Ses mains étaient particulières, avec les longs doigts nerveux des pianistes, et elle avait les ongles carrés… ; je pourrais dire quelles bagues elle portait, comment était sa coiffure, et que son col était un col droit, de crêpe blanc, uni.

Souvent, dans la suite, on s’est entretenu devant moi de cette étrange syncope, que Mme Veydt, probablement, avait racontée et dont on prenait texte pour certifier que je n’étais pas une enfant comme les autres et que la pauvre femme, avec son éducation artiste, m’avait donné une impressionnabilité ridicule, un système nerveux vibrant comme la harpe éolienne. Peut-être est-ce à ces rappels nombreux que je dois d’avoir retenu si minutieusement un incident, à la vérité, moins frappant que d’autres, qui se produisirent après, quand j’étais plus âgée et, partant, plus capable, semble-t-il, d’observer et de retenir.

Ce qu’il y a de certain, c’est que je n’ai aucun souvenir si clair, si positif, si vivant que celui-là, et que la forme physique de ma mère, avant la catastrophe, ne se présente jamais à moi autrement que telle que je la vis en ce jour d’automne assombri et frais, comme je revenais d’une faiblesse dans ses bras.

J’avais quatre ans lorsqu’on nous sépara.

Mon père, lieutenant aux guides, était mort quelques mois auparavant, au Congo, où il était parti en exploration, à l’exemple de nombre de ses camarades, tout jeunes, comme lui, et qui jugeaient les moyens de parvenir à un haut grade dans l’armée vraiment trop rares et trop difficiles en Belgique.

Qu’il y avait eu d’assez sérieux désaccords entre mes parents, peu après ma naissance, et que ces désaccords avaient influé sur la détermination de Jules Veydt s’expatriant après trois ans de mariage et s’en allant si loin, dans ce pays perdu…, je l’ai su plus tard et cela m’a expliqué bien des choses.

Son mari mort — et, non d’une de ces maladies sournoises qui, là-bas, tuent les hommes traitreusement, au débarqué, sans leur laisser le temps de donner la mesure de leur courage, mais, en héros, dans une affaire avec les indigènes — son mari mort, ma mère qui, sans doute, l’aimait toujours, se prit à regretter les déplorables commencements de leur union. Elle eut des remords, s’accusa de mille fautes imaginaires et souffrit d’un chagrin si intense qu’elle s’en rendit malade.

C’était une nature fine et passionnée, un tempérament nerveux qui devait se désorganiser aussitôt que les nerfs ne le soutiendraient plus. Cela arriva : insensiblement, comme une plante privée d’air, elle se mit à décliner ; elle maigrit, pâlit, s’étiola, eut des palpitations de cœur et des insomnies, des accès d’humeur noire dont rien ne pouvait la tirer. Du jour où on lui avait appris son veuvage, elle n’avait plus voulu sortir du tout, ni recevoir personne, ni ouvrir son piano, elle qui en jouait à miracle et pour qui la musique avait toujours été le meilleur plaisir, la plus douce consolation ! Moi-même, je lui fus à charge et elle me livra aux servantes, sans Souci de mon existence.

J’entendis cette phrase prononcée par des commères, un matin, au marché où mon ancienne nourrice devenue ma bonne, m’avait conduite : « Mme Veydt est folle ».

Rentrée chez nous, je demandai à voir maman ; on me répondit qu’elle ne voulait pas ; j’en conclus qu’être folle c’était ne plus aimer son enfant et refuser de le voir.

Peu après, comme elle prenait l’habitude de s’enfermer dans sa chambre, et d’y rester des journées entières, repoussant toute nourriture, on vint la chercher pour la conduire à Uccle, chez le professeur Oppelt.

C’était vrai ; elle était folle.

II


Du jour de son départ de la maison, date mon entrée chez mes grands-parents.

Jusqu’alors, et, bien qu’elle connût vaguement, par les rapports des domestiques, l’état de santé de Mme Veydt, la famille s’était assez peu préoccupée de moi.

Ma mère était orpheline et beaucoup plus riche que son mari : elle avait un caractère indépendant, des idées hautes et peu bourgeoises, aussi ne s’entendait-elle guère avec ses proches, tous bourgeois entichés de l’esprit, des mœurs, des préjugés de leur caste.

M. François Lorentz, son frère, qui, du reste, n’habitait pas Bruxelles, mais Anvers, où il était armateur, trouvait ma mère romanesque et c’est à peine s’ils échangeaient les lettres banales qui sont de politesse courante entre personnes du même sang, de bonne éducation, désireuses de ne se point brouiller tout à fait : il écrivait au jour de fête de Mme Veydt, lui envoyait ses souhaits le premier janvier et, pour moi, de grands bonhommes en massepain. Quand on avait su officiellement la mort de mon père, il était venu, avec sa jeune femme, nous faire une visite de condoléances et le couple avait accepté de dîner chez nous, pour reprendre le train le soir même.

Les relations avec les Veydt — et bien que ceux-ci eussent leur demeure à deux pas de la nôtre — étaient moins cordiales encore ; je crois qu’une sourde hostilité existait entre eux et maman. Peut-être même trouverait-on là l’origine des premières discordes surgies dans le ménage de mes parents, qui s’étaient épousés très jeunes et fort amoureux l’un de l’autre, pour en venir à une rupture après si peu de temps de vie commune : ma mère et ses beaux-parents n’avaient rien pour sympathiser et le voisinage des deux maisons amenait entre elle et ceux-ci des conflits où Jules Veydt, ayant à intervenir, devait, fatalement, de quelque côté qu’il se tournât, blesser quelqu’un de cher à son cœur.

Après le départ de mon père pour le Congo, toutes relations avaient cessé entre nous et les vieux Veydt, et il fallut notre deuil, les formalités exigées par ma situation d’orpheline mineure, la réunion d’un conseil de famille, me donnant, à côté de ma tutrice naturelle, un tuteur et un subrogé-tuteur, qui furent mon grand-père, le docteur Veydt, et mon oncle François, il fallut cela pour amener un rapprochement, d’ailleurs temporaire. Maman était souffrante et révélait de graves troubles d’esprit depuis des semaines, quand la famille en fut informée par le médecin de la malade.

Alors, les formalités recommencèrent ; le même conseil de famille fut assemblé qui décida de pourvoir la pauvre femme, devenue incapable de se conduire ni de conduire qui que ce fût, des mêmes tuteurs que j’avais, moi, tandis qu’on la déclarait, du fait de sa démence constatée, déchue de la tutelle de son enfant.

Toutes choses ainsi arrangées et la malade internée à Uccle, on ferma notre jolie maison de la place du Béguinage, après avoir congédié les bonnes, vendu le chien, — qui était de race, — donné le chat, — qui était merveilleux à la chasse aux souris, — et ma tante Josine m’emmena rue Marcq, chez mes grands-parents.

Mlle Josine Veydt, la sœur aînée de mon père, avait alors quarante-cinq ans et paraissait, à mes yeux, une très, très vieille personne. Courte sur jambes et un peu boiteuse, elle n’avait jamais été jolie, devenait tout à fait laide, le savait et en éprouvait beaucoup de chagrin. Elle était de ces filles sur le retour, de qui le célibat a aigri le cœur et quelque peu déformé le caractère. Je crois que ma mère, particulièrement avait eu à en souffrir. Mais une chose exquise et profonde contrebalançait ce que ma tante Josine avait de trop acariâtre dans les manières : c’était son amour pour Jules Veydt, le culte dont elle entourait la mémoire de ce frère plus jeune qu’elle de quinze ans, qu’elle avait élevé, qui l’aimait, et qui était mort si lamentablement, si loin des siens !

Quand elle vint me chercher, place du Béguinage, pour me conduire rue Marcq, elle n’obéissait certainement qu’à un sentiment de devoir et aucune affection pour moi n’avait dicté cette démarche qu’elle accomplit elle-même alors qu’une mercenaire aurait pu l’y remplacer. Elle ne m’aimait pas, me connaissait à peine et, à cette époque, je représentais pour elle une étrangère, la fille d’Evangèline Lorentz, une enfant quelconque, plutôt antipathique, sans lien aucun avec les Veydt, mais coupable de ce grand crime de n’avoir pu retenir son père au foyer.

Je m’en souviens, je l’appelais « Madame » et elle me laissait dire sans rectifier. Elle ne me tutoyait point, trouvait moyen de ne pas prononcer mon nom de baptême qui était aussi celui de ma mère et, lorsque le voisin à qui l’on avait cédé notre chat, camarade chéri de mes feux, dont je ne pouvais me séparer sans larmes, vint chercher cette bête, ma tante vit mon désespoir et ne s’attendrit point. Elle donnait un dernier regard aux pièces désertes de ma chère maison, avant de se retirer, puis, me mena dans la rue :

— Allons, allons, avancez, fit-elle, d’un ton sec, en m’entraînant.

Et ce furent les seules paroles qu’elle m’adressa durant le trajet de chez nous à la rue Marcq. Là, ayant ouvert avec son passe-partout une porte brunâtre à un seul vantail, au milieu duquel luisait la plaque de cuivre mentionnant le nom de mon aïeul : Édouard Veydt, et, annonçant sa qualité de Docteur en médecine, ma tante me fit passer devant elle, pour traverser un vestibule long, étroit, glacial et dont le dallage, alternativement blanc et bleu sombre, faisait penser à un damier funèbre dont chaque carré eût recouvert une sépulture.

Il pouvait être quatre heures du soir ; on était en hiver, la journée avait été pluvieuse et la lumière n’arrivait là que par les vitres matées d’un très petit œil-de-bœuf donnant sur la cour. C’est dire que ce vestibule était obscur. Je ne me rappelais pas y avoir jamais mis le pied et le premier sentiment qu’il m’inspira fut la peur, une peur nerveuse, indicible, qui, malgré moi, fit venir à mes lèvres le nom de ma nourrice, la seule personne qui eût pris soin de moi depuis la maladie de Mme Veydt. Et, retournant sur mes pas, bien décidée à gagner la rue, je prononçai ce nom, dans le cri furieux et navré que je retenais depuis notre départ de la maison :

— Dauka !… Où est Dauka ? Je veux retourner près d’elle.

Ma tante ne me répondit point, ne fit rien pour m’apaiser, mais, comme ma colère, accrue à son indifférence, devenait de plus en plus tapageuse, elle me prit sur le bras, se dirigea tranquillement vers l’escalier qui était au fond du vestibule et, malgré sa claudication, malgré la défense que je lui opposais, tout mon corps agité de mouvements convulsifs, en gravit trois marches sans faiblir. Mes cris étaient devenus des hurlements ; je donnais des pieds et des mains, au hasard, dans les côtes, la poitrine, les reins de la vieille fille, poussée par une subite révolte de sauvage, et je continuais à répéter :

— Dauka, Dauka…, je veux Dauka !

Ma tante Josine qui, tout de même, n’avançait guère, finit par me dire, sans s’émouvoir pourtant :

— Si vous vous obstinez à crier comme cela, vous allez réveiller votre grand-papa qui fait sa sieste.

Elle avait imprimé à ce mot « votre grand-papa » le ton spécial, plein de componction, qu’adoptent les dévots en parlant du bon Dieu, et cet excessif respect m’impressionna, tout d’abord ; mais mon chagrin renaissant de ma défaite, de la certitude où j’étais, à présent, de ne pouvoir plus m’échapper, je recommençai mes plaintes avec rage.

Nous étions parvenues à l’entresol, devant une porte où un rideau de percale verte se fronçait sur une vitre ; et, soudain, cette porte, en s’ouvrant, livra passage à un vieillard magnifique, imposant, colossal, qui disait, les yeux gros de sommeil et la bouche tiraillée de bâillements :

— Josine, faites-la taire.

C’était le docteur Veydt ; je le connaissais, pour l’avoir vu dans toutes les circonstances solennelles de ma jeune vie. Il était inoubliable.

Sa fille, confuse, répondit :

— C’est la petite de Jules. Elle demande sa bonne.

Mais l’autre, prodigieusement méprisant, répétait, les mains sur ses oreilles :

— Faites-la taire, faites-la taire.

Et la porte au rideau de percale se referma sur mes cris, avec indignation.

Alors, je cessai de me plaindre, je ne demandai plus Dauka : je me cramponnai à ma tante Josine, de toutes mes forces, saisie d’épouvante devant ce grand vieux si beau et si terrible sous la noblesse de ses cheveux blancs bouclés, avec l’accent autoritaire de sa voix. Et il me semblait avoir aperçu un être surnaturel, quelqu’un de tout-puissant qui tenait, à la fois, du Croquemitaine dont on m’avait menacée quand je n’étais pas sage, et d’un saint apôtre dont ma bonne avait une statuette sereine et bénisseuse sur sa cheminée.

Mlle Veydt, me portant toujours sur son bras, gagnait le second étage et m’introduisait dans sa chambre. Là, les verrous tirés, elle me déposa à terre et voulut m’enlever mon chapeau.

Mais j’avais vu, tout de suite, mon petit lit de chez nous, dressé là, à côté de celui de la vieille fille : cette découverte, en me convaincant de la justesse de mes craintes, en me prouvant que j’allais rester au milieu des Veydt, à demeure, exaspéra ma peine et je reculai avec horreur, tenant à deux mains ce pauvre chapeau pour qu’on ne pût me le prendre. D’un bond, je m’étais précipitée vers la porte close et j’y déchirais mes ongles, sans parvenir à l’ébranler. Ma tante Josine haussait les épaules ; elle se défit de son manteau et de ses gants, puis, me demanda d’un ton sérieux, comme elle se fût adressée à une grande personne :

— Voulez-vous, oui ou non, me laisser vous ôter votre chapeau ?

— Non, non ! répliquais-je avec une énergie boudeuse, un profond désespoir.

Elle ôta le sien, changea de robe, noua un tablier de mérinos autour de sa taille et commença de vider une malle qui était là et que je reconnus pour avoir appartenu à maman : toutes mes petites affaires s’y trouvaient entassées. Mon émotion augmenta, et, inconsciemment, car j’étais trop jeune pour avoir la foi, je joignis les mains et murmurai, ayant, sans doute, entendu prononcer ces mots par d’autres dans les moments d’affliction :

— Mon Dieu !

Je les répétai à plusieurs reprises, torturée d’un de ces chagrins d’enfant, immenses et si cruels que, des années après, leur pensée seule évoque une image plus noire que tout ce que la pratique de la vie a pu apporter de désolant. Mais, soudain, comme je levais les yeux sur la muraille, un visage peint, un visage connu, aimé, un charmant et jeune visage d’homme m’apparut, souriant dans un cadre d’or qu’une grande couronne de pensées artificielles entourait :

— Mon papa ! fis-je, un peu consolée, ravie de la rencontre et les bras tendus vers ce portrait, tout pareil à un autre que nous avions à la maison et qu’on m’avait appris à révérer.

— Oui ; votre papa, redit Mlle Veydt.

Et ce que n’avaient pu faire mon désespoir et mon insurrection, la vue du portrait de son frère le fit : elle s’amadoua un peu, me regardant avec moins de froideur. Même, j’aperçus comme un éclair de pitié illuminant ses yeux ternes ; elle contemplait tour à tour la toile et mon visage, et elle alla jusqu’à ajouter, d’une voix radoucie :

— Vous lui ressemblez beaucoup, à votre papa.

Elle avait dit cela très bas, comme à regret, et je sentis bien qu’elle eût préféré ne pas convenir de cette ressemblance ; la phrase devait lui être échappée malgré elle, frappée qu’elle était, certainement, de l’étonnante similitude existant entre la physionomie de mon père et la mienne.

Elle s’était mise à ranger des bouquets qui levaient leurs roses blanches, sur le marbre de sa commode, en deux grands vases placés sous le portrait, de chaque côté ; et, intéressée par ce soin qu’elle prenait avec tant de dévotion et qui me la rendait sympathique, je me coulai près d’elle, moins farouche, je demandai :

— C’est pour papa, ces fleurs ?

Elle répliqua :

— Et pour qui serait-ce ?

Seulement, une larme avait roulé sur sa joue, et elle s’attendrit au point de s’écrier en me prenant la main :

— Ah ! ma pauvre, pauvre enfant !

Alors, à mon tour, je serrai sa main et, pour la première fois depuis mon départ de la place du Béguinage, je me laissai aller à pleurer. Je pleurai tant, et d’un tel cœur, et durant si longtemps que j’en étais comme suffoquée.

Heureusement, ma tante eut une inspiration divine ou, plutôt, simplement, maternelle : elle alla chercher au fond de la malle à moitié vidée, Mlle Zoone, ma poupée, et elle me la mit dans les bras. Cette présence d’une vieille chose qui, toujours, m’avait distraite, avec laquelle j’avais joué et que j’aimais passionnément, me calma un peu. Je consentis à me laisser enlever ma coiffure, baigner les yeux, laver les mains… et quand nous descendîmes pour le souper, j’étais sinon résignée, au moins très convenable.

III


Chez les Veydt, les dames de la famille mangeaient dans la cuisine avec la domestique, selon l’ancienne coutume flamande. Mon grand-père prenait ses repas seul, dans une petite salle attenante à son cabinet de travail, à d’autres heures… ; et les mets délicats qu’on lui servait n’avaient aucun rapport avec ceux dont les femmes de la maison devaient se contenter.

On accédait à cette cuisine souterraine par un escalier de pierre taillé dans la muraille et qui sentait le moisi. Dès le seuil, je distinguai, éclairés pauvrement par une lampe à godets : le dallage en carreaux rouges semé de sable blanc ; les dressoirs chargés de poteries à fleurages ; les casseroles en cuivre accrochées au long des murailles. Dans le tiroir de la cuisinière, de grosses cendres tombaient une à une, flamboyantes, et le balancier de l’horloge, allant d’un mouvement régulier, avait l’éclat de l’or neuf.

Ma grand’mère, une petite femme maigre, active, pétulante, vêtue d’un deuil râpé, avec, sur ses grêles épaules, la pèlerine à effilé de soie des bourgeoises de la Flandre et, à son côté, suspendu à une chaîne de métal, un trousseau de clefs clinquantes, nous attendait, debout devant la table où quatre couverts s’espaçaient sur une nappe en toile-cirée. Comme j’entrais, elle s’était écriée :

— Ah ! c’est la petite.

Sans me souhaiter autrement la bienvenue, mais, s’empressa autour de Wantje, la servante, qui venait de desservir le dîner du docteur, et qui en rapportait d’en haut les reliefs, sur un plateau paré d’une fine serviette : M. Veydt, très soigneux de sa santé, ne soupait point, mais prenait son dernier repas deux heures avant celui de ces dames.

— Comment Monsieur a-t-il trouvé son poulet de grain ? — Le consommé lui a-t-il paru meilleur aujourd’hui ?… — Et la compote, n’était-elle pas un peu amère ?… — Il s’en est plaint ?… — Je m’en doutais ; vous auriez dû y ajouter du sucre, fit la vieille dame, tout d’une haleine, en s’assurant, avec une satisfaction visible, que « Monsieur » avait bu jusqu’à la dernière goutte sa bouteille de Chambertin, en ne laissant guère, dans les plats, que la carcasse décharnée de sa volaille.

Et, avant de se mettre elle-même à table, elle ouvrit, à l’aide d’une des clefs de son trousseau, une boîte en fer blanc cadenassée, prise dans une armoire, et d’où elle eut bientôt extrait une mesure de café en grains, moulus immédiatement par Wantje. J’assistai à la confection lente et minutieuse du « moka » du docteur, — lequel se faisait tellement fort que les femmes prenaient pour elles les brassins successifs de cette infusion-là et ne buvaient jamais d’autre café. De même, elles se nourrissaient toute la semaine du bœuf qui avait fourni le bouillon de M. Veydt.

Lorsque Wantje fut encore une fois redescendue, mais, sans son plateau, qu’elle laissait, avec la tasse de fine porcelaine, le sucrier, la cafetière et les flacons de liqueurs, à la disposition de son maître, la vieille dame l’interrogea de nouveau et sut d’elle que le docteur, ayant séance à la Société de Moralité publique, sortirait vers huit heures.

Notre souper commençait. Il était frugal : une salade de concombres et des pommes de terre en robe de chambre en constituaient tout le menu.

On m’avait placée entre ma tante et ma grand’mère qui dit le Bénédicité ; la servante occupait seule le haut bout de la table. Nous avions des serviettes en canevas bleu, à carreaux : on se servait de couverts en étain, pour épargner l’argenterie dont, seul dans la maison, le docteur usait. Et je me rappelle que ce repas, pris dans une cuisine, ce linge grossier, ces fourchettes d’étain posées sur une nappe en toile cirée froissèrent singulièrement mes goûts d’enfant heureuse, élevée par une femme délicate et élégante, dans les plus subtils raffinements du luxe moderne.

Je n’avais jamais pu souffrir les concombres et je trouvais bien secs le pain rassis, les pommes de terre rôties au four et qu’on assaisonnait seulement d’un peu de sel. Les chaises de la cuisine étaient trop basses pour moi : assise sur l’une d’elles, ma tête seule dépassait la table, et toutes ces circonstances fâcheuses contribuèrent à rendre plus mauvaise encore l’impression que m’avait produite, de prime abord, la maison de mes grands-parents.

Quand elles eurent fini de manger, les trois femmes se signèrent ; Wantje enleva prestement les assiettes sales qu’elle porta dans le lavoir ; la toile cirée fut nettoyée à l’aide d’une éponge, les miettes de pain, soigneusement blayées du carreau ; puis, ces dames s’installèrent avec leur ouvrage devant la table, le plus près possible de la lampe alimentée d’huile à nouveau : ma tante Josine tricotait de fines chaussettes de laine pour le docteur ; ma grand’mère ourlait pour lui des essuie-mains et la vieille Wantje, qui avait conservé des yeux excellents, vint bientôt les rejoindre avec son tambour et ses bobines : elle faisait de la dentelle, ce à quoi je m’intéressai d’abord vivement, malgré l’air rébarbatif de la servante ; celle-ci était de ces personnes de haute stature, restées droites en dépit des années et dont les cheveux, très noirs, couronnant un front ridé, semblent teints tellement la nuance solide, puissante, uniforme en est peu en rapport avec leur âge.

— Vous allez rester là, à ne rien faire ? me demanda la terrible fille.

Elle m’avait posé cette demande en flamand : depuis quarante ans qu’elle était chez les Veydt, jamais Wantje n’avait consenti à dire un seul mot en français, bien qu’elle connût parfaitement cette langue.

Ma tante Josine se chargea de répondre pour moi, expliquant que j’étais bien jeune, que, probablement, on ne m’avait appris aucun ouvrage manuel.

Et ce on hostile, méprisant, inflexible me sonna aux oreilles comme un reproche à quelqu’un de bien malheureux, que j’aimais de toute mon âme et dont on m’avait séparée le matin même.

— Si, si, certainement, répondis-je aussitôt, coupant la parole à ma tante, je sais faire quelque chose, quelque chose qu’on m’a appris : je sais enfiler des perles !

Les trois femmes échangèrent un regard de pitié ; toutes ensemble elles avaient haussé les épaules, et elles ne s’occupèrent plus de moi.

Longtemps, longtemps, j’entendis le bruit des aiguilles de ma tante Josine, se heurtant les unes aux autres, et celui des bobines de Wantje, constamment remuantes, tandis que la silhouette de Mme Veydt se détachait fort précise sous la lumière pâle de la lampe dont elle se trouvait la plus rapprochée. Au dehors, la pluie tombait à torrents, dépavant la rue Marcq, jetée comme par une main furieuse du haut du ciel jusque contre les fenêtres basses de notre cuisine ; et, par moments, un pas sonore, un lointain roulement de voiture coupaient la monotonie de ce bruit d’averse violent, interminable. On avait laissé le feu s’éteindre, par précaution économique, dès que le café du docteur avait été servi. Et le froid, un froid humide, un froid pénétrant envahissait cette cuisine souterraine et dallée, où j’avais conscience de tenir moins de place, d’être plus étrangère, plus indifférente à tous, plus oubliée que la pauvre petite mouche, survivant aux beaux jours, qui dansait toute seule au plafond, dans le cercle lumineux de la lampe.

Je crois bien que je dormais aux trois quarts lorsque ma tante Josine me prit par la main pour me mener coucher. Dans le vestibule nous croisâmes le docteur qui s’en allait à sa société de Moralité publique, solennel et patriarcal, ses longs cheveux blancs étalés sur le col d’une superbe et chaude pelisse. Sa fille, pleine de sollicitude, lui proposa de faire chercher une vigilante par Wantje et, sur la réponse négative du vieillard, elle ajouta qu’il avait tort, que la pluie ne paraissait pas devoir finir de sitôt, qu’il serait mouillé.

— Ma chère, j’ai un parapluie ! fit-il.

Et il conclut, de l’air de quelqu’un qui ne songerait à rien de moins qu’à sauver sa patrie par quelque action d’éclat :

— J’irai bien à pied, pour cette fois.

Elle l’enveloppa d’un regard d’admiration, émue de ce grand courage, et nous continuâmes de nous diriger vers la chambre à coucher de Mlle Veydt pendant que mon grand-père, en partant, tirait derrière lui la porte de la rue.

Aussitôt qu’on m’eût mise au lit, mon gros sommeil disparut pour faire place à une lucidité grâce à laquelle le souvenir de ma misère me revint, poignant et affreux : un à un, les événements de la journée reparurent à mes yeux, avec une clairvoyance singulière et je sentis que j’avais souffert en ces quelques heures plus qu’en toute ma vie. Pourtant, je ne me laissai aller à pleurer que quand ma tante Josine, me croyant endormie, eut quitté la pièce. Alors, serrant ma poupée dans mes bras, je sanglotai, : répétant :

— Oh ! Zoone, si vous saviez, si vous pouviez savoir comme je suis malheureuse !

IV


Après cela, les jours durent se suivre, tout pareils, dans la maison de mes grands-parents, si j’en juge par ce qu’il en était des années plus tard, alors que, parvenue à l’âge de raison, je me rendais mieux compte de ce qui se passait autour de moi.

Quant aux premiers temps de mon arrivée rue Marcq, je me rappelle seulement d’une manière très positive le soir de mon installation : pour celui-là, les péripéties en sont gravées à jamais dans ma mémoire et je suis bien sûre de ne pas m’être trompée sur le plus petit détail en les racontant.

Ce qui arriva dans la suite, immédiatement après, je ne saurais le dire ; même, le lendemain demeure pour moi obscur, muet, inconnu. Il y a ainsi des solutions de continuité dans les souvenirs de la première enfance. C’est comme pour ces très anciennes tapisseries, religieusement conservées par les amateurs et où des parties entières sont demeurées intactes, de coloris aussi frais, de travail aussi serré qu’il y a cinq siècles, tandis que la tête, ou les bras, ou quelque autre morceau essentiel des figures manquent.

De même que j’ai une idée nette de certaines personnes, de certaines choses datant d’une très lointaine époque de ma vie, sans pouvoir en retrouver d’autres, plus proches de moi, de même, je n’ai rien oublié de ma première journée chez mes grands-parents, tandis que bien des jours qui suivirent se sont envolés, ne laissant aucune trace dans le miroir de mes impressions d’alors.

Mon acclimatation parmi ces vieilles gens fut, sans doute, difficile ; j’eus, certainement, beaucoup de peine à me faire à une existence si différente de ce qu’avait été la mienne dans notre joyeux logis de la place du Béguinage…, mais j’étais bien jeune… ; les habitudes ne sont pas tellement enracinées chez une fillette de quatre ans, qu’on ne puisse en avoir raison avec de la persévérance. Il en est autrement des dispositions morales, et j’étais affectueuse, de sensibilité excessive, d’âme tendre. Aussi, ce dont je me souviens bien, c’est, d’avoir souffert cruellement d’une grande détresse, d’une douleur infinie et vague qui me faisait éclater en sanglots et porter instinctivement la main à mon cœur, comme pour prévenir le mal qu’on allait me faire, quand quelqu’un des Veydt prononçait devant moi le nom de ma mère.

La souffrance se précisait alors et je comprenais que ce qui me faisait pleurer, c’était d’être séparée d’elle. Je lui gardais un souvenir ému et exalté, une passion rendue plus vive, plus profonde, plus ardente encore par l’hostilité sourde que ces gens manifestaient contre elle.

Avec le temps, Mlle Veydt finit par me marquer une espèce d’attachement et de la bonté ; même, je ne serais pas éloignée de croire qu’il entrât un peu de jalousie du grand amour que je montrais pour ma mère dans l’obstination que mettait la vieille fille à ne jamais m’en parler. On m’élevait dans l’idolâtrie de mon aïeul, dans le respect et l’admiration de mon père mort… ; de ma mère, il était bien rarement question ou si l’on s’en occupait, par exception, c’était avec acrimonie, pour lui infliger quelque blâme au sujet de telle ou telle très ancienne infraction aux goûts de ma famille paternelle. On supprima de mon éducation toute la poésie et toute la grâce qu’elle y avait mises ; les choses qu’on m’enseigna furent du domaine des choses utiles et non agréables : à huit ans, je savais parfaitement tricoter un bas ; mais on m’avait laissé oublier les éléments de musique que Mme Veydt jeune — cette musicienne exquise — s’était plu à m’inculquer quand j’étais toute petite. Même, les jolies toilettes, les ajustements coquets dont elle avait naguère composé ma garde-robe, avaient été bientôt mis au rancart. pour faire place à des costumes austères, roides, laids comme ces vêtements confectionnés à la grosse, dans les prisons, à l’usage des jeunes détenus. Et le premier mouvement d’autorité qu’on eût voulu exercer sur moi, dans la maison, avait été de me couper les cheveux. Mais je fis une héroïque résistance et comme ma grand’mère, que ces longs cheveux frisés ennuyaient beaucoup le matin, à l’heure du démêlage, levait déjà ses ciseaux pour les supprimer :

— N’y touchez pas ! m’écriais-je avec une véhémence qui arrêta net son geste.

J’eus le malheur d’ajouter :

— Maman les aime.

— Je le sais bien ; c’est encore une idée à elle, ça…, ces longs cheveux flottants qui vous donnent l’air d’une pas grand’chose.

— Papa les aimait ! dis-je encore, si émue que ma voix en était toute tremblante.

— C’est vrai, Jules les aimait, appuya Mlle Josine, présente à la scène.

Et l’effet fut magique ; on respecta ma chevelure. Mais une science précoce venait d’assombrir à jamais ma jeune intelligence : j’avais mesuré toute l’antipathie éprouvée contre ma mère par ceux qui m’élevaient.

Chaque trimestre, quand il s’agissait de payer sa pension, il y avait rue Marcq — et bien que l’argent de cette dépense fût bien à elle, la pauvre femme ! — il y avait contre l’absente comme un courant de haine plus implacable. Le docteur était spécialement chargé de ce soin, mais diverses entreprises, philanthropiques et autres, vidaient toujours sa bourse au moment de l’échéance à laquelle sa femme se voyait, alors, contrainte de faire face à l’aide des ressources du ménage. Elle éprouvait de cela une violente contrariété et au lieu de s’en prendre au vrai coupable, rendait sa bru responsable de son ennui :

— C’est encore une fois le terme pour Evangèline ! grondait la vieille dame.

Et je frissonnais, sentant passer, dans cette phrase, comme une accusation à la chère innocente de vivre trop longtemps, de les obliger trop souvent à « payer le terme ».

— Eh ! ce n’est pas sa faute, rectifiait aussitôt ma tante Josine qui, bien qu’elle détestât sa belle-sœur plus que personne dans la maison, avait cependant un fonds de justice, une loyauté native qui l’empêchaient de laisser dire ces énormités devant elle sans révolte.

Pourtant, lorsque les jouets que je devais à la tendresse de maman furent brisés ou, devenus trop enfantins pour mon âge et qu’on ne les remplaça point, elle n’eut pas une parole de protestation : son système éducateur ne comportait aucune futilité et quand elle me faisait, par hasard, un cadeau, c’était un cadeau d’argent, placé aussitôt, par elle-même, dans ma tirelire, avec d’autres dons semblables : récompenses pour de petits services que je commençais à rendre dans la maison, étrennes en numéraire du docteur ou de mon oncle Lorentz, que j’avais une sorte de fausse honte à accepter et que je ne reçus jamais sans rougir, car je trouvais ce genre de cadeaux humiliant ; ma tante les trouvait pratiques, et mon grand-père s’occupait à faire fructifier mon petit avoir : le jour de l’an et les jours de fête passés, il vidait ma tirelire, en empochait le contenu et sortait, en disant :

— Je vais travailler au bien de cette petite.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La rue où nous habitions était écartée, peu passante ; elle est restée la même, avec ses maisons décrépites mais, toujours, fraîchement repeintes et si bien serrées l’une contre l’autre, dans leur pose lasse et branlante, qu’on dirait un bataillon d’invalides en pimpant uniforme, se soutenant mutuellement pour ne pas tomber. Les toits rouges rient à l’éblouissement des rayons ; la chaleur fait épanouir une flore bizarre sur la crête des murs et dans le plâtras des auvents. L’hiver y met des luisants de métal des paquets de neige… Combien de fois, je me suis amusée à regarder les façades qui nous faisaient vis-à-vis ! Partout, même ordre figé, insupportable, même propreté glaciale, même silence écrasant. A travers les vitrages limpides des rez-de-chaussée, j’aperçois des contours de meubles anciens, d’une conservation merveilleuse ; toutes les poignées de sonnettes scintillent comme des bijoux d’or, tous les décrottoirs ont l’air de lames d’acier tranchantes mises de distance en distance, à seule fin d’amputer dextrement les pieds boueux assez téméraires pour oser s’y frotter. Une âcre senteur de naphte, de poissons secs et de goudron, vient de l’Entrepôt qui est tout proche, mêlée au balsamique parfum des bois du Nord, remisés dans les magasins des quais. Le grand brouhaha du centre commerçant n’arrive ici que très atténué, fondu dans le recueillement de l’environ. Les étroits pavés de la rue courent, à la file, réguliers, tout blancs, polis et comme usés par les siècles ; la mousse fend les dalles plates des trottoirs, au long desquels des moineaux se promènent gravement, sans ombre de méfiance, tandis que des fillettes jouent aux osselets sur les seuils et que de très vieilles dames, ayant apporté des chaises devant les maisons, tricotent en jacassant éperdument.

C’est la monotonie et la paix d’un chef-lieu de province où l’on voisine.

Et, particulièrement, dans cette rue provinciale, la demeure de mes grands-parents était une demeure de province. M. Veydt, partisan des doctrines de Kock, y faisait répandre de l’acide phénique à profusion, par craintes des microbes ; ce désinfectant a une odeur inhospitalière, rébarbative, qui se communiquait à notre intérieur en s’y exagérant. Tout y était réglé avec la dernière minutie, depuis la somme des dépenses quotidiennes jusqu’aux menus des repas, jusqu’à la date invariable de la lessive annuelle, de la cueillette des fruits du jardin et de leur rangement au fruitier. Et, dans cette belle ordonnance, jamais rien d’imprévu, jamais ni expansion ni effusion. Les trois femmes actives, renfrognées, muettes, constamment occupées du bien-être du docteur, me font l’effet, aujourd’hui que j’en juge à distance, de ces abeilles ouvrières, vivant seulement pour faire vivre leur reine. La maison, propre et rangée, divisée en chambres régulières comme des cellules, administrée avec méthode, ressemblait à une vaste ruche que n’eût égayée aucun bourdonnement. On y travaillait en silence, on y faisait provision de butin pour assurer à M. Veydt la vie douillette qu’il menait au dedans ; la vie peut-être fastueuse qu’il menait au dehors. En vérité, nous ne savions pas bien à quoi il employait son temps quand il nous quittait, et il était trop avéré que ses dépenses personnelles étaient très fortes. Les journaux, parfois, nous renseignaient : on l’y citait comme président de tel Cercle de Tempérance, en guerre ouverte contre l’alcoolisme ; comme membre honoraire de telle association pour secourir les Pauvres Honteux, dont on s’émerveillait qu’il soignât les affiliés gratis. Pendant une période, il fut énormément question d’un hospice pour les enfants rachitiques, qu’il s’occupait à installer à Buyde, une petite localité du littoral flamand renommée pour sa jolie situation dans les dunes, et où le roi s’était fait construire un chalet de plaisance : une vieille veuve, des clientes de mon grand-père, la baronne van Dael, qui avait perdu son unique enfant d’une maladie de la moëlle épinière, avait légué à M. Veydt une somme importante pour cette œuvre philanthropique et il accomplissait souvent le voyage de Buyde, afin de surveiller la bonne administration de l’hospice. Cette affaire, à ce qu’il prétendait, lui avait coûté gros, malgré le legs de la baronne !

C’était un bourreau d’argent, et il avait épousé ma grand’mère sans autre amour que celui de la fortune qu’elle possédait : au moment de leur mariage, elle était considérée dans le pays de Moorzeele, sur la Lys, comme la plus riche héritière du Courtraisis. Vite, il l’avait décidée à un établissement dans la capitale où il avait, naguère, fait ses études et où il eut tous les succès que, sans doute, il avait attendus de sa jolie figure et se sa belle prestance. Le choix du logis et son aménagement avaient été laissés à Mme Veydt qui les voulut très provinciaux et il y souscrivit. De se faire une clientèle, il n’en avait cure, mais épuisa la dot de sa femme en peu de temps. Elle l’adorait et ne se plaignit pas.

Même, pour le garder, pour le retenir et lui plaire en quelque point, elle flatta son vice de gourmandise et de paresse. C’est ainsi que mon père et ses sœurs avaient été élevés dans le respect, dans la vénération d’un chef de famille qu’ils ne voyaient guère, qui se levait à midi, dînait seul, passait ses soirées dehors et, souvent ne rentrait qu’à l’aube.

Eux avaient eu la rude existence des petits vivant dans un ménage besogneux : l’entretien matériel et les charités du docteur coûtaient tellement cher que c’est à peine si, en se privant et privant ses enfants de tout, en les habillant comme des pauvres et les nourrissant chichement, Mme Veydt parvenait à nouer les deux bouts. Sa fortune, puis les héritages qu’elle fit par la suite, fondaient aux mains de ce gros mangeur d’argent, comme la neige au soleil, et elle pardonnait cette gloutonnerie ; elle restait avec son mari d’une générosité que je nommerai héroïque, car son instinct était tout le contraire.

Mes plus anciens souvenirs me la montrent froide, têtue, avare et sévère, d’aplomb dans sa respectabilité de sage personne attachée à son devoir. Aucune créature ne poussa plus loin qu’elle la passion de la propreté, la haine de la poussière : elle fourbissait elle-même les boutons de cuivre des portes et des fenêtres et tenait closes, tout l’été, les persiennes de son salon, par effroi du soleil qui aurait pu dégrader la couleur des papiers de tentures. Aux repas, elle avait toujours les yeux fixés sur ma main, sur mon verre, sur mon assiette ; on aurait dit qu’elle souffrait de me voir boire ou manger. J’éprouvais de cette continuelle surveillance une grande gêne qui m’ôtait l’appétit. Mme Veydt n’admettait point que je fisse des taches à ma serviette et m’en réprimandait vertement quand ce malheur arrivait, mais une tache sur la nappe, les dimanches, quand la toile cirée de la cuisine se trouvait remplacée par du beau linge damassé, provoquait son courroux :

Les jours de vrugge marckt [1] la voyaient levée avant l’aurore, dans la préoccupation d’acheter quelques centimes moins cher les légumes de la semaine ; et elle était sans confiance dans les préceptes nouveaux ou les recettes hasardeuses : c’est ce qui lui fit s’obstiner à l’usage de l’huile de colza, pour l’éclairage, longtemps après le règne du pétrole et l’avènement du gaz ; de même, on cousait et on tricotait à la main, chez nous, malgré le triomphe des machines à coudre et à tricoter, mais elle eut fait une lieue à pied sous la pluie, le vent, la neige ou le plus accablant soleil, pour procurer au docteur tel aliment compliqué qu’il désirait et qui allait coûter un prix fou, tel appareil perfectionné pour la confection de son café ou l’ébullition de ses asperges en branches.

Mon grand-père, en son intérieur, avait l’importance d’une idole hindoue dans son temple, puissante, superbe, redoutée, que les plus précieux encens doivent trouver sans surprise, Sa famille, et jusqu’à la servante, Wantje, parlaient de ses mérites avec ferveur :

— Votre père travaille…, avait coutume de dire Mme Veydt à ses enfants quand ils étaient tout jeunes, — et que celui-ci fût, d’ailleurs, au lit, au cercle ou à la promenade.

C’était sa manière de le défendre contre toute mauvaise imputation ; il écrivait, selon elle, un ouvrage très érudit sur les maladies nerveuses, qui nécessitait des recherches considérables, un labeur de bénédictin, qui obligeait M. Veydt, chaque soir, l’heure de la consultation et des visites passée, à s’exténuer à la Bibliothèque royale sur de vieux textes mystérieux.

Et mon père et mes tantes s’étaient habitués à admirer profondément ce grand homme si occupé, dont l’œuvre géniale couvrirait de gloire leur nom. La plus jeune des demoiselles Veydt, lasse, sans doute, d’attendre ce beau résultat, était entrée en religion ; elle s’était faite sœur hospitalière, ce dont son père ne s’était pas ému outre mesure, bien qu’il avouât en avoir été extrêmement surpris.

La morale de ce médecin était basée sur la théorie du droit naturel, qui n’admet de règles sociales que celles imposées aux hommes par leur nature même : et il fut vite persuadé que devenir Augustine hospitalière était un besoin aussi naturel qu’irrésistible chez cette jeune personne ; dès lors, il trouva juste qu’elle y eût obéi.

J’ai dit qu’il vivait en dehors des siens, fort loin, semblait-il, dans quelque milieu de sélection où, seuls, pénètrent les individus supérieurs à l’Humanité,

Les dimanches, après le dîner du vieillard et notre souper, nous étions toutes quatre admises dans son cabinet, et 1] daignait jouer aux cartes avec sa femme, tandis que ma tante Josine, Wantje et moi nous nous absorbions en une innocente partie de loto.

Mon grand-père tenait beaucoup à ce piquet hebdomadaire, sans lequel l’unique soirée passée chez lui chaque semaine lui aurait paru bien morne, j’imagine. Et lorsque, deux ou trois ans après mon entrée dans la maison, Mme Veydt eut une attaque d’apoplexie, qui lui paralysa le bras gauche, de la naissance de l’épaule aux extrémités des doigts, il lui fit faire une main mécanique dont elle se servait exclusivement le dimanche, pour jouer aux cartes avec lui. Mais cette idée ingénieuse n’était pas venue sur-le-champ à Edouard Veydt. Aussi avait-il bien souffert au commencementde la maladie, qui survenait si brusquement sous son toit : l’agréable équilibre de sa facile existence se trouvait compromis et comment vivre sa soirée du dimanche sans cette partie de piquet pour laquelle il avait pris, peu à peu, tant d’attachement ! Sa fille Josine refusait d’être sa partenaire : elle haïssait les cartes et quant à Wantje, elle était à ce point bornée qu’il renonça vite à la tentation de lui rien apprendre.

Cependant, l’immobilité forcée de Mme Veydt exaspérait son mari ; il lui en gardait comme une sourde rancune. Et c’était pitié de le voir soucieux, chagrin, de l’entendre répéter :

— Elle en reviendra, certes, puisqu’elle n’est pas morte sur le coup ; mais si la paralysie persiste, comment faire ? A quoi passer nos soirées du dimanche ?

Alors, avec son sourire d’égoïsme féroce, mué en bienveillance universelle au dehors, mais qu’il ne se donnait pas toujours la peine de dissimuler pour nous, il s’approchait du fauteuil de la vieille dame, il lui disait :

— Hein, Sophie, c’était bien la peine de vous priver de tout, votre vie durant !

Il la plaisantait durement sur son avarice, la trouvait vraiment sotte là, toute percluse, la tête enfoncée dans les coussins, les pieds dans des sinapismes, à geindre en avalant des drogues chères, elle, qui, bien portante, se refusait jusqu’à du beurre sur son pain.

Au milieu de l’exacte régularité de sa vie intime, la terreur d’une habitude rompue plongeait le docteur dans un réel désespoir, Et il s’efforça de combattre la paralysie envahissante de Mme Veydt, de préserver au moins le poignet.

Le jour où, parvenu à ses fins, il avait eu cette imagination d’une main articulée permettant certains mouvements par la seule impulsion des nerfs du poignet, avait été radieux pour lui : il tenait le rétablissement assuré du jeu de cartes !

Hélas ! la paralysie du bras de Mme Veydt n’avait pas pu être vaincue ; toute la semaine, la main malade demeurait inerte, mais, le dimanche soir, on la voyait, soudain, prendre une vie artificielle grâce au gant de frêne léger et machiné dont on la revêtait.

Aussitôt après son dîner, le docteur, impérieusement, nous sonnait. Et quand nous étions entrés dans son cabinet :

— Wantje, les cartes… faisait-il.

La bonne apportait les cartes et la main de Mme Veydt. La partie des deux époux commençait. Et c’était chose bizarre que les gestes saccadés de cette main remuant au bout d’un bras constamment immobile.

Le docteur aimait le jeu pour le jeu, sans plus ; ma grand’mère, elle, aimait le jeu pour le gain et, le gain, furieusement ; aussi, il fallait voir la main mécanique aller, aller dans les tas de cartes, prestement, avec une activité fébrile ! La petite figure chafouine de Mme Veydt s’animait, ses yeux déteints lançaient des éclairs ; c’était comme une subite résurrection, un coup d’électricité qui galvanisait tout l’être. Ils jouaient au piquet, en cinq points, à deux sous la partie : le duel était acharné, opiniâtre, sans merci. La vieille dame gagnait toujours ; plus d’une fois, au beau milieu d’une partie, j’avais entendu M. Veydt, interrompant le jeu, s’écrier, avec sa dignité imperturbable, mais d’un ton fort sévère:

— Ma chère, je crois que vous trichez, je ne jouerai plus avec vous.

Les vieillards se quittaient là-dessus, sans ajouter une parole. Ils restaient toute la semaine boudeur l’un vis-à-vis de l’autre; ils se voyaient tellement peu du reste ! Puis, le dimanche, à l’heure accoutumée, Edouard Veydt sonnait la bonne :

— Wantje, les cartes ! comme si rien ne se fût passé.

À son amour tenace de toutes ses habitudes, s’ajoutait, désormais, cette satisfaction profonde de voir agir la main articulée de la paralytique. C’était son œuvre, cela ! Et une gloire sans bornes l’envahissait devant les petits mouvements automatiques de l’appareil.

— Une fameuse invention, Sophie, une fameuse invention ! répétait-il, tout à fait content.

En ces soirées du dimanche, qui nous réunissaient tous les cinq dans son cabinet, il nous offrait, au dernier moment, un verre d’un exquis kûmmel enfermé là, dans son armoire particulière. Nous buvions cette liqueur debout, avec déjà notre bougeoir en main, pour aller nous coucher et c’est tout ce que nous absorbions en sa compagnie. Aussi, puis-je dire, en vérité, qu’un seul jour par an nous voyait à la même table que mon aïeul.

C’était le 31 décembre, quand tous les Veydt de Bruxelles et de la province se groupaient autour de leur doyen d’âge, dans le but de réveillonner avec lui et, à l’heure de minuit sonnant, de lui présenter leurs congratulations pour l’an neuf.

Ils arrivaient rue Marcq après avoir soupé chez l’un d’entre eux, car il était bien entendu qu’on servirait seulement chez le docteur un lunch léger, avec un doigt de vin au moment des souhaits ; les divers mouvements de cette réception, — la seule qui eût lieu chez mes grands-parents au cours de toute une année, — étaient réglés avec la dernière précision. Sa rareté lui donnait de la valeur et une espèce de solennité. On en parlait chez nous dès les bises d’automne : — Voici venir les froids, observaient ces dames, c’est bientôt « la soirée ».

Mme Veydt faisait embellir son bonnet de gala, en vue de cette réception et, pour n’être point prise de court, l’envoyait chez sa modiste dès la mi-octobre ; ma tante Josine retirait de l’armoire sa robe puce, d’une soie si vénérable, si mince, si volatile qu’on l’eût dite en papier brûlé, enfin, dans le sous-sol, une délirante agitation régnait : Wantje s’y livrait à un examen attentif des moindres objets destinés à contenir les babioles que les convives devaient absorber, sous forme de rafraîchissements et d’honnêtes pâtisseries, en cet exceptionnel jour du 31 décembre.

Un événement aussi considérable ne pouvait avoir lieu sans qu’on eût, d’abord, procédé à un nettoyage rigoureux de toute la maison : les tapis étaient soulevés, retournés, battus ; les rideaux de vitrage étaient lavés à neuf, les meubles, débarrassés de leur houssé de percale. On aérait généreusement le grand salon du rez-de-chaussée qui, sauf en ce moment-là, était accoutumé de dormir dans l’ombre triste des persiennes baissées, des volets clos, et où l’on n’entrait jamais ; la salle-à-manger d’apparat, qui lui faisait suite, dont on ne se servait pas davantage en temps ordinaire, subissait la même opération. Puis Mme Veydt faisait dépouiller des mousselines gommées qui lui donnaient l’air d’un ballon captif privé de nacelle, le lustre à pendeloques du salon ; elle vérifiait le mécanisme des deux lampes-carcel ornant la cheminée de la salle à manger. Dès la Noël, la table à coulisses placée au milieu de cette chambre se trouvait pourvue de deux rallonges et ma tante se chargeait d’étaler sur cette table agrandie la plus merveilleuse nappe en toile damassée qui se pût voir ; d’avance on y dressait le couvert, à l’aide d’un service de Delft, hérité d’une lointaine ascendance et comptant plusieurs siècles d’âge : il était complet, intaet, sans qu’un râvier y manquât, sans une ébréchure à aucune de ses pièces, sans une fêlure, sans un éclat ; la verrerie employée ce jour-là était de Venise, ancienne, et l’argenterie, de style Henri II, provenait de cet argentier de Harlem, à qui Jacqueline de Bavière commandait jadis son orfèvrerie la plus artiste.

Ces choses antiques semblaient neuves, tellement elles avaient peu servi, tellement elles avaient été soigneusement conservées par des générations successives de sages bourgeoises flamandes, vivant comme Mme Veydt elle-même vivait. Et c’était très somptueux, ce linge, fin comme un linge d’église, ces vaisselles peintes au camaïeu, ces verres irisés, en forme de calices, — d’une somptuosité démodée et un peu mélancolique.

Les lampes-carcel préparées et le couvert mis, on fermait la porte de la salle à manger pour jusqu’à l’heure où il s’agirait d’y faire de la lumière, de placer sur cette table, déjà chargée de plats et de vases, les substances destinées à la partie alimentaire de « la soirée ». Le détail n’en variait jamais : deux langues de bœuf à l’écarlate, comme pièces de résistance ; deux assiettes de biscuits anglais, deux de mendiants, des gaufres, chef-d’œuvre de Wantje, et une pile de tartines, minces comme des feuilles de papier, pour accompagner la charcuterie. Les convives se rattrapaient sur les vins, qui étaient incomparables et distribués généreusement par l’amphitryon, malgré le crève-cœur qu’en éprouvait sa femme.

La parenté réunie se présentait rue Marcq à neuf heures précises; elle y restait jusqu’à minuit, afin de pouvoir souhaiter la bonne année à Monsieur, Madame et Mademoiselle Veydt. Or, malgré la préméditation de tous ces lents et minutieux arrangements, ces dames semblaient, chaque fois, prises à l’improviste par la visite annuelle et nombreuse : elles jouaient l’étonnement, allaient jusqu’à s’écrier :

— Comment, c’est ce soir la veille de l’an ! Et vous venez nous faire vos souhaits ? C’est bien aimable. Mais entrez donc ; donnez-vous la peine de vous asseoir !

Les autres répondaient : — En effet, voici déjà le 31 décembre. C’est à n’y pas croire ; ça passe tellement vite, une année !

Et ils pénétraient tous ensemble dans le salon où le lustre, glorieux de toutes ses bougies flambantes, eût suffi à dénoncer le naïf mensonge des dames Veydt. Les arrivants, au surplus, savaient bien à quoi s’en tenir. Ils n’en faisaient rien paraître, laissant la comédie habituelle de la surprise s’accomplir et se dérouler jusqu’au bout. C’étaient les neveux et nièces du docteur, accompagnés respectivement de leur mari ou de leur femme et des grandes filles de deux ces ménages. Les neveux : Paul, Louis et Jacques Veydt étaient les fils d’un frère cadet de mon aïeul ; Staaf Dillie avait épousé une de ses nièces ; Louis Veydt était huissier, une carrière où le hasard l’avait jeté, mais qui lui convenait peu ; en effet, il avait l’âme à ce point compatissante qu’il lui était arrivé de payer, de ses deniers, les créances des malheureux chez qui il se rendait pour saisir judiciairement. Paul était dans le commerce, Jacques était avoué. Staaf Holstein qui, au temps dont je parle, habitait le Furnes-Ambacht, était en train d’y gagner une grande fortune dans l’agriculture. Les femmes étaient de bonnes bourgeoises, excellentes mères de famille, ménagères accomplies. Maria, la fille de Louis Veydt, avait vingt ans ; Julie, la fille de Paul, à peine dix-huit. Le couple Holstein possédait bien un fils, mais trop jeune pour qu’on le reçût rue Marcq aux cérémonies du Réveillon. Déjà, il était été bien difficile d’y faire admettre Maria, puis, Julie ; moi-même, je n’y parus qu’une fois, grâce au hasard qui rendait nécessaire la présence d’un quatorzième à table ; ces dames ayant toutes la superstition du nombre treize.

Ma grand-mère s’épouvantait à la perspective de ce que deviendraient ces soirées de la Saint-Sylvestre si l’on en venait à y introduire les générations successives, et elle accueillait les jeunes filles sans beaucoup d’aménité. Mais ces braves gens adoraient, vénéraient le docteur, croyaient de leur devoir de venir lui apporter leurs hommages ce jour-là, et ils eussent subi n’importe quelles avanies de la part de Mme Veydt, plutôt que de manquer au rendez-vous du 31 décembre !

C’était à celui d’entre eux qui flatterait l’oncle à l’endroit le plus sensible : ses nièces et petites nièces lui brodaient des pantoufles et des bonnets grecs ; il devait à une attention de Paul — qui était en relations d’affaires avec la Russie — le délicieux kûmmel gardé dans l’armoire de son cabinet et dont il nous régalait parfois le dimanche… ; enfin, Louis, Jacques et Staaf lui offraient, pour sa bibliothèque, des volumes scientifiques d’éditions rares reliés en veau, marqués à son monogramme. L’accolade de mon aïeul rendait ces gens rouges de bonheur ; on mangeait avec componction les frugales petites choses servies avec tant de raffinement dans la salle à manger d’apparat. Et aux premières paroles du speach, toujours le même : banal merveilleusement et creux avec beaucoup d’éclat, que ce patriarche ne manquait jamais d’improviser en réponse aux congratulations que lui présentait sa famille au coup de minuit, tous pleuraient. Pour la péroraison, il étendait la main d’un geste auguste, il disait, fort grave, d’une voix pénétrée :

— Mes enfants, je vous bénis.

Et jeunes et vieux se prosternaient ravis, aux anges, balbutiant avec idolâtrie :

— Oncle Edouard… cher, cher oncle Edouard ! Ni plus ni moins que s’il eût, à la minute, fait jaillir à leur profit la source de toutes les félicités.

Puis on se retirait, en répétant à l’envi :

« Quel brave homme ! Quel homme admirable ! » Sans trop connaître en quoi M. Veydt méritait ces qualificatifs. Mais ne suffisait-il pas qu’il eût l’air de les mériter ? Au fond, je crois qu’on lui était reconnaissant de posséder, justement, l’apparence qui permît d’en faire l’objet d’une telle dévotion.

La foi est une vertu si délicieuse à exercer que ce n’est pas trop d’en savoir gré à qui nous l’inspire.

V


Le mot vénérable s’appliquait à la personne physique de M. Veydt absolument comme s’il eût été créé exprès pour la désigner. C’est celui, qui venait aux lèvres de chacun quand ce vieillard apparaissait. Sa belle tête, sa noble prestance, ses cheveux blancs soyeux et bouclés, ses yeux bleus d’une profondeur suave, sa parole onctueuse, d’un timbre séduisant, appelaient l’estime, inspiraient confiance. On se donnait à lui dès la première rencontre et ceux qu’il avait une fois conquis ne se reprenaient plus, demeuraient à jamais ses féaux, non pas, précisément, pour ce qu’il avait fait, mais pour ce qu’il leur semblait qu’il était capable de faire. Une sorte d’auréole le divinisait dont la pure lumière devait avoir bien du prestige car ce charme, exercé par lui sur les siens, les étrangers le subissaient aussi : ses malades l’aimaient comme un père et, dans les rues où il passait, les mendiants, — à qui, pourtant, il ne donnait jamais un liard, — se découvraient devant lui comme au passage du saint-Viatique.

Avec moi, il fut toujours parfaitement indifférent, bien que son sourire, quand nous étions réunis, exprimât l’affection chaude et émue, l’extase des vrais grands-pères. Parfois, le dimanche, il me conduisait promener et les gens s’attendrissaient à voir la façon si doucement protectrice dont il me tenait par la main et m’aidait à éviter les légers écueils de la route. Ces promenades, au cours desquelles M. Veydt recueillait, avec sa bonhomie souriante, d’incroyables compliments, les actions de grâces d’une foule d’inconnus, hypnotisés par sa carrure sympathique, étaient, pour lui, vraiment triomphales, Il y exhibait des toilettes qui, combinées ou non, étaient d’un effet irrésistible : c’étaient, l’été, une redingote de fin drap gris, d’un gris délicat, rosé, bénévole ; l’hiver, une pelisse garnie de martre, d’un aspect débonnaire, en même temps que confortable et, en toute saison, des chapeaux, soit de paille, soit de feutre mais également vastes, ronds, souples, d’une rondeur amère, d’une souplesse pleine d’urbanité, à grands rebords un peu fantaisistes, mais pourvus de candeur plutôt que d’audace :

— Comme ce noble monsieur doit gâter sa petite fille ! remarquaient les simples que nous croisions.

Cependant, il ne s’inquiétait de moi, durant ces promenades, que tout juste autant que c’était nécessaire pour produire l’apparence d’une excessive sollicitude et il se pourrait bien que j’eusse été pour M. Veydt, en ces occasions, simplement, une partie du décor servant à établir et à consacrer son caractère essentiellement patriarcal.

Naturellement, je ne vis bien toutes ces physionomies, tous ces objets que plus tard, beaucoup plus tard. Dans le moment, j’avais l’insuffisante intelligence d’une fillette plus disposée à sentir qu’à observer. Toutefois, j’ai la conscience qu’on me traitait rue Marcq en personne majeure, responsable de ses actes, non en petit enfant, et que cela me vieillissait un peu. Je le répète, il me serait impossible de formuler rien de cohérent ni de suivi au sujet de mes premiers temps de séjour dans cette maison. Des bribes de souvenirs sont épars dans ma tête, des tableaux incertains, sans contours ou à contours très vagues, fuyants comme ces formes changeantes dessinées par les nuages dans un ciel brouillé…

Et je me revois, un matin d’hiver, frissonnante sur le parquet verni de notre chambre à coucher, devant l’eau gelée de l’aiguière, tandis que Melle Josine casse fort tranquillement les glaçons pour verser, ensuite, cette eau dans la cuvette et m’en laver le visage, le cou, les épaules. Ma tante n’a pas l’air de se douter du froid, ni que je grelotte, elle n’entend pas mes dents qui claquent et ne peut deviner que la petite souffrance cinglante imposée à mon Corps nu par cette fraîche arrosade me fait tressaillir. N’est-il pas entendu, d’ailleurs, qu’il faut m’affermir par tous les moyens, afin de combattre et de vaincre les effets désastreux de ma première et trop douillette éducation chez ma mère ?

Une autre fois, c’est au printemps, par un midi radieux, dans une prairie proche Ganshoren, sur le plateau de Koekelberg : Wantje est venue là avec une lavandière, porter la lessive annuelle qu’on mettra à blanchir sur le gazon, loué dans ce but à des métayers. Les deux femmes, avant de l’étendre, rincent leur linge dans un ruisseau qui contourne la prairie. Elles m’ont amenée, mais ne songent guère à moi. Or, il y a, à deux pas, un verger tout en fleurs, où je me glisse et où je prends plaisir à me promener seule, sous l’éclat bleu du ciel, sous la blancheur candide des pétales qui, parfois, au souffle d’une très faible brise, s’envolent et me font courir, toute perdue, pour les rattraper.

Puis, c’est un dimanche de kermesse, en plein été : ma grand-mère a fait du riz au lait, qu’elle a mis à refroidir dans ses plus précieuses assiettes de Delft, rangées en bel ordre, sur le buffet, dans la salle à manger d’apparat. Je suis montée sur une chaise et j’ai bien envie, bien envie de goûter à ce riz…, tellement, que je ne résiste pas à la tentation de passer mon doigt, légèrement, à la vérité, sur le bord des assiettes ; je vais porter à mes lèvres ce pauvre petit doigt à peine barbouillé du délicieux dessert quand Mme Veydt pénètre dans la chambre et clâme, tombant sur moi comme la foudre :

— Ah ! je vous y prends, Mademoiselle !

C’est tout et c’est épouvantable : c’est la surprise en flagrant délit de vol et j’en suis si confuse, si humiliée, si désespérée que je sens que j’en pourrais mourir ; j’ai la conviction d’avoir enduré en cette fatale minute un supplice véritablement surhumain.

Mais à cette impression désolante en succède une autre, éprouvée presque simultanément, de telle façon que celle-ci et la première, gardées si longtemps en ma mémoire, ont fini par s’y confondre, par ne plus faire pour moi qu’une seule image aux contrastes frappants ; bouleversée d’avoir été prise en faute, je fondais en larmes, quand, soudain, avec cette singulière mobilité de l’enfance, je me mis à battre des mains joyeusement, tournée à des idées folâtres par un spectacle bien imprévu : un cortège de grands mannequins, promenés par la ville en l’honneur de la kermesse, passait devant nos fenêtres et, placée comme je l’étais, je les distinguais parfaitement. Les yeux encore humides, j’éclatais de rire, à cent lieues de Mme Veydt, et des assiettes de riz, et de toute la maison de mes grands-parents :

— Qu’est-ce que c’est, bonne-maman ? qu’ils sont hauts, qu’ils sont drôles ! disais-je, en extase devant les barbares visages de la gigantesque famille d’Ommeganck que je n’avais jamais eu l’heur de voir jusqu’alors, dont on ne m’avait jamais parlé et qu’un subit changement dans l’itinéraire de sa sortie officielle amenait rue Marcq ce jour-là.

Mme Veydt, sans répondre à ma question, ferma la fenêtre puis, m’avertit que je serais privée de dessert pour en avoir pris sans permission, avant l’heure. Et je me remis à pleurer, non pour ce que la privation avait de pénible, mais à cause du ton particulier, sec, cassant, hostile de la vieille dame m’’annonçant cette punition.

VI


Un autre souvenir très net de ma vie d’enfant, c’est celui de la promenade que nous faisions parfois, Mme Veydt et moi, en nous rendant au marché de la place Saint-Géry. Pour cela il nous fallait parcourir bien de voies aujourd’hui disparues, tout un quartier de la ville basse métamorphosé par les travaux d’assainissement de la Senne. Je baisse les paupières sur le présent… et, aussitôt, je revois ce quartier tel qu’il était alors : des rues coupées par des ponts de bois très vieux, sous lesquels traînait la rivière — une pauvre rivière trouble, sale, mal odorante ; — des profils de maisons bien vieilles aussi, coiffées de toits en éteignoirs, sur lesquels dansaient la lumière… de si étranges corps de bâtiments, avancés dans l’eau, sur leurs pilotis moussus ! C’étaient des annexes d’habitations, où il semblait que les chariots roulant sur les ponts, mettaient une trépidation effroyable, une continuelle menace d’écroulement.

La Senne passait ici entre deux murailles basses surmontées d’un treillis : les murailles des jardins, qui, à la belle saison, fleurissaient ce paysage mi-aquatique…, je me rappelle la douceur mauve des thyrses d’un lilas ; un buisson d’aubépine ; un groseillier chargé de fruits petits et si pâlement roses, décolorés eût-on dit, tremblants au bout de grappes grêles comme autant de gouttelettes d’un sang anémique jaillies de veines trop lâches pour pouvoir les contenir ! Et je me rappelle les clématites dont les fines corolles d’un blanc lavé de vert retombaient si bas par-dessus une clôture que la rivière en était effleurée. Puis, c’est un arbuste qui fend un mur en ruine, tors, à peine feuillu, accroché aux pierres tremblantes comme un câble résolu à les maintenir solidement…, c’est une volière vide que j’aperçois dans une cour triste…, un fauteuil d’osier dans une tonnelle où un vieillard se chauffe au premier soleil…, des choses fanées, des végétations malingres, des gens mornes… Van Moer a peint à l’aquarelle ces vues du Bruxelles d’autrefois exquisement.

Une boulangerie avait sa devanture juste au tournant de l’un des ponts, le pont des Vanniers, à l’angle de la rue de ce nom et de la rue de l’Evêque, et c’est dans une sorte de cage continuant le logis sur la Senne que les mitrons pétrissaient la pâte. Je suis restée plus d’une fois appuyée là, de longues minutes, à un garde-fou, pendant que ma grand’mère, entrée dans la boutique, s’y occupait de quelque emplette. Je n’avais aucune notion de la manière dont on fait le pain et j’étais prodigieusement intéressée au spectacle de ces hommes poudrés de farine, qui, à la rouge lueur venue des fours flambants, me paraissaient fantastiques.

Ils allaient, marchant dans le pétrin, demi-nus, et je redoutais toujours de voir s’effondrer dans la rivière, si noire, cette boîte de verre où ils travaillaient, qui était tout éclaboussée de blanc et extraordinairement branlante sur ses quilles de chêne rongées.

Dans l’eau, l’image renversée de cette scène vacillait, rendue non en formes précises ni en contours nets, mais en reflets irisés, avec des glacis comme sur de la moire.

Pour se rendre de là à la place Saint-Géry, on prenait la rue des Bateaux et un bout de l’ancienne rue de la Vierge-Noire. C’était une grande place carrée où les fruitières et les marchandes de beurre tenaient marché ouvert, chaque semaine : sous l’ardent soleil, en été ; dans la bruine et la neige d’hiver. Je n’ai jamais vu ailleurs rien qui ressemblât à la fontaine dressée au beau milieu : c’était un édifice en forme d’obélisque, qui datait de loin, à coup sûr, et dont l’architecte n’est pas connu…, une de ces bonnes, grosses fontaines roturières dans la vasque desquelles les fillettes se mirent ; où les enfants vont boire en quittant l’école ; où les commères lavent leurs salades, en passant… et dont le jet bavard conte des histoires gaies de plein air et de vieux pavés, sur un ton peuple, avec je ne sais quoi de goguenard, de frondeur dans l’accent de leur gargouillis. Toute la paroisse s’y approvisionnait, et, les jours de marché, toutes les échoppes s’établissaient à l’entour.

Au printemps, un peu avant midi, au moment du coup de feu, c’était un tableau pittoresque que faisaient là, dans la lumière d’un beau jour, les paysannes toutes roses sous leur parasol de cotonnade écarlate, avec leur bonnet flamand bien serré autour du visage et leur jaquette à bariolages, qui bouffait, raide d’empois, les engonçant des hanches. Devant elles, les fruits, en des bagnoles et, aussi, en des mannes plates et larges, à deux anses, s’étalaient : il y avait de hautes pyramides de fraises sur des volettes d’osier, et des cerises, les premières cerises, délicatement nouées sur des bâtonnets, fleuris d’un brin de mignardise. Les mottes de beurre d’Anderlecht s’alignaient, énormes, ainsi que des bombes d’un jaune défaillant, sur des plats de faïence ; les petits fromages blancs, mal retenus dans leur paillis, coulaient au travers, piquaient de taches crémeuses le gros satin frisé des feuilles de choux dont ils étaient enveloppés…, et il y avait toujours quelque bouquet de seringas ou de pivoines lié à la bonne franquette, mis à part pour les clientes de choix. Ces bouquets, en s’épanouissant sous la tiédeur des rayons, dans l’odeur mielleuse des fruits et l’odeur aigrelette des fromages, amenaient en ce marché citadin et populaire un parfum tendre de renouveau, de rosée, de sève, faisaient penser à de féconds vergers de ferme, où, ça et là, une plante d’agrément a poussé.

Mme Veydt, que toutes les bonnes femmes de la place Saint-Géry connaissaient bien, n’était pas une cliente de choix : parcimonieuse, chipotière, il lui arrivait de disputer durant un quart d’heure pour trois liards. Elle venait là acheter son beurre, qu’elle voulait, en même temps, très bon et à très bas prix. Certaines des paysannes faisaient la moue dès qu’elles la voyaient apparaître ; et j’en entends toujours une, — une forte commère, haute en couleur et encore plus montée de ton, qu’on appelait Netche — lui dire, un jour, après un effréné marchandage qui avait mis cette femme hors d’elle-même :

— Tenez, Moederke[2], prenez-le pour rien, votre beurre ; le voici, je vous le donne, Il est à vous !

Et, s’emparant, bon gré mal gré, du cabas de la vieille dame, elle y enfouissait avec rage toute sa réserve de beurre, une pièce énorme, ce que nous appelons ici une « klonche » et qui pesait J’aurais voulu disparaître, m’enfoncer sous terre, m’évanouir en fumée : Netche hurlait, ses voisins de carreau se tordaient de rire et tout le marché accourait pour voir cette scène.

— Bonne-maman, il faut lui rendre son beurre ! suppliais-je.

C’est bien ce qu’elle essayait de faire ; mais la « klonche » était lourde, difficile à remuer et à mesure que Mme Veydt, de sa main valide, retirait ce beurre de son sac, l’autre le lui renvoyait, très grave, à présent, très digne, très méprisante, opiniâtre comme une mule, et répétant, les poings à la taille, l’œil au loin :

— Puisque je vous en fais cadeau !

Quand, enfin, ma grand’mère put réussir à poser toute la charge sur l’étal, Netche, d’un geste impérieux, la repoussa, la jetant devant elle et, renversée, la « klonche » alla s’aplatir à terre, tandis qu’on nous huait et que nous fuyions.

En retombant dans sa vasque, l’eau de la fontaine en obélisque faisait un bruit moqueur ; j’entendais des voix de gamins qui, à nous voir filer si vite, criaient :

— Ce sont des voleuses !

Et, au loin, la cloche des Riches-Claires sonnant l’Angélus de midi, jetait dans ce brouhaha son mince tintement de cristal.

Comme nous quittions le marché, une jeune mère, souriante, nous croisa, qui en revenait aussi, chargée de provisions, tenant par la main une fillette qui s’amusait à flairer l’œillet rose surmontant un de ces bâtonnets où des cerises, les premières de l’année, s’alignent en brochette,

Et je pensai que je n’aurais jamais ce bonheur de posséder un bâtonnet pareil, si tentant, avec sa fleur rose et ses fruits rouges, par ces jours de mai commençant, où les cerises sont d’autant plus désirables qu’elles sont plus rares.

Par là-dessus, encore des pages blanches dans le livre de ma vie…, encore une place où la tapisserie usée n’a plus que la trame vide, muette, énigmatique…

Que s’est-il passé, de ce jour-là, où je pouvais avoir cinq ans, à mes sept ans, âge auquel j’eus la fièvre scarlatine ?

Je sais, pour l’avoir entendu répéter bien des fois, que, dans l’intervalle, on m’envoya à Anvers, chez mon oncle, l’armateur, dont la femme fut parfaite pour moi ; qu’à mon retour on inaugura, au cimetière de Laeken, un monument élevé à la mémoire de mon père, et que j’assistais à la cérémonie où les cheveux blancs et l’air pastoral de M. Veydt firent merveille, poussant à son comble l’attendrissement des personnes présentes.

Rien ne me reste de la réalité de ces événements : peut-être m’ont-ils frappée sur l’heure mais je ne devais en conserver aucun souvenir,

VII


Ma maladie elle-même, qui fut grave et très longue, m’a seulement laissé dans la mémoire l’impression d’une chaleur extrême au front et aux paumes des mains, qu’on rafraîchissait continuellement avec des compresses.

Je me rappelle aussi un rêve que je fis au plus fort de ma fièvre, qui revint souvent et qui me montrait toujours un jardin en terrasses, où poussaient, derrière des massifs de roses jaunes, des pruniers tendus en espaliers sur les gradins, portant beaucoup de fruits bleus que je voulais prendre et qui s’évanouissaient dès que j’allais les atteindre : chose bizarre, j’ai revu ce jardin, des années après, à Dinant, dans la propriété d’un ami ; et c’était celui de mon rêve, avec ses mêmes beaux rosiers, ses prunes innombrables sur des arbres très vieux, étendant leurs branches tortueuses au long de la pierre d’une suite de terrasses, prises au flanc des Ardennes. Une sorte de pressentiment de la vision, rendue cent fois plus lucide et plus active par la surexcitation morbide de mon système nerveux, m’évoquait ce site longtemps avant que je ne dusse le rencontrer dans la réalité et, dans mon rêve, c’est au bras de ma mère que je m’y promenais.

Mlle Veydt me soigna avec beaucoup de scrupule durant cette maladie, sans jamais omettre de m’administrer exactement les cuillerées de potion prescrites par son père et par un médecin, appelé en consultation au moment du danger. Mais une figure, surtout, demeure attachée à cette période de ma triste enfance ; c’est celle de Mlle Ruys, Sinte Véronica, Sainte-Véronique, comme on l’appelait dans la maison à cause de sa grande piété.

Mlle Ruys était une humble vieille fille, couturière à la journée, que chaque jeudi voyait revenir rue Marcq : elle y apparaissait le matin, au coup de sept heures, hiver comme été… ; elle était toujours vêtue printanièrement et proprement de la même robe de percale lilas, coiffée du même bonnet de mousseline tuyautée. On l’installait à la lingerie, une chambre très claire et très vaste du second étage, où elle ne permettait point qu’on allumât jamais le feu. Son économie était si grande qu’elle redoutait, pour ses effets, la poussière produite par le charbon brûlant dans un poêle ; aux plus fortes gelées, elle se contentait d’une chaufferette. Et c’était un étonnement pour moi, de voir cette longue et mince personne, au visage serein, au sourire grave, assise à coudre là-haut, par dix degrés de froid et ne grelottant pas sous sa maigre robe de percale ; bien mieux : m’offrant sa chaufferette et m’obligeant à l’accepter, pour peu que je fusse en humeur de rester là quelque temps.

Je l’aimais pour les belles histoires qu’elle me contait parfois, pour sa douceur câline et sa voix tendre. Elle avait des délicatesses et des fiertés que je partageais ; de toute la maison, elle seule me traitait en enfant, comprenait que jouer à la poupée fût, pour moi, un plaisir ; que je pusse m’intéresser aux petits oiseaux du jardin, aux cabrioles d’un chat sur la toiture d’en face ; que j’eusse des larmes pour un chien battu, dans la rue, et hurlant, ou, un cheval effondré sur le pavé et qui, de ma fenêtre, me semblait mort. Dès que, la fièvre me lâchant, mes idées redevinrent plus précises, je demandai à ma tante Josine :

— Et sainte Véroncica, où est-elle ?

— Ici, auprès de vous, ma toute petite, me fut-il répondu par celle-là même dont je réclamais la présence.

Et j’appris que depuis le début de ma maladie, elle n’avait guère quitté mon chevet, se relayant avec Mlle Veydt pour me veiller.

Alors commença pour moi une ère délicieuse ; grâce à Véronique je n’ai retenu de ma convalescence qu’un souvenir charmé. C’était aux plus chaudes journées d’août ; ma tante Josine, très lasse de m’avoir soignée, était partie en villégiature chez une parente, au bord de la mer. Mlle Veydtet Wantje, absorbées par la fabrication des confitures, dans le sous-sol, ne montaient guère à ma chambre. Quant au docteur, il s’inquiétait, certes, moins de sa petite-fille que du pommeau de sa canne, et ses visites, en haut, étaient devenues peu fréquentes depuis que j’étais en voie de guérison. Sinte Véronica fut, bientôt, seule à s’occuper de moi.

Elle avait une manière de me soulever dans mon lit quand, les membres gourds d’être restée trop longtemps immobile, je souhaitais de changer de position, une manière qui doit être celle des religieuses hospitalières, et qui m’amollissait le cœur en me faisant penser à maman ; jamais il ne me fallait exprimer un désir, Véronica les prévenait tous. C’est ainsi que je trouvai des fleurs sur ma couverture, un matin, à mon réveil, juste quand je commençais à songer qu’il me serait doux d’en avoir : des pervenches et des marguerites, bouquet sans parfum, choisi exprès par ma garde-malade qui me savait bien faible encore et si facile à intoxiquer par les odeurs trop pénétrantes ! Le même jour, je mangeai mon premier œuf à la coque : Mlle Ruys me coupait des mouillettes et, comme j’étais affamée, elle me disait de temps en temps, pour m’empêcher de me faire mal : — Line, je vous en prie, n’allez pas si vite !

Mais elle souriait, ravie de mon bel appétit et, l’œuf dévoré, je la vis sortir de sa poche une grappe de raisins, prise, sans doute à la Halle en même temps que les fleurs et qu’elle me fit manger en cachette, grain à grain, la grappe dissimulée sous son tablier par crainte des surprises car, bien que le docteur eût ordonnée les fruits comme utiles adjuvants de ma convalescence, ce dessert ne faisait point partie du menu de mon déjeuner et Véronique l’avait acheté de sa bourse, ainsi que les pervenches ornant ma chambre. Les friandises et les choses qui ne sont que jolies sans être indispensables, se trouvaient bannies du programme de mon éducation. Mlle Ruys le savait ; elle souffrait pour moi de cette dureté si cruelle à mon enfance délicate, au raffinement instinctif de toutes mes aspirations, et elle essayait de me sauver de ce que ce parti-pris avait de trop spartiate.

Instruite aujourd’hui du piètre gain de la pauvre fille à cette époque, du poids de ses charges, j’ai plus de gratitude encore pour cette généreuse pitié qu’elle me témoignait ; je m’explique aussi comment, l’hiver, le froid glacial de la lingerie sans feu la laissait indifférente et pourquoi elle s’arrangeait toujours de façon à être seule, loin des regards indiscrets, au moment des repas. Même, cette puérilité qu’elle avait de mettre, le soir, avant de se coucher, une doublure en papier dans son bonnet de nuit, pour éviter de le graisser…, même cette puérilité inspirée par un comble de prévoyance et qui me consterna durant tout le temps où elle dormit auprès de moi, dans le lit de ma tante, ne saurait me faire rire.

Sainte Véronique, payée dans la maison au prix de tant par jour, ou plutôt, « de si peu par jour » comme l’a écrit Dickens quelque part, Sainte Véronique ne faisait pas de feu chez elle et c’est ce qui l’avait endurcie aux rigueurs des pires températures ; elle n’y mangeait guère à sa faim, non plus… et cette habitude de sobriété : excessive lui permettait de garder pour les siens, sans trop de privation, les mets susceptibles d’être transportés dans une poche de robe et qu’on lui servait chez ses pratiques. Après cela, cette préoccupation de ne point souiller ses hardes afin de n’avoir pas à en payer trop souvent le blanchissage, ne semblera-t-elle pas touchante ?

J’ai cette satisfaction de pouvoir me dire que je ne m’en suis jamais moquée. Si jeune que je fusse, je sentais là autre chose qu’une excentricité ou qu’un caprice, autre chose, aussi, qu’une parcimonie maniaque et dérisoire : une intuition, datant de ma plus lointaine enfance, me fait deviner la douleur et la misère infailliblement, là même où l’on met le plus de soin à me les cacher. Entre la couturière et moi existait ce courant de sympathie magique, grâce auquel deux créatures se comprennent et se pénètrent, sans avoir eu besoin de se rien confier. Elle me savait malheureuse et je la savais pauvre.

Aussitôt que je fus assez remise pour pouvoir sans défaillance supporter durant un certain temps le bruit de sa voix, elle consentit à me dire des histoires. C’étaient celles écoutées tant de fois déjà l’hiver, dans la lingerie, de ma petite chaise, les pieds sur la chaufferette que Mlle Ruys, invulnérable au froid, m’abandonnait ; mais il en est des contes faits aux enfants comme de leur musique préférée pour les vrais mélomanes : ils les aiment d’autant plus qu’ils les ont entendus plus souvent.

Et j’implorais ma garde-malade :

Sainte Véronica, racontez-moi les aventures de Tyll.

— Ah ! Tyll ? questionnait la bonne fille, celui qui fit bouillir le chien de son maître parce que ce chien s’appelait Houblon et qu’on lui avait recommandé de mettre le houblon au feu ?

— Oui, oui, justement, disais-je, en battant des mains.

Et elle commençait :

— Tyll Uylenspiegel naquit à Damme, en 1325… Après Tyll Uylenspiegel venait généralement Ommeganck, le géant célèbre et très bête dont la fille, Hélèna, fit accomplir un prodige à son amoureux : ce dernier construisit en une nuit, pour plaire à sa dame, un escalier formidable qui relia Bruxelles à la montagne de Ruysbroeck.

— … Et dont les vestiges existent encore aujourd’hui, ne manquait pas d’ajouter Véronique, en attirant mon attention sur le quartier de la Steenpoort [3] et cette rue de la « Montagne du Géant », si rapide, où, d’après elle, avait été jadis le fabuleux escalier de la tradition. Des nains, d’actifs et ingénieux nains seraient venus en aide, selon ma narratrice, à l’amoureux d’Hélèna ; et cela me donnait une haute idée de la supériorité de ces nains sur le géant Ommeganck que, dans l’histoire, il s’agissait surtout de bafouer et qu’on bafouait adorablement. Quant à Hélèna et à sa famille, je les connaissais. — Ne les avais-je pas vus passer dans la rue Marcq, sous forme d’immenses mannequins lors d’une récente kermesse de Bruxelles ?

— Ce sont eux, en effet, confirmait Mlle Ruys, avec un sérieux imperturbable : la Ville, par ces figures colossales, a voulu immortaliser le souvenir du temps où elle abritait une population de géants. Si puissants que fussent ceux-ci, toutefois, des nains pleins de malice en eurent raison : c’est aussi vrai que je suis ici.


Le soir, quand l’ombre commençait à emplir ma chambre de légers tulles noirs, j’attendais presque et je désirais vivement, avec un peu d’agitation, la venue de ces nains spirituels et si bienfaisants dont on m’avait parlé et qui surgissent toujours chez vous spontanément quand leur présence va y devenir nécessaire. Je frissonnais, mais c’était un frisson sans angoisse, un frisson provoqué par le mystère dont mon imagination enveloppait ces personnages de sortilège, bien plutôt que par la terreur qu’ils auraient pu m’inspirer. C’était une échappée ouverte sur les champs lumineux de la Féerie et j’étais dans l’enthousiasme d’y marcher.

Chère Sainte Véronica ! j’aurais éternisé ma convalescence pour que cette bonne vie menée ensemble s’éternisât : éveillée ou endormie, que l’excellente fille fût en train de me narrer ses légendes ou qu’un joli rêve m’en donnât l’illusion, leurs personnages fantastiques, grotesques ou charmants, habitaient mon esprit et ce merveilleux m’était doux au milieu de la prose étroite et sèche où l’on m’élevait systématiquement.

VIII


Quand je fus en état de me lever et de marcher, c’est Véronique qui me fit faire mes premières promenades au jardin. Mais notre jardin n’était ni très vaste ni très gai. Il faisait suite à une cour étroite et longue, sombre comme un puits à cause de la hauteur des trois corps de bâtiments qui l’enfermaient. Le jardin, lui, était séparé de ceux des voisins par des murailles tapissées de cerisiers du Nord, d’abricotiers et de pêchers.

On réservait les fruits fournis par ces arbres aux desserts quotidiens du docteur et aux confitures, compotes et marmelades faites par Mme Veydt à l’intention de son mari. Jamais je n’eus la bonne joie gourmande d’en cueillir un moi-même pour y mordre à belles dents, comme font les autres petits chez leurs grands-parents complices et approbateurs.

Ce jardin, où l’on m’occupait toute l’année à sarcler les folles végétations, était d’une netteté, d’une symétrie, d’une froideur désespérantes ; sur la pelouse, tondue à la mécanique, pas un brin d’herbe ne dépassait les autres et les pâquerettes ou renoncules qui, d’aventure, s’y fussent épanouies en auraient été expulsées aussitôt. Mais, dans un bassin de porphyre, à peine plus grand qu’un saladier, quatre poissons rouges se poursuivaient continuellement, l’air mélancolique. Un parterre de tulipes qui fleurissaient au printemps et dont on entourait les corolles d’un rond de papier afin quelles ne pussent s’épanouir que jusqu’à un certain point ; des camomilles qu’on récoltait en été, pour en avoir la tisane plus tard, et une touffe de pâles hortensias, cadeau reconnaissant d’une cliente au docteur, qu’on avait plantés et qui s’accommodèrent du sol maigre, de l’ombre et de l’humidité de l’endroit, voilà pour le flore de ce jardin.

De plantations choisies pour leur beauté, pour leur ombrage ou pour leur parfum, il n’en possédait aucune autre et je n’ai jamais vu ailleurs, sinon dans les boîtes à joujoux, rien qui ressemblât à la silhouette régulière et droite, effilée, en manière de cierge, par un émondeur trop savant, des quatre poiriers qui faisaient les coins du gazon. On enfermait leurs poires mûrissantes dans des sacs de tulle pour les préserver de l’atteinte des mouches.

Tante Josine, dès qu’elles étaient nouées, les comptait, veillait à ce qu’il ne leur arrivât rien de fâcheux, les habillait de ce sac et, l’automne venu, les cueillait elle-même pour, ensuite, les ranger soigneusement dans le fruitier : mon grand-père en mangeait à jeun, chaque jour, à son réveil, jusqu’à la mi-juin ; cela faisait partie de son hygiène intime et personnelle.

Les allées du jardin étaient semées d’un cailloutis blanc, pointu, agressif, qui usait les bottines, et toutes les fois que mes jeux solitaires m’amenaient vers ce lieu de délices, j’avais à subir tant de recommandations avant d’y pouvoir pénétrer que je finis par m’y rendre exclusivement pour y accomplir ma tâche : débarrasser les plates-bandes du chiendent et des pissenlits qui y poussaient à foison, malgré mon zèle ; récolter les fleurettes de la camomille quand elles étaient à point pour la provision d’hiver, ou bien, la graine mûre des tulipes et des hortensias, qui était, ensuite, précieusement serrée en des sachets de papier fort, pourvus d’une étiquette, et dont ma tante avait la garde.

Ce jardin, où le soleil lui-même paraissait maussade, où il ne se montrait jamais franchement, mais, d’une manière oblique, hésitante, sournoise, contrarié qu’il Y était par tant de murailles, ce jardin ne m’attirait pas. Même, lorsque Véronique m’y conduisit, après ma maladie, Mme Veydt ne put prendre sur elle de nous épargner les remontrances au sujet des fruits qu’il ne fallait pas cueillir, du gazon qu’il ne fallait pas fouler, des bordures qui, disait-elle, avaient droit à notre respect car elles étaient de fer peint et coûtaient cher !

Aussi, ces récréations, ordonnées à ma faiblesse et qui auraient dû contribuer à mon entière guérison, se bornèrent, bientôt, à peu de chose : la couturière s’installait sur un banc, hors de la vue du logis ; moi, j’étais sur ma petite chaise, à ses pieds, avec Zoone dans mes bras. Véronique raccommodait le linge et, parfois, en cachette, me taillait bien vite une robe ou un manteau de poupée dans un bout de taffetas rose dont elle m’avait fait cadeau et que j’allais m’appliquer à coudre de mon mieux. Cette Mlle Zoone, qui me venait de ma pauvre maman, m’était restée ardemment chère. Un peu de l’autrefois, de plus en plus vague dans mon souvenir, mais, toujours, regretté, demeurait pour moi au fond de ses grands yeux d’émail qui n’avaient point changé depuis notre départ de la maison. Cette poupée était de ma famille, à ce qu’il me semblait, bien plus étroitement que tous les Veydt de la rue Marcq. Avec elle, je causais du temps passé… Et que m’importait que je fisse les demandes et les réponses ? — Je savais bien que Zoone me comprenait et elle était pour moi évocatrice de tant de choses lointaines dont, sans sa constante présence, j’eusse peut-être perdu la mémoire ! Toutes mes tristesses, toute la poignante nostalgie dont souffrait confusément mon âme d’enfant privée de mère, cette poupée en eut le spectacle et la confidence. Et ce m’était une espèce de soulagement d’avoir là, auprès de moi, ce témoin — fût-il muet — de ma vie passée. Aussi, jamais poupée ne fut entourée de soins plus tendres, d’une sollicitude plus vigilante ni plus active : j’étais bien jeune lorsque je reçus Zoone en présent et son nom seul indique l’extrême puérilité de mon langage au moment de son baptême ; or, elle ne fut jamais jolie ; mais, après dix ans, nulle avarie n’avait atteint son corps de bois et elle n’était pas plus intacte au moment de sa sortie du magasin où ma mère l’avait achetée ; je l’aimais et je la vénérais ; elle était à la fois mon enfant et mon fétiche. Aussi, c’était un bonheur pour moi de la parer de mon mieux et si je sus coudre à l’âge où les autres petites filles ne s’en soucient guère, c’est que le désir me hantait de faire de beaux vêtements à ma vieille poupée et que ce fut là l’émulation la plus efficace.

C’est à la fin de ce même automne que l’on me mit à l’école. D’abord, je m’étais fait un monstre de cette idée d’aller en classe, de voir de nouvelles figures, de faire connaissance avec une foule de petites filles dont ma sauvagerie n’espérait rien de bon. Cependant, dès le premier jour, je fus conquise par la douceur enjouée de la religieuse à laquelle on me confia, par la gaîté vivante et bruyante de notre classe où l’aînée des élèves avait huit ans et, la plus jeune, à peine cinq. On y jouait bien plus souvent qu’on n’y apprenait l’alphabet. Aussi, je n’étais pas d’une semaine en demi-pension chez les Sœurs de la Miséricorde, que ce couvent devenait mon univers : Wantje m’y menait le matin, à huit heures ; j’y restais jusqu’après le souper et, bientôt, seules, me semblèrent lentes et vides les journées de vacance passées rue Marcq.

En ce temps-là, ma sensibilité native, — développée par le milieu ambiant, la religion, présentée sous une forme si attrayante aux fillettes de la classe élémentaire, toute sonore de musique sacrée, de la récitation fréquente des litanies à la Vierge — ma sensibilité augmenta encore. L’odeur de l’encens montant en spirales bleues sous la voûte azurée de notre chapelle que constellaient d’innombrables étoiles d’or, comme au ciel, où sont Jésus, sainte Marie, sainte Anne, saint Joseph, tous les bienheureux et tous les apôtres, me faisaient penser à un pays d’enchantements, peuplé d’êtres d’une bonté adorable, et mon imagination m’y logeait moi-même toute immatérielle, toute blanche, des ailes dans le dos. Les récits merveilleux de Véronique avaient contribué certainement à cette tendance vers la chimère et il m’arrivait de confondre les anges de nos cantiques et les nains de ses légendes : je les enveloppais, les uns et les autres, dans la même admiration ravie et je les croyais capables de tous les prodiges.

Je vivais dans un monde à moi, peuplé de saints personnages quelque peu fées et où tout ce qui, dans la création, est inerte s’animait, prenait une existence active, douloureuse ou heureuse. Aussi, dans mes rares promenades aux champs, je ne cueillais pas un coquelicot sang lui demander pardon d’avance du mal que j’allais lui faire, et les pommes de mon dessert, au couvent, avaient mal, elles aussi, j’en étais certaine, quand je mordais dedans.

Je finis par maudire ces jouissances si remplies d’amertume et je renonçai à blesser les fruits et les fleurs je ne cueillis plus de coquelicots et je ne mangeai plus de pommes.

Peut-être mon excessive sollicitude pour eux venait-elle de la défense qu’on m’avait toujours faite d’y toucher, chez mes grands-parents ; il y avait là quelque chose de produit par l’habitude, certes ; mais c’était bien plus qu’une habitude contractée par devoir, le sentiment qui me les faisait respecter à ce point. Pour moi, je le répète, fleurs et fruits vivaient, avaient une personnalité sensible, délicate, que froissait cruellement la brutalité des attouchements humains.

Et, à mesure que ma personne morale se compliquait ainsi, une sorte de perpétuelle surexcitation nerveuse commençait d’agiter mon être physique je ne pouvais plus supporter l’obscurité et je souffrais beaucoup, le soir, quand Mlle Josine, après m’avoir fait mettre au lit, soufflait la bougie et me laissait dans le noir ; non pas que j’eusse la frayeur des ténèbres, assez générale chez les enfants, mais les ténèbres m’oppressaient, me faisaient souffrir, d’une souffrance physique abominable, et il m’arriva, une nuit, de réclamer de la lumière avec tant d’angoisse, d’un ton si suppliant que ma tante en fut touchée et, dès lors, alluma chaque soir une veilleuse dans notre chambre. On ne l’éteignait qu’au matin.

De cette veilleuse à mes yeux entr’ouverts venaient de longs rayons en faisceaux, qui commençaient mes rêves à l’heure du coucher, qui les prolongeaient délicieusement à l’heure du réveil, en me laissant croire, un bon moment, à la réalité de leurs fantasmagories.

IX


Des années passèrent…

Je portais les cheveux très longs, séparés en deux nattes tombantes qu’allongeaient encore des nœuds de ruban. Je crois que de là venait ma ressemblance avec Henriette Erlanger et qu’un observateur attentif n’eût pas découvert entre nous d’autre rapport physique : elle était, comme moi, une petite fille de dix ans et nous avions la même coiffure. Ses cheveux étaient noirs et les miens blonds ; ses yeux étaient bruns et les miens bleus ; elle était très forte et moi très frêle. Pourtant, je ne pouvais pas entrer dans la boutique de ses parents — ils vendaient des merceries et des flanelles au détail — sans que j’entendisse de nombreuses voix s’écrier :

— On dirait notre Henriette. C’est tout à fait Henriette :  !

Henriette était en pension, loin de Bruxelles, et les siens aimaient à me voir parce que je la leur rappelais. Pour moi, c’était tout bénéfice : on me fêtait chez les Erlanger ; ils étaient nos voisins et je courais chez eux aussitôt mon retour de l’école, à tout propos et hors de propos pour un lacet, un bouton, une aiguille à acheter… ; nos maisons étaient contiguës et, dès que j’entrais dans le vaste magasin, on m’accueillait d’un :

— Bonjour, Henriette ! dix fois répété et qui venait des parents, des enfants, des bonnes, des commis.

Le bébé de la famille, qui ne voyait sa sœur aînée que de loin en loin, fut maintenu jusqu’à l’âge de vingt mois dans cette erreur que j’étais une demoiselle Erlanger, et il me faisait des risettes, il me tendait les bras. Un des premiers mots qu’il articula distinctement, ce fut Yette, qui, pour lui, demeura l’appellation courante de la seule Henriette qui lui fut familière. Quand on lui présenta la véritable, il ne voulut jamais admettre son identité.

Je connaissais peu Henriette ; je savais qu’elle était très studieuse, que sa mère en était fière et que cette petite fille passait, dans son couvent de province, pour le modèle des jeunes élèves ; voilà tout. On nous avait bien présentées l’une à l’autre et M. Erlanger s’était plu, aux dernières vacances, à nous placer exactement contre le même chambranle de porte, afin de mesurer et de marquer nos hauteurs respectives qui se trouvèrent être identiques, mais l’intimité ne s’était point produite ; nous n’avions pas eu cet élan spontané, ce bon mouvement instinctif qui jette deux enfants aux bras l’un de l’autre, tout d’un coup, irrésistiblement. Réunies, nous n’éprouvions, elle et moi, d’autre plaisir que celui de rechercher, par voie de comparaison, les preuves de cette étonnante ressemblance qu’on disait exister entre nous. Une fois la fillette chez elle, j’y allais moins : je me sentais inutile dans cet intérieur. Henriette me gênait.

Or, peu après ma première communion, que je fis sous la direction de M. l’aumônier, en l’église du Béguinage, dans la plus grande ferveur, comme je m’en allais seule à mon école, par un matin d’avril, je vis la boutique des merciers close du haut en bas, les stores baissés, à l’étage, les volets mis aux vitrines et, sur un morceau de carton bordé de noir que quatre clous retenaient à la porte d’entrée, cette annonce laconique, tracée d’une main hâtive :

FERMÉ POUR CAUSE DE DÉCÈS.

J’eus comme un éblouissement et mon cœur se serra. — Qui donc était mort chez les voisins ? L’idée énigmatique et déconcertante de la mort m’épouvantait à cette époque ; le mot seul me faisait frissonner et, pendant des années, on évita de le prononcer en ma présence. Aussi, quand je rentrai rue Marcq ce soir-là, personne ne parla du malheur qui frappait les Erlanger, et mon effroi de ce que j’aurais pu apprendre était tel que je n’osais pas même formuler la question qui me brûlait les lèvres. Le jour suivant, je fis un détour, plutôt que de revoir ce logis lugubre d’une famille qui venait de perdre l’un des siens.

Du temps s’écoula et ma lâcheté s’accrut : je me creusais la tête à chercher qui pouvait bien être mort chez nos voisins ; je les plaignais tous sincèrement, j’aurais voulu leur dire mon inquiétude à leur sujet, mon affiliction de les savoir dans la peine. Je ne le fis pas.

Assurément, le système nerveux s’était développé d’une manière anormale en mon frêle organisme et la sensibilité y avait pris une acuité exceptionnelle, devenue, en quelque sorte, maladive.

Un peu plus tard, en pleines vacances de Pâques, Mme Erlanger sonnait à la maison et, rien qu’à la manière dont elle m’embrassa, je devinai que c’était Henriette qui était morte. La pauvre créature entreprenait vis-à-vis de moi la plus étrange démarche que jamais la perte de son enfant ait suggérée à une mère au désespoir : Henriette était morte en province, à la pension ; les Erlanger ne possédaient aucun portrait d’elle, et ils avaient réfléchi qu’un portrait de moi pourrait bien leur remplacer celui de leur petite fille ; il suffisait que ces dames Veydt consentissent à me laisser, à cette fin, poser chez un photographe.

Ce fut chose entendue tout de suite. Le caprice, pour extravagant qu’il parût, était si respectable que personne, rue Marcq, ne pouvat songer à y mettre obstacle. Quand il fut question de m’habiller pour la suivre, on consulta Mme Erlanger sur les moindres détails de ma toilette : elle souhaita me voir vêtue de blanc et comme j’avais, par hasard, les cheveux dénoués et flottants dans le dos, elle les tressa : elle-même en deux nattes qu’elle noua de rubans larges : notre coiffure habituelle, à Henriette et à moi-même, ce qui constituait le plus clair, le plus positif de notre ressemblance.

Tout en me parant ainsi, la mercière s’exaltait : sa combinaison lui paraissait admirable, et il lui semblait que sa grande douleur ne pourrait s’atténuer que par la réalisation de cette image qui, sensément, représenterait sa fillette.

Elle désirait que j’y parusse en pied, debout, un bouquet dans la main, le plus gaie possible. Puis, son projet se compliqua : elle grouperait tous ses autres enfants autour de moi, qui simulerais la sœur aînée ; ils seraient échelonnés par rang de taille, les plus grands à droite ; les autres à gauche, et le baby à mes pieds. On les prendrait dans leur deuil sévère, dans leur petite blouse noir à biais de crèpe, tandis que, toute blanche, je resplendirais au milieu d’eux.

J’apercevais là les éléments d’une allégorie mystique : Henriette, un instant redescendue sur la terre, devait faire penser aux joies sereines du paradis, à la félicité idéale des bienheureux… et cela plaisait à mon imagination d’enfant ; peu à peu, je dépouillais mon « moi », ma jeune personnalité remuante et vive, pour m’identifier avec cette forme vague, nuageuse, insaisissable que me représentait l’âme d’Henriette.

J’étais devenue très grave, gagnée à la bizarrerie de la situation, ayant conscience de ce que j’allais représenter la figure principale d’une scène. Mme Erlanger m’’entraînait, et elle ne m’appelait plus Henriette, comme naguère ; il y aurait eu là, après la mort de la vraie titulaire de ce nom, une insouciance profane. La mère me disait : « Yette », à l’imitation de son petit. Yette, c’est-à-dire ni Henriette, ni Evangline, mais quelqu’un qui figurerait l’une et l’autre, sans être réellement aucune des deux.

En rien de temps, tous les enfants Erlanger furent prêts à sortir et nous partîmes. Dans la rue, la pauvre femme m’accablait de prévenances :

— Yette, veux-tu des gâteaux ?

— Yette, veux-tu des images, une poupée, un nécessaire à ouvrage ?

Je marchais, silencieuse et droite, les yeux levés, les nerfs à fleur de peau, un goût de larmes dans la bouche. Je faisais « non » chaque fois, de la tête, surprise et un peu choquée de ces offres prosaïques.

L’atelier du photographe était situé place Sainte-Gudule, dans les combles d’une très vieille maison aménagés de la façon la plus sommaire. On me plaça au beau milieu de cette espèce de grenier, tous les enfants en cercle autour de moi, Et, sous le chaud soleil qui tombait du toit vitré, ces petites têtes candides émergeant de costumes funèbres, avaient une grâce triste, attendrissante. Les cloches de l’église tintaient solennellement, tout près. Il y avait même des moments où leurs vibrations étaient assez fortes pour nous faire craindre que le clocher de la tour neuve ne tombât parmi nous. On m’avait piqué une fleur en papier rose dans les cheveux, près de l’oreille ; une de mes nattes revenait devant, sur le corsage décolleté. C’était la pose. Nul ne bougeait.

Alors, un trouble extraordinaire m’envahit : j’eus l’impression que mon cerveau se vidait, j’éprouvai je ne sais quelle béatitude surhumaine il me sembla que je devenais un pur esprit, que je touchais le ciel du doigt. Mon être s’était métamorphosé, décidément, au profit d’une autre : J’étais Henriette et, pour un rien, je me serais envolée vers les éternités bleues, dans la douce lumière de ce matin de printemps.

La première épreuve tirée de ce portrait avait réussi. On me remena chez nous toute froide et blanche, le front moite, les dents claquant. Dès qu’on m’eût laissée seule, j’éclatai en sanglots, je pleurai mon rêve.

Je n’ai jamais voulu regarder le groupe photographique où je posai pour une morte. Les parents de celle-ci affirment que la petite fille représentée là ressemble à Henriette plus encore qu’à moi-même. Et, si paradoxale qu’elle puisse paraître, leur assertion n’a rien qui m’étonne. Cela doit être vrai.

Pendant longtemps, je vécus dans le regret inconsolable de n’être pas Henriette, d’exister si loin du séjour de paix et de lumière, pressenti, comme par miracle, tandis que je posai pour elle et où j’aurais juré avoir vu des archanges m’appelant, tendant vers moi des bras ailés, alors qu’un objectif était braqué sur ma forme matérielle et que sonnaient les cloches de Sainte-Gudule, en ce jour d’avril, si suavement lumineux.

X


Vers ce même temps, et, comme mon âme, étrangement affinée, souffrait beaucoup de la tristesse de ma situation parmi ces vieilles gens qui m’aimaient peu, le souvenir adorant conservé à ma mère s’exalta. Je commençais à en vouloir aux Veydt de ne jamais m’en parler, de m’élever, ainsi qu’ils m’élevaient, dans la méconnaissance, dans l’ignorance presque absolue de cette mère, vivante, pourtant !… alors qu’on m’inspirait un véritable culte pour mon père mort. Je sentais là un parti-pris, une iniquité qui blessaient mon implacable justice enfantine et, bien que chérissant ardemment la mémoire de Jules Veydt, ce héros que je n’avais guère connu, je ne pouvais admettre qu’on lui sacrifiât la douce innocente dont mes yeux gardaient une vision si exquise et qui avait pleuré son mari jusqu’à en perdre la raison.

— Je voudrais voir maman, dis-je, un matin, d’une voix très ferme, à ma tante Josine, occupée à ranger des poires sur une étagère, dans le fruitier.

— Votre maman ? exclama-t-elle, stupéfaite, en se retournant vers moi, qui venais d’entrer et me tenais contre la porte.

— Oui, voir maman, répétais-je, plus énergique.

La vieille demoiselle devint, tour à tour, fort rouge et fort pâle. Elle abandonna ses fruits, s’approcha de moi jusqu’à pouvoir me toucher et finit par me dire brutalement :

— Mais elle est folle !

— Je le sais, fis-je, avec assurance.

— Mais elle est dans une maison de santé et n’en peut sortir.

— Je le sais, répétais-je encore une fois. Je sais où elle est et qu’elle n’en peut sortir ; mais j’irai à elle, moi !

Quelque chose comme une émotion furtive passa sur le froid visage de Mlle Veydt ; elle me prit la main et, d’un ton radouci :

— C’est un spectacle bien douloureux, ma pauvre enfant, celui au-devant duquel vous souhaitez aller. Cependant, comme il est fort juste que vous ayez le désir de voir votre mère, je vais demander cette permission pour vous au docteur.

Elle y courut sur-le-champ. Je la suivis jusqu’au seuil du cabinet de mon grand-père, où je restai, anxieuse de la réponse de celui-ci, et j’entendis qu’il blâmait mon idée d’aller à Uccle.

— Mauvais, mauvais, prononça-t-il. La malade est incurable : hypomanie chronique. Elle ne reconnaîtra même pas son enfant…, et quelle scène pénible pour Lina ! Ne vaudrait-il pas mieux pour elle conserver le souvenir de sa mère telle que celle-ci était avant la catastrophe ? Avec cela que, nerveuse comme est cette petite, une semblable entrevue pourrait bien lui être funeste.

— Cependant, mon père, est-il possible de l’empêcher de voir sa mère, à présent qu’elle a l’âge de raison ? C’est si naturel, me semble-t-il, intervenait Mlle Veydt.

— Naturel ? Oh ! certainement… mais absurde quand même.

À ce moment, la conversation dévia : le patriarche expliquait à ma tante qu’il se trouvait, réellement, dans une situation d’argent assez précaire et que ce serait d’une bonne fille de lui avancer quelques fonds sur ses économies personnelles, car il avait été absolument mis à sec par une philanthropie immodérée.

— Oh ! ce père… toujours trop généreux ! s’écria la vieille demoiselle avec admiration. Trois cents francs vous suffiront-ils ? demanda-t-elle encore.

Et elle ajouta, d’un ton timide :

— Il y a eu votre emprunt du mois d’août, que vous n’avez pas réglé jusqu’ici et qui m’empêche de vous donner davantage.

— Je tâcherai de m’arranger de ces trois cents francs, fit le docteur avec condescendance.

Et, sans plus parler de l’emprunt du mois d’août, il revint à la question de ma visite à Uccle :

— Je blâme ce projet, déclara-t-il ; mais, si vous y tenez, ma chère, conduisez donc cette petite là-bas quand vous voudrez. J’aurai soin d’avertir le professeur Oppelt.

— Votre grand-père consent, vous avez entendu, Lina ? fit Mlle Veydt en me trouvant sur l’escalier, comme elle sortait de chez le docteur.

Elle paraissait ennuyée que je fusse là ; sans doute, à cause de la partie de leur entretien que j’avais surprise et qui ne me concernait point. Négligeant de faire allusion à cela, elle poursuivit :

— Si vous voulez, Véronique vous mènera à Uccle dès demain. C’est jeudi, jour de congé pour vous, jour de visite chez Oppelt…

Elle fit une pause avant d’achever sa phrase :

— Quant à moi, conclut-elle enfin, mes relations antérieures avec Mme Veydt jeune ont été trop tendues pour qu’il soit convenable que je vous accompagne.

Oh ! les heures qui suivirent, comme elles me parurent longues ! J’étais à l’école, sur mon banc, et j’étais bien loin de l’école. Mon imagination me précédait là-bas, sur le chemin d’Uccle, où je savais devoir trouver la maison de santé. Et je songeai : « Je vais voir maman, l’embrasser, la serrer dans mes bras. Que sera, au juste, cette entrevue ? La pauvre créature me reconnaîtra-t-elle…, pourra-t-elle me reconnaître, après tant d’années ? Elle-même est bien changée, sans doute, bien peu ressemblante à l’image que mes yeux en ont retenue. Elle est folle… Comment est-on quand on est fou ? Mon grand-père certifie que je vais recevoir une mauvaise impression de cette visite. Et si j’allais, au contraire, trouver maman très raisonnable, très lucide ! Les Veydt disent qu’elle est folle. Qu’en savent-ils ? je n’ai jamais appris qu’aucun d’eux eût été la voir chez le professeur Oppelt et c’est lui seul qui les renseigne sur l’état de sa pensionnaire… »

Dans le zèle de mon amour filial exaspéré, je n’étais pas loin de les accuser, tous, de complot et de ce crime odieux de séquestrer ma mère arbitrairement.

La journée fut, pour moi, fiévreuse et je passai la nuit dans un sommeil agité, au milieu de rêves qui me montraient ma mère sous les aspects les plus contradictoires : tantôt charmante et telle que je l’avais connue ; tantôt hagarde, échevelée, l’œil fixe, telle que le préjugé et l’iconographie représentent la démence.

L’aube, une aube timide et frissonnante du mois d’octobre, blanchissait à peine les vitres de ma fenêtre que je sautai à bas de mon lit, disant : — C’est aujourd’hui.

— Recouchez-vous. Il est à peine quatre heures, prononça en ce moment la voix impérieuse de Mlle Josine, dont je partageais toujours la chambre et que mon exclamation venait de réveiller.

Elle vint elle-même me border quand j’eus regagné ma couchette et je la vis replacer le rideau de vitrage que j’avais dérangé pour regarder au dehors ; puis elle masqua, par un verre de cristal, la veilleuse, afin que sa faible lumière ne me blessât point les yeux et elle me dit, avec une gravité, une autorité qui, subitement, firent entrer en moi un grand calme :

— Dormez ; je vous réveillerai quand il sera temps.

Et je dormis sous son égide, d’un bon sommeil réparateur, jusqu’au moment où ma tante me fit lever avec ces mots :

— Venez, maintenant, Lina ; il est l’heure.

Elle présida à ma toilette, ce dont elle s’était désaccoutumée depuis longtemps et jugea convenable que je misse ma plus belle robe.

— Ne tressez pas vos cheveux ce matin. conseilla-t-elle, comme je me démêlais ; laissez-les pendants.

— Votre père les aimait ainsi quand vous étiez toute petite, ajouta Mlle Veydt, allant au devant de mes remarques, voulant peut-être les prévenir, m’empêcher de supposer qu’en me rendant la coiffure de ma première enfance, c’est au goût de sa belle-sœur, vers qui j’allais, qu’elle faisait une concession.

Et, cependant, depuis que ma visite à Uccle était chose décidée, une sorte de changement s’était produit en la vieille fille, qui la rendait moins rude pour moi, plus affectueuse, presque tendre. Elle redoutait, eût-on dit, la comparaison que j’allais enfin pouvoir établir entre ma vraie mère et celle qui m’en avait tenu lieu depuis six ans. Et, en même temps, elle semblait vouloir prouver à cette autre, si inconsciente qu’elle fût, hélas ! que sa fillette n’était pas en trop mauvaises mains là où elle se trouvait. Je comprenais tout cela vaguement, je le devinais à des paroles qu’elle laissa échapper, à ses gestes moins brefs, moins assurés, à une singulière expression d’inquiétude empreinte sur sa physionomie. Visiblement, un peu de ma fièvre l’agitait et l’aurore de cette journée décisive la rendait anxieuse autant que moi, bien que d’une autre façon.

Quand elle me vit partir avec Sinte Véronica, ma tante Josine eut comme une minute d’hésitation, puis, de révolte, et je crus qu’elle allait ou, me rappeler en me défendant de poursuivre mon chemin, ou, signifier à Véronica son intention de m’accompagner elle-même. Elle n’en fit rien ; seulement, avançant sur le pas de la porte, elle me cria, d’une voix où l’angoisse ne se dominait plus : — Ne nous revenez pas trop tard !

D’un bond, j’étais retournée sur mes pas : j’aurais voulu embrasser ma tante Josine. Mais, déjà, la porte se refermait sur son dos étriqué, vêtu de ternes étoffes, et je ne la trouvai plus là.

— Elle vous aime mieux qu’elle ne le dit : mieux qu’elle ne le pense, allez ! murmura Véronique.

Celle-ci, je le remarquai alors, avait pris avec elle ma poupée Zoone ; elle la tenait dans ses bras et je trouvai bizarre qu’elle eût songé à emmener ce joujou en un tel voyage. Eh ! vraiment, mes préoccupations étaient bien loin des poupées, ce jour-là !

Des détails du trajet que nous fîmes en omnibus, de la place de la Bourse à la barrière de Saint-Gilles, aujourd’hui détruite, — puis, à pied, de la chaussée d’Alsemberg, qui est au delà de cette limite, jusqu’à l’établissement du docteur Oppelt, situé vers Uccle, sur la route de Forest, je n’ai conservé aucun souvenir. Je sais qu’il faisait froid et que le peu d’arbres rencontrés sur notre chemin avaient leurs feuilles jaunies. Devant la maison de santé, ce qui me frappa, c’est la couleur rose, avenante de sa façade, l’éclat extraordinaire des carreaux de vitres où tremblait un rayon de soleil, la grande fraîcheur des rideaux de mousseline à pois…

Et la servante qui nous introduisit avait, elle aussi, l’air frais et avenant. Sans beaucoup de paroles, nous fûmes conduites par cette fille dans un admirable jardin où fleurissaient des lis blancs, où des roses-thé s’effeuillaient et qui, tout d’abord, me parut désert. Pourtant une voix d’homme, la voix du professeur Oppelt venu sur nos pas, disait :

— La voici.

Et je vis une femme…, non…, ni une femme, ni un être, une forme, une ombre, quelque chose de si peu terrestre qu’aucune appellation positive ne saurait lui convenir. C’était ma mère…, ni enlaidie, ni vieillie, ni disgraciée : amincie jusqu’à l’invraisemblance, grandie, semblait-il, grandie et fine jusqu’à donner l’illusion de l’irréalité. Sa robe en crépon blanc uni et souple, dont elle tenait la jupe relevée devant, en un geste puéril, augmentait encore le caractère de cette impression d’immatérialité, Elle marchait, d’une marche droite, d’un pas rythmique, ne faisant aucun bruit, et quand sa promenade l’eut rapprochée de nous, je vis que ses yeux bleus avaient toujours la même lumière si douce et si éblouissante d’autrefois.

— Maman, maman ! criais-je en lui tendant les bras, avec l’absolue conviction que cette créature exquise, restée, après six années d’internement, aussi jeune, aussi distinguée, aussi séduisante, n’était pas, ne pouvait pas être folle.

Mais elle eut l’air de n’avoir rien entendu et avisa seulement ma poupée, qui n’avait pas quitté les bras de Véronique. Ma mère la prit très tranquillement, très froidement, sans que sa physionomie exprimât autre chose que cette grande douceur mise au fond de ses yeux par le Destin et qu’une habitude des traits y avait, j’imagine, laissée par hasard. Puis, de sa même marche droite, de son même pas rythmique et silencieux, elle s’éloigna, emportant ce jouet dans sa robe relevée où je vis que d’autres poupées se trouvaient déjà pêle-mêle.

Aucune parole n’était sortie de ses lèvres pâles, nul frisson n’avait animé ses joues, d’une blancheur de neige, et ses beaux yeux immobiles n’avaient pas eu plus de regard pour moi que n’en auraient pu avoir ceux d’une aveugle.

— Elle est toujours ainsi, expliqua le docteur Oppelt.

Machinalement, je répétai :

— Toujours, toujours ?… Et elle tient toujours ces poupées dans sa robe ? Et elle ne parle pas ?

— Non : depuis six ans, elle ne parle pas… Et elle tient toujours ces poupées dans sa robe.

Quelque chose d’affreux s’était passé en moi : la réalité, brusquement, déchirait le dernier voile de mes rêves illusoires, et, mieux qu’une scène de démence violente et furieuse, la simple apparition de cette femme en blanc, émaciée comme une ombre et à qui l’inconscience donnait une sérénité surhumaine, venait de me faire mesurer notre séparation : elle était aussi entière et devait être aussi éternelle que si Mme Veydt fût morte.

— C’est fini ; je n’ai plus de mère, songeais-je. En même temps, une idée corollaire s’insinuait en mon esprit : je n’ai plus de mère, non ! mais j’ai une enfant. Cette innocente qui ne voit pas mes mains tendues vers elle, qui n’entend pas ma voix l’appelant avec désespoir, et qui veut ma poupée, qui s’en empare, qui s’en amusera, n’est-elle pas une enfant, plus faible, plus désarmée, certes, que les tout petits ? Et, de l’avoir vue si paisible, restée si douce, me faisait aspirer au jour où, maîtresse de mes actions, je pourrais, vraiment, jouer un rôle maternel auprès de l’infortunée et la prendre auprès de moi, et la soigner moi-même, moi seule, comme des étrangers la soignaient dans cette maison d’où, maintenant, venaient des cris et d’étranges rires révélateurs de sa destination, de la folie du plus grand nombre de ses habitants.

Après cela, rien de ce qui fait l’insouciance heureuse des enfants ne devait plus exister en moi ; une pensée grave et haute s’était emparée de mon esprit : elle allait s’y établir pour jamais et ce n’étaient, certes, pas des larmes de petite fille, celles qui, une à une, glissèrent lourdement sur le corsage de ma robe quand Véronica et moi nous quittâmes ce jardin, suivies de M. Oppelt.

— L’excellent docteur Veydt ne vous a remis aucune commission à mon adresse, mademoiselle ? demandait, bientôt, ce dernier.

Et le ton sur lequel il articula cette question me fit rougir, sans savoir pourquoi.

— Non, monsieur, répliquais-je, confuse, comme si quelque chose d’incorrect eût été contenu dans ma réponse et que je l’eusse su.

— Vous direz, je vous prie, à votre grand-papa que je me rappelle à sa mémoire, Il saura ce que cela signifie, ajouta l’aliéniste. Puis, tourné vers le jardin, il appela la servante, pour lui crier, finalement, d’un ton aigre, presque colère :

— Maike, faite rentrer Mme Veydt.

— La pauvre femme est si bien là ! osa objecter Véronique.

— Nous approchons de midi : le soleil pourrait lui être funeste, répliqua le professeur.

Soudain, il avait pris un air revêche, une attitude presque bourrue et j’eus la prescience que, seule, cette commission dont mon grand-père avait négligé de me charger pour lui était cause de son changement d’humeur.

— Ne revenez pas ici, mademoiselle, dit encore M. Oppelt en nous faisant la conduite. Et il eut une note attendrie en concluant :

— C’est un endroit bien trop triste pour votre âge.

Une énergie imprévue me donna l’audace de l’interrompre et de lui dire très formellement : — Monsieur, je reviendrai, au contraire, et, si vous le permettez, je reviendrai souvent.

Il eut un haussement d’épaules, un mouvement bref de la tête, qui acquiesçait, dont l’intention pouvait se traduire par :

— À votre aise…, comme il vous plaira.

Puis, il m’expliqua que Mme Veydt était, du reste, très calme, très docile, d’humeur si égale qu’un enfant aurait suffi à la garder.

— Oh ! que ne puis-je être cet enfant, que ne puis-je l’emmener, la prendre auprès de moi ! m’écriais-je avec désolation.

Il eut son même geste conciliant, m’enjoignit une seconde fois de ne pas oublier son message au docteur Veydt. Et nous prîmes congé.

La porte de la maison de santé close sur nous, je serrai fébrilement la main de Véronique : mes nerfs étaient surmenés, mon cœur éclatait. Mais je ne me laissais pas aller à pleurer ; il semblait que ce que je venais de voir m’eût émancipée et mûrie. Certes, aucune espérance ne me restait sur la possibilité d’une guérison de ma mère ; pourtant, une volonté précise était dominante chez moi : la volonté de la retirer quelque jour de chez le professeur Oppelt pour la prendre à mes côtés et la soigner comme une enfant. Une immense pitié pour elle, une tendresse émue et, en quelque sorte, protectrice remplaçait, maintenant, la vénération admirative que le souvenir de la pauvre femme m’avait inspiré jusqu’alors. Je me sentais seule au monde pour la chérir et pour la plaindre, et je souffrais atrocement de mon impuissance à rien faire pour elle.

Je crois que Véronique me mena en une ferme où l’on nous servit un déjeuner de laitage et d’œufs frais ; je crois aussi que la bonne fille s’ingénia à me distraire en me faisant marcher longtemps dans la campagne, en me cueillant des bouquets et en me tressant des couronnes de marguerites…, mais je sais bien que je demeurai navrée, recueillie en moi-même et fort taciturne, durant tout ce temps-là.

— Allons-nous reprendre l’omnibus de Saint-Gilles ? me demanda ma compagne, comme sa montre marquait quatre heures et que les premières brumes commençaient à rendre vagues et gris les lointains du panorama de Bruxelles et de ses environs étendu à gauche de la chaussée d’Alsemberg,

— Oui, prenons-le, dis-je machinalement.

Mais je voulus d’abord revenir sur nos pas pour voir une dernière fois l’hospice du professeur Oppelt ; et quand nous fûmes devant cette maison, j’envoyai des baisers à sa façade rose, je murmurai :

— Maman, maman, dormez bien ! doucement, câlinement, comme si elle eût été un baby et qu’elle eût pu m’entendre.

— Que vous avez été longtemps, Lina ! s’écriait ma tante Josine, debout, nu-tête, sur le seuil du logis, du plus loin qu’elle nous aperçut.

Et je vis, à sa mine troublée, à sa coiffure moins symétrique que d’habitude, à toute son allure si différente de ce qu’était ordinairement la sienne, que Mlle Veydt avait dû redouter des conséquences bien graves de mon entrevue avec sa belle-sœur. Elle ne m’en demanda point de nouvelles et je me gardai, moi-même, de lui en donner.

— J’irai désormais, chaque quinzaine, le jeudi, voir maman, déclarais-je, d’une voix nette, tandis qu’elle m’aidait à ôter mon paletot.

Elle ne répliqua point, eut l’air, même, de n’avoir pas entendu, mais tressaillit quand elle me vit courir au jardin avec le trop apparent désir de m’éloigner d’elle, de chercher la solitude.

Et, en vérité, la maison de la rue Marcq m’était devenue odieuse du moment où j’avais pu constater que la si douce folie de ma mère ne semblait pas de celles pour qui un internement très sévère ni des soins spéciaux sont indispensables. J’étais trop jeune pour bien me rendre compte de ce que la régularité du traitement dans une maison de santé pouvait avoir de bienfaisant pour l’aliéné, même le plus inoffensif, et ma logique étroite d’enfant m’’assurait seulement dans l’idée que les Veydt avaient agi avec parti-pris, malveillance et dureté en décidant, naguère, de ma séparation d’avec la malheureuse femme.

J’en voulais particulièrement à ma tante Josine qui, jamais, ne s’était cachée de ses sentiments d’antipathie envers elle et un invincible besoin de fuir la vieille fille, d’éviter sa présence et sa sollicitude me prenait. N’était-ce pas le rôle de ma mère qu’elle usurpait ainsi et lui devais-je aucune reconnaissance du bien qu’elle avait pu me faire, puisqu’en me faisant ce bien, c’est du mal qu’elle souhaitait à la pauvre recluse ?

Je pensais à Yette, qui était au ciel, parmi les anges, et dont j’avais figuré le personnage durant toute une matinée… ; j’y pensais, en me disant que c’eût été une bien désirable félicité que de me trouver là, pour jamais, avec Mme Veydt. Quelque chose de si visiblement pur, de si délicatement surnaturel émanait de cette malade, fine et blanche au milieu des pâles fleurs et des feuillages rouillés de son triste jardin, que cette image devait inspirer aux plus prosaïques des idées d’au-delà.

À partir de ce jour, la pensée de ma mère ne me quitta plus… Et c’était parmi les créations les plus éthérées de mon esprit que je la plaçais, dans quelque paradis immobile, silencieux, illuminé d’un soleil très tendre vague champ-élyséien où erraient des formes blanches, fines, légères et lentes comme elle.

XI


J’allai la voir et la revoir à Uccle, ainsi que je l’avais décidé et, détail affreusement poignant, comme je lui apportais, chaque fois, une nouvelle poupée : poupée de quelques sous, achetées, à son intention et selon mon désir, par Véronique qui, toujours, m’accompagnait en ces douloureux pélerinages, ma mère finit par faire quelque attention à moi, parut me voir, marquer une espèce d’intérêt pour ma présence. Même, elle finit par me distinguer avec faveur et — qui pénétrera jamais le mystère de ces cerveaux troublés ? — elle voulut me désigner par un vocable spécial et qui me fût personnel, et elle se mit à m’appeler du nom adorable et divin qui était sur mes propres lèvres et voulait voler vers elle constamment ; elle disait en parlant de moi, en s’adressant à moi :

— Maman !

J’en souriais en larmes et, par un effort de mon intelligence qui voulait comprendre la sienne, la pénétrer, s’y identifier, j’arrivai à m’expliquer ce qui l’avait conduite à me nommer ainsi : dans son concept redevenu simple, élémentaire, puéril, l’enfant, ce ne pouvait être qu’elle-même ; et moi, qui la caressais, qui la berçais de douces paroles, qui flattais ses goûts, qui satisfaisais de mon mieux les caprices de son innocente manie, j’apparaissais comme la dispensatrice de tout plaisir, de toute tendresse : j’étais la « mère », celle qu’on implore, qui accède et qui console.

Ce mot, le premier qui eût franchi ses lèvres depuis des années, demeura longtemps le seul qu’elle voulût prononcer.

Elle avait toujours avec soi-même ces colloques solitaires, articulés, mais sans émission de son, dont on m’avait parlé et dont j’avais été témoin lors de ma visite d’initiation chez Oppelt, et ne prétendait dire ce « maman » qu’en ma présence. Quand elle le dit pour la première fois, ce fut à un moment où son infirmière, craignant pour elle l’ardeur du soleil, la voulait forcer à mettre un chapeau de paille avant de se rendre au jardin : Mme Veydt protestait du geste, de l’attitude, de toute sa mimique qui exprimait l’ennui, l’agacement d’une insistance qui ne la ferait pas céder. Et, soudain, tournée vers moi, comme pour réclamer du secours :

— Maman ! s’écria-t-elle.

Je crus mourir, tellement mon émotion fut violente. Je courus vers elle, et je lui répondis tout naturellement, avec une spontanéité qui prouvait qu’un magnétisme agissait entre nous, qu’une sorte de télépathie avait créé, d’avance, un lien électrique entre nos deux mentalités :

— Ma chérie !

Elle eut un mouvement des yeux qui dénonçait sa satisfaction et, comme je lui attachai moi-même son chapeau sur la tête, se laissa faire.

Désormais, j’étais la mère ; elle était la fille. Cela était une chose entendue entre nous. Et je ne songeai qu’à l’heure bénie où, libre de ma fortune et de mes actions, je pourrais exercer vis-à-vis de l’infortunée mon rôle de mère, sous un toit qui nous réunît effectivement et nous appartînt.

Dès ma seconde visite à Uccle, j’avais été informée par le professeur Oppelt que la « commission » dont mon grand-père eût dû me charger, plus tôt pour ce spécialiste avait été faite, enfin, et que c’était le payement d’un trimestre en retard de la pension de Mme Veydt jeune. Je tressaillis de confusion à cette nouvelle ; mais je n’en fus pas surprise : j’avais deviné qu’il s’agissait d’argent.

XII


Je fus distraite de ces préoccupations, supérieures à mon âge, par un événement tout terrestre, survenu rue Marcq.

Un dimanche de l’hiver qui suivit, ma tante Josine descendit avec ces mots, de chez son père à la cuisine où nous venions, toutes quatre, de prendre notre premier déjeuner :

— C’est aujourd’hui que le fils de Staaf Holstein doit arriver de Courtrai ; le docteur se dispose à aller le prendre à la gare.

— Jésus-Christ ! s’écria Mme Veydt avec désespoir.

Et elle ajouta, s’adressant à la servante :

— Wantje, vous ferez le lit de la chambre d’étrangers ; venez, que je vous donne une paire de draps.

Restée seule avec ma tante Josine, je ne pus me retenir de demander si le petit Holstein allait demeurer toujours chez nous. Je le connaissais, pour l’avoir vu au dernier réveillon du docteur, où son père, veuf depuis peu, avait dû l’amener, faute de savoir à qui le confier, à Courtrai. Même, l’introduction de cet enfant dans notre maison, un pareil jour, avait été très mal prise par Mme Veydt ; cependant, il avait bien fallu faire contre mauvaise fortune bon cœur, et l’on m’avait appelée pour jouer avec lui, moi qui n’assistais jamais aux cérémonies de la St-Sylvestre.

Il se nommait Jacques, avait deux ans de plus que moi et me dépassait de toute la tête. C’était alors un gamin robuste et turbulent, assez mal élevé, qui, d’emblée, s’était déplu parmi les Veydt et ne s’était pas gêné pour le leur laisser voir. Très maladroit de ses mains, il avait tout de suite renversé son verre plein sur la nappe ; ce qui avait fait jeter les hauts cris à la famille entière…, et, quand le moment des congratulations était venu, n’avait jamais consenti à souhaiter la bonne année à personne, sinon à son père ; ce dont celui-ci se montra confus :

— Oh ! depuis que sa pauvre maman n’est plus là, il a bien changé ! répétait le brave homme ; et moi, concluait-il, je ne saurai jamais élever cet enfant : je suis trop faible.

Le petit, au nom de sa mère, s’était arrêté de manger et, comme il levait les yeux vers moi, je les avais vus gros de larmes.

Maintenant, par une douloureuse fatalité, le père de Jacques était mort, lui aussi, et, selon son dernier désir, c’était M. Veydt qui avait été. nommé tuteur de ce garçon. Ma tante Josine voulut bien m’expliquer qu’il allait demeurer rue Marcq quelques jours seulement, en attendant qu’on lui choisît un pensionnat pour y continuer ses études.


Jacques Holstein arriva vers les quatre heures, au moment du goûter : le bruit d’une voiture qui s’arrêtait devant notre porte ; un coup de sonnette ; la voix du docteur ordonnant à Wantje d’aider le cocher à monter le bagage du jeune voyageur à l’appartement qui lui était destiné ; celle de Mme Veydt recommandant qu’on fît en sorte de ne point égratigner les murs avec les angles de la malle… ; puis, le fils de Staaf Holstein vint nous retrouver à la cuisine.

Ma grand’mère s’occupait à couper, pour le goûter, des tartines de pain rassis extrêmement fines et singulièrement peu beurrées. Elle lui en offrit ; il refusa et refusa, de même, la tasse de café fumant qu’elle lui présentait.

Il avait encore beaucoup grandi, depuis si peu de mois que je ne l’avais vu, et on lui aurait donné quatorze ou quinze ans, bien qu’il en eût à peine douze. Il semblait triste, d’une profonde tristesse, malgré son visage rose et plein, malgré sa bonne grosse bouche enfantine et ses yeux clairs. Il avait ses cheveux châtains coupés en brosse et portait un costume de drap noir, d’une forme provinciale, avec un ruban de crêpe noué au bras gauche.

Ma tante lui demanda s’il avait fait un bon voyage ; à quoi il répondit sèchement que c’était un bien petit voyage, de Courtrai à Bruxelles, trois heures de chemin de fer, tout au plus, et qu’en effet le sien s’était accompli sans encombre.

Moi, je regardais le nouvel arrivant avec curiosité, mais sans me risquer à lui adresser la parole : la cohabitation avec la famille Veydt m’avait rendue timide jusqu’à la sauvagerie, et puis, je devinais chez Jacques Holstein une espèce d’hostilité, d’antipathie vague pour toute notre maison.

— Line, essayez donc de le distraire un peu, me dit Mme Veydt après le goûter et comme le petit demeurait immobile sur sa chaise, l’air maussade, indifférent à ce qui se passait autour de lui.

Au fond, j’étais bien heureuse de cette présence d’un enfant chez nous et je mourais d’envie de me lier avec ce garçon qui, lors de notre première rencontre, n’avait guère fait attention à moi pourtant :

— Voulez-vous jouer ? lui demandai-je enfin, réunissant tout mon courage, et en rougissant jusqu’aux cheveux.

Jacques m’examina longuement, d’abord, avec une sorte de surprise dédaigneuse, puis, avec de la condescendance et presque de la pitié :

— Jouer ! fit-il, en haussant les épaules, et à quel jeu savez-vous jouer, s’il vous plaît ?

Je rougis plus fort, devinant mon insuffisance dans les sortes de jeux qui devaient plaire à ce grand garçon et je gardai le silence jusqu’au moment où il me demanda :

— Y a-t-il un trapèze ici ?…

— Cet enfant perd la tête ! interrompit ma grand’mère, sans me laisser le temps de répondre que la maison ne contenait aucun objet de ce genre.

Et la vieille dame ajouta :

— Conduisez-le à la lingerie, ma fille : montrez-lui vos poupées. Et tâchez de ne rien salir, de ne rien abîmer là-haut, de vous amuser tous deux bien tranquillement.

En entendant cela, Jacques, oubliant son chagrin, était parti d’un grand éclat de rire — le plus franc, le plus limpide, le plus irrévérencieux des éclats de rire, — mais il m’avait prise par la main, et il m’entraînait vers la porte de la cuisine, en me demandant :

— Où est-elle, cette lingerie où l’on joue à la poupée ? Montrez-m’en, je vous prie, le chemin.

Dans l’escalier, que nous gravissions allègrement, je lui avouai tout le charme qu’avait pour moi cette chambre, le jour où Véronique y venait travailler. Jacques souriait, et il finit par me dire, d’une voix où la moquerie était fortement trempée d’émotion :

— Vous êtes une bonne petite fille vous, Évangéline, une petite âme toute blanche.

Mais, comme nous passions devant le cabinet du docteur et que je recommandais à mon compagnon de ne pas faire de bruit :

— Je le déteste ! gronda l’enfant, les poings tendus vers cette porte close, derrière laquelle mon grand-père sommeillait.

— Pourquoi ? fis-je, interloquée.

— Je ne saurais le dire au juste, mais il doit mériter qu’on le déteste, répondit Jacques Holstein.

— Oh ! murmurais-je, sans autrement protester.

Et, dans ma conscience d’honnête petite fille, un remords s’élevait de l’espèce d’indifférence où m’avait laissée ce sévère jugement porté sur le père de mon père.

— Je déteste la vieille dame aussi, poursuivit Jacques, et la vieille demoiselle, et la servante, et toute la maison.

— Non, non, ne dites pas cela, m’écriais-je enfin, bouleversée par la véhémence du nouvel arrivant, par la façon dont ce gamin à physionomie placide traitait mes parents.

— Oui, reprit-il, quand nous fûmes parvenus à la lingerie, oui, je les déteste. Mon pauvre papa, qui m’a donné M. Veydt pour tuteur, ne pouvait pas prévoir cela…, mais je vais être bien malheureux. On me mettra en pension, et, moi, voyez-vous, je m’échapperai, car jamais, jamais je ne pourrais tenir entre les quatre murs de ces prisons : je suis habitué au grand air ; à la campagne, dans la propriété de papa, je passais ma vie au bord de la Lys, parmi les champs et les prés, et j’étais libre !

Là, Jacques, que l’émotion suffoquait, s’interrompit ; et ce fut, durant un long moment, un balbutiement incompréhensible, des phrases sans suite, bégayées, des mots de regret pour son père mort, de véritables imprécations contre son tuteur, tout un discours exaspéré où son désespoir s’épanchait. Il finit par fondre en larmes. Puis, comme je lui serrais les mains, essayant de le consoler, de l’amener à la résignation recommandée aux affligés par mon catéchisme :

— Vous êtes trop petite, Évangéline, vous ne pouvez pas comprendre, murmura-t-il.

— Je me figurais, au contraire, que je le comprenais trop bien ; et, regardant six années en arrière, je me rappelais une fillette, presque bébé encore, et qui avait eu le même chagrin, les mêmes révoltes au moment où on l’introduisait dans cette glaciale maison.

— C’est triste d’être orphelin… dis-je.

Ses larmes redoublèrent et j’eus toutes les peines du monde à le calmer, à le décider à jeter un regard bienveillant sur une poupée qui était là, toute neuve, avec son petit trousseau, achetés, de mes économies, à l’intention de ma mère et que je devais porter à Uccle le jeudi suivant. Ce que je racontai à Jacques en lui disant l’état de la pauvre Mme Veydt jeune.

— Oh ! si j’étais plus grand et en possession de ma fortune, je la ferais sortir de son hospice, moi, votre maman, répétait-il, et nous saurions bien la soigner et la guérir, à nous deux !

L’échange de nos confidences avait fait de nous, immédiatement, une paire d’amis. Mais Jacques n’était pas organisé pour pouvoir tenir longtemps à la même place ; un besoin d’action le travaillait sans cesse, et, revenant à sa première idée :

— Donc, conclut-il, il n’y a pas de trapèze ici ?

Je lui expliquai que jamais ma grand’mère n’aurait admis chez elle un semblable engin.

— Ah ! s’écria-t-il, si seulement nous avions de bonnes cordes et un rouleau de store, j’aurais vite fait d’en organiser un dans son grenier, moi !

Cette idée d’un trapèze, dans le grenier de Mme Veydt, séduisit ce qui était resté en moi d’espièglerie frondeuse et, prenant Jacques par la main, je l’entraînai vers les combles, en disant :

— Allons voir si nous ne trouverons pas notre affaire là-haut.

Nous la trouvâmes si bien, qu’en peu de temps le trapèze était construit, les cordes, solidement fixées à une maîtresse-poutre, grâce à une échelle qui était là ; le rouleau de store attaché aux cordes par des nœuds coulants, nous nous balancions dessus à qui mieux mieux. Jacques allait même jusqu’à exécuter des tours de voltige qui me faisaient crier d’épouvante, puis, applaudir à sa bravoure.

Il était intrépide, sain et robuste ; son courage plaisait à ma faiblesse et, bientôt, de le sentir si sûr de lui, atténua mes alarmes ; je fus très confiante et je risquai, moi-même, d’assez périlleux exercices, rassurée par sa présence, par ces mots qu’il me répétait :

— N’ayez pas peur, Line ; je suis là.

Ce fut une heure délicieuse. Le grand chagrin de mon camarade semblait un peu engourdi : il lui arrivait de rire aux éclats comme je me figurais qu’il avait dû rire naguère, dans son beau pays du Furnes-Ambacht, et il était avec moi très complaisant, très patient, à la façon d’un grand frère, plein de sollicitude pour sa petite sœur.

Bientôt, il se mit à me parler de Robinson Crusoë : il avait lu et relu ce roman ; il était enthousiaste du héros de Daniel de Foë. Pour Jacques, vivre les aventures de Robinson, réalisait le rêve du bonheur suprême et il prétendit que nous jouions aux voyageurs échoués sur une île déserte. Il était Crusoë ; j’étais Vendredi. Le naufragé se construisait une hutte à l’aide de tous les matériaux découverts dans le grenier ; il se couvrait de peaux de fauves simulées par la fourrure d’une vieille descente de lit remisée là, depuis Dieu sait combien d’années ! Je parlais nègre et mon maître déplorait qu’il n’y eût pas, dans la maison la moindre bête domestique pour jouer le rôle du chat ou du perroquet de Robinson Crusoë.

Le crépuscule tombant me rappela à la réalité des choses : on approchait de l’heure du souper et il allait être temps de redescendre. Avant cela, je décidai Jacques à ranger de notre mieux le grenier, à ramener le trapèze vers les hautes solives et à l’y assujettir, afin qu’on ne pût pas trop facilement l’apercevoir. Et quand nous fûmes revenus à la lingerie où nous devions nous laver les mains :

— Vous ne bouderez plus ce soir, n’est-ce pas ? dis-je à Jacques.

— Je vous le promets, ma petite Lina, me répondit-il, en m’embrassant.

XIII


Durant la quinzaine que Jacques Holstein passa chez nous, ma vie se trouva bien transformée. J’étais à l’âge où l’on subit facilement les influences étrangères et il en eut une décisive sur moi. Il n’était ni un mystique, ni un rêveur, lui, mais un simple et franc petit garçon qui, immédiatement, se prit à m’aimer de tout son cœur. Il avait l’indépendance de caractère, le sens droit, l’âme fraîche des êtres sains, élevés librement en pleine nature. Une espèce d’instinct suppléait chez lui à l’observation et à l’expérience. Il peignait les personnes d’un mot, et il les avait jugées d’un coup d’œil. Son instruction était assez négligée et, au point de vue de la science, il était fort arriéré pour son âge ; ses parents s’étaient préoccupés surtout de lui donner une éducation virile et hygiénique ; il avait gagné à ce système une santé de fer et une singulière aptitude à tous les exercices violents. Mme Veydt qui, d’emblée, témoigna à Jacques une profonde antipathie, l’appelait : « le Sauvage », et il y avait certainement en lui de la bravoure, de la spontanéité, de la candeur et, aussi, de la finesse des peuples enfants ; cela tenait plus à sa nature essentielle qu’à son âge. La douceur obtenait tout de lui et il était, pour ceux qui l’avaient compris, l’ami le plus sûr, le plus absolument dévoué, le plus enthousiaste. Quand il n’aimait pas, c’était souvent sans raison positive, sans aucun motif qu’il eût pu définir, il disait : « Je n’aime pas telle personne parce que je ne l’aime pas, parce que je ne pourrais pas l’aimer, je le sens. »

Et ce « je le sens » était sans réplique. Il employait fréquemment cette expression et, vraiment, avait raison de s’en servir car Jacques agissait surtout par sentiment ; c’était un intuitif et un sensitif. En cela, nos deux natures se rapprochaient, avaient des affinités extraordinaires et c’est, probablement, ce qui fit notre affection si soudaine, notre union si étroite.

Avec un camarade passionné pour la gymnastique, la course, le golf, le jeu de barres, j’eus vite fait d’envoyer loin de moi les imaginations romanesques et l’espèce de mysticisme qui me possédaient au moment de l’arrivée de celui-ci rue Marcq.

Très désœuvré chez nous, où ses moindres mouvements étaient interrompus par les exclamations désapprobatrices des trois femmes, il avait demandé et obtenu de me conduire à mon couvent le matin ; de venir m’y reprendre, le soir, et nous faisions ainsi ensemble deux charmantes promenades quotidiennes, de la rue Marcq à la rue du Marais et vice-versa. Le docteur ne se hâtait point de choisir un collège à son nouveau pupille et la vie de celui-ci était si insupportable chez les Veydt qu’il me disait parfois :

— Le croiriez-vous, Lina, sans ces quelques minutes que nous passons ensemble chaque jour, je souhaiterais presque d’entrer au plus vite en pension, malgré mon horreur pour ces sortes d’établissements ?

À la maison, il demeurait froid, maussade, hostile, prêt à la révolte au moindre mot, et ma grand’mère composait avec lui pour éviter les scènes.

Cette antipathie décidée qu’il manifestait aux Veydt mettait une petite gène entre nous. Il se défendait de me montrer trop ouvertement ses dispositions à leur égard et elles éclataient malgré lui dans tous ses actes, dans ses moindres paroles :

— Oh ! quand je serai grand, quand je serai grand je saurai bien vous faire sortir d’ici, Lina, répétait-il, et nous irons demeurer ensemble, dans mon pays, à Nederbraekelen ; j’y achèterai une ferme avec beaucoup de bestiaux, beaucoup de champs, de prés, de bois, et nous y vivrons heureux.

C’était son idéal, son rêve d’avenir et, si son père avait vécu, je crois qu’on lui eût permis de le réaliser. Même, après la mort de ce dernier, le subrogé tuteur de Jacques, un oncle maternel qu’il aimait beaucoup, n’eût pas été éloigné d’en faire tout simplement un agriculteur puisque telle semblait être sa vocation ; mais le conseil de famille, entraîné par M. Veydt, s’était élevé tout entier contre cette prétention. On avait donc vendu le domaine de Staaf Holstein, sous prétexte que continuer cette exploitation agricole dont le maître avait disparu était impossible ; et le subrogé tuteur avait eu beau faire remarquer le désavantage de cette vente brusque d’établissements en plein rapport, le docteur y avait tenu la main et l’on avait réalisé toutes les propriétés. C’était le plus sérieux grief que son pupille articulât contre lui :

— L’argent, l’argent, je m’en moque ! s’exclamait Jacques, parfois. Qu’il gère mon argent à sa guise, ce n’est pas moi qui lui chercherai jamais chicane pour cela…, mais, m’enlever à mon cher pays pour me mettre en pension !…

À ce mot « d’argent », je rougissais, malgré moi, blessée à l’idée que la fortune de Jacques était à la disposition de mon grand-père et de ce que celui-ci eût tant insisté pour liquider cet héritage, alors que lui-même devait avoir, durant des années, la haute main sur un capital si considérable. Je me rappelais qu’il en avait été à peu près de même pour notre fortune, à ma mère et à moi, et, d’une parole de M. Lorentz disant un jour, à propos d’un petit lopin de terre que nous possédions à Vichte-Sainte-Marie, en Flandre, disant au docteur, sur le pas de la porte, au moment de le quitter, après une conversation où nos intérêts avaient été débattus entre eux :

— Pour le bien de ma sœur et de la petite, gardons-leur cette parcelle de champs, cette ferme des Tilleuls, à Vichte ; cela ne rapporte guère, je le sais. Mais c’est sûr, et je ne suis pas follement épris du papier, moi, je vous l’avoue. Les si brillantes opérations de Bourse dont vous me parliez tantôt me font peur.

Cela avait été formulé très discrètement, presque timidement, par un homme qui professait à l’égard de M. Veydt la vénération générale ; mais, j’en avais conclu qu’il pouvait n’être pas mauvais d’avoir un coin de terre en Flandre plutôt que beaucoup d’argent en papier, dans son tiroir. Sans bien définir mon sentiment, qui restait enfantin, cette rage de transformer la propriété foncière en valeurs de banque me paraissait un peu excessive.

Jacques, lui, ne s’arrêtait point à ces considérations-là : il avait la nostalgie de ses plaines flamandes, et il en voulait surtout au docteur de l’avoir éloigné d’elles. Cependant, la façon dont il jugeait son tuteur me faisait voir ce dernier sous un jour nouveau et, peu à peu, l’aveugle respect que Mme et Mlle Veydt m’avaient inculqué à l’endroit de celui-ci diminuait, s’éclairait d’une lueur fugitive grâce à quoi il m’apparaissait moins divin que je ne m’étais habituée à le croire :

— Toute sa supériorité, c’est d’être pourvu d’abondants cheveux, d’un blanc admirable, et d’une barbe de patriarche, déclara Jacques, un jour.

Et, comme j’essayais de me figurer la tête de mon grand-père privée de sa chevelure et, ce que deviendrait son visage sans la barbe neigeuse dont il était orné, j’eus un mouvement de recul devant le peu que cette double amputation pourrait laisser de sa beauté vénérable.


Quand Jacques nous eut quittés pour le pensionnat auquel on s’était enfin arrêté, la maison me parut désespérément vide. L’hiver s’achevait en dégels boueux, en pluies lentes et glaciales. J’allais à mon couvent sans entrain, j’en revenais sans joie et je souffrais de l’absence de ce garçon, avec qui j’étais liée depuis deux semaines seulement, comme de celle d’un ami, d’un frère que j’eusse toujours connu, avec qui j’eusse été élevée.

Son pensionnat était situé dans le haut de la ville, vers le Bois de la Cambre. C’était une de ces institutions qui se chargent de conduire les jeunes gens aux écoles officielles choisies par leur famille : Jacques Holstein, comme beaucoup d’autres pensionnaires, suivait les cours de l’athénée. On pouvait aller lui rendre visite le premier dimanche de chaque mois et les règlements autorisaient les élèves à passer un autre dimanche chez leurs parents ou correspondants. Mais les Veydt profitèrent peu de cette double tolérance : Jacques ne vint pas chez nous deux fois durant une année pleine et je me souviens de lui avoir fait une seule visite durant tout le temps qu’il resta chez MM. Pluvinage frères. Mon grand-père m’y avait conduite ; les maîtres lui firent grand accueil et Jacques fut si content de me revoir qu’il oublia de saluer son tuteur :

— Oh ! ma chère Lineke, me dit-il, en me sautant au cou, quel bonheur, quel bonheur !

Je répétai :

— Quel bonheur !

Et nous nous serrions l’un contre l’autre, souriant, les yeux pleins de larmes, tandis que M. Pluvinage, l’aîné, se plaignait à M. Veydt du peu d’application de son élève, de l’ardeur de celui-ci pour le jeu, de sa paresse à l’étude.

Je compris que, seuls, le mécontentement des directeurs et, peut-être, leur appel, avaient provoqué notre visite et, comme je voyais le beau front de M. Veydt se charger de nuages et ses yeux limpides s’obscurcir :

— Grand-père, m’écriais-je, voulant arrêter la réprimande que je sentais venir et dont je devinais l’effet sur Jacques, grand-père, ne le grondez pas ! Il ne le fera plus…

Mais l’enfant m’avait mis sa main devant la bouche et il répliquait vivement :

— Ne vous engagez pas en mon nom, ma chère, car je recommencerai, aussi vrai que je me moque d’eux tous !

— Oh ! firent, sur des modes différemment scandalisés, le directeur et M. Veydt.

Et ce dernier entreprit de catéchiser son petit-neveu, en lui parlant de l’obligation qu’a tout être créé de travailler pour mériter le bienfait de la vie. Il parla du droit naturel et de l’industrie des fourmis ; des mineurs du Borinage et de la sagesse laborieuse des castors. Le directeur écoutait avec béatitude ; Jacques paraissait distrait. Cependant, il finit par répondre :

— Messieurs, essayez de faire de moi un agriculteur, et vous verrez si le travail me rebute !

— Nous y penserons, nous y penserons, murmura le vieillard, à qui M. Pluvinage était en train de démontrer que si, vraiment, Jacques Holstein était attaché à cette idée de s’occuper de la culture des champs, il y aurait peut-être quelque sagesse à le libérer du grec et du latin, en essayant de l’école de Gembloux.


— Lina, ma petite âme blanche, je m’enfuirai d’ici, je trouverai moyen de m’enfuir, me disait Jacques, au comble de l’exaltation.

Ces messieurs, nous laissant à nos épanchements puérils, s’entretenaient de sujets assurément inaccessibles à nos faibles intelligences. Mais, comme j’allais quitter le pensionnat en compagnie de mon grand-père, ma fine ouïe de gamine perçut cette phrase murmurée à l’oreille de M. Veydt par le directeur qui semblait craindre l’importunité de sa demande :

— Et, pour le trimestre échu, Monsieur, comment vous plairait-il de le solder ?

— Ah ! vraiment, il a y un trimestre échu ?

— Mais…, mais, je croyais vous en avoir instruit par un mot, dernièrement reprit M. Pluvinage, très gêné.

— Il suffit, Monsieur, repartait déjà mon aïeul, de sa voix magnifique et imposante, le nécessaire sera fait.

Et, à ce moment, ce n’est certes pas lui qu’on eût pu croire en faute.

XIV


— Line, ma chère petite, n’ayez pas peur…, ne craignez rien. J’ai quitté tantôt le pensionnat de ces messieurs Pluvinage…, et me voici.

C’est Jacques qui m’aborde dans la rue du Marais, en coup de vent, tandis que je me rends à mon école, un matin ; et je m’arrête, saisie de la rencontre, de ce qu’il a osé faire, épouvantée des conséquences que cela va avoir pour lui :

— Vous avez quitté ces messieurs Pluvinage ?

— Oui, ma chère, oui, et pour jamais.

— Allons donc ! Mais grand-père va vous renvoyer chez eux… vous y faire retourner de force.

— Je l’en défie bien.

— Il est votre tuteur ; il en a le droit…

— Aussi, vais-je le mettre dans l’impossibilité d’exercer ce droit.

J’ouvre de grands yeux, tremblante, bouleversée par l’assurance de ce garçon. Et il m’explique qu’il veut partir, quitter Bruxelles, absolument, que son plan est fait et que, sans son désir de me dire adieu, on ne l’aurait pas vu dans le quartier ce jour-là.

— Voici : ce matin, pendant le déjeuner des élèves, j’ai profité de l’absence fortuite du surveillant, d’une porte laissée ouverte par inadvertance et je me suis échappé ; je prends aussitôt mes jambes à mon cou. Or, vous le savez, Line, pour l’agilité, on ne me dépasse pas facilement : j’ai couru jusqu’ici sans reprendre haleine. Je ne voulais pas vous manquer. Je vous ai vue, tout est bien. Maintenant, je vais m’embarquer au canal sur le premier bateau en partance pour Anvers ou la Hollande — par le chemin de fer, on suivrait ma trace trop facilement — et, parvenu à bon port, mon intention est de m’engager comme mousse sur quelque grand transatlantique qui me mènera bien loin : je veux voir du pays. Le Canada et ses plaines en friches m’attirent. Je veux surtout échapper au pensionnat !

Il était très résolu, semblait heureux de sa liberté reconquise et parlait de sa fuite, de son engagement probable en qualité de mousse, de son expédition lointaine comme de choses toutes simples et naturelles, mais s’exaltait à l’idée de la nouvelle vie qu’il espérait. Il finit par me demander si je ne voulais pas en être.

— Moi…, moi ? fis-je.

— Vous, certainement, Line. Nous partirions ensemble. Ce serait joliment gai !

Le rouge m’était sauté au front à l’idée d’une telle incartade, et un petit tremblement nerveux agitait mes membres sans que je susse bien si c’était l’effroi ou la tentation de céder qui me faisait trembler ainsi. Mais, le pouvais-je ?… Et ma mère…, la pauvre innocente qui commençait à me connaître si bien, à aimer ma présence… pouvais-je l’abandonner ?

Mon hésitation fut de courte durée : comme Jacques insistait, je dis, revenue à la raison :

— Tout ce que je puis faire, c’est ce vous accompagner un bout de chemin.

Il me serra contre son cœur, d’un mouvement, ravi, et, prenant notre élan, nous nous mîmes à courir de toutes nos forces pour regagner le temps perdu durant notre discussion.

Au bord de l’eau, nous nous arrêtâmes un instant, irrésolus quant au chemin à prendre : était-ce du côté des quais ou de l’Allée-Verte que Jacques découvrirait le bateau à bord duquel il désirait monter ? Les beaux arbres de la Promenade nous attiraient…, et, bientôt, nous nous glissions sous leur ombrage. On était à la fin de mai ; les tilleuls commençaient à fleurir et toute l’allée était parfumée d’une délicate odeur de thé. Parfois, une petite grappe jaune tendre tombait de haut, à nos pieds, et mon camarade me disait :

— Ramassez-la, Line. Au moment de nous séparer, vous me donnerez ces fleurs de tilleul et je les mettrai dans ma poche. On ne sait pas ce qui peut arriver quand on entreprend un voyage au long cours.

Je les ramassai, très docile ; et nous avions une émotion délicieuse, une angoisse pleine de charme, à l’idée de tout ce qui pourrait arriver à Jacques et que nous ne savions pas. Ce danger plein de mystère dont il était menacé satisfaisait cet amour des aventures qui nous domine tous dans l’enfance et dont mon ami et moi nous étions absolument possédés. Derrière nous, vers la ville, les quais grouillants de monde avaient une agitation de fourmilière ; des trains, venus de la gare de l’Est, traversaient le Pont du Rivage, avec un gros bruit de ferraille.

Devant nous, c’était Laeken ; de l’autre coté, sur la rive gauche, un coin de Molenbeek était charmant avec ses prairies humides et vertes où de grandes vaches rousses paissaient ; à notre gauche, le canal de Willebroeck traînait, entre des berges gazonnées, piquées de renoncules tout en or, son eau lourde où glissaient les tjalks de Hollande aux massives ailes de bois ; les bacs carolorégiens ; les fins voiliers chargés d’arbres de Norvège écorcés et blancs ; les bateaux à vapeur reliant Bruxelles à Gand, Ostende, Anvers, La Haye… ; enfin, les barques à moules venues de Zélande, les longs chalands de Flandre remplis de briques, de foin, de chaumes, si profondément enfoncés dans l’eau qu’ils semblaient submergés jusqu’au bord de la carène, leur chargement surnageant seul. Les uns venaient vers le port ; les autres se dirigeaient vers Vilvorde. Ces derniers nous intéressaient exclusivement. Dès que nous en apercevions un arrivant lentement, nous nous postions debout sur la berge et nous attendions qu’il fût tout près pour décider si nous le choisirions. Plusieurs passèrent ainsi sans nous tenter : ils étaient, à notre avis, ou trop petits ou trop grands…, ou bien c’étaient les bateliers qui ne nous séduisaient guère. Enfin, nous en vîmes venir un, plus rapide et moins épais que les autres, avec un petit drapeau tricolore flottant au haut de sa vergue d’artimon. Il était chargé de foin, et une femme coiffée d’un bonnet de dentelles se tenait au gouvernail ; un homme barbu, en vareuse de laine écarlate, fumait sa pipe à l’arrière. Et quand ce bateau se fut approché, je pus lire son nom écrit en grandes lettres blanches à l’avant : Reyn bloem [4].

Reyn bloem ; vous avez lu Reyn bloem ? s’écria Jacques.

Et il ajouta, ayant à son tour, parfaitement déchiffré le nom du chaland :

Reyn bloem ; c’est le bateau de Flup !

Une grande agitation s’était emparée de mon ami, et il allait et venait nerveusement sous les tilleuls. Enfin, il lança en l’air et rattrapa au vol sa casquette, ce qui, chez lui, était l’indice de la joie la plus vive, puis il me dit : — Quelle chance, Line ; c’est bien la Reyn bloem, c’est Flup. Je vais monter sur ce bateau.

Ses gestes véhéments et ses cris d’appel finirent par attirer l’attention des bateliers du chaland et ceux-ci parurent reconnaître Jacques comme Jacques les reconnaissait :

— Mes amis, mes amis, abordez, répétait le petit garçon, de sa voix la plus sonore.

Des rires et de flatteuses exclamations lui répondaient bientôt du bord. La femme fit virer le gouvernail ; l’homme jeta des amarres et, prestement, tous deux furent à terre, rieurs, serrant les mains de Jacques :

— C’est Stanceke, ma nourrice et son mari, expliquait le jeune Holstein. Un bienfait du destin, Line, cette rencontre ; je vais les accompagner.

Et Stanceke de répondre, en serrant son nourrisson sur son cœur, tandis que les ailes vastes de son bonnet flamand caressait les joues de celui-ci :

— Vous voulez nous accompagner, mon agneau, à votre aise ; venez donc, montez sur la Reyn bloem, et cette gentille petite demoiselle aussi. Nous retournons chez nous avec ce foin, et votre chère présence à tous deux nous fera un bien meilleur voyage.

Mais Flup, le mari, ne trouvait pas l’aventure si simple. Il voulut savoir comment nous nous trouvions ainsi tout seuls, au bord de l’eau : — Monsieur Jacques, interrogea-t-il, je vous croyais en pension et à la garde d’un tuteur ?

— Oui, oui, mon brave, certainement, fit l’émule de Robinson en se grattant l’oreille ; mais voici : j’ai quitté pour toujours la pension, je ne veux plus entendre parler de mon tuteur et je prétends voyager, voir du pays.

— Hélas ! nous n’allons pas au delà de la Lys et de Tronchiennes ! se lamentait déjà la naïve Stanceke.

Cependant, Flup ne disait mot et ses sourcils en épis de seigle se fronçaient sous son front tanné, recuit, où s’amoncelaient les nuages. Il prit sa femme à part et je vis bien qu’il lui faisait observer l’impossibilité d’embarquer ainsi un enfant mineur sans l’assentiment de sa famille. Le résultat de ce conciliabule fut que Stanceke marqua de l’humeur à son époux, tandis que ce dernier, inébranlable, proposait à Jacques une visite au docteur Veydt afin d’obtenir son consentement à une petite excursion de ce jeune homme sur la Reyn bloem, suivie d’un séjour à Tronchiennes, dans la ferme de Flup, que leurs enfants gouvernaient seuls à l’heure actuelle.

Jacques faisait la moue ; il prit sa nourrice à témoin de ce qu’une telle démarche serait vexatoire et inutile ; mais, comme Flup ne cédait point, il fallut bien en passer par où il voulait. Et nous gagnâmes tous le bateau, où le patron de la Reyn bloem, descendu dans sa cabine, allait faire un bout de toilette.

Ce bateau… oh ! ce bateau, qu’il était joli, propre, ingénieusement aménagé ! je parle, naturellement, de l’intérieur, de ce qui était sous le pont, car, pour celui-ci, on n’y voyait, à la vérité, que du foin, rien que du foin…, une couche embaumée, haute de plus de deux mètres.

Un petit escalier raide, que nous descendons… Et voici la chambre à coucher de Stanceke et de Flup ; voici la cuisine où un poêle est allumé sur lequel diverses casseroles chauffent, exhalant des odeurs fortes de nourritures. Des meubles minuscules, que je trouve ravissants, sont rangés en un ordre parfait dans ces deux pièces dont les écoutilles sont ouvertes ; sur le châssis d’un hublot, dans la cuisine, à côté d’un pot de géranium rouge somptueusement fleuri, un gros chat tigré dort en toute quiétude. Le délicieux intérieur…, et comme je voudrais y pouvoir demeurer !

Ce fut toujours mon rêve, de vivre sur l’eau, justement en une embarcation comme celle-ci, qui eût marché sans grande vitesse, au gré du courant et, depuis un jour où Véronique m’avait menée en promenade à l’Allée Verte, du côté du canal, il me semblait qu’il n’y eut aucun bonheur comparable à celui des bateliers. L’eau noire et lisse était sillonnée de bateaux sur lesquels des hommes en tricot rouge, des femmes en camisole lilas se tenaient debout, immobiles, paisibles et silencieux. J’aurais voulu être à leur place, et vivre ainsi, dans cette immobilité, ce silence, cette paix, entre le ciel et l’eau. Je les regardais passer en souhaitant de les suivre, de les accompagner, de m’en aller avec eux, loin, loin, vers des contrées inconnues dont je n’aurais jamais aperçu le rivage…, et d’avancer ainsi sans bruit, sans effort apparent, sans mouvement sensible, au fil de quelque onde chimérique,

Toute l’existence des mariniers se résumait pour moi, alors, en cette image d’une absolue sérénité dans l’inaction, la contemplation et le mutisme. Ne les connaissant que pour les avoir observés à distance, mes pieds sur la berge, tandis qu’eux-mêmes voguaient sur le canal fluide, je n’aurais pu me figurer ces gens-là parlant, agissant, marchant comme je le faisais moi-même ; ils me représentaient plutôt des personnages de kaléidoscope, donnant l’illusion précise de la vie, mais avec ses formes et ses couleurs seulement, à l’exclusion de tout ce qui dénonce la vie par des actes, des gestes ou des sons. Ils réalisaient à mes yeux l’idéal de la félicité, non, de l’allégresse : celle-ci suppose de l’expansion, de la gaîté vibrante, du plaisir éclatant, et c’est tout le contraire, c’est de la jouissance discrète et profonde que devaient ressentir, je me l’imaginais, les bateliers dans leur nef lente.

Cette impression d’enfance m’est restée au cœur, avec la nostalgie de l’eau, de l’élément limpide et mystérieux qui vous mènera non pas exactement où vous voulez aller…, mais où vous ne savez pas bien, en y rêvant pourtant !

Et voilà que j’étais, enfin, sur une de ces embarcations tant contemplées naguère, par mes yeux ravis, tant convoitées, si ardemment observées dans leurs dispositions spéciales et le détail de leur arrangement extérieur. Et j’y avais pénétré, j’y marchais, j’en touchais du doigt les aîtres, j’en voyais de près les propriétaires… Et tout cela, aîtres et gens, dépassait mon rêve en singularité, en originalité, en charme imprévu et bizarre :

Quelle petite fille n’aurait été séduite par l’ordonnance intérieure de la Reyn bloem, par son mobilier reluisant, aux dimensions réduites, par sa batterie de cuisine lilliputienne, par ses hublots étroits, ornés de rideaux enrubannés, semblables à ceux garnissant les fenêtres des salons de poupées, mis en montre à la vitrine des bazars ! C’était comme si je fusse entrée dans un joujou, dans une de ces merveilleuses maisons des contes bleus, où rien ne manque de ce qui est essentiel à la vie pratique, où se trouvent tous les objets nécessaires à l’existence d’un ménage, mais strictement proportionné à la taille de l’enfance par la main de fées prévoyantes. Je me sentis là immédiatement à l’aise, et je courais d’une chambre à l’autre comme chez moi, comme si je me fusse enfin trouvée dans le logis adéquat à ma personne et à mes goûts.

Pourtant, l’idée d’y rester, de consentir à suivre Jacques dans ses projets de révolte et d’exode ne m’arrêta pas un instant. Et comme Flup, vêtu de ses habits du dimanche, tout à fait singulier dans une vareuse de laine pourpre, se disposait à franchir la passerelle afin de gagner la berge et, de là, la ville et la rue Marcq, pour sa démarche auprès de mon grand-père :

— Monsieur, dis-je bravement, je vais vous accompagner ; je n’irai pas à l’école ce matin. Je retourne à la maison.

— Oh ! Lina, Lina ! protestait le jeune Holstein, c’est ainsi que vous m’abandonnez ! Vous n’avez donc aucune affection pour moi |

Notre séparation lui faisait plus de chagrin qu’il ne voulait le montrer et, moi-même, j’avais l’âme bien triste à la perspective de ne plus le voir de longtemps, car il était toute la joie de ma sévère enfance et je devais garder de la Reyn bloem un souvenir enchanté. Mais avais-je Je droit d’être encore une enfant et de me laisser dominer par des tentations puériles ?

— Vous savez bien que je me dois à ma mère, répliquais-je simplement.

Et il comprit. Sans insister davantage, il me serra dans ses bras, gagna la cabine à destination culinaire, et je vis, par le hublot, son mouchoir blanc qu’il agitait au-dessus de la splendeur épanouie des géraniums.

Nous étions déjà dans l’Allée-Verte, Flup et moi.

Le marinier marchait deux pas en arrière de moi, par déférence : il était grave, rouge et pensif, pénétré de la solennité du rôle dont il se trouvait, soudain, investi et, visiblement, fort embarrassé de son personnage.


XV


La promenade de l’Allée-Verte à la rue Marcq s’accomplit d’un pas marin, balancé comme un roulis : j’imitais Flup, dont la marche sur la terre ferme, faisait penser à l’allure lourde et un peu pataude des animaux amphibies qui ont les pieds palmés. Il ne parlait guère et semblait extrêmement soucieux de la réception qui l’attendait chez mon grand-père. Comme nous parvenions en vue de la demeure de celui-ci, l’arrêt brusque d’une vigilante devant le seuil me frappa ; trois hommes vêtus de noir, à tournure policière, en sortirent bientôt ; l’un d’eux sonna, et, je ne sais pourquoi, leur entrée dans la maison, quand Wantje les eut introduits, me troubla profondément.

Nous marchions sur leurs pas Mlle Josine, accourue au coup de sonnette, n’aperçut d’abord que ces trois étrangers, et je la vis pâlir, tandis qu’elle disait, en les introduisant dans le salon d’apparat, dont les volets étaient fermés :

M. le docteur Veydt, mon père, est occupé pour le moment.

— Ma tante, ma tante, écoutez-nous, l’interrompis-je aussitôt, en entraînant Flup vers ce même salon plein d’ombre, d’où je croyais que les hommes noirs allaient se retirer.

Mais il n’en fut rien, et je demeurai stupéfaite d’entendre l’un d’eux faire cette réponse à la vieille fille :

— Il n’importe, Madame. La présence de M. Veydt ici n’est pas indispensable à la pénible mission que nous avons à remplir et dont je vous révélerai le caractère particulièrement délicat quand nous serons seuls. Veuillez, toutefois, faire ouvrir les contrevents qui masquent les fenêtres de cette chambre.

Plus pâles, beaucoup plus pâles que je ne les avais jamais vues, devinrent les joues de ma tante, pendant qu’elle ordonnait à la bonne d’agir selon le vœu de ces messieurs, et d’ouvrir tout de suite les volets. Cependant, elle avait remarqué l’homme qui m’accompagnait ; et, très digne, très maîtresse d’elle-même en dépit d’une émotion que décelait tout son aspect physique :

— Permettez, en ce cas, Messieurs, que je termine d’abord avec ma nièce.

Et elle ajouta, les lèvres frémissantes, ses yeux inquiets tournés vers moi :

— Qu’est-ce encore, dites-moi, Line ?

Dans un discours haletant, bref et confus, Flup et moi nous le lui dîmes. Les sombres visiteurs, discrètement, regardaient par la fenêtre, maintenant transparente, d’un air détaché.

Ma tante finit par comprendre nos explications et, chose singulière, le récit de la fugue de Jacques, au lieu de la fâcher, la laissa distraite, indifférente.

Quand nous en vînmes à lui exprimer le désir de ce jeune homme, ses idées de voyage en bateau, de séjour à la campagne, une espèce de satisfaction, une visible impression de soulagement passa sur ses traits maigres et décomposés. Elle s’empressa d’acquiescer à la demande de Flup, elle dit :

— Je prends tout sur moi ; j’autorise le pupille de mon père à partir avec vous, M. Flup ; j’ai la procuration du docteur Veydt.

Comme le patron de la Reyn bloem, dans son langage rustaud, mais prudent, réclamait « un petit mot décrit, pour sa décharge morale » elle lui rédigea immédiatement, sur un coin de table, un billet autorisant, au nom de M. Veydt dont elle avait les pleins pouvoirs, Jacques Holstein à naviguer sur la Reyn bloem en compagnie des époux Flup.

Je tombais des nues ; cette indulgence conciliante, cette bienveillance presque débonnaire, cette usurpation autorisée des droits et prérogatives du docteur cadraient si peu avec les habitudes de Mlle Josine ! Flup, assez surpris lui-même de l’excessive aisance de son ambassade, serrait le précieux papier dans sa bourse, saluait tout le monde et se retirait, de son pas traînard et cadencé.

Il était parti et la porte de la maison se refermait sur sa vareuse écarlate avant que je fusse revenue de mon étonnement.

Ma tante, beaucoup plus préoccupée qu’elle n’eût voulu le paraître, mais, d’un objet sans rapport avec l’entrée ou la sortie du marinier, avait dirigé vers le groupe des hommes noirs un regard que j’avais surpris et qui était plein d’épouvante ; ses mains, agitées, s’attachaient fébrilement au dossier d’une chaise et, dans le mouvement de ses lèvres muettes, se lisait une angoisse qui me fit tressaillir. Elle devait avoir oublié ma présence, ne songeait évidemment plus à moi et, comme celui des trois intrus qui semblait le plus important revenait auprès d’elle, déclinant ses noms et qualités :

— Maître Préherbu, huissier près la Cour d’appel…

— Ah ! fit-elle, d’une voix défaillante.

— Je viens, Madame, avec mes deux témoins, poursuivait l’homme, afin de procéder à la…

— Je sais, l’interrompit-elle, avec une hâte extraordinaire, et comme si elle eût craint que le mot, le mot terrible, le mot humiliant ne fût prononcé. Puis, elle ajouta, redevenue, du moins en apparence, calme, froide, résignée :

— Faites, Messieurs.

Comment en arrivais-je, avec mon faible jugement de fillette ignorante de la vie, comment en arrivais-je à comprendre la sorte d’exercice auquel se livrèrent, chez nous, les trois individus à tournure policière ? Comment en vins-je à savoir que c’était là ce qu’on nomme, en termes judiciaires, une « saisie-gagerie »…, comment pût-il se faire que je me rendisse aussitôt un compte exact de la situation et que je susse si nettement ce qui l’avait provoquée, ce qui l’avait rendue fatale, inévitable, enfin, ce qui la rendait aujourd’hui irrémissible ?

C’était, soudain, comme si, depuis longtemps, j’eusse pénétré ce qui se passait de désastreux entre les murs — pourtant si discrets ! — de cette maison ; comme si j’eusse lu, sous les nuages de leur front, la pensée de ceux qui l’habitaient avec moi et qui, eux, savaient la vérité. Mille indices frappants de ruine, de désordre et d’erreur s’accumulant au sein de cet intérieur, d’apparence si honorable et si correcte, me revinrent à l’esprit : la parole déçue et un peu vexée du professeur Oppelt à qui, c’était certain, on ne payait pas régulièrement la pension de ma pauvre mère ; l’allusion timide de M. Pluvinage, l’aîné, aux trimestres échus de Jacques Holstein ; l’avarice devenue sordide de ma grand’mère ; l’angoisse croissante de Mlle Josine devant les demandes d’argent pressantes et réitérées de son père…, enfin, des rentrées nocturnes de celui-ci, titubantes et bruyantes, qui réveillaient tout le monde, qui faisaient se lever ma tante de son lit, précipitamment, et répondre d’avance à la question muette de mes yeux ouverts et consternés :

— Ce n’est rien, Line, un malaise du docteur ; j’y vais ; rendormez-vous.

Maintenant, hélas : il n’était plus de feinte possible ; tous les pieux mensonges de cette fille à l’amour filial passionné devenaient superflus : je savais. Mon grand-père, par des dépenses plus ou moins avouables, mais exagérées, par une vie extérieure restée pour nous pleine de mystère, mais que je devinais peu orthodoxe, nous avait ruinés tous, en se ruinant lui-même ; et l’on allait vendre jusqu’à ses meubles pour l’apuration de ses dettes.

— Ma tante, qu’allons-nous devenir ? m’écriais-je, tout d’un coup, devenue très lâche devant la brusque appréhension d’une réalité si effrayante.

Les recors, occupés au dénombrement de notre mobilier en détaillaient les différents articles à haute voix, dans la salle à manger ; l’armoire aux porcelaines de Delft et aux argenteries Henri II, béante, laissait voir le vide lamentable de ses rayons soigneusement recouverts d’un papier brun où le poids des objets avait imprimé leur forme ; il y avait en déroute, par terre, des piles d’assiettes et des piles de linge damassé,

Et je pus mesurer l’étendue du découragement, de l’absolue et profonde désespérance de Mlle Veydt, quand elle, l’énergique et la vaillante, elle répondit à ma question, tout bas, l’œil égaré, en me serrant la main :

— Je ne sais pas, Line, ce que nous allons devenir.

Ce fut son seul moment de défaillance.


On gagnait le vestibule, pour la continuation de l’inventaire, à l’étage. Ma tante dit, soudain, en s’arrêtant devant l’escalier :

— Veuillez m’attendre ici, Messieurs. Je reviens à l’instant.

Et elle gravit de son pas naturel les quelques marches qui la séparaient de l’entresol. Parvenue là, je la vis entrer chez son père, tout droit, sans frapper, ce qui ne lui arrivait jamais. Nous étions, les huissiers et moi, immobiles devant le degré.

Combien de minutes s’écoulèrent ? Cinq, peut-être ; peut-être six ou sept. Pas davantage, à coup sûr. Et j’entendis un bruit net, sec, bref, que je ne pus définir.

Au même instant, Mlle Josine, blanche comme une hostie, mais très calme, ouvrait au large la porte du cabinet de son père, puis, formulait distinctement cette phrase, d’une voix où il y avait plus d’apaisement que de désespoir :

M. le docteur Veydt n’est plus ; il vient de se suicider.

Aussitôt, ce fut dans la maison un grand tumulte ; M. Préherbu avait envoyé un de ses clercs à la recherche d’un médecin ; un autre courait faire la déposition au commissariat de police.


Je m’étais enfuie au jardin ; j’étais sans pensée et presque sans souffle, en proie à une émotion qui me faisait claquer des dents, qui me mettait une sueur froide dans le dos. Je ne pleurais point : la mort de mon grand-père ne me causait pas, à proprement parler, de chagrin car je n’avais pour lui aucune affection véritable, je le connaissais si peu ! Mais c’est l’attitude de ma tante Josine, qui, en dépassant tout ce que j’aurais jamais pu imaginer, révolutionnait mes nerfs et mes sentiments. Qu’avait été, au juste, son rôle dans cette tragédie ? Appréciant cette femme à sa valeur, sachant l’étendue de son adoration pour M. Veydt, le culte dont elle entourait la personne et le caractère de celui-ci, je me doutais qu’elle avait dû souhaiter ardemment de le voir mort plutôt que déshonoré… Mais jusqu’où avait été son intervention pour l’accomplissement d’une telle fin ?

Je sentais là, de la part de la vieille demoiselle, une espèce d’héroïsme surhumain, mais je ne savais pas exactement si c’était de l’admiration ou bien une répugnance horrifiée que m’inspirait une fermeté si stoïque.

Comme l’après-midi s’avançait, elle vint vers moi ; j’étais inerte, dans un état de prostration d’où me fit sortir sa voix extraordinairement grave :

— Line, me dit-elle, votre grand-père n’est plus de ce monde ; priez pour lui.

Et, enfin attendrie, le cœur enfin touché à la place sensible, j’eus d’elle une pitié immense ; je me jetai à genoux dans le gazon, j’éclatai en sanglots et je m’écriai :

— Mon Dieu, pardonnez au pauvre pêcheur… exaucez-moi et recevez-le dans votre ciel, parmi les anges.


On me mena dans la chambre mortuaire, ce même cabinet où une bonne partie de l’existence équivoque du docteur s’était passée, où son suicide avait eu lieu et que la présence de son long corps roide, étendu sur un canapé drapé de linges blancs, faisait paraître plus étroit. Sur le revers du drap, sa main rigide tenait l’arme assassine, un revolver de fort calibre. Pour tenter un réveil de vie et d’intelligence dans ce crâne percé de six balles, on avait mis des sangsues sur les tempes du suicidé, sur la nuque, derrière les oreilles, et, pour cela, on avait coupé ses beaux cheveux ; la barbe aussi, cette barbe de prophète, pure, éblouissante comme une tombée de neige, avait disparu. On avait dû tailler à tort et à travers, d’une main brusque et hâtive, dans toute cette blancheur sacrée, car des mèches inégales s’échelonnaient vers le front, découvraient le menton, et celui qui dormait là son suprême sommeil n’avait plus rien du prestigieux vieillard pour qui le mot « vénérable » semblait avoir été inventé. C’était une fort misérable dépouille humaine, sans guère de noblesse en dépit de la grande sérénité de la Mort.

J’avais peine à reconnaître mon aïeul et je songeais que sa destinée eût été, sans doute, bien différente s’il eût été privé plus tôt ou s’il n’eût jamais été pourvu de l’artifice de ces cheveux magnifiques et de cette barbe imposante, aujourd’hui tombés sous des ciseaux profanes.

Mon implacable mémoire d’enfant venait de me rappeler un mot de Jacques Holstein affirmant que tous les avantages physiques du docteur Veydt se résumaient en l’abondance, la santé et la splendeur de son système pileux.

Et je baisai mon grand-père au front, en constatant que sa beauté même n’avait été qu’attitude, mascarade et fausse apparence.

Cependant, j’étais satisfaite que Jacques fût absent et de savoir qu’il ne verrait jamais le docteur ainsi que je venais de le voir : en aveu de sa personnalité véritable et tel, enfin, que la nature l’avait fait.

XVI


À partir de ce moment, les événements se succédèrent dans la maison de la rue Marcq avec une précipitation, avec une abondance tellement vertigineuses, qu’il va m’être bien difficile de les narrer tous dans leur ordre et en leur restituant leur physionomie particulière : le drame qui la faisait veuve impressionna Mlle Édouard Veydt si profondément que, quelque ménagement qu’on eût mis à le lui apprendre, elle tomba raide en une nouvelle et plus violente attaque d’apoplexie, aussitôt qu’elle eût compris l’étendue de son malheur. L’hémiplégie avec paralysie de la langue, fut la suite de cette crise, à laquelle la vieille dame ne devait pas survivre. Six semaines après le suicide du docteur, ma grand-mère, assise dans le fauteuil mécanique qu’elle ne quittait plus, eut une sorte de convulsion, de contraction de la face, à la suite desquelles elle recouvra momentanément l’usage de la parole. Et elle nous dit, à ma tante Josine et à moi, qui la veillions ensemble :

— Ayez toujours du respect pour la mémoire du docteur ; c’était un grand homme, un savant de génie.

Et la vieille dame mourut, fidèle au culte de toute sa longue vie, exclusivement attachée à la piété, à la vénération du dieu dont la chute venait de la tuer.

Mlle Josine, dans la constance de la même foi déçue, eut une énergie plus endurante, plus active : quelle que fût l’immensité de son désespoir, le désarroi de son âme, désormais semblable à un autel en ruines, à un temple désaffecté, elle ne mourut point : elle ne voulait pas mourir. Un devoir lui restait à accomplir auquel elle allait se vouer tout entière, et elle fut sublime d’ardeur, de persévérance, de ténacité dans cette tâche au but, hélas ! inaccessible et chimérique.

Elle, sa sœur, la religieuse augustine, et moi-même par l’intervention de M. Lorentz, mon subrogé tuteur, gagné à cette cause sainte, nous abandonnâmes tout ce qui pouvait encore subsister de l’héritage de Mme Édouard Veydt, aux créanciers du docteur. Ils étaient innombrables, mais le premier coup d’autorité de la saisie mobilière et immobilière exécuté, ne se montrèrent ni intraitables ni, même, bien exigeants.

— Nous ne voulions pousser personne aux extrémités, avait coutume de dire M. Feuaubois, un riche financier, leur représentant, curateur à la faillite, en faisant allusion à la mort tragique de mon grand-père, dont il éprouvait une contrariété vive.

Et il avait fait nommer officiellement Mlle Josine Veydt, gardienne des scellés, avec la rémunération de deux francs par jour que comporte cette fonction temporaire. Nous en vivions toutes trois : ma tante, Wantje — qui n’avait pas voulu nous quitter — et moi-même, qui ne voulais pas quitter ma tante.

Son héroïsme mâle et fort avait développé en mon cœur une espèce de sentiment qui n’était pas précisément de la tendresse, mais, plutôt de l’admiration pour une vertu si haute. La liquidation devant durer fort longtemps, car les affaires du docteur étaient prodigieusement embrouillées, l’existence reprit, chez nous, à peu près comme elle était avant cette série de catastrophes ; notre quartier-général était dans la cuisine et dans tout le sous-sol, laissés libres de scel judiciaire ainsi que nos chambres à coucher, et nous n’avions qu’un souçi : dépenser le moins d’argent possible afin de ne point augmenter les charges de la succession.

— Line, me disait parfois ma tante, la vie est bien sévère ici pour une petite fille de votre âge, pourquoi n’iriez-vous pas retrouver M. et Mme Lorentz à Anvers, ou, votre ami Jacques, auprès des Flup ? De l’un comme de l’autre côté, vous seriez bien accueillie, et ce serait un moyen d’échapper aux tristesses présentes de cette maison, à celles, pires, qui l’attendent pour bientôt.

— Oh ! répliquais-je, la tristesse me suivrait.

Informé de tout ce qui était survenu chez nous, Jacques m’avait écrit :


« Line, ma chère petite âme blanche, qu’importe que je sois ruiné et vous aussi ! Nous sommes jeunes ; je suis fort. L’avenir est devant nous. Obtenez de votre tuteur que Flup et Stanceke soient choisis comme fermiers locataires de votre modeste domaine de la Flandre occidentale, ce lopin de terre qui appartient toujours à votre maman et dont j’apprends qu’il est aujourd’hui sans cultivateurs. Les Flup laisseraient leur exploitation de Tronchiennes à leurs enfants ; eux deux, qui prennent des rhumatismes, commencent à en avoir assez du cabotage. Ils feraient, aux Tilleuls, de la culture intensive et de l’élevage ; je les y aiderais, tout en suivant les cours de l’école de Gembloux : mon nouveau tuteur consent à ce que j’entre comme élève à cet institut agricole, dès à présent. Et vous verrez, que, grâce à tous nos efforts réunis, nous parviendrons à réédifier un jour votre foyer détruit, à faire à votre pauvre mère, voire à Mlle Josine, une vieillesse paisible et heureuse.

» En attendant, je vous embrasse tendrement, Line.

» Jacques Holstein. »

Cette proposition si sage fut admise sans balancer par le conseil de famille, qui s’assemblait afin de délibérer sur notre sort. J’avais repris mon banc d’écolière au couvent des Dames de la Miséricorde et je continuai d’aller visiter régulièrement ma malade chez le professeur Oppelt qui, vu la modicité actuelle de nos ressources, avait dû la transférer dans un service de second ordre, d’un prix inférieur à celui qu’on avait toujours payé pour elle. Ce fut la douleur la plus sensible à mon âme que de voir la pauvre inconsciente privée, soudain, de ces jolies toilettes souples et diaphanes qui lui donnaient l’air d’une apparition ; de découvrir que ses chaussures n’étaient plus du grand cordonnier ; qu’on privait son appartement des fleurs qui, naguère, en avaient fait la grâce, l’intimité, le luxe, et qu’elle aimait par-dessus tout !… enfin, que son ordinaire avait été réduit, qu’on lui servait plus souvent qu’il n’était nécessaire à son régime du bœuf et des légumes cuits à l’eau ; des potages maigres, peu ou point de dessert…

Rien du matériel de ces réformes ne parut la toucher très vivement ; elle eut, toutefois, un singulier froncement de sourcil, devant ses vases vides de bouquets…, et la première fois que sa main toucha l’étoffe rugueuse de sa robe de bure, elle eut un brusque mouvement de retrait qui était explicite.

— Vous avez du chagrin, maman ! me dit-elle, un jeudi, à la visite, comme je la serrais dans mes bras.

Et, de constater qu’elle s’était rendu compte de cela, me causa, à la fois, une joie profonde et une peine cruelle : joie de voir que la faculté d’observer se réinstallait en ce cerveau si longtemps plein de ténèbres ; douleur parce que cette première observation avait dû être pénible.


— Oh ! priais-je, ce jour-là, m’adressant au Ciel avec ferveur, en sortant de l’asile, Dieu tout puissant, faites que le rêve de mon ami Jacques se réalise bientôt, et qu’il nous soit permis d’entourer ma mère de tant d’affection, de bien-être et de sérénité qu’elle en recouvre la raison !

C’est à cela que, dans notre candeur enfantine, nous tendions tous deux, et notre correspondance, bien supérieure à notre âge par le sérieux des sentiments exprimés, n’était remplie que de cet espoir romanesque.

XVII


Une année passa ainsi pour nous, dans un deuil et une tristesse légèrement tempérés par l’espoir d’une chance indéfinie qui nous ferait, à tous, un sort meilleur, dans un avenir indéterminé. Mlle Josine était devenue, tout d’un coup, une vieille, une très vieille femme : en une nuit — la nuit qui suivit la mort de son père et où elle le veilla — ses cheveux avaient blanchi et elle avait contracté une espèce de tremblement spasmodique des mains, de trémulation de la lèvre inférieure, de clignotement des paupières, qui dénonçaient une sénilité précoce et lamentable. Néanmoins, son énergie pour tout ce qui concernait la réhabilitation du docteur demeurait vigoureuse ; elle n’était occupée que de cela. Les scellés levés à sa demande, elle s’était mise à la recherche du fameux travail d’Édouard Veydt sur les maladies nerveuses, mais, hélas ! ne trouva rien qui valût seulement une minute d’attention. Ce fut un nouveau désastre ajouté à tous les autres, et ma tante Josine s’écriait parfois :

— Serait-il possible que mon père eût, avant de mourir, brûlé ce manuscrit !

Toute hypothèse, fût-ce la plus inadmissible et la plus folle, lui était préférable à l’horreur d’une réalité qui, si durement, anéantissait le prestige de son amour filial illusionné.

Notre vie, dans le sous-sol, était chiche et presque misérable, mais ni ma tante, ni la bonne, ni moi-même ne souffrions véritablement de cela : l’économie la plus parcimonieuse avait toujours été la règle de la maison ; nous y étions accoutumées ; aussi, peu nous importait de ne manger guère de viande, de boire de l’eau, de nous priver de beurre sur notre pain ! Ce qui, pour ma part, me soutenait, c’était l’idée de l’avenir grand ouvert devant ma jeunesse, et l’espoir, que les lettres de Jacques contribuaient à entretenir en moi, de la conquête prochaine d’un foyer qui nous fût commun et qui, si humble fût-il, nous appartiendrait sans conteste.


Oh ! l’amertume d’habiter dans cette maison de la rue Marcq, où plus rien n’était à nous, que nous savions vouée, avec tout son contenu, aux hasards des enchères publiques ! C’est là, certainement, ce qui nous fut le plus cruel. Nous usions des quelques meubles de nos habitudes avec réserve et circonspection, comme on fait dans la demeure d’autrui, et, même les ustensiles de cuisine n’étaient employés par les mains honnêtes de Wantje, qu’avec un scrupule excessif et comme une crainte de les détériorer.

Ma tante, en contemplant toutes ces choses léguées à ses parents par un lointain passé et qui devaient posséder pour elle l’inestimable valeur du souvenir, avait, parfois, un regard attendri, qu’elle cherchait à me dissimuler, que je faisais semblant de ne point voir, mais qui me navrait. Et, peu à peu, par le spectacle de cette douleur que même les objets matériels, le milieu ambiant contribuaient à aviver, j’en arrivais à pénétrer jusqu’au fond la raison de l’invincible, de l’anormale tristesse de mes années d’enfance : ce dont j’avais souffert le plus ardemment en ce logis aujourd’hui condamné à la dispersion, c’était de n’y être point chez moi, de m’y sentir étrangère et seule. Les événements récents donnaient à cette impression un peu plus d’acuité, voilà tout ; mais je n’en comprenais que mieux ce qu’elle devait faire de ravages en l’âme de Mlle Veydt, pour qui elle était nouvelle à un âge où les impressions sont bien plus fortes et plus tyranniques.


Ma tante, en effet, souffrait affreusement ; jamais elle ne se plaignit, toutefois ; jamais un mot ne sortit de ses lèvres qui pût ressembler à un aveu de souffrance. Elle allait à son devoir, tout droit, sans récriminations contre le sort ni contre ceux qui le lui avaient fait si pitoyable.

Elle sortait beaucoup, semblait préoccupée d’un projet dont elle évitait de me parler, recevait une nombreuse et copieuse correspondance et, parfois, des missives à tournure officielle.

Or, par un radieux matin de septembre, quand nous fûmes à la veille du jour fatal de la vente judiciaire, elle me dit seulement :

— Line, le moment est venu de nous séparer, mon enfant.

— Quoi, fis-je, stupéfaite, nous allons nous séparer, ma tante ?

— Oui, nous allons nous séparer. On commencera demain la vente de ce que contient cette maison, pour, ensuite, vendre la maison elle-même. Il est temps de la quitter. Mettez votre chapeau, rassemblez les hardes qui vous appartiennent ; je vais vous conduire à la gare où vous prendrez, avec Véronique, le train pour Anvers. Votre oncle Lorentz, prévenu, doit vous attendre toutes deux à la descente du wagon…

— Mais vous…, vous, ma tante, l’interrompis-je, que comptez-vous faire si vous ne m’accompagnez point ?

— Soyez sans inquiétude pour moi-même ni pour Wantje ; celle-ci va entrer à l’hospice Sainte-Gertrude : j’ai obtenu cela pour elle ; elle y achèvera sa vieillesse, et c’était son désir. — Quant à moi, poursuivit Mlle Veydt avec un pâle sourire, une intonation presque gaie, vous savez, ma fille, que je suis assez bonne garde-malade…

J’acquiesçai, de la tête.

— Eh bien ! conclut-elle, je vais partir pour le Transvaal où des infirmières sont réclamées…, car, vous savez ce que la guerre anglo-boer y a produit de misères physiques ; j’y soignerai les blessés et les malades. C’est là une tâche que votre petit cœur tendre, votre jolie âme blanche approuvent, n’est-ce-pas, Line ?

Je tombai dans les bras de ma tante Josine et, à ce moment, je l’aimai véritablement de toutes mes forces. Elle eut, dans ses yeux las, deux larmes, brillantes comme des diamants et qui me révélèrent quelque chose de l’affection qu’elle-même éprouvait pour moi.


La nuit suivante, je couchais à Anvers.

XVIII


Le ménage Lorentz n’avait jamais eu d’enfant. Il habitait en vue du Parc, le quartier riche de la Métropole. C’était un vaste hôtel somptueusement meublé ; mon oncle ayant ses bureaux près du port, aucun écho de ses grandes affaires ne pénétrait ici. Ma tante Hélène, sa femme, n’avait pas trente-cinq ans ; elle était d’humeur joyeuse, de physionomie avenante, de caractère léger, folle de plaisir et privée de toute espèce d’esprit pratique.

Elle me fit, ainsi qu’à Véronique, qui devait rester attachée à mon service, une réception flatteuse :

— Ma petite, vous avez embelli, vous êtes gentille à croquer, aujourd’hui ; vous serez, dans un an ou deux, une très jolie jeune personne. Mais, pour Dieu ! quel accoutrement !… Ce chapeau de crêpe roux, cette robe de mérinos noir trop longue… cela sent le goût de Josine à dix lieues ! D’abord, votre deuil n’a plus de raison d’être : un deuil d’aïeul, cela se porte six mois et voilà un an passé que le docteur et sa femme sont morts. Nous allons changer tout cela. Eh ! mon enfant, ce que vous avez dû vous morfondre parmi toutes ces vieilles gens ! Mais c’est fini ; c’est moi, désormais, qui vais m’occuper de vous…, vous serez notre petite fille et je vous gâterai !

— Ma tante, ma tante, que vous êtes bonne ! m’écriais-je, séduite par tant d’enjouement, par un accueil si chaleureux.

— Vous ne pouvez rester fagotée comme vous voilà, Line ; je n’oserais vous montrer à personne, poursuivit-elle.

Et, sur-le-champ, elle décida un voyage à Bruxelles pour l’achat de toutes les choses qu’elle jugeait indispensables à ma toilette. Déjà, elle feuilletait l’Indicateur :

— Tant pis, vous allez retourner d’où vous venez, fit-elle. Il est onze heures ; Mangez un morceau sur le pouce si vous en avez envie, puis nous reprenons ensemble le train de douze heures cinquante et nous courons les boutiques de la capitale. Nous avons tout le temps de faire cela et d’être de retour à Anvers ce soir, pour le dîner. Ici, je ne trouverais rien d’acceptable… C’est la province !

Intimidée par ce flux de paroles, je ne savais comment protester, comment dire ma pensée qui était que, dans ma position de fortune, devenue si précaire, une petite fille n’avait guère besoin d’élégantes toilettes.

— Ma tante, balbutiais-je enfin, ma tante, n’oubliez pas combien les temps sont changés : je suis pauvre…

— Ta, ta, ta, interrompit-elle, qu’importe ! Vous êtes bien trop jolie pour rester mal vêtue.

Ce fut son seul argument et elle n’en voulut pas démordre, Je n’osais guère insister. Et puis, l’avouerais-je ?… Ces flatteries, ce souci de ma parure, m’étaient doux, réveillaient en moi ce qui y sommeillait de coquetterie, d’aspirations féminines et frivoles. Un moment, j’oubliai mes préoccupations sérieuses, tout le grave, l’austère et le douloureux de ma vie, prise par tant de devoirs supérieurs à mon âge, pour n’être plus qu’une vaine et puérile adolescente, dont les quatorze ans étaient tout proches de la nubilité et s’en apercevaient.

Je mangeai à la hâte une aile de poulet froid et des confitures ; ma tante en fit autant, et une voiture nous menait bientôt à la gare de l’Est. Nous étions à Bruxelles au bout d’une heure.

— Compter que ma couturière habituelle Pourrait rien vous confectionner avant six semaines, serait absurde, m’avait expliqué ma tante Hélène. Aussi, nous n’irons pas chez elle : il ne faut point exiger l’impossible de ses fournisseurs. Nous nous contenterons, pour cette fois, de vous faire habiller par quelque bonne maison de nouveautés.

Nous les visitâmes toutes, je crois. Des vêtements tout faits, à ma taille, qui n’était plus celle d’une petite fille, qui n’était pas encore celle d’une femme, c’était la chose du monde la plus difficile à découvrir ; partout, on nous montrait ou des robes de bébé ou des robes de douairière, et ma tante, qui avait du goût, ne prétendait s’accommoder ni des unes ni des autres. Enfin, un pour compte exécuté sur mesure et sur commande pour une jeune personne exotique puis, refusé par sa maman sous un prétexte, fit notre affaire. C’était, d’abord, je m’en souviens, un « complet » de cheviotte grise, fort simple, mais bien coupé, et une toilette plus élégante, pour les galas, en voile de soie bleu de ciel, décolletée sur une guimpe de fine mousseline plissée. Un grand manteau gris, pour les jours frais et les pluies de l’automne à son début, complétait ma garde-robe, dont il se trouva que les diverses pièces m’allaient à ravir. Mme Lorentz battait des mains, disant à chaque nouvel essayage :

— Rien à retoucher à ce vêtement. C’est miraculeux ; on jurerait qu’il a été taillé exprès pour ma nièce !

Elle exigea que je gardasse sur moi le complet de cheviotte, se fit envoyer le reste par express, paya la facture à la caisse du magasin et m’entraîna chez sa modiste, où une vaste capote de soie plissée, couleur de lin mûr, remplaçait bientôt, sur mes cheveux blonds, mon vieux petit chapeau d’écolière ; d’autres coiffures allaient encore être commandées là à mon intention. Puis, ce fut le cordonnier qui eut notre visite ; le marchand de bonneteries et la lingère suivirent. Ma tante m’acheta des gants de peau, un parapluie, un porte-monnaie, des rubans pour les cheveux…, enfin, tant et tant de choses si différentes, comme genre et comme prix, de celles portant le même nom, que j’étais accoutumée d’avoir à mon usage, que je n’en revenais pas. Eh ! bon Dieu ! Voilà comment s’habillaient les autres jeunes bourgeoises de ma condition et de mon âge ; voilà les étoffes dont elles se vêtaient ; voilà les objets qu’elles employaient couramment ; — mais, alors, en vérité, oui, l’exclamation de ma tante était juste et j’avais dû lui paraître bien fagôt !

Grâce à ce changement de toilette, je me sentais moi-même changée : je n’étais plus la Line réfléchie et triste qui avait grandi seule, dans l’ombre maussade d’une vieille maison, parmi des vieilles femmes parcimonieuses et austères ; une âme nouvelle fleurissait en mon cœur, et la pensée d’un retour à la mise étriquée et pauvre de mon enfance m’était pénible. Pour tout dire, je me trouvais bien mieux, bien plus à mon aise et à mon goût dans mon second avatar, et, en passant devant les glaces ornant les boutiques que nous visitions, je me mirais longuement, avec complaisance. La petite demoiselle qui m’apparaissait ainsi était, pourtant, à l’âge ingrat, avec des jambes et des bras trop longs, un buste trop court, des épaules trop grêles…, mais les cheveux d’un blond cendré presque châtain, mais les yeux bleus aux longs cils noirs, mais le front candide extrêmement blanc, mais les dents, éclatantes dans le sourire d’une bouche trop largement fendue, n’étaient pas désagréables à voir et il me semblait que je les voyais pour la première fois. Des rappels de ma petite enfance s’évoquaient à cette vision et je me faisais l’effet d’être bien plus près de cette époque où je vivais avec ma mère, place du Béguinage, que de celle où ma tante Josine m’imposait les tabliers de lustrine noire et les gros gants de futaine :

« Oh ! maman, maman, songeais-je, si vous voyiez votre fille maintenant, vous la reconnaîtriez ! »

À Anvers, j’eus bientôt une chambre à coucher dont le meuble était en laqué blanc relevé d’un mince filet vert d’eau, dont les tentures étaient de pékin blanc à raies vertes fleuries de bouquets roses. Ma tante Hélène montrait un vrai bonheur à m’entourer de tant de jolies choses.

Après une villégiature à Ostende, où elle avait laissé beaucoup de ses amies, j’imagine que son intérieur lui aurait paru bien morose sans la diversion qu’y apportait le soin de mon installation. Septembre, c’est encore le mois des vacances et la ville, dans ces quartiers aristocratiques, était déserte : ma tante recevait une abondante correspondance venue de tous les points de la Belgique et de l’étranger, mais il ne pouvait être question pour elle de visites ni de réceptions. Grâce à ces circonstances propices, elle put s’occuper de moi tout à loisir : elle le fit avec un entrain, une fougue, une passion qui étaient excessifs et ne devaient avoir rien de très durable. L’état de mes cheveux, de mes dents, de mes ongles lui fut une préoccupation grave et, après s’être décidée pour moi à la coiffure dite « à la Vierge », elle m’ordonna la Poudre des Chartreux pour l’entretien de la bouche et une manucure suédoise pour me faire les mains belles. Déjà, elle s’était entendue avec un professeur de danse qui venait, deux fois par semaine, m’initier aux mystères du maintien correct et des bonnes façons.

Parfois, devant tant de peines dépensées pour faire de moi une élégante, mon oncle haussait les épaules ; il disait :

— C’est peut-être un bien mauvais service que vous rendez à cette petite, ma chère, de l’habituer ainsi au luxe, de lui inculquer, le goût de la dépense, l’amour du superflu. Vous savez qu’elle ne sera guère riche plus tard…

— Et notre succession ? protestait Mme Lorentz, d’un ton qui m’eût fait illusion sans le sourire muet de son mari, sans la manière. qu’avait alors celui-ci de me dire :

— Line, dans la vie, il ne faut compter que sur soi-même et, jamais, sur les bonnes volontés incertaines, variables et fugaces des autres.

Là-dessus, je courais me jeter dans les bras de ma tante, visiblement blessée et qui insistait sur sa résolution de me laisser, plus tard, toute sa fortune personnelle.

Je gagnai ainsi le commencement de l’hiver, entre la tendresse expansive et, sans doute, un peu superficielle de ma tante Hélène, et la tendresse plus taciturne de mon oncle, lequel était, d’ailleurs, constamment absorbé par le souci des affaires et que nous n’apercevions guère qu’aux heures de repas.

J’allais, chaque semaine, voir ma mère à Uccle, malgré la désapprobation de Mme Lorentz, qui trouvait cela bien inutile et, réellement, trop fréquent. Jamais, à mon retour, ni l’un ni l’autre ne s’informèrent auprès de moi de la malade ; mon oncle, dont l’esprit pourrait bien avoir été frappé de l’idée d’une hérédité des affections mentales dans sa famille, évitait de parler de sa sœur. Cette hypothèse, que je crois juste, expliquerait qu’il ne fût pas intervenu — lui qui gagnait tant d’argent ! — quand il apprit que Mme Veydt avait dû être placée, par mesure d’économie, dans un service de seconde classe, inférieur à celui qu’elle avait toujours occupé chez Oppelt. Le nom de l’infortunée, prononcé devant lui, le mettait mal à l’aise et il changeait vite la conversation. Je n’avais donc que Véronique pour m’accompagner dans ces pèlerinages et parler d’elle ; la bonne fille, élevée à la dignité de lingère chez les Lorentz, se trouvait au comble de la félicité et envoyait aux siens à peu près tous ses gages, sans compter les cadeaux dont ma tante, généreuse jusqu’à la prodigalité, accablait mon humble amie comme toutes les autres personnes de son service.

Mme Lorentz semblait vraiment m’avoir prise en vive affection ; elle ne pouvait plus se passer de moi ; je l’accompagnais à la promenade, chez ses fournisseurs, dans les rares visites qu’elle avait à faire. Elle me présentait à tout le monde de la façon la plus charmante, la plus flatteuse :

— Ma nièce, Mlle Évangéline Veydt, qui va demeurer auprès de moi désormais, qui ne me quittera que le jour de son mariage.

On la félicitait ; on lui disait que ma présence allait certainement donner de la gaîté à sa maison, de l’activité à sa vie, que je serais, pour elle, comme une fille déjà grandelette et qui lui arrivait tout élevée. Et elle répondait :

— Justement : Line est le soleil, elle est la lumière de notre logis, et je me demande comment nous avons pu nous passer d’elle si longtemps !

L’excellente créature était sincère à ce moment : elle m’aimait de tout son cœur, prenait plaisir à voir ma joie, à entendre mes réparties d’enfant, à constater le changement que la toilette de son choix et les leçons du maître à danser avaient apporté dans ma tournure, dans mon aspect général. Elle-même avait prétendu m’apprendre le piano et elle affirmait que mes progrès étaient considérables et que je possédais le don de l’harmonie. Le fait est que je me livrais à l’étude de la musique avec une vraie passion et que jamais élève ne fut aussi docile.

— Que vont dire mes amies ? s’écriait parfois ma tante Hélène, en me considérant de l’air satisfait de l’artiste devant son œuvre la plus chère. C’est que ce sera une vraie surprise ; la plupart sont absentes et je ne leur ai point parlé de vous dans mes lettres. À la fin du mois d’octobre, je vais reprendre mon jour de réception et nous les verrons accourir l’une après l’autre. Elles seront bien étonnées !


Elles ne le furent pas tant que cela, et Mme Lorentz en eut une déception.

Quand, dans le grand salon Louis XVI, où un domestique en culottes et bas de soie introduisait les arrivants, ces dames virent, aux côtés de la maîtresse de la maison, une grande gamine vêtue à ravir par la bonne faiseuse, et qui saluait selon les règles du parfait savoir-vivre, elles y firent à peine attention : leurs filles étaient toutes pareilles ou, dans le même genre, et elles jugeaient, sans doute, que c’est plutôt gênant, une demoiselle de quatorze ans dans un appartement où se réunissent des femmes qui ont tant de choses à se dire !

— Hélène, vous allez garder cette petite auprès de vous toujours ? demanda à Mme Lorentz sa meilleure amie, Mme Dilley, en braquant sur moi les verres mobiles de son face-à-main.

— Parfaitement, chère, je la garderai ici jusqu’à son mariage.

— Eh bien ! en voilà une responsabilité qu’il ne me plairait pas d’assumer ! Mais vous en reviendrez, croyez-moi. Vous en aurez vite assez et vous la mettrez en pension.

Ma tante était devenue rouge d’indignation à l’idée qu’on pouvait la supposer capable de se séparer de moi. Elle m’envoya au bout de la pièce, en m’intimant l’ordre d’y aller prendre la corbeille à biscuits sur un guéridon, mais, comme je m’éloignais, j’entendis Mme Dilley, impitoyable, qui poursuivait :

— Et vous la trouvez si jolie ? En vérité, moi pas : la bouche est trop grande, le front trop haut, le menton trop court. Il n’y a de bien que les yeux : ils ont un regard de candeur et de rêverie tout à fait particulier.

— C’est un Tanagra, vous dis-je, affirmait Mme Lorentz d’un petit ton vexé ; elle sera délicieuse à dix-huit ans.

Et je songeai : « Mon Dieu, que ma tante a pris un air méchant pour dire cela ! Faut-il qu’elle m’aime pour défendre ainsi jusqu’à ma forme physique, jusqu’à mon visage et mes traits ! »

Hélas ! comme si les sentiments qu’elle m’avait témoignés jusqu’alors eussent été basés sur ce qu’elle attendait du sentiment des autres à mon égard, elle parut m’aimer moins à compter de ce moment-là. Elle négligea, d’abord, mes leçons de musique sous le prétexte qu’elles la fatiguaient et finit par décider que j’aurais, pour cette branche d’éducation, comme pour les autres, un professeur spécialiste.

Peu à peu, ma présence continuelle ne lui fut plus indispensable : la « saison « battait son plein et les salons, après les théâtres, s’étaient tous rouverts. Ma tante, qui avait sa loge à la Monnaie, aux concerts du Conservatoire et aux Populaires, lesquels réalisent ce qu’il y a de moins populaire au monde, ma tante se rendait. à Bruxelles deux et, souvent, trois fois par semaine. Il lui arriva de me prendre avec elle un soir qu’on jouait Joli Gilles et le Châlet, des pièces qu’une fillette peut voir sans danger. J’y pris un plaisir extrême et mon oncle, qui nous accompagnait, éprouva une si évidente jouissance de mon enthousiasme que j’en fus émue de reconnaissance.

— Line, tenez-vous bien ; n’oubliez pas que vous êtes ici très en vue, observait à chaque instant Mme Lorentz, inquiète de la sincérité peut-être incongrue de mon ravissement. Elle resta jusqu’à la fin du spectacle extrêmement irritable, et cette partie à trois ne fut pas renouvelée de tout l’hiver. Mille soucis mondains absorbaient ma tante, ce qui l’amenait à me négliger de plus en plus. J’en vins à passer la plus grande partie de mon temps seule dans la pièce qui m’était réservée, à côté de ma chambre, et qu’on avait disposée pour que j’y pusse travailler, lire, faire de la musique, voire prendre mes repas, quand les maîtres de la maison dînaient dehors ou donnaient, eux-mêmes, de grands dîners où la présence d’une jeune personne de quinze ans n’eût pas été convenable.

C’était, dans un cadre nouveau et combien différent ! ma vie solitaire d’autrefois qui recommençait…, mais avec une conscience bien plus cruelle de ce qu’un tel sort offrait d’anormal et de désolant, à mon âge.

« Oh ! songeais-je parfois, comme le temps me dure, et quel bonheur j’aurais si le rêve de Jacques se réalisait enfin et si, réunis, là-bas, à la campagne, nous pouvions avoir, comme tous les autres enfants, comme tout le monde, fût-ce les plus humbles des humbles, un logis si étroit, si modeste fût-il, qui pût nous tenir lieu de chez-soi ! »

J’associai mon ami à tous mes projets d’avenir comme lui-même faisait pour moi, Nous trouvions cela simple, naturel, indiqué, sans cependant que rien, jamais, eût fixé d’une manière positive ce que serait, dans cet avenir que nous devions partager, nos situations l’un vis-à-vis de l’autre. Une sympathie profonde, une mystérieuse et complète entente unissaient nos pensées et nous étions, tous deux, si neufs et si ingénus que l’idée qu’il pût régner dans ce sentiment d’ardente fraternité, éprouvé par deux adolescents, qui n’étaient point le frère et la sœur, une anomalie quelconque ne nous avait jamais effleurés.

Ma tante Hélène, en me conseillant un jour de rompre toute correspondance familière avec Jacques Holstein, m’étonna singulièrement.

— Pourquoi voulez-vous que nous cessions de nous écrire ? lui demandais-je presque insurgée, tellement, de me conformer à cet avis, me semblait pénible.

Et quand elle eut répondu d’un air péremptoire :

— Parce que ce n’est pas convenable…, vous êtes aujourd’hui trop grands, tous les deux, Pour garder ensemble ce ton d’intimité…

Je restai interdite ; j’avais rougi jusqu’aux cheveux et j’eus, aussitôt, j’eus, pour la première fois, le sentiment des obligations de mon âge véritable et de n’être plus une enfant.

— C’est bien, ma tante, vous avez raison ; je n’écrirai plus à Jacques, dis-je subitement vaincue, dans une prescience qui devançait le temps et les événements, qui me faisait m’effrayer, presque, d’une tendresse qu’on venait de me montrer difficilement admissible dès qu’elle n’était plus puérile.

— Je ne vous en demande pas tant, m’interrompit Mme Lorentz. Pourvu que vos lettres soient moins fréquentes et que je les puisse contrôler, c’est toute mon exigence.

Mais le charme était rompu et, soit que Jacques eût été, comme moi, averti d’avoir à m’écrire moins souvent et avec moins d’effusion, soit qu’il subit là une impression purement personnelle, ou, encore, que ses études à Gembloux l’absorbassent trop, de part et d’autre cette correspondance perdit toute grâce expansive, devint morne, froide, compassée. J’en fus très malheureuse, sans, toutefois, me rendre exactement compte d’où venait mon malheur ; et, excessive, comme le sont les enfants, je devins, soudain, fort peu épistolière. Cela arriva au point que Mme Lorentz dut me dire, elle-même :

— Eh bien ! vous n’écrivez plus du tout à Jacques ? C’est mal ; il en aura du chagrin.

J’avais laissé la dernière lettre de mon ami trois mois sans réponse, et quand, enfin, il fallut m’y mettre, je ne savais comment m’y prendre : les mots ne venaient pas sous ma plume et je ne trouvais rien à raconter à Jacques. Quelque chose avait passé sur nos relations d’enfance, qui les glaçait en les transformant. Des mois, de longs mois formant deux années pleines, passèrent. Et nous eûmes des hivers très dissipés, des étés de villégiature à Ostende, mais je restai peu sensible aux charmes de la vie mondaine : je lisais beaucoup et, seules, la musique et la lecture me procuraient des jouissances véritables.

J’avais goûté aux vanités du monde et, bien qu’elles m’eussent d’abord séduite, j’en arrivais à juger qu’elles ne m’avaient apporté que déception et lassitude. De plus en plus, je me voyais différente de ce milieu de parade, d’artifice et d’hypocrisie où évoluait Mme Lorentz : je ne pus jamais me lier avec aucune jeune fille de ses relations et, comme je n’en connaissais pas d’autre, je n’eus ni confidente ni compagne ; j’étais trop simple, je restai trop franche, trop expansive, trop rustique et, vraiment, je ne respirais à l’aise, je ne sentais mes poumons se dilater, mes artères battre et mon sang courir vif et chaud dans mes veines que quand je me trouvais au plein air des champs, parmi les herbes souples des prés, sous l’ombre verte et embaumée des bois. L’hiver, la promenade pédestre par les routes gelées, blanches de neige, de la banlieue anversoise où l’on me permettait d’aller, parfois, sous l’égide de Véronique, avait pour moi un attrait irrésistible.

Trop de choses douloureuses et cruelles m’étaient venues de l’existence citadine : elle m’excédait et j’enviais presque le sort de ma tante Josine, si héroïquement utile, là-bas, sur la terre transvalienne, dans la détresse des ambulances et des camps de reconcentration !

XIX


À cette époque, mon cœur et mon esprit étaient passionnément intéressés par ce qui se passait chez le professeur Oppelt, où la santé intellectuelle de Mme Veydt jeune subissait de prodigieux changements. Ma mère, je l’ai dit, s’était, peu à peu, habituée à ma présence ; même, elle avait fini par manifester très nettement à quel point il lui était doux de m’avoir à ses côtés. Avec moi, elle était une autre personne et, sinon une personne en possession de toutes ses facultés, au moins quelqu’un dont le sens était fort clairvoyant et qui réussissait à marquer sa prédilection sentimentale. N’avait-elle pas consenti à désunir les lèvres après tant d’années de complet mutisme, uniquement pour pouvoir mieux communiquer avec celle que, si douloureusement, elle nommait « Maman » ?

Depuis le jour où des nécessités matérielles m’avaient contrainte à permettre qu’on la changeât de service et d’appartement, elle révélait une préoccupation constante dont on ne pénétrait point l’objet et me dit, à une de mes visites :

— Maman, si nous n’avons plus d’argent du tout, ne vaudrait-il pas mieux me retirer d’ici, où ma pension coûte cher, et me prendre chez vous ?

Je la regardai, à la fois stupéfaite et ravie de constater qu’elle était capable de réflexion, d’une certaine suite dans les idées et, enfin, d’exprimer ces idées congrûment.

— N’allez pas vous imaginer que nous manquons d’argent, ma chérie, protestais-je vivement. Cependant, croyez-moi, il ne s’écoulera plus un temps très long avant que vous ne quittiez cette maison pour une autre où vous serez chez vous.

J’affirmais ces choses avec l’accent de sincérité que donne la conviction. Néanmoins, et bien que j’eusse la résolution inébranlable d’en arriver quelque jour à ce résultat, j’aurais été fort en peine de dire par quel moyen j’y parviendrais.

Ce même jour, comme je m’en allais avec Véronique, la malade se jeta dans mes bras, criant un désolé, un suppliant :

— Emmenez-moi !

Je ne l’emmenai point, hélas ! puisque c’était impossible, mais, dès lors, je multipliai mes voyages à Uccle. Le professeur Oppelt, témoin enthousiaste de la cure de tendresse que j’avais entreprise au profit de sa pensionnaire, s’était fait mon complice en déclarant à mes tuteurs que ma présence très fréquente en son établissement était devenue nécessaire ; du reste, l’heure était propice à mes absences d’Anvers : ma tante Hélène commençait à se lasser du joujou que j’avais été d’abord pour elle. Dans sa vie de mondaine folle de luxe, de représentation, de plaisir, la triste fillette que j’étais allait devenir encombrante, et Mme Lorentz ne voyait pas mes fugues d’un mauvais œil. Pourvu que les apparences fussent sauves et les bienséances respectées, que Véronique m’accompagnât toujours, que je prisse régulièrement mes leçons avec les maîtres de son choix et qui étaient, d’ailleurs, excellents, elle se déclarait satisfaite et était persuadée d’avoir rempli vis-à-vis de moi tous ses devoirs.

Ainsi, peu à peu, jour par jour, minute par minute, dirais-je, j’avais conquis l’âme de Mme Veydt jeune. Pour moi, et pour moi seule, elle consentait à sourire, à prononcer quelques paroles. Même, ces paroles s’enchaînèrent bientôt…, ce furent enfin des phrases liées et complètes et nous en arrivâmes à avoir ensemble des espèces de conversations. Elle prévoyait exactement, grâce à son intuition de névrosée, le moment de ma venue auprès d’elle ; elle me cueillit une fois, d’avance, tout ce qu’elle put atteindre de graminées au jardin et en fit une gerbe avec laquelle elle m’attendit impatiemment, pour me l’offrir aussitôt qu’elle me vit paraître, en faisant les gestes, en prononçant les mots de la femme du monde qui en congratule une autre.

Ma joie devant cette preuve d’une intention raisonnée, de la préméditation d’un acte intelligent et de sa réalisation selon un plan voulu mit le comble à son orgueil et, à partir de ce moment, je constatai en elle l’effort de ressaisir sa pensée fugitive, sa mémoire égarée. Chaque nouveau progrès était le sujet entre nous de vives félicitations de ma part, et, de la sienne, d’une gloire excessive et très sensible.

Une fois, elle me dit, après m’avoir décoiffée et en caressant délicatement mes cheveux :

— Vous êtes blonde… Vous ressemblez à quelqu’un…

Elle s’interrompit et des gouttes de sueur perlèrent à son front, témoignage de l’importance du travail qui s’élaborait derrière ce front blanc et uni comme de l’albâtre.

— À qui, à qui est-ce que je ressemble ? demandais-je, haletante, en proie à une émotion dont le spectacle détourna l’attention de Mme Veydt de ce qu’elle cherchait si laborieusement une minute plus tôt ; et elle s’écria, découragée :

— Je ne sais pas !

Mais, dans ses yeux, avait passé l’éclair lucide qui devait me convaincre de la possibilité de sa guérison. Et, bouleversée, hors de moi, incapable de porter plus longtemps seule le poids de cette espérance, j’écrivis à Jacques le soir même :

« Ma mère a été bien près de me reconnaître ».

Il ne me répondit pas tout de suite et, moi qui n’étais guère pressée non plus de lui répondre quand il m’écrivait, j’eus de son silence un grand chagrin, j’en ressentis comme une fine et profonde blessure d’amour-propre.

XX


J’avais dix-sept ans ; j’étais une jeune fille, et le séjour chez les Lorentz, la fréquentation d’une société polie, élégante, raffinée avait fait de moi une petite personne superlativement correcte et réservée, d’une susceptibilité très ombrageuse sur les questions de forme : il m’en coûtait d’avoir eu ce mouvement d’expansion, cette confiance vis-à-vis de quelqu’un qui semblait en faire peu de cas, et je décidai, dans mon for intérieur, de ne plus écrire à Jacques.

Mais cette décision me fit pleurer et je fus confuse de ces larmes. Je résolus de ne plus penser du tout à Jacques. Néanmoins, j’y pensai de plus en plus : je me disais que c’était maintenant un grand jeune homme et j’essayai, sans y parvenir, de me figurer ce que les années avaient fait de mon ami d’enfance. J’étais, en même temps, attirée vers son souvenir et mortifiée de ce qu’il me laissât sans nouvelles de lui, et je songeai qu’à notre première rencontre, où qu’elle dût se produire, je saurais bien marquer à Jacques mon mécontentement.


J’en étais là quand, un dimanche matin, en été, je fus appelée au salon où se tenaient déjà mon oncle et ma tante : devant eux, un visiteur d’une vingtaine d’années, grand, brun et barbu, était debout dans l’attitude de la déférence et du respect :

— C’est moi, Lina, fit-il joyeusement, dès qu’il me vit paraître.

Et je reconnus Jacques Holstein : il avait toujours, sur un corps singulièrement grandi, souple et fort, sa tête ronde d’enfance, sa physionomie ouverte et gaie, sa bouche lourde, aux lèvres de bonté, ses yeux de franchise et de belle paix morale. Il dit, avec aisance et simplicité :

— J’ai terminé mes études à Gembloux ; si mon tuteur y consent, je vais aller m’installer à Vichte-Sainte-Marie, en la ferme des Tilleuls, et essayer sur vos terres, Lina, mes connaissances agricoles.

M. Lorentz lui fit observer que son temps de tutelle était bien près d’expirer puisqu’il allait être majeur dans trois mois, et cela fit rire Jacques, comme s’il n’eût pas su son âge et que l’annonce de sa prochaine émancipation fût pour lui une nouveauté.

— En vérité, poursuivit-il, j’ai hâte d’être là-bas et d’y pouvoir travailler activement. Je me réjouis d’y être mon maître et d’y tout organiser à ma guise.

Je remarquai sans amertume que Jacques parlait de notre propriété, à ma mère et à moi, comme de la sienne propre et, sans bien m’expliquer pourquoi, j’eus quelque satisfaction de ce sans-gêne.

Il continuait, s’adressant plus particulièrement à mon oncle :

— C’est dur, voyez-vous, Monsieur, de n’avoir point de foyer à soi, aucun logis dont l’on puisse se dire qu’il vous est personnel ! Et il y a des années, tant d’années que je suis privé de ce modeste bonheur !

Sa voix s’était attendrie, avait presque sombré sous les dernières phrases et j’admirai combien ses paroles traduisaient exactement mes propres aspirations et l’ardent désir de mon âme, possédée de regrets et de rêves identiques.

J’eus un soupir qu’il dut comprendre, qu’il interpréta, non sans justesse car il me dit, avec une petite tape familière sur mon épaule :

— Hein, Lina, nous avons eu une triste enfance, nous deux ?

Je reculai, un peu choquée de son geste, bien que je sentisse parfaitement la qualité de l’inspiration qui le lui avait suggéré. Et je ne pus m’empêcher de penser :

— C’est singulier comme Jacques manque de distinction ; il n’était pas ainsi autrefois.

Sa toilette me paraissait plus provinciale que jamais, sa voix sonore, ses éclats de rire retentissants, ses mouvements naturels et spontanés, sans manière, étaient, pour moi, comme autant de choses étrangères, un peu antipathiques, et je me disais :

— Le fond, certes, est toujours le même : excellent, loyal et généreux, mais l’extérieur est autre, il est bien différent du Jacques de la rue Marcq…

Et, en vérité, il n’avait pas changé : il avait seulement beaucoup grandi ; mais l’un de nous deux était changé, et c’était moi, que la vie dans un milieu mondain, parmi des personnes superficielles, avait faite de sincérité moins absolue, d’impressions moins naïves et moins fraîches.


Jacques Holstein accepta de partager notre déjeûner, sans façons ; et, le café bu, comme l’après-midi commençait à peine et que ma tante avait décidé de ne point sortir ce jour-là, il fit tant d’instances pour m’entendre jouer du piano que j’y consentis.

Je jouai longtemps, sans remuer la vis de mon tabouret, sans regarder Jacques et quand, enfin, je me levai pour regagner ma place, je vis qu’il avait les yeux pleins de larmes. Il ne m’offrit point le bras pour me ramener auprès de Mme Lorentz, comme l’eût fait certainement n’importe lequel des jeunes gens de nos relations ; il n’avait pas même songé à tourner les feuillets de ma musique pendant que je jouais… ; mentalement, je le comparais à ces messieurs, jolis gilets en cœur, pleins d’attentions banales pour les dames, de petits soins, de phrases galantes, et je me pris à sourire, sans trop savoir si j’étais ravie ou déçue de constater qu’il était, en tout, leur antipode.


Le soir, après le dîner, il vint sans timidité ni gaucherie, s’asseoir à côté de moi, sur le même canapé, et il m’interrogea sur ma mère avec un intérêt, une délicatesse de termes et un charme d’accent dont je l’aurais jugé incapable :

— Elle vous a presque reconnue, ma petite âme blanche, fit-il, me rappelant, sans songer à s’excuser, ma dernière lettre laissée sans réponse ; cela date déjà de plusieurs mois. Maintenant, où en êtes-vous avec la pauvre malade : vous a-t-elle reconnue effectivement ?

Je dus avouer qu’il n’en était rien, hélas ! Mais j’espérais un miracle de la musique et je le dis à Jacques. Mme Veydt, sans toutefois se remettre elle-même au piano, était indiciblement heureuse quand, m’établissant devant l’instrument placé en sa chambre, j’y jouais les morceaux de sa prédilection d’autrefois et qu’il m’avait été facile de retrouver parmi sa bibliothèque musicale. Or, mystère déconcertant de notre système psychique, dont à peu près tout est mystère : cette malheureuse aliénée, incapable de se rappeler le nom de sa fille, ni son propre nom, ni son âge, citait un à un, sans se tromper jamais, les titres d’opéras ou de compositions classiques aimés d’elle en sa jeunesse et que j’interprètais ainsi à son intention.

— C’est de bon augure, n’est-ce pas ? répétait Jacques Holstein, enthousiasmé, c’est un progrès considérable, me semble-t-il.

C’en était un, en effet, et capital. Je le reconnus avec mon ami, sans, cependant, partager tout à fait l’optimisme qui le faisait voir, dans un avenir très prochain, la pensionnaire du docteur Oppelt rendue à la raison.

Et il se mit à vanter la paix des champs, en m’avouant qu’il n’espérait l’entière guérison de ma mère que de son transfert à la campagne et, non plus dans un sanatorium, mais dans une demeure dont elle serait la maîtresse et où, moi-même, je serais en permanence pour lui donner mes soins.

— Voyez-vous, Lina, conclut-il, avec une gravité qui métamorphosait l’expression joviale de ses traits, toute régénérescence physique et morale, toute santé, toute beauté doivent venir de ceci : d’une vie simple et normale, au grand air ; en ville, tout le monde, tout le monde sans exception, est plus ou moins fou, croyez-moi ; c’est une vérité évidente pour ceux qui sont de passage dans les capitales après un long séjour aux champs. L’existence malsaine de la ville a, certainement, influé autrefois sur le dérangement cérébral de votre mère et peut-être bien que rien de pareil ne serait arrivé si, au moment de son deuil, elle eût vécu dans quelque ferme claire et paisible, sous le vaste ciel, au milieu de la verdure…

Il s’interrompit, rougit et n’en dit pas davantage ce soir-là.

Je m’étais levée, un peu gênée, moi aussi, sans bien savoir pourquoi.


Quand, le lendemain, Jacques Holstein vint prendre congé de nous avant son départ pour Vichte-Sainte-Marie, il me trouva l’attendant, avec la mine glaciale que l’éducation me suggérait d’imposer à mes traits au moment de dire adieu à un jeune homme étranger. Au fond, j’étais très émue de ce départ.

— Je vais m’occuper de vos intérêts là-bas et m’y dévouer, me répéta-t-il encore, comme nous nous quittions.

XXI


Et ses lettres se firent encore plus rares que par le passé, et quand il écrivait, c’était, uniquement, pour nous donner des renseignements techniques sur son système de culture et d’élevage. Sous sa main si laborieusement virile, le petit domaine allait prendre bientôt une importance inattendue.

— Voulez-vous croire, disait mon oncle, un an plus tard, que ce garçon est capable de reconstituer d’ici peu la fortune de ma sœur et de ma nièce ! Déjà, le rendement des céréales, des fourrages, des produits maraîchers de la ferme des Tilleuls a doublé depuis le départ des derniers tenanciers, et il attend, presque à coup sûr, d’excellents effets de la vente du bétail !

Tant et de si graves intérêts dépendaient pour nous du succès de Jacques qu’il n’est pas extraordinaire que je m’occupasse, moi-même, activement de son exploitation. Je suivais à distance les moindres détails de ses tentatives et de ses progrès avec une vraie passion : je m’étais procurée des manuels de culture et je tâchais à m’initier à tout ce que mon ami entreprenait pour notre prospérité. Il avait insisté pour qu’on vînt visiter les Tilleuls seulement lorsqu’il jugerait la métairie digne de recevoir notre visite.


Ce jour arrivé enfin, ma tante montra si peu d’entrain devant la perspective du voyage que nous dûmes décider, mon oncle et moi, de nous rendre sans elle à Vichte-Sainte-Marie.

C’était un dimanche d’avril, par une de ces matinées de premier printemps où l’atmosphère a une limpidité de cristal. Une avenue de tilleuls donnait son nom à la propriété ; elle s’ouvrait devant la grille d’entrée. Quand nous arrivâmes à la ferme, ce qui me frappa surtout, ce fut le verger au fin gazon d’un vert d’émeraude, planté de pommiers, de poiriers, de néfliers, de cerisiers blancs de fleurs, tandis que, sur la très vieille muraille de briques, les pêchers et les abricotiers étendaient des branches noires où les corolles d’un rose vif, frémissantes sous la brise, semblaient des papillons captifs.

Sous les arbres, dans un rayon de soleil, des vaches et leurs veaux paissaient non loin de la Lys, sur les berges de laquelle les crocus et les jacinthes mettaient des tons d’or et d’améthyste. Du reste, les fleurs étaient partout : au jardin d’agrément où des pivoines écarlates et nacrées s’épanouissaient, somptueuses, à côté des tulipes et des narcisses ; au potager, où les plants de fraisiers, bordant les carrés de choux, étaient tout étoilés de blanc, et jusque dans la maison où des bouquets ornaient tous les meubles, où des pots de primevères garnissaient tous les châssis de fenêtres. Sur la rivière, un bateau plat, le bateau idéal de mon enfance, était amarré.

Oh ! la charmante, la fraîche et délicieuse résidence que cette ferme des Tilleuls ! Nous y bûmes du lait comme jamais en ma vie je n’en avais bu, qui avait un goût de musc et d’amandes, qui vous laissait aux dents un parfum exquis ; nous y mangeâmes du pain de froment meilleur que la plus délicate brioche, et les œufs qu’on nous servit, nous avions été les chercher nous-mêmes au poulailler : mon oncle les déclara incomparables. Nous avions déjeûné sur une terrasse, devant l’habitation, et ce qui mettait le comble à mon ravissement, c’était, au bout de cette terrasse, au delà de la vaste étendue des plaines, des champs, des prés, l’horizon sans limites, reculé dans l’infini et qui permettait au rêve un essort sans entrave.

Je respirais largement, pleinement…, et j’étais comme une exilée qui retrouve sa patrie, avec une sensation de vie tellement forte, tellement intense que toutes mes facultés en étaient accrues et comme décuplées.

— Lina, vous avez pu vous en convaincre, me dit Jacques, qui m’observait depuis un bon moment, le foyer est bien près d’être reconstruit…

— Mais, il est reconstruit tout à fait, mon ami, répliquais-je.

— Non, pas tout à fait…, pas encore. Mais il s’en faut de bien peu de temps qu’il ne le soit.


C’était au crépuscule, un peu avant notre départ pour la station de Vichte où nous devions, mon oncle et moi, prendre le train pour Anvers ; les cloches, au loin, sonnaient l’Angélus. J’étais seule dans le jardin avec Jacques qui cherchait pour moi les premières violettes sous la mousse. Il les réunit en bouquet et, me les offrant :

— Voulez-vous me promettre que vous reviendrez aux Tilleuls avec votre pauvre mère, aussitôt que le professeur Oppelt aura jugé ce voyage sans danger pour sa pensionnaire et que, moi-même, j’aurai jugé le logis digne de vous abriter toutes les deux ? fit-il.

Quelle voix secrète et impérieuse dicta ma réponse, à cette minute ? Celle-ci fut si prompte, si nette, si décisive que je n’ai jamais voulu admettre qu’elle pût venir de moi seule ni qu’aucune force occulte n’eût surgi, soudain, pour me la souffler :

— Oui, prononçai-je, avec une énergie que je ne me connaissais pas, oui, Jacques, je vous le promets.

Et je lui tendis ma main qu’il serra dans les siennes, longuement, sans rien dire.

Nous comprenions fort bien, tous les deux, qu’un engagement beaucoup plus sérieux que celui-là était dans nos paroles et qu’elles avaient un sens d’une grande solennité.


Le même soir, rentrée à Anvers, dans mon coquet appartement de laqué blanc à filets vert d’eau, décoré de tous les objets compliqués, fragiles et superflus de mes habitudes, ce milieu me parut décidément factice, absurde, ridicule. Jamais je n’avais mieux compris qu’il ne me convenait pas plus que je ne lui convenais.

Et, ma pensée retournant vers Vichte, vers la métairie des Tilleuls, vers Jacques, je sentis absolument, je sus, à n’en pouvoir douter, que là, parmi ces choses de la nature saine et vivace, contre ce cœur simple et droit, avec la tâche sacrée de soigner ma mère, que là était ma place. La place désignée par le devoir filial et celle, aussi, que j’eusse choisie de préférence, qui seule séduisait mon âme car…, oui, en vérité, j’aimais Jacques !

XXII


Voilà trois ans que nous sommes mariés, Jacques et moi. Nous habitons les Tilleuls, et je vais clore définitivement ce journal intime car les gens heureux sont comme les peuples heureux : ils ont pas d’histoire et notre ménage se compose d’un homme et d’une femme de cette catégorie privilégiée.

Ma mère demeure avec nous depuis le jour de notre mariage.

Elle eut, d’abord, quelque peine à s’accoutumer au milieu nouveau où on l’installait. Cependant, ma présence continuelle aida beaucoup à l’acclimater. Mais le miracle attendu, l’étincelle qui devait, soudain, illuminer son cerveau et lui rendre la raison, ne se manifesta point tout de suite. Affectueuse avec moi, sensible au charme de la musique, aux grâces de la nature, à la coquetterie des vêtements dont on l’habillait, tout le reste paraissait lui être profondément indifférent et, longtemps, elle sembla ne pas s’apercevoir de l’existence de mon mari.

Il en fut ainsi jusqu’au jour où l’arrivée d’un hôte nouveau, d’une petite fille blonde aux yeux bleus, mit la résidence des Tilleuls en joie.

L’aïeule, conduite devant le berceau, eut alors un mouvement inspiré, adorable, divin : elle tendit les bras vers le bébé qui s’éveillait et comme celui-ci levait les paupières, montrant l’azur de ses prunelles, elle s’écria, le prenant, le serrant contre elle, et le berçant avec des précautions et des délicatesses infinies :

— Lina, ma petite, mon enfant !

Ma mère venait de me reconnaître dans ma fille.


Elle a gardé cette illusion. Avec notre petite Évangéline, elle est une maman intelligente, attentive, passionnément aimante et d’une jeunesse que rien, semble-t-il, n’altèrera jamais. Elle se conduit avec cette enfant comme j’imagine qu’elle dut le faire avec moi quand j’avais le même âge, et elles ont ensemble des dialogues, des jeux dont tout le monde est exclu, qu’elles comprennent seules et qui font sortir de leurs lèvres sereines des éclats de rire délicieusement puérils.

Ces scènes, dans le somptueux décor de la campagne flamande, n’ont, pour nous, rien de pénible ; elles sont, au contraire, pacifiantes et, en quelque sorte, consolantes. Mme Veydt n’est pas guérie ; elle ne guérira jamais, sans doute, mais elle est, comme tous les autres habitants des Tilleuls, heureuse d’aimer et d’être aimée. Qui oserait en demander davantage à la vie terrestre !



FIN

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)


Achevé d’imprimer
le 20 août 1929, par l’imprimerie L. CROLLEN,
13, rue de Diest, 13,
à HASSELT (Belgique)











TT ———————————— LA RENAISSANCE DU LIVRE a publié

J, PERTHERON.

A. BRUNET. LA NU DEN.

Isi COLLIX.

Léopolhi COUROUBLE.

Pierre DANE. Conan DONTLIE.

Stnistas DELTANE. Georges EERTOUD.

FRANC-NOHAIX.

René GOLSTEIX.

Maxime GORKE

A’bert GUISLAIX. Jérôme KJEROME, Jack LONDOX.

Rod. PARMENTIER. Camille PERT. MAC-ORLAX.

Léon SOUGUENET, Eliane VAN DAMME. M. VAX DE WIELE, Horace van OFFET.

La Couronne d’Epines.

Dans ia Rarque d Isis.

Sous la Peau.

Reflets du Feu

Mon Ame Pourpre.

Quinze Ames et un Mousse

Le Petit Poels,.

Les Deux Croisières.

Prosper Claes.

Congo et Angola.

Aventures de Sherlock Holmès

Nouvelles Aventures de : Sherlock Holmès.

La Résurrection de Sherlock.

Le Drapeau Vert.

Les Exploits du Colonel Gérard

Cœur en Eventail

Cycle Patibulaire (2 vol.)

La Faneuse d’Amour.

Le Buisson des Mendiants.

Nouvelles Kermesses.

Fables.

Fables Nouvelles,

L’Orphéon.

L’Honime et le Nénuphar.

Mon Crime est à mai,

Nu devant Dicu.

Dans le Peuple.

En Prison.

La Mère.

Après Inventaire.

Mes Enfants ct Moi.

L’Appel de fa Forêt.

Avant Adam,

Radieuse Aurore.

Jean Lariguette. .

Lariguette et Casque à Pique

Lariguctte et Françoise.

la Petite Cady.

Cady mariée.

Le Divorce de Cadvy.

Les Bourreurs de Crâne.

La Clique du «Café Brebis»

La Maison du retour écœurant.

Julia Dona.

Amore.

Le Mur de Gaze.

Le Colonel de St-Edme.

La Rose de Java.

Georges VERDAVAINE Trois Femmes.

EE

  1. Marché matinal.
  2. Petite mère
  3. Porte de pierre.
  4. Reyn bloem : Fleur pure.