Âmes honnêtes/Texte entier

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Traduction par Fanny Rivière.
Libraire A. Cote, Adrien Effantin, successeur (p. 1-).

GRAZIA DELEDDA


ÂMES HONNÊTES


Roman familial


avec


PRÉFACE DE ROGER BONGHI


TRADUIT DE L’ITALIEN AVEC APPROBATION DE L’AUTEUR


PAR


Mme Fanny RIVIÈRE

LYON


LIBRAIRIE A. COTE, A. EFFANTIN, SUCCESSEUR


8, place Bellecour, 8




1899



GRAZIA DELEDDA


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ÂMES HONNÊTES


ROMAN FAMILIAL



GRAZIA DELEDDA


ÂMES HONNÊTES


Roman familial


avec


PRÉFACE DE ROGER BONGHI


TRADUIT DE L’ITALIEN AVEC APPROBATION DE L’AUTEUR


PAR


Mme Fanny RIVIÈRE

LYON


LIBRAIRIE A. COTE, ADRIEN EFFANTIN, Successeur


8, place Bellecour, 8


1899



PRÉFACE


Chère Deledda,

Je vous appelle chère, et pourtant je ne vous ai jamais connue ni même vue. Mais il y a une vision de l’esprit, plus perçante que celle des yeux, et vos lettres, si pleines de grâce et d’amabilité, me l’ont donnée à votre égard. C’est pourquoi je m’intéresse à vous ; comme conséquence infaillible, je veux vous seconder dans tous vos désirs, et même dans celui si modeste que vous m’avez exprimé, de voir votre Nouvelle présentée par moi au public. En vérité, je n’ai pas compris pourquoi vous le vouliez. Je n’ai écrit en ma vie ni Nouvelles ni Romans, ni je ne saurais, je crois, en écrire. Même, je dois l’avouer, j’en ai lu et j’en lis fort peu ; je ne me laisse pas prendre aux grands éloges que j’entends faire parfois de celui-ci ou de celui-là. Ils me paraissent, après les journaux, la chose la moins sérieuse et la moins importante du monde. Je ne crois pas, comme il est naturel, aux faits imaginaires qu’ils racontent, et bien moins aux motifs imaginaires des faits. Elles me semblent énormes les prétentions des romanciers, qui se donnent l’air d’être les seuls psychologues du monde et de le prouver en décomposant et recomposant la machine humaine à leur façon. Le plus souvent ce sont des décompositions et recompositions fausses et fantastiques ; mais cela pénètre dans les âmes comme vrai, les énerve et les affaiblit. Tout à coup il en apparaît un qui crée, ou prétend créer, une nouvelle école ; la dernière est toujours la plus puissante et la plus en vogue, jusqu’à ce qu’une autre naisse, et chacune domine tant qu’elle dure. En réalité, toutes n’ont d’autre objet que de réveiller et d’exciter le goût du public, en lui servant un nouveau, mets. Romantisme, réalisme, psychologie, naturalisme, idéalisme, symbolisme, et que sais-je ? sont les étendards qu’elles lèvent, espérant qu’une longue file de gens les suivra pendant un jour ou pendant un an. Prises dans l’ensemble, ces œuvres sont, surtout en usurpant, comme elles le font, une si grande place dans les littératures actuelles, une des plus grandes causes de la déchéance intellectuelle, morale et sociale de notre temps, et ce sera un grand bonheur lorsque, tôt ou tard, on se détournera d’elles, comme, pour s’y complaire, on s’est détourné des autres genres littéraires qui valaient et valent mieux.

Avec ces idées mélancoliques en tête et l’aversion qui en résulte pour romans et nouvelles, quelle autorité avais-je pour parler de votre livre ? Pourtant, le tenir de vous m’a donné l’envie de le connaître, et j’ai pris plaisir à le lire. Après avoir parcouru tous les feuillets je les ai réunis, et je me suis demandé : Comment dois-je qualifier cette Nouvelle ? De matérialiste, idéaliste, réaliste, ou de quel adjectif ? Je n’ai pas réussi à en trouver un qui convînt à vos Âmes honnêtes. Cela m’a paru un grand soulagement. Ce sont vraiment des âmes honnêtes que vous peignez. Il y a déjà là une nouveauté, digne de louange, puisque ce sont de telles âmes que les romanciers et les nouvellistes ont coutume de peindre le moins. Celles-ci nous sont montrées simples et non point étonnées d’être telles ou secrètement désireuses de ne pas l’être. Elles font ce que toutes celles de leur rang et d’une égale bonté sont habituées à faire. Elles n’ont de la vie ni les grands enthousiasmes ni les grands désespoirs. Elles ne trouvent ni ne cherchent des abîmes pour y tomber. Elles exercent des vertus utiles. Elles ne sont rongées ni par la haine ni par l’envie, La Nouvelle ne les conduit pas durant toute leur existence, mais pendant cette période de la jeunesse où leur sort n’est pas encore décidé, sauf pour deux. La destinée de deux autres est indiquée, et alors, après la lecture, la pensée les suit encore. Le langage dans lequel il en est parlé, est facile et presque toujours exempt de locutions étrangères ; le style, coulant et sans entortillements ou obscurité provenant soit d’un mauvais jugement, soit de négligences qui veulent paraître un art infini. Le livre, en un mot, est écrit comme parlent les gens de bon ton, mais écrit d’une façon moderne, parce que modernes sont les gens que nous entendons parler aujourd’hui.

Il ne traite pas non plus de personnes en dehors du monde. On voit où elles sont, où elles vivent, leurs occupations, les récréations qu’elles se donnent. Elles habitent la Sardaigne, l’île qui a traversé les siècle glorieusement, mais non toujours avec bonheur, et envers laquelle nous, Italiens, avons de grandes obligations. Il n’est point dit que la Sardaigne soit le pays des romans, mais c’est donné à entendre. L’auteur n’a pas eu à le choisir, il était tout trouvé, puisque vous êtes Sarcle, aimable Deledda. Vous aimez votre patrie, et de même qu’elle est votre première pensée, vous voudriez la voir bien avant dans le cœur des Italiens, avec des preuves d’une affection sincère et efficace. Là, toute jeune, vous vous êtes adonnée aux études qui font germer dans les esprits le sentiment et le désir du beau, du bien et du vrai. Vous croyez à cette trinité ; il faut qu’on y croie, si l’on ne veut pas une vie désolée, privée de signification et de but, d’harmonie et d’espérance. Aujourd’hui, beaucoup d’hommes et aussi, hélas ! beaucoup de femmes ne veulent pas le comprendre, et ils se repentent, trop tard, de leur erreur, dans l’aridité de l’âme qui en est la conséquence.

Votre Nouvelle laisse une impression douce et bonne. Cela paraît aujourd’hui n’avoir aucune valeur aux yeux des écrivains et des femmes auteurs : c’est fâcheux pour les lecteurs auxquels ils s’adressent. Ils cherchent l’amusement de ceux-ci dans le nouveau qui, le plus souvent, n’est pas tel, dans la bizarrerie, dans l’effort, dans le laid, s’imaginant que la grandeur de l’art consiste à être au-dessus de tout et indépendant de tout. Comme si l’art n’était pas un élément de la société humaine et devait être placé en dehors d’elle, pour ainsi dire, sans aucun respect pour les effets moraux qu’il est en son pouvoir de produire. Semblable jugement est tout-à-fait faux et doit vous paraître tel ; c’est une pensée orgueilleuse et abjecte en même temps, qui vient d’une intelligence pervertie, parce qu’il n’y a pas de doctrine de l’esprit sur laquelle n’influe la bonté ou la méchanceté des âmes. Celles que vous avez dépeintes délicates et honnêtes, sont ainsi parce que votre âme est honnête et délicate.

Adieu, chère enfant, rappelez-vous, tant que vous vivrez, ce vieillard auquel sourit le soleil couchant, quand à vous sourit l’aurore.

R. BONGHI.

Torre del Greco, 28 août 1895.


GRAZIA DELEDDA


ÂMES HONNÊTES

Roman Familial


L’arrivée

Après la mort de la vieille donna Anna, Paolo Velena ayant réglé les affaires les plus urgentes, prit avec lui sa jeune nièce et, comme il était convenu, la conduisit à Orolà, dans sa famille.

Orolà est une petite sous-préfecture sarde, dans la province de Sassari. Cité très-florissante sous les Romains, déchue ensuite pendant les incursions des Sarrasins, elle se releva sous la domination des Barisone, juges ou rois de Torres, et se maintint puissante jusqu’à l’abolition de la féodalité en Sardaigne, advenue dans la première moitié de ce siècle.

Dans le recensement des populations sardes, fait par Arrius, qui visita les quarante-deux cités de l’île au temps du consul Marcus Tullius Cicero (116-43 av. J.-C), Orolà figurait pour cent mille habitants, soit dans la ville, soit dans les châteaux et les villages circonvoisins, et Antonio de Tharres, au cours d’une relation des ravages causés par les Sarrasins, parle de grands vestiges laissés dans Orolà par les Romains, particulièrement de thermes magnifiques construits sous le préteur M. Azius Balbus. Maintenant Orolà ne conserve aucun souvenir de la domination romaine, si ce n’est dans les costumes et dans le dialecte latin, et le nombre de ses habitants est à peine de six ou sept mille. Son unique monument est Sainte-Croix, vieille église pisane de 1100, avec des fresques de Mugano, peintre sarde du dix-septième siècle.

De très-beaux paysages environnent Orolà, et des montagnes de granit ferment son horizon au levant et au midi, sous un ciel très-pur.

Parmi les personnes les plus considérées de cette sympathique et originale petite ville, étaient et sont encore les Velena, famille aisée descendant d’une branche de principaux sardes.

Les principaux sardes sont les familles puissantes et riches du peuple, assez civilisées et conservant, pour la plupart, le costume national.

Les Velena s’étaient peu à peu transformés en bourgeois. Sans être positivement des messieurs ils s’habillaient comme tels, et montraient un certain raffinement dans leurs habitudes, qui n’avaient rien de commun avec la vie et les préjugés du peuple. Ils ne se permettaient pas le luxe inutile d’un salon, mais toutes les pièces de la maison étaient très-bien meublées ; les jeunes filles, tout en restant de bonnes ménagères sans prétention, suivaient la mode et fréquentaient la société élégante de la ville.

Un des fils était étudiant, l’autre s’adonnait à l’agriculture. Le chef de la famille, Paolo Velena, agriculteur lui aussi, comme tout bon propriétaire sarde, était surtout commerçant et industriel. Son frère Giacinto, au contraire, avait fait ses études. Muni de son diplôme de médecin, il fut envoyé dans un village du bas Logudoro, où il épousa une jeune fille noble mais peu riche. Ce mariage en amena un second entre Andrea Malvas, frère de la femme de Giacinto et une soeur des Velena. Celle-ci, délicate et nerveuse, mourut de saisissement, en donnant le jour à une petite fille, à la nouvelle que son mari avait été assassiné par vengeance de parti.

Annicca, la pauvre enfant née prématurément sous de si tristes auspices, resta donc près de sa grand’mère paternelle, la vieille donna Anna, femme sévère et triste, enfermée dans un deuil éternel, presque tragique, comme est le deuil dans les villages sardes. Après la mort des deux époux l’antique maison des Malvas resta fermée au soleil et à la joie ; jamais plus les parois ne furent reblanchies ; la fumée étendit un voile opaque et jaunâtre sur les murs et les meubles, sur les vitres et dans l’atmosphère. Annicca passa son enfance dans cette demeure étrange et silencieuse ; elle y grandit comme une petite fleur décolorée, une de ces fleurs jaunes et pâles qui poussent dans les lieux arides et incultes. Puis, un jour, donna Anna tomba malade et, malgré les soins affectueux de Giacinto, elle mourut bientôt. Alors Paolo Velena, appelé par son frère, accourut dans le village et décida de prendre avec lui la fillette. Giacinto avait beaucoup d’enfants et ne pouvait se charger d’Annicca.

Donna Anna laissait un patrimoine très-modeste, grevé encore d’hypothèques à la suite de plusieurs désastres.

Après une semaine d’ennuis, Paolo régla toutes choses le mieux possible et il partit avec Annicca.

La petite personne avait alors treize ans. Elle ne pouvait encore comprendre la gravité de son malheur et de sa position dorénavant anormale dans le monde. Même, lorsque le premier accès de douleur fut passé, quand elle eut bien pleuré la grand’mère qui avait été toute sa famille, elle éprouva un véritable plaisir à l’idée d’aller dans une ville, dans une belle maison pleine de monde, où il y avait des petits et des grands. Il lui semblait qu’à Orolà chacun dût être gai, heureux et bon. Annicca ne voyait pas autre chose et, naturellement, ne pensait pas à l’avenir.

Pendant le voyage en voiture la vue de la campagne, qui renaissait sous un tiède soleil de février, lui causa une sorte d’enchantement des yeux et de l’esprit. Elle n’avait jamais eu devant elle tant d’espace, tant d’azur et de soleil ; elle regardait presque craintivement son oncle, avec lequel pourtant elle babillait volontiers, lui demandant à chaque instant.

— Est-ce encore loin ? Mon Dieu, comme c’est loin !

Et elle poussait un soupir, un de ces bruyants soupirs d’enfants qui disent tant de choses.

Paolo lui répondait affectueusement.

C’était un homme bon et généreux, père de famille très-tendre et plein de dignité. En peu de jours la fillette lui avait inspiré une grande affection, et la croyant plus désolée qu’elle n’était en réalité, il avait toutes sortes d’égards pour elle. Il s’imaginait trouver sur son visage, plutôt un peu laid, une ressemblance marquée avec ses filles, surtout avec Caterina, sa préférée.

Durant le voyage il commença à lui dire quelque chose d’Orolà et de sa famille. Annicca ne se demandait point si elle serait bien accueillie, si elle ne causerait pas quelque embarras dans cette maison déjà assez peuplée et où chacun devait être très-affairé. Pour elle tout était clair et précis : on allait la recevoir avec joie et bienveillance.

Elle regardait les amandiers fleuris, désireuse d’aller cueillir un gros bouquet de ces jolies fleurs ; puis, la tête de Paolo attirait son attention, elle avait envie de lui demander pourquoi ses cheveux bruns étaient mêlés de fils d’argent, tandis que l’oncle Giacinto conservait encore les siens noirs comme l’aile d’un corbeau.

— Quel âge avez-vous ? lui demanda-t-elle tout-à-coup.

— Je suis très-âgé, dit-il, et un bon sourire éclairait son visage calme et un peu coloré, au fin profil, j’ai plus de quarante ans.

— Grand’mère en avait plus de soixante-dix.

Craignant que le souvenir de la défunte l’attristât de nouveau, Paolo détourna immédiatement la conversation et interrogea l’enfant sur ses études.

Annicca savait bien lire et écrire ; elle avait fréquenté pendant quatre ans l’école du village, et Paolo resta frappé de l’intelligence qu’elle montrait en rappelant les choses étudiées. Non, elle n’était pas si enfant que ses discours pouvaient le faire croire, ou du moins c’était une enfant spirituelle que son existence renfermée et triste n’avait pas rendue sauvage.

— Serais-tu contente d’aller à l’école à Orolà ? demanda-t-il.

— Non. Ne sais-je pas déjà lire et écrire ? Il vaut mieux qu’on me mette à coudre ou à souffler le feu.

— À souffler le feu ! Et pourquoi ?

Annicca ne sut l’expliquer. Au même instant elle vit une bécasse s’envoler d’un maquis, et elle commença à battre des mains en priant son oncle de tirer.

Il descendit de voiture pour lui faire plaisir et abattit deux oiseaux.

— Quel dommage, s’écria-t-il, de n’avoir pas mon chien avec moi ! Il doit y avoir beaucoup de bécasses ici…

C’était un terrain marécageux, couvert de maquis de lauriers-roses et de sureaux.

Annicca voulut descendre aussi et sa robe fut bientôt couverte de boue.

— Grondez-moi, dit-elle, en revenant près de Paolo, j’ai fait la sotte… Ah si ma grand’mère était là !

— Ce n’est rien, répondit son oncle, ne te tourmente pas. Le soleil séchera tout.

Ils continuèrent leur voyage. Peu à peu Annicca s’endormit complètement dans l’angle capitonné de la voiture et, pendant le sommeil, Paolo l’entendit murmurer :

— Au moins nous portons le souper… Quel dommage que le chien n’y ait pas été !

Elle faisait allusion aux deux bécasses tuées peu auparavant.

Paolo la regarda affectueusement en pensant : Nous en ferons ce que nous voudrons, c’est une bonne petite.

Puis il se mit à causer avec le vieux conducteur.

Quand Annicca s’éveilla il était nuit close. Le coche était arrêté à l’entrée d’une cour, et au-delà du portail grand ouvert elle aperçut, à la clarté rouge d’une lumière, cinq ou six visages très-gracieux.

— Bonsoir, bonsoir, disait-on en chœur. Annicca descendit précipitamment et se trouva dans les bras d’une grande et forte fille, qui la porta presque au vol à l’intérieur de la maison.

Le portail fut refermé avec fracas et Annicca entendit la voiture qui s’éloignait sur la route. Seulement alors elle se réveilla tout-à-fait.

— Eh bien voilà notre petite donna Anna, dit Paolo s’adressant à ses filles et à sa femme.

Toutes s’empressaient autour de la nouvelle venue, pour l’embrasser et lui montrer qu’elles l’accueillaient vraiment avec plaisir ; elle les regardait d’un air presque effarouché.

Réellement il y avait trop de monde ; non seulement Maria Fara, la femme de Paolo, et ses sept enfants, mais encore deux servantes et une voisine, plus un gros chien et, installés sur la table, deux chats dont les yeux restaient fixés sur Annicca.

Nennele, le plus jeune des garçons, poussait des cris perçants dans son berceau, ses petites jambes en l’air, et Antonino, l’avant-dernier, grimpait derrière la chaise de son papa en criant :

— Que m’as-tu apporté ? Que m’as-tu apporté ?

— Je t’ai apporté cette nouvelle petite sœur. Va l’embrasser.

Au milieu de tant de bruit, Annicca, encore étourdie du mouvement de la voiture, demeurait interdite et sans parole.

Maria la jugea immédiatement laide et niaise. Elle paraissait, en effet, bien malingre et peu séduisante, dans sa robe d’indienne noire et son petit fichu de laine noué sous le menton ; avec son teint d’une pâleur olivâtre, son profil irrégulier et sa bouche trop grande. Elle avait les yeux et les cheveux châtains, de grosses mains, de gros pieds mal chaussés, et l’aspect, en un mot, d’une petite villageoise, d’une montagnarde. « Dieu sait comme elle est mal élevée », pensa Maria, avec un léger frisson de dégoût, à l’idée qu’Annicca coucherait dans le lit de Caterina.

De son côté, l’enfant devenait de plus en plus craintive sous le regard de sa tante, qui était une grande femme robuste et très-belle.

Paolo lui-même l’intimidait maintenant. Mais, après le départ de la voisine, lorsque les domestiques sortirent et que Paolo se retira suivi de sa femme, Annicca put se faire une juste idée du lieu où elle se trouvait et des personnes qui l’entouraient. Antonino était venu l’embrasser bien fraternellement.

— Comment t’appelles-tu ? lui demanda-t-il.

— Anna. Et toi ?

— Antonino, et celle-ci Caterina.

Il lui présentait sa sœur, en la tirant par son tablier. Caterina atteignait sa dixième année ; elle était brune, mince, avec des yeux noirs très-vifs.

Annicca voulut alors savoir le nom et l’âge de tous.

L’aîné, Sebastiano, avait vingt ans ; le second, Cesare, qui se faisait appeler Cesario, était l’étudiant : il se trouvait là pour les vacances du carnaval. Plus grand que Sebastiano, bien qu’il eût deux années de moins, c’était un très-beau garçon, aux cheveux frisés, et portant binocle.

Venaient ensuite deux jumelles, de seize à dix-sept ans, Angela et Lucia : la première, grande et forte comme sa mère, la seconde, au contraire, petite, mince et délicate. Leurs visages ne se ressemblaient pas non plus.

— Es-tu bien fatiguée ? demanda Sebastiano, qui s’était approché d’Annicca, tandis que Lucia et Angela mettaient le couvert. S’adressant à Antonino, qui piétinait autour des chaises : — Va, lui cria-t-il, et fais attention à Nennele.

— Non, répondit Annicca, je ne suis pas lasse du tout. J’ai dormi pendant le voyage… Mais pourquoi ce bambin pleure-t-il ainsi ?

Elle se leva pour aller près du berceau.

— Mon Dieu, Lucia, regarde la belle tresse ! s’écria Caterina, en extase derrière sa cousine.

Maria Fara revenait à ce moment ; elle fut, comme ses filles, émerveillée des cheveux d’Annicca, qu’on n’avait pas encore remarqués.

C’était, en effet, une belle tresse, grosse comme le poing de Sebastiano et longue de plus de trois palmes.

— Mon Dieu, Notre-Dame, je n’ai jamais vu la pareille !… disait Caterina. Elle en ferait cinq, vingt ou trente comme la mienne…

— Eh dis plus de mille, clama Antonino.

Chacun toucha la tresse d’Annicca pour ne pas lui mettre le mauvais œil, après avoir dit, selon l’usage : Dieu la bénisse ! La fillette en rougit de plaisir.

— Pourquoi ce petit crie-t-il ainsi ? demanda-t-elle encore, et elle se pencha sur le berceau pour embrasser Nennele.

— Mon Nennele, pauvre Nennele, dit Caterina, en caressant les petits pieds mignons et roses du bébé. Mon Dieu, il est tout mouillé, maman…

— Que veut dire Nennele ?

— Emanuele. Tais-toi, mon petit cœur. Viens, maman, vers Nennele…

Caterina le prit dans ses bras et l’enfant se mit à sourire d’une façon charmante.

— Quel bel enfant ! Qu’il est-joli ! dit Annicca, le couvrant de caresses.

Avant le souper, Caterina avait déjà appris beaucoup de choses à sa cousine : que Nennele avait quatorze mois et ses premières dents ; qu’il était très-beau mais pleurait toujours et voulait qu’on chantât pour l’endormir, et une foule de détails sur la maison…

La chambre où l’on se trouvait était la salle à manger, qui donnait sur la cour. Tout y était très-simple : les murs seulement blanchis, la longue table de noyer, les sièges massifs et les faïences du vieux buffet. Un grand brasero de cuivre, plein de braise, répandait une douce chaleur dans la pièce, qu’une grosse lampe éclairait gaiement. Annicca vit que ses parents étaient habillés avec quelque recherche et portaient d’épais vêtements de couleur sombre. La signora Maria, Angela et Lucia avaient des jaquettes de drap ; Antonino, un joli petit costume de marin, sa première veste de garçon ; la robe de Caterina disparaissait sous un immense tablier d’indienne bleue et Nennele en avait un semblable. Cesario était en babouches, ce qui faisait grand contraste avec son élégante chemise bien amidonnée et son lorgnon ; Sebastiano, très-différent dans sa mise, était chaussé de gros souliers et avait endossé une veste de futaine à doubles poches.

Paolo venait de rentrer et prenait sa place à table.

— J’ai bien faim, et toi ? dit-il à sa nièce. C’est dommage que nous ne puissions manger les bécasses ce soir. Tu en as pris soin, n’est-ce pas ?

Annicca rougit de nouveau ; elle avait aussi grand appétit, mais elle n’osait l’avouer.

On la fit asseoir entre Caterina et Lucia. Nennele occupait sa haute chaise, et Antonino, enfoui dans une grande serviette, mangeait à un angle de la table, un peu loin des autres parce qu’il les taquinait. Ce n’était pas tous les jours que la signora Maria dînait et soupait dans une sainte tranquillité, mais ce soir, en l’honneur d’Annicca Malvas, aucun incident ne survint.

— Nous couchons ensemble cette nuit, disait Caterina ; tant mieux, parce que j’ai toujours froid. Je te montrerai les poupées demain ou ce soir…

— Eh ! c’est bien nécessaire ! s’écria Angela. Crois-tu faire d’Annicca une gamine comme toi ?

Caterina continua de babiller sans l’écouter.

De l’autre côté de la table, Paolo causait de choses sérieuses avec sa femme et ses fils ; Antonino profitait de l’éloignement pour donner une bonne part de son souper aux chats, qu’il adorait et qui ne manquaient jamais de venir sous sa chaise.

Annicca riait volontiers, mais intérieurement elle se sentait bien triste. Il lui semblait que rien n’était aussi beau ni aussi amusant qu’elle l’avait rêvé.

Après le repas, les hommes s’en allèrent de différents côtés et les femmes se réunirent près du feu. Dans ce petit cercle restreint et plus intime, Annicca fut accablée de questions sur son existence passée, sur les coutumes du village, sur là femme du docteur Giacinto, et sur mille détails.

— Tu coucheras avec Caterina, répéta Maria Fara. Vous direz ensemble vos oraisons.

Un peu avant le couvre-feu, les deux fillettes, accompagnées d’Angela, montèrent à leur chambre.

— Dans le coffre qui est là, dit Angela, en posant son chandelier, nous mettrons demain tes effets.

— Oui, merci, répondit Anna.

— Ne sois pas si timide, reprit la jeune fille, tandis qu’elle aidait Caterina à se déshabiller ; il faut que tu le saches bien, Anni, désormais tu seras notre sœur.

— Oui, mesdames, affirma Caterina, déjà en chemise.

Annicca, toute rougissante, commença à se déchausser et Angela renversa les couvertures du lit, en répétant : Vous direz ensemble vos oraisons. Nous ne tarderons pas à monter.

— Vous couchez aussi là ?

— Oui, dans ce lit.

Annicca jeta un regard rapide sur la chambre, qui renfermait deux lits avec des couvertures bleues à fleurs, une commode et son miroir, espèce de toilette, une petite table, des coffres et des chaises, le tout d’une grande fraîcheur et très-propre.

— Que dis-tu pour oraisons ? demanda Caterina de son lit.

— Beaucoup de choses. Annica se rappela les prières interminables que donna Anna lui faisait réciter, et le souvenir de sa grand’mère vint dominer toute autre impression.

Quand elle fut couchée, Angela prit le flambeau et sortit.

— Moi, dit Caterina, je dis trois pater, trois ave et trois gloria à sainte Catherine de Sienne et un credo à saint Antoine. Veux-tu les réciter avec moi ? Je n’ai pas peur dans les ténèbres ; et toi ?

— Moi non plus, répondit Anna. En réalité elle était fort troublée, dans cette obscurité nouvelle et inconnue, dans ce grand lit froid, aux draps lisses comme du satin. Sans la voix fraîche et joyeuse de Caterina, elle aurait pleuré amèrement. Le vent glacé des nuits de février faisait grincer une girouette au haut d’une maison voisine ; en écoutant ce bruit lugubre, Annicca frissonnait et songeait à la chère morte avec une tendresse infinie. « Où est-elle maintenant ? A-t-elle froid ? Pourquoi suis-je venue ici ? » pensait-elle, tandis, qu’elle faisait, le signe de la croix en même temps que sa cousine. Elles dirent les prières à haute voix, mais il était visible que Caterina n’y mettait pas beaucoup d’enthousiasme. À peine le credo fini elle demanda :

— Pourquoi as-tu des manches longues à ta chemise ? Moi je les ai courtes, touche…

Sans attendre la réponse, elle commença à dire le nombre de ses chemises et de ses vêtements. Annicca restait silencieuse. Elle aussi aimait à parler, mais Caterina la dépassait de beaucoup et babillait à tort et à travers ; par comparaison Annicca était une petite femme sérieuse. Et puis elle avait, à cette heure, de tristes pensées, bien que l’impression de la belle journée précédente persistât dans son esprit. Elle revoyait la campagne, les amandiers fleuris, la plaine, les maquis, la rivière, les bécasses, et la voix de Caterina lui semblait être celle de son oncle.

Tout-à-coup l’enfant se tut. Dans le silence profond de la nuit, le grincement de la girouette devint plus aigu et plus triste. Annicca ne pouvait dormir, parce qu’elle avait sommeillé en voiture presque toute la soirée, et maintenant, immobile, environnée de ténèbres, elle éprouvait instinctivement cette tristesse peureuse des enfants, dans un lieu étranger et parmi des gens inconnus. Lorsque le couvre-feu sonna — que les cloches étaient différentes de celles du village ! — la petite donna Anna ne put se maîtriser davantage et pleura. Caterina ne s’en aperçut point, car elle dormait profondément.


Les premiers jours.


Le lendemain était un jeudi ; donc Caterina n’allait pas à l’école, elle avait vacance et pouvait disposer de son temps pour faire connaître la maison à Annicca.

Le matin, chacun mangeait quand il voulait et prenait son déjeuner comme il l’entendait, froid ou chaud. On servit du café au lait à Annicca, installée près du feu à la cuisine, puis elle remonta dans sa chambre pour se coiffer. Lucia, qui, pendant cette semaine, faisait à son tour la toilette des enfants, voulait la peigner, mais elle s’y opposa.

— Je le fais toujours moi-même. Si vous voulez, je peignerai aussi Caterina.

— Comment peux-tu peigner tous ces cheveux ?

— Mais… avec le peigne : j’y suis habituée.

Elle se coiffa, en effet, avec la plus grande aisance. Elle se servait d’une lacette pour attacher ses cheveux sur la nuque, ensuite elle les tressait et rejetait en arrière la grosse natte, dont la pointe était toute frisée.

Lucia monta la valise d’Annicca et l’aida à tout ranger dans le coffre, les robes de couleur au fond, ensuite le linge, parfumé d’iris. C’était, en vérité, un bien modeste trousseau, de la lingerie mal taillée et mal cousue.

— Tout est là ? demanda Lucia agenouillée. Quels beaux petits bas ! Qui les a faits ?

— Grand’mère. J’ai laissé beaucoup de choses à la maison ; l’oncle Paolo m’a promis de les faire bientôt apporter.

— Qui est maintenant dans cette maison ?

— Personne. On ne sait pas à qui elle reviendra.

Pendant que Lucia mettait en ordre les derniers objets : fichus, tabliers, un gros livre de prières, un petit châle, Annicca la regardait attentivement. Oui, certainement, elle était plus jolie qu’Angela. Elle avait un cou délicat d’une blancheur extrême, le nez bien profilé et diaphane au point que les narines se teintaient de rose à la lumière. Et quels beaux yeux noirs ! De plus, elle était bien coiffée, et ses mains étaient si blanches et si effilées qu’Anna eut honte des siennes. Caterina vint la tirer de cette contemplation pour lui faire visiter les chambres, la cour, les galeries et le jardin, ce qui prit toute la matinée.

À côté de la chambre des jeunes filles, il y en avait une petite pour les servantes. La fenêtre était munie de barreaux et la porte donnait dans l’appartement de ces demoiselles ; ainsi on ne pouvait avoir de communication avec personne pendant la nuit.

Deux grandes chambres, à la suite l’une de l’autre, étaient occupées par Sebastiano et Cesario ; Antonino couchait près de son frère aîné, parce que Cesario faisait l’aristocrate : il voulait une chambre pour lui seul et ne permettait même pas qu’elle fût habitée en son absence. Il y avait là une quantité de livres, romans et journaux, et tout était imprégné d’une forte odeur de cigare. Rien de semblable dans l’autre pièce, sévère et simple comme une cellule.

La chambre de Paolo et Maria était au premier étage, ainsi qu’une petite pièce où l’on avait installé la machine à coudre et les jeux des enfants.

Au même étage, une autre chambre très-soignée, avec quelques meubles élégants, était réservée aux hôtes de passage, c’est-à-dire, aux amis des villages voisins. En Sardaigne on se reçoit ainsi réciproquement avec amitié et, cela va sans dire, gratuitement. Cette chambre servait aussi de salon quelquefois. Habituellement, les Velena recevaient les nombreuses personnes qui fréquentaient la maison, dans la salle à manger ou dans le bureau, autre pièce très-simple, située au rez-de-chaussée, où Paolo vaquait à ses affaires. Les visiteurs étaient, pour la plupart, des gens d’humble condition, amenés par raison de service : fermiers, gardiens de troupeaux, ouvriers et femmes du peuple ; il y avait aussi ceux qui venaient pour affaires ou comme acheteurs.

Derrière la maison étaient la cantine et les entrepôts, aux fenêtres garnies de solides barreaux et aux portes massives, qui donnaient sur la cour. Là aussi se trouvait la vaste cuisine ; plus loin, l’écurie et le jardin.

— Tu crois peut-être que nous restons ici ? dit Caterina, arrivée au bout de l’enclos. Regarde bien. Nous enjambons le mur et nous descendons là-bas.

Annicca se pencha pour regarder.

Là-bas c’était la campagne : une pente aride, défoncée, couverte de roches et de buissons épineux, et terminée par une haie de ronces ; au-delà s’étendait la grande route.

— Tante Maria vous laisse aller ?

— Certainement. Ce terrain est à nous, donc nous pouvons bien y aller ! Maintenant je vais te montrer les bêtes.

— Le cheval ?

— Oui, et quel drôle cheval ! Viens, viens…

Elles revinrent sur leurs pas et tous les animaux eurent leur visite : les poules et les poussins, les pigeons, les petits chats, que Maramea, leur mère, allaitait dans une mangeoire de l’écurie, près du cheval noir de Sebastiano.

Caterina babillait sans cesse. Elle avait tant de choses à dire ! tant de choses qu’elles finissaient par se heurter et se confondre dans sa pensée.

— Eh ! Anni, ne touche pas le cheval, prends garde qu’il te fasse mal. Vois, les poules font leurs œufs ici. Sais-tu combien elles en font chaque jour ? Beaucoup, beaucoup, plus de seize. Qu’est-ce que nous en faisons, tu dis ? Ah ! il y a du monde à nourrir dans la maison, et les œufs sont bien nécessaires, tu le sais. Je connais les œufs de cette poule-là et les œufs de celle-ci. Chaque soir c’est moi qui fais revenir les poules de la cour à l’écurie, en les poussant avec un bâton. Elles sont toutes bien gentilles.

— Comment s’appellent ces petits chats ? Oh ! qu’ils sont jolis dit Annicca, et elle les touchait les uns après les autres. Ils ont pourtant les yeux encore fermés…

— Voici leur maman. Bonjour, Maramea ! cria Caterina.

La belle chatte noire s’avançait silencieusement, attentive à choisir son chemin et secouant ses pattes de temps en temps. Quand elle eut rejoint ses petits, qui miaulaient désespérément, les deux fillettes retournèrent au jardin, où Sebastiano, armé d’un sécateur, taillait des rosiers. L’herbe commençait, à pousser et les fleurs des amandiers, effeuillées par le vent, la recouvraient comme un petit tapis de neige parfumée. Le milieu de l’enclos était pris par la culture du colza, mais le long des murs, sous les amandiers reverdis, croissaient déjà d’autres plantes, baignées par la rosée. Les tiges des oignons, spécialement, semblaient avoir reçu une pluie de perles.

Sebastiano s’occupait seul du jardin. Il attendait maintenant que le colza fût vendu, pour piocher, sarcler et replanter ; ce qui ne l’empêchait pas de semer les premières fleurs, de tailler les rosiers et les buissons.

— Tu as mis les pieds ici ! cria-t-il à Caterina, dès qu’il l’aperçut, et il indiquait une platebande piétinée.

— Ce n’est pas vrai. Tu ne vois pas que c’est la marque des pattes de Maometto…

— Quels mensonges viens-tu me dire ? Ce sont tes pieds, j’en suis sûr. Fais en sorte que je ne t’y prenne pas, autrement je te coupe le nez avec les ciseaux que voici. Bonjour, Anna, as-tu dormi cette nuit ?

— Pas mal, répondit Annicca en rougissant. Merci.

— Merci de quoi ? demanda Sebastiano, les bras en l’air, et riant.

Annicca rougit encore davantage et disparut avec sa cousine.

Maometto était le chien, un grand beau lévrier, au long museau de velours, aux yeux expressifs comme des yeux humains. Une tache blanche, au milieu du front, se détachait seule sur le noir de son corps élégant.

Les deux promeneuses le trouvèrent dans la cuisine, où il jouait avec Antonino.

— Écoute un peu, je veux te raconter quelque chose, dit Caterina à son petit frère, en l’attirant dans la cour. Depuis la rebuffade de bastiano, elle était devenue sérieuse et triste.

Ils restèrent longtemps dehors, conférant à voix basse, Antonino très-attentif, les mains croisées sur son dos. Annicca ne sut jamais ce qu’ils s’étaient dit. Pendant ce temps elle examinait la cuisine, regardait dans le four, inspectait les casseroles de cuivre bien reluisantes, pendues aux murs jaunis. Elle fit aussi plus intime connaissance avec les domestiques, dont l’une allumait les fourneaux, tandis que l’autre balayait. Rosa était grande et laide, une vraie perche habillée, Elena était petite. Celle-ci avait surtout pour emploi de garder Nennele.

En revenant à la cuisine, Caterina dit aux servantes :

— Vous devez appeler ma cousine donna Annicca, parce que c’est une demoiselle.

Annicca eut un sourire de complaisance ; toutefois, elle dit modestement :

— Ce n’est pas nécessaire pour le moment.

— Maman ne veut pas qu’on se familiarise avec les domestiques, murmura Caterina à l’oreille de sa compagne, quand elles furent dans la salle à manger. Ce sont des gens grossiers et qui disent toujours de vilains mots.

Angela, assise près du brasero, marquait des bas et la signora Maria habillait le petit Nennele, tout en le faisant rire et sauter. Lucia, après avoir mis l’appartement en ordre, cousait à la machine. On entendait distinctement le tic-tac, parce que de simples planches séparaient les étages, et la petite chambre se trouvait au-dessus de la salle à manger. Il était évident que l’arrivée d’Anna ne troublait en rien les habitudes de la maison.

À tour de rôle, Lucia et Angela étaient chargées pendant une semaine de faire la toilette des enfants et des chambres, et de mettre le couvert. Quand elles n’étaient pas occupées à cela, elles restaient au rez-de-chaussée, brodant, tricotant de petits bas ou raccommodant, promptes à se lever pour vendre au détail les produits du domaine : vin, huile, fromages, etc.

Cette semaine c’était au tour d’Angela à rester en bas. Pour ne pas tacher sa robe, elle avait mis un large tablier bleu, fait avec goût et orné d’un volant. Du reste, ni elle ni Lucia ne se salissaient ; elles avaient une telle pratique de la chose, qu’elles mesuraient le vin et l’huile sans en faire tomber une goutte sur leurs vêtements. Elles s’acquittaient de cette tâche vulgaire, mais lucrative. avec une sorte de dignité, et sans en être le moins du monde humiliées.

— C’est notre métier, disait Angela ; je voudrais passer l’année entière à mesurer de l’huile…

— Nous avons tout visité, dit Caterina, qui venait se chauffer les mains au brasero.

— C’est bien, répondit la maman. Es-tu contente, Anni ?

— Oui, très-contente.

La fillette s’assit près du feu et Maria se tourna vers elle. Elle ne la trouvait plus laide comme la veille, et elle s’apercevait qu’elle n’était pas non plus mal élevée.

— Étudie ta leçon, dit-elle sévèrement à Caterina.

Celle-ci était la chérie de tous, pour sa vivacité et à cause même de ses originalités ; néanmoins, on la traitait presque avec rigueur. Elle en pleurait quelquefois, se déclarant très-malheureuse. Elle craignait sa mère plus que son père, et Sebastiano plus que sa mère.

Elle ne se fit pas répéter l’injonction. Elle monta au premier étage, pendant qu’Annicca disait timidement :

— Donnez-moi à travailler maintenant.

Après s’être fait prier, Angela lui présenta une paire de bas et lui montra comment elle devait les marquer. Annicca prit le dé de Lucia et enfila une aiguille avec tant de bonne grâce que Maria Fara en fut enchantée.

Le lendemain vendredi, les demoiselles Velena et Annicca, accompagnées de Cesario, firent une longue promenade ; elles allèrent ensuite à la conférence religieuse, à SainteCroix, car on était en temps de carême.

Caterina, de retour de l’école, les rejoignit uste au moment où elles arrivaient au seuil de l’église, à la grande joie d’Annicca, qui put lui faire cacher dans son manchon un bouquet de marguerites, rapporté de la promenade.

— Jette-les, dit sèchement Cesario.

La petite place de l’église fourmillait de messieurs et de dames, qui se hâtaient parce que le dernier coup de cloche était sonné. Arrêtées sous le porche, les fillettes mirent plus de trois minutes pour introduire les fleurs dans le manchon, et le petit groupe attirait l’attention des arrivants.

— Je te dis de les jeter, répéta Cesario en élevant la voix. Il trouvait que ses sœurs demeuraient trop longtemps sous le regard des jeunes gens.

Lucia et Angela, au contraire, souriaient en échangeant des regards d’intelligence.

— C’est bien la dernière fois que je vous accompagne, murmura Cesario irrité.

Annicca rougit et devint toute tremblante ; comprenant qu’elle était la cause de cette petite scène, elle eut envie de pleurer.

— Oui, jetons-les, dit-elle, mais déjà Caterina était dans l’église et plongeait sa menotte sans gant dans le bénitier.

Il était tard. Les chants finissaient et les sons de l’orgue allaient se perdre, comme un dernier écho du tonnerre, dans les antiques nefs. Annicca, ne sachant ce que c’était, fut encore plus troublée. Les jeunes gens, en assez grand nombre, s’étaient rangés en face du bénitier et de la chaire ; en attendant le sermon ils bavardaient, regardaient les belles filles en costume du pays, agenouillées par terre, les demoiselles assises sur les bancs et les chaises. À l’entrée des Velena tous se retournèrent pour examiner les nouvelles venues, tandis que Cesario se mêlait à eux.

Jamais petites mains élégantes ne firent un signe de croix gracieux comme le fut celui de Lucia et d’Angela, après que Caterina leur eut présenté l’eau sainte au bout des doigts. Quant à leur jeune cousine, elle était de plus en plus gênée dans ce monde nouveau. Habituée au recueillement des gens de son village, elle se demandait si sa présence pouvait vraiment exciter ce murmure confus de voix irrévérencieuses ; elle croyait être seule l’objet de l’attention générale.

Elles traversèrent l’église humide et grise, et ce ne fut pas sans peine qu’elles arrivèrent à leurs chaises. Difficilement aussi Annicca parvint à se calmer un peu. Elle n’osait lever les yeux. Qu’était-ce que ces personnages se détachant en couleurs plus ou moins vives sur le fond obscur des voûtes, avec certains contours d’un vert jauni par l’humidité ? Ils semblaient regarder fixement la pauvre petite tête d’Anna, en disant : Qui es-tu ? d’où viens-tu ?

L’enfant s’enhardit et regarda au-dessus d’elle. Non, c’étaient des anges et des saints en peinture seulement ; comment pourraient ils s’occuper d’elle et lui parler ?

Sa curiosité grandit ; elle examina les larges fenêtres semi-circulaires, dont quelques-unes avaient des vitraux peints, ensuite leS chapiteaux des vieilles colonnes, les hautes parois grisâtres et la nef centrale. Enfin son regard suivit lentement les cordes qui retenaient les lustres de cristal : ceux-ci lui donnèrent beaucoup à penser.

Son nom prononcé tout bas derrière elle l’arracha à cette contemplation et involontairement elle se retourna. Alors elle s’aperçut que les pauvres femmes assises ou agenouillées par terre montraient beaucoup de dévotion et de recueillement, mais que les dames et les demoiselles causaient entre elles, souriant et regardant de tous côtés.

Ces beaux visages poudrés avaient l’air moqueur et les yeux disaient bien des choses malignes, en inspectant à la dérobée les chapeaux et les robes. Les divers parfums qui flottaient dans ce petit espace, semblaient exhalés par des fleurs mauvaises. Annicca vit deux jeunes filles qui la toisaient en riant tout bas et, sans entendre les paroles qu’elles échangeaient derrière leurs manchons, elle éprouva le sentiment d’une grande humiliation. Pour la seconde fois en quelques minutes, elle eut peine à retenir ses larmes.

Ses cousines, mêlées aux personnes de leur rang, paraissaient avoir complètement oublié sa présence. Elles babillaient aussi à voix basse, serrant la main à quelques compagnes, et Annicca se trouvait seule et abandonnée.

Elle avait entendu Lucia dire à une autre jeune fille de son âge, placée derrière elle :

— C’est Anna Malvas, notre cousine.

— Elle demeure chez vous ?

— Oui, depuis avant-hier soir…

— Pourquoi est-elle habillée de noir ?

Un léger accès de toux, réprimé par une main gantée, empêcha Annicca d’entendre la fin du dialogue, mais sa confusion augmenta. Elle voyait sa petite robe noire, unie et sans grâce, faire tache au milieu de ces robes à garnitures bouffantes, aux couleurs vives ou délicates. Tout près d’elle il y avait une dame en manteau de velours noir splendide, garni de jais et de passementeries, et une petite fille dont le costume blanc était, orné de peluche vert pré. Mon Dieu Mon Dieu comme en ce moment Anna se sentait malheureuse et laide sous le petit fichu de laine et avec ses cheveux relevés Pourquoi ne s’était-elle pas fait friser ? Pourquoi ? Ses cousines, également bien vêtues et si élégantes, devaient avoir honte d’elle maintenant. Elle se retourna pour adresser un regard suppliant à Caterina, mais celle-ci n’y prit point garde…

Heureusement, le son argentin d’une petite cloche se fit entendre au même instant ; le clergé vint s’installer sur les sièges rangés au pied du grand autel ; les séminaristes, qu’Annicca, abasourdie, prit pour autant de prêtres, malgré leur jeunesse, arrivèrent à leur tour ; de nouveaux messieurs et de nouvelles dames achevèrent de remplir l’église, et un merveilleux silence s’établit instantanément lorsque le prédicateur monta en chaire.

C’était un bel homme au teint coloré, et dont les traits rappelaient tellement ceux de Paolo Velena qu’Annicca se retourna de nouveau, cherchant les yeux de Lucia, comme pour l’interroger sur cette ressemblance. La jeune fille s’aperçut de quelque chose, elle allongea le bras pour toucher l’épaule de sa cousine, et elle dit :

— Reste tranquille…

La citation latine par laquelle le prêtre commençait son discours, fut dite d’une voix si terriblement profonde et sonore qu’Annicca eut un sursaut.

Au milieu du recueillement solennel de la foule, deux demoiselles seulement, assises un peu en avant d’Anna, s’obstinaient à bavarder et elle en fut scandalisée plus qu’on ne peut dire. Elle-même, immobile et la tête levée, devint très-attentive. Jamais elle n’avait vu ni entendu choses semblables.

La voix du prédicateur s’élevait sous l’immense baldaquin d’étoffe or ; elle remplissait l’église, tantôt douce et suave comme une cantilène, tantôt éclatante comme un ouragan ; elle montait et descendait, elle allait se perdre dans la pénombre des chapelles et revenait, répercutée par l’écho des nets. Les anges et les saints de Mugano écoutaient du, haut des voûtes et, à travers les vitraux azurés, un brillant rayon de soleil descendait sur quelques têtes juvéniles, les couronnant d’une auréole mystérieuse.

Le thème de la prédication était le Purgatoire. L’orateur se servait d’exemples anciens et modernes, il parlait des rites païens, des brahmines et des bouddhistes ; il invoquait l’autorité des conciles œcuméniques de ceux spécialement, qui se tinrent à Carthage et où l’existence du purgatoire fut solennellement affirmée. Il rappelait les arguments de protestants mêmes, des encyclopédistes, de Luther et de Mélanchton, de Voltaire et d’Erasme… et Annicca restait bouche bée, ne comprenant pas un mot. Elle avait seulement l’intuition de quelque chose de terrible, et lorsque le prédicateur cita, à propos des vanités humaines, l’exemple d’Isabelle d’Espagne, la plus belle femme du monde, qui, peu d’heures après sa mort, devint un objet d’horreur et d’effroi, même pour le très-courageux duc de Candie, tellement elle était décomposée, la pauvrette se repentit d’avoir envié toutes ces demoiselles frisées et bien habillées. Elle demanda pardon à Dieu de s’être trouvée fort malheureuse, parce qu’elle était mal vêtue et laide.

Ensuite, elle se lassa d’écouter, l’ennui la gagna peu à peu et elle finit par ne plus rien entendre du tout. Elle détourna la tête et fixa les yeux sur le fond très-doux des fenêtres se rappelant la belle promenade à travers champs, le torrent, le pont, les pervenches et les marguerites, les chèvres qui broutaient sur la pointe des rochers.

Tout-à-coup, elle s’aperçut qu’un petit garçon s’appuyait fortement à sa chaise et qu’il tenait dans ses menottes une touffe de pâquerettes. Mon Dieu qui était-il, celui-là ? Caterina avait-elle sorti les fleurs de son manchon pour les lui donner ?

Annicca fut sur le point de se retourner, mais elle craignit, d’entendre de nouveau la voix de Lucia lui dire avec reproche : Reste tranquille…

Le petit bonhomme aux marguerites ne la laissa plus en paix. Il sautait en ébranlant la chaise, il se balançait et dansait. Heureusement, Annicca se souvenait d’être une enfant raisonnable, très-dévote, autrement elle lui aurait donné une bonne poussée. Soudain elle fut heurtée si fort qu’elle se retourna vivement, et que vit-elle ? Elle ne put s’empêcher de rire : l’impertinent était Antonino en personne, venu au sermon, lui aussi, avec une des servantes.

Après la cérémonie, Cesario, encore irrité de l’histoire du bouquet, planta ses sœurs à la porte de l’église ; elles durent se contenter de revenir à la maison avec la domestique.

Elles allèrent auparavant dans un magasin et choisirent une étoffe noire pour faire un costume à Annicca. Elles lui achetèrent aussi des gants et un fichu de soie, ce qui mit le comble à son bonheur. Au retour, elle commença à se pavaner, complètement oublieuse des impressions variées de la soirée, pendant que Caterina et son petit frère arrangeaient les marguerites, pilées et flétries, dans un verre d’eau, et que les sœurs aînées faisaient des remarques sans tin sur le sermon, le prédicateur et les assistants.

Quelques paroles seulement, échangées entre elles, attirèrent l’attention d’Annicca.

— As-tu vu Lucifer ?

— Si je l’ai vu !… Il s’en est allé avec Cesario… j’en suis contente…

— Silence ! dit Angela, en regardant autour d’elle.

Cela fit travailler l’imagination d’Annicca.

— Qui est Lucifer ? demanda-t-elle à Caterina, dès qu’elles furent seules.

— Mais… le démon.

— Le démon ! Est-ce possible ? C’est l’amoureux de tes sœurs ?

Caterina la regarda, effrayée et offensée.

— Allons, ne me casse pas la tête !… Comment veux-tu qu’elles aiment le démon ?

— Mais si elles l’ont-dit, elles ?

— Quoi ? qu’elles aiment le diable ?

— Non, elles ont dit ça et ça.

Pour un peu, elles se seraient querellées. Finalement, elles arrivèrent à savoir que Lucifer était Gonario Rosa, un camarade de Cesario, sympathique jeune homme brun, que les deux jeunes filles avaient surnommé ainsi, précisément à cause de ses cheveux très-noirs. Quelques-uns allaient jusqu’à prétendre qu’il se teignait.

Le lendemain, samedi, grand nettoyage de toute la maison. On époussetait les sièges, les lits, les murs, les tapis et les couvertures. Angela balayait, la tête enveloppée d’un mouchoir blanc.

— Pourquoi ne laisse tu pas cet ouvrage à une des domestiques ? demanda Annicca.

— Parce qu’elles ne sont pas soigneuses : elles balayent à grands coups pour avoir fini plus tôt, de sorte qu’elles enlèvent la poussière du plancher pour la mettre sur les murs.

Annicca voulut aider ; même, pour la première fois, elle entra dans les caves et vendit un litre de vin, toute fière d’avoir accompli une grande action.

Quand cette étourdie de Caterina n’était pas là. Anna se montrait une petite demoiselle sérieuse et posée, passionnée seulement pour la maison et les soins domestiques. Avec sa jeune cousine, elle redevenait enfant et parlait sans rime ni raison, riant ou s’attristant pour des riens. Pourtant, elle ne se sentait pas complètement heureuse avec Caterina.


La vie en famille


Cesario partit quelques jours après. Annicca poussa un léger soupir : on eût dit qu’elle était débarrassée d’un ennui.

Le fait est que Cesario, don Cesario, comme l’appelaient ironiquement les servantes, était un peu désagréable ; il détonnait même, comme un coup de pinceau trop hardi, dans le tableau calme et uniforme, doucement éclairé, de la famille Velena.

Il était hautain, orgueilleux ; il se croyait supérieur à tous et posait pour le sceptique… à vingt ans !

Il semblait prendre toutes choses à la légère, sauf ensuite à se mettre en colère à la moindre contrariété. Gare si les chemises de Monsieur n’étaient pas repassées d’une certaine manière, si son linge n’était pas d’une blancheur éclatante ! Cependant, il travaillait sérieusement et donnait beaucoup d’espérances.

Quoi qu’il en fût, Annicca éprouva un véritable soulagement après son départ et se sentit plus libre.

— Tu es fâché que Cesario soit loin ? demanda-t-elle à Sebastiano, un matin où elle se trouvait avec lui au jardin.

— Mais non. Il étudie ; cette année, il se prépare à de sérieux examens.

— Que veut-il être ?

— Avocat, je crois… murmura Sebastiano, d’une voix légèrement ironique. À ce moment, il fichait un bâton en terre, près d’un chou magnifique, orné de son immense fleur jaune.

— Pourquoi mets-tu là ce bâton ?

— Parce qu’on laissera ce chou pour les semences.

— Comment se font-elles ?

— L’aimable horticulteur expliqua patiemment à sa cousine ce qu’elle désirait savoir, puis Anna revint à son premier sujet de conversation.

— Et toi, pourquoi n’as-tu pas fait tes études ?

— Oh ! moi ? fit Sebastiano distrait. Il quittait à ce moment l’endroit où il avait creusé la terre, ses souliers couverts de givre.

— Oui, pourquoi ne t’es-tu pas fait avocat ? insista sa cousine.

— Parce que ça m’ennuyait d’étudier, dit-il, ne voulant pas donner d’autre explication.

— Il vaut mieux étudier que piocher.

— C’est ce que l’on verra. Toi, à table tu manges la salade et les asperges, non les livres…

Anna ne parut pas convaincue par ce raisonnement, mais en attendant, Sebastiano était la personne qu’elle préférait, même à son oncle.

Avec Caterina elle ne se trouvait pas complètement à l’aise, avec Lucia et Angela elle se sentait un peu triste. Elle était à cet âge où la compagnie des enfants ne suffit plus, et où les grandes filles intimident, parce qu’elles ne font pas attention à vous comme vous le désirez. Elles vous traitent encore en bambine et ne vous admettent pas dans leur intimité.

Anna n’avait donc pas de compagnes, à proprement, parler, et Sebastiano, qui causait sérieusement avec elle, toujours disposé à lui faire plaisir, remplissait en quelque sorte le vide de son petit cœur.

Autant Cesario était prétentieux et altier, autant son frère était bon et modeste.

Parfois on oubliait sa présence, et cependant elle était très-utile. Il se contentait de tout, n’élevait pas la voix, ne se plaignait jamais. Sans aucune recherche dans sa toilette, il portait des chemises de couleur à cols renversés, un gros pardessus doublé d’écarlate antique et un chapeau mou.

Il avait l’aspect d’un artiste, et peut-être l’était-il, en effet, beaucoup plus que Cesario.

Toujours à cheval, il présidait aux travaux de la campagne, donnant aux mercenaires l’exemple de l’activité et mangeant avec eux le pain noir, Chaque semaine il visitait les fermes, les bergeries et les pâturages.

Paolo Velena, occupé à son commerce de liège et à d’autres trafics, abandonnait peu à peu le gouvernement du domaine à Sebastiano et celui-ci s’imposait doucement, insensiblement. Les gens de service, quand ils frappaient à la porte des Velena, avaient pris l’habitude de demander le signor Sebastiano et non le signor Paolo.

— Sebastiano par ci, Sebastiano par là, on dirait Paolo Velena déjà mort, disait le père, avec un sourire auquel se mêlait un peu d’amertume. Mais il s’absentait pendant des mois et Sebastiano commandait, se faisant respecter partout, excepté à la maison.

Il ne fréquentait pas la société élégante, il se plaisait avec les gens de sa classe, c’est-à-dire les principaux, qu’ils fussent vêtus du costume traditionnel ou, comme lui, d’habits bourgeois. Il restait peu à la maison et, dans les quelques heures qu’il y passait, il jardinait ou expédiait la correspondance de son père.

Anna le poursuivait de sa compagnie et de ses questions, parfois indiscrètes, jusque dans le bureau, comme on appelait le cabinet de travail de Paolo. Cette chambre, encombrée de registres et de codes commerciaux, de bulletins, de papier à lettres portant l’en-tête : Paolo Velena, commerçant, et de papiers d’administration, exhalait souvent une odeur peu agréable, laissée par les charretiers, les manœuvres et les charbonniers. Malgré cela, Anna aimait à y venir. Elle trouvait là quelque chose d’inconnu qu’elle ne cherchait point à définir. C’étaient peut-être les traces du labeur et de la peine, la pensée du gain acquis à force de fatigue morale et de soins assidus.

— Sais-tu combien d’argent a passé sur cette petite table ? lui disait Sebastiano ; tu ne peux te le figurer. Si je l’avais je coloniserais la Sardaigne.

— Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Eh ! tu ne comprendrais pas. Fais-moi le plaisir de me laisser écrire cette lettre.

Il lui disait cela si gracieusement qu’elle s’en allait faire danser Nennele, en répétant une chansonnette en dialecte.

À propos de Nennele, Anna fut si contente le jour où elle endossa son costume neuf, qu’elle voulut témoigner sa reconnaissance.

— Pourquoi ne renvoyez-vous pas Elena ? demanda-t-elle à sa tante.

— Quelle idée ! Elle t’a peut-être offensée ?

— Non, mais puisque je suis là pour soigner le petit, qu’y a-t-il besoin d’elle ?

— Cela ne t’ennuiera pas ?

— Par exemple ! Renvoyez-la, tante…

Elle éprouvait le besoin de se rendre utile, dans cette maison qu’elle commençait à considérer comme sienne.

— Nous verrons, répondit Maria Fara.

À mesure que les jours passaient, Annicca oubliait les impressions de son enfance. Donna Anna, la vieille maison jaune, le village, le son des cloches, les antiques visions, tout s’éloignait peu à peu et disparaissait. Chaque heure de sommeil aidait à l’oubli. Quelque-fois, s’éveillant en sursaut, Anna revivait pendant `un instant sa vie d’autrefois ; il lui semblait être couchée avec sa grand’mère dans la chambre obscure ; elle se rendormait bientôt et, au matin, la réalité effaçait les sensations de la nuit. Ainsi s’évanouit le peu de nostalgie éprouvée durant les premiers jours, et Annicca redevint ce qu’elle était auparavant, une fillette enjouée, d’une gaieté non bruyante mais souvent spirituelle. Elle ne rougissait plus quand on lui adressait la parole ; elle ne se confondait plus en remerciements ; elle prenait paisiblement sa place bien distincte entre les dix ans de Caterina et les seize ans des jumelles.

À l’église, les sons de l’orgue et les rites liturgiques ne l’étonnaient plus, les dames ne l’intimidaient pas comme le premier jour. Tout au plus continuaient-elles à la scandaliser par leur maintien, qui, pendant les cérémonies de la semaine-sainte, fut plus inconvenant que jamais. Ce n’était pas le deuil de ce temps solennel ; au contraire, un frémissement de satisfaction passait dans la foule. On se poussait, on bavardait et on riait ; les messieurs et les officiers se mêlaient aux dames, et certainement bien peu écoutèrent la voix lugubre du prédicateur.

Anna était dévote ; tout cela la froissait et lui faisait peine. Dans une tenue parfaite, avec sa robe neuve, ses gants et une collerette de crêpe, elle s’appliquait à écouter bien attentivement les instructions, ou à lire les psaumes dans son gros livre de prières.

Elle était arrivée à prendre un empire relatif sur Caterina ; elle la faisait asseoir près d’elle et lui enjoignait d’être recueillie, la menaçant, si elle ne lui obéissait pas, de se plaindre à Sebastiano. Caterina regardait avec envie les enfants qui couraient par l’église, mais elle demeurait silencieuse et tranquille.

Pendant cette semaine on alla à confesse et Anna, qui avait fait sa première communion, s’approcha de la Table sainte. Antonino aussi se confessa : il s’accusa, entre autres choses, d’avoir tué trois lézards et enterré vif un grillon.

Le plus beau fut que Caterina, agenouillée près du confessionnal, entendit toute la confession de son petit frère ; à peine de retour à la maison, après avoir baisé les mains à tous, elle la débita. Ce fut un tapage d’enfer ; Antonino pleura et sa mère donna une forte semonce à Caterina.

Tout ceci ne put troubler la paix mystique qui remplissait l’âme d’Annicca, encore en extase. Assise au soleil, elle tricotait une chaussette et récitait sa pénitence.

Le soir, à souper, elle renouvela la proposition de renvoyer Elena, mais son oncle s’y opposa formellement, et il sourit en pensant que ce devait être un effet de la confession. Le prêtre avait sans doute recommandé à Annicca de devenir utile à sa famille.

Paolo Velena, comme sa femme et ses filles, professait ouvertement des sentiments religieux. Cesario, au contraire, posait pour cela ainsi que pour toutes choses, et répétait les phrases des journaux anticléricaux, sans peut-être les comprendre. Sebastiano ne soufflait mot, ou, si on l’interpellait, il disait en souriant qu’il était socialiste, lui : de même qu’il désirait le travail et le bien-être pour tous, il voulait qu’on respectât les opinions intimes de chacun.

Le vendredi et le samedi on ne mangeait, point de viande dans la maison Velena.

Le soir du jour de confession, le jeudi-saint, il y avait sur table, pour souper, d’étranges choses : de la morue frite et des noix, une salade, du thon à l’huile et du vin cuit pour tremper le pain. Les femmes, comme presque toutes les Sardes, buvaient très-peu devin.

Habituellement, après le repas les uns lisaient, les autres jouaient aux cartes : ce soir-là, personne ne voulut jouer, parce que le jeu de cartes, même sans pari, est considéré à Orolà comme un léger péché.

— Mais pourquoi ne veux-tu pas le rendre au désir d’Annicca ? demanda Maria Fara à son mari, quand ils furent dans leur chambre, et tandis qu’elle posait bien doucement Nennele endormi dans le grand lit blanc.

— Tu ne vois donc pas que c’est une petite fille délicate, une enfant ? Comment veux-tu qu’elle supporte la peine que donne le petit ? Elle a encore besoin de jouer et elle en a envie aussi, je crois. Et puis, le porterait-elle à la promenade, comme lait la bonne ?

— Pour cela il y a Rosa…

— Non, laissons les choses comme elles sont. Aujourd’hui Annicca parle ainsi, un autre jour elle pourrait nous reprocher d’avoir fait d’elle une domestique.

— Je ne le pense pas, répondit Maria, un peu contrariée. Elle est d’un bon naturel.

— Raison de plus pour ne pas en abuser, observa Paolo, en remontant sa montre, comme il le faisait chaque soir, et la mettant dans le porte-montre brodé.

Maria éteignit la bougie et alluma la veilleuse, placée dans la cheminée pour éviter les accidents.

Dans cette demi-obscurité, où la blancheur du lit se détachait avec un grand air de repos, Maria eut le courage d’exprimer à son mari le désir qu’elle avait elle-même d’économiser les frais d’une bonne, puisque c’était possible.

Maria Fara était encore une très-belle femme, brune, grande et forte, tandis que Paolo était plutôt petit et délicat. Il adorait sa compagne, mais ne se laissait point dominer par elle. Il ne lui disait pas tous les secrets de son commerce, et ne lui donnait pas toujours raison. De cette manière l’accord était parfait. Maria avait pour son mari plus d’estime et de respect, et cette crainte intime qui fait apprécier davantage une épouse.

— Mais non ! s’écria Paolo, d’un ton un peu âpre. Tu crois peut-être qu’Anna est à notre charge ?

Il lui expliqua ensuite plus doucement que dans l’héritage de donna Anna il y avait une forêt de chênes, qui pouvait échoir à Annicca. En rasant ce terrain actuellement improductif, il serait facile de le cultiver.

— Je mettrai dans mon commerce le petit capital produit par la vente des arbres, et il procurera certainement à Anna de quoi vivre honnêtement. Tu comprends…

Maria comprit et n’insista plus.

Pendant que l’on causait sérieusement d’elle, Anna priait dans son lit, et Caterina pensait aux filles d’œuf qu’on a coutume de faire à cette époque.

En effet, le samedi on chauffa le four, et Maria, aidée de ses filles et des domestiques, fit le pain et les gâteaux de Pâques. Les filles d’œuf étaient d’étranges figurines de pâte, en forme de poupon langé, avec un œuf pour tête et deux ou trois amandes plantées le long du dos.

Lorsque, dans la soirée, un prêtre vint bénir la maison, on lui donna des pâtisseries et des œufs, et on mit quelques pièces d’argent dans le petit seau d’eau bénite.

Caterina prit un peu de cette eau et la jeta dans le puits, en disant :

— Ainsi toute l’eau est bénite et elle ne manquera jamais.

Le jour de Pâques on envoya des gâteaux à Cesario, et Sebastiano tailla la vigne de la tonnelle. Le jardin était à présent tout replanté ; dans les sillons réguliers où tremblotaient les petites plantes d’herbages, le givre brillait sous un riant, soleil, et les amandiers étalaient leur feuillage d’un vert tendre. Le bon Jésus, qui, pendant l’hiver, couvre le toit du pauvre d’un épais tapis de mousse, ressuscitait maintenant dans la joie des aubépines écloses et des fleurs de pêchers, qui se dessinaient comme des bouquets de roses sur l’azur profond du ciel.

Lorsque le carême fut passé et que revinrent les tièdes journées d’avril, Caterina et Antonino recommencèrent à jouer follement, dans le jardin et plus loin, sur la pente qui menait à la grande route. Annicca s’amusait avec eux : le printemps semblait la ramener aux jours de son enfance.

D’une heure à deux et de quatre heures à la tombée de la nuit, Antonino, Caterina et Anna devenaient invisibles.

Où sont-ils ? Où ne sont-ils pas ? Maria Fara allait au jardin et les appelait à haute voix. Quelquefois Caterina répondait et sa tête mignonne apparaissait au-delà du mur, à travers un buisson d’aubépines déjà à moitié dépouillé de ses fleurs, mais on ne rentrait pas.

Ce terrain sauvage avait un charme inconnu. De la route on voyait très-bien les trois follets ; ils couraient, cheveux au vent, grimpaient comme des chèvres, et ne se faisaient jamais de mal. Le soir ils revenaient avec des vêtements troués, des ongles pleins de terre et des souliers déchirés. Remontrances ou corrections, rien n’y faisait.

Il y avait là-bas une espèce de grotte ; ils y allumaient du feu et cuisinaient. Ils goûtaient, invitaient les amies qui passaient par hasard sur la route, ou bien Caterina et Antonino ramenaient de l’école deux ou trois camarades. Dîners, soupers, parties de chasse, représentations et jeux, se succédaient sans relâche. Ils chantaient en choeur, disaient la messe ou célébraient des funérailles.

Parfois Anna se lassait : elle se montrait tout-à-coup de mauvaise humeur et s’en allait, les cheveux tout ébouriffés, s’asseoir sur le mur, d’où elle dominait la scène ; pendant que Caterina, prise d’une gaîté folle, sautait, criait, voltigeait de droite et de gauche.

Presque chaque jour des disputes éclataient, ou entre Antonio et sa sœur, ou entre celle-ci et Annicca ; l’un d’eux venait alors à la maison en pleurant, mais, comme personne ne lui donnait raison, il finissait toujours par retourner à ses jeux.

— Ils n’étudient pas, ils ne travaillent pas, ils ne pensent à rien, disait la signora Maria, désolée. Ils ont même gâté Anna, qui, lorsqu’elle est venue, paraissait une petite femme faite.

Anna, il est vrai, après s’être vantée de faire un bas en huit jours, en avait commencé un depuis plus d’un mois et était loin de l’avoir fini.

Ni le soleil ni la chaleur étouffante de l’été ne purent calmer les trois jeunes fous. Les passe-temps de l’hiver étaient complètement oubliés ; plus de jeux de cartes, de dames ou de dominos. On ne s’occupait pas plus des petits chats, des poules, du chien, même des poupées, que s’ils n’avaient jamais existé.

Au risque d’attraper quelque maladie, la petite bande se tenait toujours dans le lieu favori, même de nuit, maintenant que les soirées étaient claires, chaudes et parfumées.

À l’approche des examens il y eut un peu de trève, et Caterina, devenue sérieuse et préoccupée, ne parla plus d’autre chose. Elle réussit tant bien que mal, sans éloge ni blâme ; Antonino, ainsi qu’il était facile de le prévoir, échoua. Il rentra à la maison, pâle comme un mort.

— C’est bien ! lui dit froidement son papa. Tu pourras faire un bon prêtre…

Il devint livide. La menace de le faire entrer dans les ordres était pour lui quelque chose d’épouvantable. Il promit d’étudier pendant les vacances, mais trois jours après, Tele’e gardu, comme on appelait le terrain de prédilection, résonna plus que jamais de ses éclats de rire, de la musique de ses chalumeaux et du cri strident des grillons faits prisonniers.

Lorsque Cesario revint pour les vacances, au mois de juillet, il vit qu’Anna était parfaitement habituée à la maison. Ni lui ni aucun autre ne l’intimidaient plus, et il en causa avec sa mère, dont il était le benjamin. Maria lui expliqua les projets de Paolo par rapport à l’héritage de sa nièce, et comment celle-ci aurait une petite fortune personnelle.

— Pourvu qu’elle ne prenne pas de l’arrogance, dit l’étudiant.

— J’espère que non.

Peu de jours après, Cesario dit :

— Je m’aperçois qu’Anna s’entend très-bien avec Sebastiano. Elle finira par se marier avec lui…

Maria Fara secoua la tête. On voyait bien qu’Anna avait des instincts plus raffinés ; elle préférerait un employé à un propriétaire agriculteur, tel qu’était Sebastiano, et celui-ci ferait mieux aussi d’épouser une femme robuste, fût-elle une paysanne riche et ignorante.

— Avec toi ce serait mieux, observa Angela, présente à la conversation.

Cesario sourit ; il avait déjà une amourette avec une jeune fille noble de Cagliari, une vraie demoiselle, qui lui écrivait sur du papier fleuri et parfumé.

C’était, d’ailleurs, une passion superficielle comme tous les sentiments de Cesario, lequel devenait toujours plus sceptique et plus beau, avec son visage d’une pâleur dorée, sa petite moustache naissante et l’élégant binocle, qui cachait ses grands yeux sombres de myope. À Orolà il s’ennuyait à périr. Il trouvait les gens arriérés, stupides, et il restait enfermé seul dans sa chambre pendant des journées entières, perdant la fraîcheur de ses impressions juvéniles dans la lecture des romans de tous genres, qui le plongeaient dans des songes extraordinaires et irréalisables.

Ces rêveries, c’est-à-dire, la vision obsédante d’un monde différent, sans les médiocrités de l’existence ordinaire de ceux qui l’entouraient, étaient la cause de son pessimisme et de sa fatuité.

Quant à Sebastiano, il devenait, physiquement, un jeune homme vigoureux, aux épaules herculéennes de campagnard élégant, et, moralement, il restait un enfant calme et satisfait.

Il n’était pas joli comme Cesario, mais les veilles et l’étude ne mettaient pas un cercle bistré à ses yeux noirs, vifs et limpides ; son corps musculeux annonçait la santé et la force, que l’on pouvait lire sur son front bronzé, sur ses lèvres de pourpre laissant voir deux rangées de perles quand il souriait.

La vie s’écoulait monotone et calme. Il y avait certaines après-midi, lorsque les fenêtre restaient closes et que tous faisaient la sieste, où la maison semblait inhabitée.

Pendant les journées accablantes du mois d’août, Lucia et Angela finissaient par s’ennuyer ; Caterina et Antonino vaguaient par la maison comme des âmes en peine ; Anna, étendue sur une table, sous la tonnelle, demeurait immobile, les yeux fermés, complètement anéantie par une inexplicable lassitude.

Sebastiano sortait à cheval, le matin de bonne heure, et rentrait le soir. Alors, pour les petits et les grands, un nouveau souffle de vie semblait passer dans les corps abattus par la chaleur. La cour apparaissait, toute blanche sous le pâle regard de la lune, les portes et les fenêtres étaient ouvertes à la fraîcheur de la nuit, et Caterina poussait de petits cris de joie.

Le cheval piaffait sur le pavé de la cour, tandis que Sebastiano allait baigner dans l’eau fraîche son visage couvert de poussière. Le secret de la douce allégresse revenue avec le voyageur, était dans les corbeilles de jonc que renfermait la besace blanche à fleurs rouges. Sebastiano les rapportait toujours remplies des premiers fruits, abricots et prunes, figues, mûres blanches ; il y avait jusqu’à des grappes de raisins.

C’était l’époque de la récolte des amandes, une des plus productives, et Sebastiano se lassait plus que jamais, présidant et aidant à la cueillette.

Il revenait las à mourir ; après le souper, il se couchait et s’endormait profondément.

Cesario lui portait envie et quelquefois aussi se reprochait, de dépenser tant d’argent, pendant que son frère travaillait comme un mercenaire.

Un jour, il voulut expérimenter la vie de campagne ; il monta à cheval et partit avec Sebastiano. La vue des gens qu’on employait à la récolte des amandes, pauvres affamés couverts de haillons, mangeant du pain sec, l’émut un peu et lui fit juger sa position mille fois heureuse en comparaison de la leur. Puis, l’ennui le gagna. Le soleil dardait ses rayons brûlants à travers le bois poudreux des amandiers et desséchait la terre. Dans la chaleur torride de l’après-midi, les champs pleins d’épis sauvages très-piquants, de chaume, de chardons couverts d’une mélancolique floraison violette, prenaient à ses yeux un aspect horriblement désolé et aride.

Cesario pensa avec regret à sa chambre fraîche et silencieuse, et la vue de Sebastiano, perdu dans la foule de ces pauvres gens courbés sur le sol, l’attrista profondément. Alors il s’éloigna ; il erra sous le soleil et chercha la rivière, dont les bords couverts de sureaux, de lauriers-roses et de fougères lui donnèrent une impression de soulagement. Mais il eut la malheureuse idée de se plonger dans l’onde argentée, qui semblait rire au soleil et attirer le jeune homme par un charme singulier. Cesario prit les fièvres et, depuis ce jour, tout instinct campagnard, en admettant qu’il en eût hérité de son père et de ses aïeux, s’éteignit en lui.


Trois ans après.


À l’âge de dix ans, Sebastiano était tombé dans un fossé et s’était brisé l’os du médium de la main droite. Il en était résulté une petite infirmité, qui le libéra du service militaire, malgré son corps vigoureux et sain.

Cesario fut donc obligé de servir à sa place, et pour cela d’interrompre ses études, car il ne s’était pas encore présenté aux derniers examens.

Il souffrit d’abord atrocement. Il écrivait des lettres désespérées ; sans les subsides envoyés par sa mère, et qui lui permettaient de vivre plus luxueusement peut-être que ses chefs détestés, il aurait fait quelque folie.

La discipline et les marches forcées le consumaient sans le dompter. Il était parti ayant encore les fièvres, il revint en permission presque moribond, et il y eut un moment où l’on craignit pour sa vie. Il obtint de ce fait un congé de trois mois pendant l‘été suivant.

Il se rétablit enfin peu à peu ; il passa sous-officier, puis officier-adjudant, et alors les épaulettes le transportèrent de joie.

Durant un nouveau séjour qu’il fit à Orolà Cesario eut beaucoup de succès. Il était d’une étrange beauté, pâle, mince, avec les yeux enfoncés et toujours énigmatiques derrière le cristal brillant de son lorgnon d’or.

Le tintement métallique de son long sabre causait un frémissement à toutes les belles filles de la cité, si bien que Gonario Rosa, le compagnon, l’ami inséparable de Cesario, était éclipsé par lui. Pourtant Gonario, très-riche et très-beau, avait toujours passé pour un conquérant. Cesario eut pendant quelques jours l’idée de suivre la carrière militaire, en se rendant à l’école de Caserte pour étudier et devenir officier effectif, ou bien de faire rapidement ses études en médecine, pour être médecin militaire.

Mais tout-à-coup il devint amoureux d’une jeune fille… pauvre. Malgré sa pose et son scepticisme, Cesario s’énamourait facilement, oubliant les unes pour les autres. Cette fois il fut tellement épris qu’il abandonna ses projets brillants et ambitieux. Fournir lui-même la dot, il n’y pensa pas une minute : tous les biens auxquels il pourrait prétendre, n’arriveraient pas au chiffre voulu, et puis sa famille ne consentirait jamais.

Il renonça à la carrière militaire, avec regret et plaisir en même temps, et il redevint étudiant. Comme il avait conquis son diplôme durant le service, il se fit inscrire à l’Université, pour suivre les cours de jurisprudence.

Ce fut à l’instigation de Gonario Rosa qu’il prit cette détermination, après beaucoup d’hésitation. Il partit pour Rome ; dans sa famille, on fit encore plus d’économies pour lui, et les espérances grandirent.

Rien de particulier n’était survenu dans la maison Velena, depuis trois ans ; l’existence y était toujours la même. À vingt ans, Lucia et Angela continuaient à faire ce qu’elles avaient fait à dix-sept. Caterina, retirée de l’école, n’était pas devenue plus raisonnable ; ses robes courtes s’envolaient chaque jour dans Tele ’e gardu, et ses rires montaient jusqu’aux nues.

Antonino, grandi, avait alors dix ans ; il paraissait un peu plus sérieux, mais avec le même entrain pour s’amuser, et Nennele lui tenait compagnie.

Anna seule, donna Anna, comme l’appelaient les servantes, avait changé ; elle s’était transformée en jeune fille et ne jouait plus. Cependant le contact de Caterina ne lui permettait pas encore d’être constamment sérieuse et posée. Elle s’oubliait parfois ; elle descendait dans Tele ’e gardu, pour y apporter sa part de folle gaîté ; mais elle se repentait bientôt et prenait de belles résolutions.

C’était la douceur et la bonté mêmes, comme Sebastiano, à vingt-cinq ans, était la force, la jeunesse et l’honnêteté personnifiées.

Toutefois, ils n’étaient plus d’accord comme aux premiers temps. À présent, Caterina était l’objet d’une prédilection particulière de la part du jeune homme et, à certains jours, il ne paraissait même pas s’apercevoir de la présence d’Anna.

Pour la fillette toutes les attentions, tous les sourires. Sebastiano lui réservait les fruits les plus savoureux ; il la prenait en croupe et parcourait la campagne avec elle ; à table, il la servait et lui présentait les meilleures parts. Quelquefois encore, il la conduisait à la promenade et lui offrait des sorbets, pendant les soirées d’été, ce qu’il ne faisait ni pour Anna ni pour ses autres sœurs.

Anna voyait tout cela, mais ne se plaignait point ; n’était-il pas son cousin seulement ? Elle n’arrêtait même pas sa pensée sur ces choses, ou, si elle faisait quelque comparaison avec les manières d’autrefois, elle approuvait Sebastiano, se disant qu’il aurait pu exciter la jalousie de sa mère et de ses grandes sœurs.

Anna voulait se rendre utile et ne donner aucun sujet de peine à personne. Avec le temps, elle s’était formé une juste idée de sa position, et comprenait tout fort bien ; elle voyait qu’on l’aimait et qu’elle était traitée comme une véritable enfant de la maison.

Paolo Velena l’affectionnait peut-être plus que ses propres filles, plus que Caterina. Un travail aride et continu le vieillissait avant l’âge. Ses cheveux blanchissaient rapidement et se faisaient rares ; une pâleur d’ivoire, causée par la lassitude, remplaçait parfois les fraîches couleurs de son visage, et il y avait des jours où, après une course à cheval, une longue absence ou des heures passées à écrire, il paraissait avoir soixante ans.

Dans ces moments-là, Anna le réconfortait.

Les filles de Paolo l’entouraient de soins, mais elles restaient timides avec lui, n’osaient pas le regarder librement, éprouvant, comme leur mère, une sorte de crainte respectueuse et tendre. À sa nièce, au contraire, il n’en inspirait aucune. Quand elle le devinait de mauvaise humeur, elle tournait autour de lui, à distance, épiant le moment opportun pour se rapprocher. Il s’en apercevait et commençait à se rasséréner. Peu à peu la jeune fille s’avançait, lui demandait s’il était fâché contre elle, l’égayait avec un sourire, et finissait par lui sauter au cou en lui faisant mille cajoleries. Elle lui rappelait ainsi le beau temps de sa jeunesse, où ses enfants étaient petits et chevauchaient sur ses genoux. Paolo Velena pensait, comme tant d’autres, que le passé est plus beau que le présent.

Il aimait donc Anna tendrement, pour les souvenirs qu’elle faisait souvent revivre en lui, et déjà l’idée de la marier avec l’un de ses fils était enracinée dans son esprit. Cesario lui conviendrait mieux que son frère, parce qu’elle était une demoiselle.

Comme elle s’était transformée ! Où avait-elle pris son élégance, sa vivacité, ses manières parfaites ?

Paolo ne se rendait pas compte que tout venait de l’exquise bonté d’un être heureux de vivre, d’un esprit aimable et rempli d’idées saines.

Caterina était une enfant gaie qui deviendrait peut-être une jeune fille triste et sentimentale, parce qu’elle avait l’âme inquiète et l’imagination ardente. Sa cousine, après avoir été une fillette bien équilibrée.joyeuse ou mélancolique selon les circonstances où elle se trouvait, devenait une jeune fille calme, aux doux sourires et aux songes paisibles.

L’ordre dans ses vêtements et dans ses actions était le reflet de sa vie intime.

Anna fut bien contente lorsque grâce à elle, quoique d’une façon indirecte, un heureux évènement vint réjouir la famille.

Il s’agit du mariage d’Angela.

Après beaucoup de désagréments, les questions d’héritage avaient été enfin réglées. Suivant les prévisions, le bois de chênes, situé dans une vallée, entre Orolà et le village, échut à Anna.

Paolo Velena, avec le consentement de la jeune fille, décida de mettre son plan à exécution. Il résolut aussi, pour lui donner bon espoir, d’organiser une petite fête dans le bois même, le jour où l’on irait marteler les arbres.

On sait qu’il faut être autorisé par l’administration forestière, autant dire par le gouvernement, pour faire une coupe de bois. Le propriétaire ne peut couper tous ses arbres ; il doit en laisser un certain nombre, et ceux qui seront abattus sont marqués au marteau par des gardes forestiers, sous la conduite d’un inspecteur.

L’inspecteur des forêts à Orolà était, à cette époque, un jeune Sarde, aux cheveux blonds, nommé Pietro Demeda. Comme fonctionnaire il était d’une sévérité à toute épreuve, ce qui le faisait haïr d’un grand nombre : dans les pays méridionaux, les employés de ce genre qui font leur devoir, sont généralement détestés. Paolo Velena était avec lui en excellents termes, car il usait toujours d’une grande courtoisie envers l’inspecteur, pour éviter les contestations et les dommages.

Il l’avertit donc de ses intentions et l’invita à prendre part aux divertissements de la famille.

Pietro accepta avec enthousiasme, dans la pensée qu’il y aurait de belles demoiselles. Il demeurait seul à Orolà et, quoique disposé à se montrer bon vivant en dehors de ses ennuyeuses fonctions, il n’avait pas tous les jours la bonne fortune de rencontrer des dames dans une réunion intéressante et gaie.

La vie fastidieuse des cafés, de ces rendez-vous où se disent toujours les mêmes choses, où la conversation, finit souvent par un bâillement ou une parole maligne, lui pesait comme un manteau de plomb. L’espoir de faire son chemin et de s’en aller un jour sur le continent, lui faisait seul supporter l’existence d’Orolà, dont les plus grands divertissements étaient des soupers d’hommes seuls, des sérénades sous toutes les fenêtres de la ville, ou quelques parties de campagne, comme celle proposée par Paolo Velena.

Le bois était distant de trois heures environ.

Avant l’aube d’une douce journée de mai, quatre ans après l’arrivée d’Annicca chez son oncle, tout le monde était sur pied dans la maison.

Les servantes étaient parties la veille, avec un char rempli d’ustensiles et de provisions. Paolo n’aimait pas le faste ni les vaines et inutiles dépenses, mais lorsqu’il s’y mettait, il faisait très-bien les choses. Ainsi les vins les plus précieux de sa cave, des mets exquis et des fruits rares, conservés pendant l’hiver, étaient déjà en route pour le bois. La petite troupe partit à cheval vers cinq heures du matin.

Lucia, Angela et Anna, intrépides et hardies chevaux bien dressés. Seul le cheval d’Angela était un peu impatient et capricieux ; pourtant elle le retenait de sa main blanche et ferme.

Un jeune invité avait pris Caterina en croupe, et Antonio était avec un garde forestier.

Nennele était resté à la maison avec sa maman ; quant à Sebastiano, il n’appréciait pas la compagnie des messieurs de la ville.

On chevaucha gaiement dans les rues encore silencieuses, puis sur la grande route, qui paraissait plus belle dans la fraîcheur d’un matin splendide.

Pietro Demeda montait un beau cheval noir, à la selle de velours brodé. Il était habillé en chasseur et avait fusil, revolver et pistolets d’arçons. Paolo aussi était, armé, et la meute de chiens, parmi lesquels l’élégant Maometto, qui aboyaient joyeusement, donnait l’illusion d’une partie de chasse.

À la vérité, Paolo savait la présence de sangliers dans la forêt, et la journée pouvait fort bien se terminer par quelques coups de fusil.

Les jeunes filles s’avançaient les premières, les messieurs suivaient et causaient entre eux.

Caterina boudait, parce qu’il lui semblait humiliant d’aller en croupe ; Anna, au contraire, souriait en admirant avec son goût instinctif d’artiste les radieux mirages du matin.

De temps en temps, elle croyait reconnaître les lieux où elle avait passé quatre années auparavant ; elle se souvenait ensuite de les avoir parcourus en dormant. Mais, qui sait ? Elle les avait peut-être vus quoique endormie et, d’ailleurs, ne les avait-elle pas traversés d’autres fois, en allant à une propriété des Velena ?

— Ah ! regardez, s’écriait-elle soudain. Pourquoi Sebastiano n’est-il pas venu ? Il devient de plus en plus sauvage…

Elle s’arrêta au milieu de ses réflexions, en se voyant dépassée par Caterina, qui contraignait son cavalier à galoper. La jeune fille, dont les cheveux étaient déjà tout ébouriffés, causait avec beaucoup d’animation, et Anna sourit en pensant aux plaisanteries qu’elle lui dirait lorsqu’on serait arrivé.

On laissa la grande route pour prendre un chemin de traverse au milieu d’une plaine marécageuse. Là croissaient de très-grands joncs, aux feuilles dorées par le soleil de mai, et leur parfum étrange, mêlé à l’odeur de l’eau stagnante, remplissait l’air. Anna, qui n’avait jamais vu chose plus belle ni plus singulière, retomba dans ses rêveries, pendant que Lucia et Angela babillaient avec le cavalier de leur sœur.

Revenues sur la route, Anna et Lucia mirent leurs chevaux au galop et n’arrêtèrent leur course rapide que lorsqu’elles furent tout-à-fait lasses. Alors elles attendirent en regardant avancer leurs compagnons. Dans la profondeur lumineuse de la plaine, chevaux et cavaliers ressemblaient à de petites taches noires, à des objets minuscules dessinés sur un fond de cristal éblouissant. Les pâturages étaient embaumés du parfum des fleurs, et le blé aux grands épis verts ondoyait sous une caresse invisible.

Jamais Anna n’oublia cette splendide matinée. Elle était encore immobile et extasiée quand les chiens arrivèrent en courant, dans un tourbillon de poussière.

— Ici, Maometto ! cria Anna, et le lévrier vint lui lécher les pieds, en faisant mille bonds joyeux.

De nouveau la route fut abandonnée ; on suivit la lisière d’un bois, on traversa des champs, et, vers huit heures, une petite colonne de fumée bleuâtre, s’élevant au-dessus d’une sombre forêt de chênes, annonça qu’on était arrivé à destination.

En effet, les domestiques étaient déjà installées pour cuisiner.

Lorsque Anna mit pied à terre, elle se sentit toute glorieuse d’être dans son bois, et le salut des servantes, qui l’appelaient donna Annicca, résonna à ses oreilles comme un hommage. Hélas pendant le reste de la journée, personne ne parut s’apercevoir qu’elle était la reine de la fête. Tous les compliments des jeunes gens, et spécialement de Pietro Demeda, s’adressaient à Lucia et à Angela.

Anna était aussi une demoiselle dorénavant, mais si éclipsée par la grande et fraîche Angela et la belle Lucia qu’à côté d’elles on ne pouvait la remarquer. Sa tresse pendante la faisait encore ressembler à une fillette, et l’élégance modeste de sa petite personne ne suffisait pas pour attirer l’attention. Et puis, elle n’était pas jolie, et vous avez remarqué, Mesdemoiselles, que c’est toujours la beauté unie à la toilette, cette beauté fût-elle sotte ou désagréable, qui produit de l’effet dans les réunions, aussi bien à la campagne qu’à la ville.

Angela et Lucia étaient fort bien mises, ce matin-là, elles étaient bien coiffées, elles étaient belles : comment Anna aurait-elle eu sa part de succès ?

Elle n’y prenait point garde ou ne paraissait pas en souffrir. N’avait-elle pas de quoi occuper son imagination ? N’était-elle pas emportée, bien loin peut-être, par ses rêves ? Il eût été difficile de le savoir, car aucun nuage ne passait sur son front pur, et sa bouche souriait toujours.

Pendant que l’on marquait les chênes et qu’Angela et Lucia surveillaient les préparatifs du repas, Caterina, Antonino et Anna s’amusèrent à se balancer sous les arbres. Après le dîner sur l’herbe, qui fut vraiment, somptueux et donna aux convives un brio étourdissant, Anna et sa jeune cousine disparurent. Elles s’en allèrent près d’une fontaine, autour de laquelle l’herbe parsemée de fleurs était d’une hauteur phénoménale, et elles s’y couchèrent. C’était un véritable Éden. Le lierre et les lichens fleuris s’enroulaient autour des chênes ; à travers le feuillage le soleil envoyait une pluie d’or, et le ciel apparaissait au loin comme en un songe doux et riant. On entendait le chant des oiseaux cachés dans les branches, le bruissement de mille insectes invisibles, et de gros papillons, aux ailes écarlates bordées d’émeraude, s’agitaient au-dessus des muguets et des lilas sauvages.

Le son des voix n’arrivait là que bien affaibli, et les deux jeunes filles, après avoir beaucoup ri et plaisanté, s’endormirent…

Le soleil était à son déclin lorsque la petite société repartit. Paolo n’abandonnait pas l’idée de chasser un pou au retour, d’autant plus qu’un garde forestier avait aperçu un jeune sanglier à l’entrée du bois. Paolo et Pietro prirent les devants, décidés à tirer quelques coups de fusil ; ils disparurent bientôt avec leurs chiens, et les gentilles amazones les suivirent de loin, accompagnées par les trois ou quatre invités. Arrivés aux confins de la forêt, ils virent que les deux chasseurs n’avaient encore rien trouvé ; pourtant les chiens fourrageaient sans cesse dans les maquis, et Maometto flairait les traces de la bête.

Paolo et Demeda s’étaient mis à l’affût, après qu’un berger leur eut confirmé la présence du sanglier tout près de là. Chaque soir, au crépuscule, il traversait le bois, pour aller s’abreuver à la fontaine près de laquelle Caterina et sa cousine avaient fait la sieste.

— Nous restons encore ici une demi-heure, dit Paolo à Angela ; Maometto pourra peut-être débusquer l’animal. Vous, pendant ce temps, continuez votre route.

— Nous restons encore ici une demi-heure, ensemble les jeunes filles, nous restons aussi…

Elles restèrent. Pour ne pas gêner la chasse, elles se retirèrent sur une éminence et se tinrent immobiles et silencieuses. Anna, Lucia et Caterina descendirent même de cheval, ainsi qu’Antonino ; Angela seule resta en selle.

— Descends, lui dit Lucia, tu te fatigueras ou il t’arrivera quelque accident.

— Je suis très-bien. Si je vous ennuie, je m’en vais.

— Ce n’est pas cela.

Angela s’éloigna et arrêta sa monture derrière un arbre, à un endroit où l’on dominait le bois, la vallée et toute la scène. Les chasseurs avaient pris leurs postes. Un peu au-dessous d’elle, Angela vit Pietro assis derrière un buisson et tenant son arme prête. Selon toute probabilité il occupait la meilleure place. En se retournant il aperçut Angela ; il sourit et la salua de la main.

Plus d’une demi-heure s’écoula les jeunes filles commençaient à perdre patience et la nuit tombait. Les chasseurs ne bronchaient pas ; les chiens allaient et venaient sans rien trouver. Angela, toujours immobile, regardait de temps en temps le bout du sentier ; il lui semblait prendre une part active à la chasse, et elle ressentait un plaisir extrême, comme elle n’en avait, peut-être jamais éprouvé de sa vie.

Maometto, disparu depuis un long moment, se montra soudain. Un frisson courait sur son corps, il agitait violemment la queue, et dans ses yeux intelligents il y avait quelque chose de particulier, que Paolo Velena comprit immédiatement. Le lévrier devait avoir vu le sanglier.

— Va ! lui cria son maître. Maometto repartit comme une flèche et tous les chiens à la suite.

Angela les entendit aboyer furieusement derrière une petite colline.

Un coup de feu partit, puis un autre, puis un troisième, répercutés par les échos d’alentour. Les jappements des chiens se rapprochèrent et Pietro épaula son fusil.

Le cheval d’Angela mordait son frein, prêt à se cabrer, mais elle le maintenait toujours. Le jeune sanglier, déjà blessé, parut dans le sentier : c’était une bête d’un an à peine, au poil luisant, rayé de noir et de jaune foncé. Angela aurait voulu avoir le fusil de Pietro Demeda. Au même instant celui-ci tira ; le coup fut tellement soudain et partit si près d’elle que la jeune fille eut peur. Aussitôt, le bois, la vallée avec les maquis, les buissons et les pierres, se mirent à danser autour d’elle en un tourbillon vertigineux. Angela. tomba en poussant un cri déchirant, et son front alla heurter un amas de cailloux. Le cheval, effrayé par le coup de feu, s’était emballé et avait emporté la pauvre enfant dans une course folle, sur le chemin en pente.

Pietro avait tué le sanglier, mais la chute d’Angela changea en douleur le succès inespéré de la chasse.

La jeune fille ne reprit connaissance qu’au bout d’un quart d’heure. Elle était grièvement blessée et bien des semaines devaient s’écouler avant que la guérison fût complète.

Chaque jour, Pietro allait chez l’intéressante malade et lorsque, par deux fois, il en fut empêché, il envoya ses gardes prendre des nouvelles.

La tristesse des premiers jours se changea peu à peu en un vague sentiment de joie et d’espérance. Les membres de la famille Velena n’osaient encore se communiquer leurs impressions, mais tous, depuis Paolo jusqu’à Caterina, voyaient bien que Pietro était amoureux d’Angela, et ils ne doutaient pas qu’il la demandât bientôt en mariage. C’était un parti superbe. Angela seule paraissait ne s’apercevoir de rien, absorbée qu’elle était par son mal, par les douleurs aiguës qui la tourmentaient encore. La blessure se cicatrisa enfin, les bandages furent enlevés et Angela, qui ressemblait à une religieuse du Moyen-Age avec ces bandelettes de toile blanche, reprit son attrayante physionomie toute moderne.

Le jour de Saint-Pierre et Saint-Paul, Pietro Demeda envoya des présents à Paolo et celui-ci l’invita à dîner.

Dans toute la ville, on disait maintenant que l’inspecteur était fiancé avec mademoiselle Velena.

Il était visible qu’Angela commençait à aimer le jeune homme, et Caterina la taquinait sans cesse. Si elles se promenaient ensemble dans le jardin, la fillette écrivait rapidement avec un bâton le nom de Pietro, sur le sable des allées, ou en dessinait la première lettre sur les murs avec un morceau de charbon. Elle disait à sa sœur de choisir entre trois fleurs représentant dans sa pensée telle et telle personne, et infailliblement la fleur choisie était Pietro !…

Angela était heureuse et triste en même temps. Elle voyait bien que Pietro préférait sa compagnie à toute autre pendant ses visites, et plus ouvertement à la promenade ou à l’église ; cependant, il ne lui avait pas encore dit une véritable parole d’amour.

Sebastiano, de son côté, était inquiet et nerveux ; il se rendait parfaitement compte de tout, et il aurait voulu que Pietro Demeda cessât de venir ou s’expliquât clairement. Cette façon d’agir n’était pas d’un galant homme et Sebastiano mourait d’envie de le lui dire.

Un jour, il rentra avec le visage bouleversé et il attira au fond du jardin une des domestiques, nommée Agata, entrée depuis peu au service de la maison.

De la chambre de Cesario, Anna vit par hasard la scène.

Sebastiano, très-pâle, parlait en serrant les dents et levait, de temps en temps, son poing sur la tête d’Agata. À la fin, cette fille tira une lettre de sa poche et la lui présenta il la lut, la mit en morceaux et donna une violente poussée à la domestique.

Le lendemain, Pietro demanda formellement la main d’Angela.

Anna eut plus tard l’explication de ce qu’elle avait vu : Pietro s’était permis de donner une lettre pour Angela à Agata, mais Sebastiano, qui surveillait les domestiques, s’en aperçut.

Tu diras à ce monsieur, avait-il dit à la servante, après avoir déchiré la lettre, qu’Angela Velena a de bons parents et d’excellents frères. Et toi, prépare-toi à sortir de la maison ce soir…

Le premier jour où Pietro fut admis à faire sa cour, il y eut une petite réception. Pour cette solennité, Anna prit et adopta définitivement la robe longue.

Elle commença alors à recevoir quelques compliments. Elle souriait et rougissait, parce que ses pieds s’embarrassaient dans le volant de sa jupe ; elle s’inclinait tout-à-coup comme pour les chercher et restait interdite.

— Allons, lui dit une fois Sabastiano en passant près d’elle, il paraît que tu es montée en grade… Nous le savons très-bien que tu es en âge de te marier, maintenant…

— Tu es fâchée d’avoir les robes longues ? lui demanda alors Lucia. À ton âge, Angela et moi, nous avions oublié le jour de notre entrée dans le monde des demoiselles… Veux-tu donc toujours rester une bambine ?

— Comment ! C’est de plaisir qu’elle est émue, tu ne le vois pas ? répliqua Sebastiano en riant.

Anna le regarda d’un air boudeur et s’en alla, les yeux pleins de larmes. Ah ! c’était certain, Sebastiano la détestait et la poursuivait de ses railleries, quand il ne lui témoignait pas une horrible indifférence. Elle se demandait ce qu’elle avait bien pu faire pour mériter tout cela, après la douce bienveillance des premiers temps.

Elle ne se doutait pas, et personne, ne pouvait s’en douter, que Sebastiano l’aimait.


Cesario. — Le Trousseau.


Cesario arriva vers la fin de juillet, quelques jours après Gonario, qui continuait ses études à Cagliari.

Les deux amis furent bientôt réunis. Quelle pâle figure de grand seigneur fatigué avait Cesario, et quel parfum d’opoponax exhalait son beau linge ! Entre autres choses il avait apporté un élégant pardessus doublé de fourrure et un microscopique revolver, au manche orné d’arabesques et incrusté de nacre.

— À quoi cela te sert-il ? demanda Anna, en touchant le revolver.

— Laisse-le ! lui cria-t-il, presque rudement et sans plus d’explication.

Anna suspendit le pardessus ; elle pensa au grossier paletot de Sebastiano et eut un imperceptible sourire. Gonario entrant à ce moment, elle se retira, suivie d’un long regard du jeune homme.

— Mais, est-ce ta cousine ? demanda-t-il à Cesario.

— Oui ; moi aussi j’ai eu peine à la reconnaître. Elle est devenue jolie, n’est-ce pas ?

— Quel âge a-t-elle ?

— Je ne sais pas, dit Cesario, et il changea de conversation. Pourtant Gonario insista.

— On m’a dit qu’elle est fiancée.

— Eh ! oui. Il ne lui manque qu’un mari. C’est Angela qui est fiancée à Demeda.

— Ah c’est Angela ! Cela me fait grand plaisir…

Gonario, trois ans auparavant, avait été amoureux d’Angela et de Lucia,. mais il ne s’en souvenait pas plus à l’heure présente que Cesario ne se rappelait la demoiselle noble qui lui écrivait sur du papier, à fleurs, ou celle qui avait brisé sa carrière militaire.

— Si tu voyais, à Rome !… Pendant toute la soirée, Cesario parla des monuments de cette ville et de la surprenante beauté de ses habitantes. Il s’exprimait avec un enthousiasme mêlé de scepticisme et prenait des airs blasés, mais il voulait donner à entendre qu’une villa romaine valait la Sardaigne entière, et une femme de Rome, toutes les Sardes. Gonario se laissa d’abord éblouir ; il prit à la lettre les récits de Cesario et en éprouva même une secrète humiliation ; ensuite cela finit par l’ennuyer, il se moqua de son ami, s’amusa à le contredire, ils en vinrent à se quereller et ils se séparèrent froidement.

À souper, Cesario reprit son discours. Ses yeux brillaient derrière le binocle d’or et sa belle figure pâle représentait quelque chose d’inconnu et d’imposant, à cette table presque patriarcale. Nennele et Antonino restaient la bouche ouverte en le contemplant, et Maria Fara sentait de grosses larmes de tendresse et d’orgueil lui monter aux yeux.

Sebastiano lui-même paraissait un peu confus, mais il écoutait avec beaucoup d’intérêt la conversation de son frère. Seule, Anna souriait de temps en temps, sans rien dire, et l’expression de son visage avait le don d’irriter Cesario.

Elle regardait les grosses mains brunes de Sebastiano, puis les belles mains du causeur, plus fines et plus blanches que celles de Lucia elle-même. Les ongles, longs et rosés, tenus avec soin, qui prenaient de l’éclat à la lueur des bougies, attiraient aussi son attention, et elle ne pouvait s’expliquer ses impressions à l’égard de son illustre cousin au linge parfumé : était ce respect ou dédain ?

Pendant les vacances de Pâques Cesario était allé à Naples ; il parla aussi du Pausilippe, de Sorrente et des villas merveilleuses échelonnées le long de la mer.

— Tout ça est bel et bon, conclut Anna, mais tu as passé ton temps à te promener, n’est-ce pas ?

Une autre fois elle fit la remarque suivante :

— L’endroit où on est heureux est toujours beau…

Cesario la regarda de travers et les jours suivants il parla avec moins d’emphase devant elle.

Il avait repris son ancienne existence il restait enfermé de longues heures, étendu sur son lit et plongé dans d’interminables lectures. Il avait apporté une collection de romans de tous genres traduits ou écrits en français. Il ne faisait même pas d’exception pour les romans italiens, il préférait les lire dans les rares traductions françaises qui en ont été faites.

— Mais quelle espèce d’avocat seras-tu ? lui demandait Pietro, en prenant les volumes les uns-après les autres et les feuilletant.

En quelques jours les deux futurs beaux-frères s’étaient liés d’une véritable amitié, quoique Pietro se divertit à railler. Cesario. Celui-ci, du reste, excitait les moqueries de tous, peut-être parce qu’on l’enviait. Personne n’était plus original et, en apparence, plus sceptique que lui ; malgré cela il restait sympathique à beaucoup de gens.

Gonario Rosa, lui ressemblait au fond ; ils avaient passé ensemble les premières années de jeunesse et puisé leurs idées aux mêmes sources ; mais, afin d’éviter les sarcasmes, Rosa se gardait bien de poser comme son ami. Chaque soir il se rendait chez les Velena pour entraîner Cesario à la promenade ; souvent ils restaient ensemble dehors jusqu’à une heure avancée de la nuit. Si, par hasard, Gonario, ne venait pas ou recherchait d’autres jeunes gens, Cesario lui faisait une scène ; pourtant, à peine séparés, l’un médisait de l’autre. Cesario parlait de son camarade avec un sourire de pitié et d’ironie, un pâle sourire qui découvrait ses dents jaunies par le cigare.

Gonario était plus terrible, Il excellait à faire la charge de Cesario, imitant parfaitement sa voix, ses gestes, sa manière de porter la canne ou le pardessus, et jusqu’à son sourire éteint…

Une chose, cependant, était certaine : Cesario travaillait beaucoup plus que son ami. Quoi qu’en dit Pietro, Cesario cachait un vaste savoir, pour son âge, sous cette allure de jeune vieillard, aux cheveux déjà grisonnants à vingt-trois ans. Il était au courant de toutes les littératures, connaissait à fond les classiques italiens et étrangers, et il avait commencé un petit ouvrage en allemand, qu’il comptait présenter au moment de sa thèse : L’état de la Sardaigne sous la législation romaine. C’était un secret pour tout le monde, excepté pour Gonario. En ceci, au moins, Rosa ne trahissait pas son ami, dont il savait les efforts et les pénibles recherches pour les premiers chapitres seulement ; il se contentait de rire en disant que ce serait signé Von Velena, et cela n’était pas vrai.

Pietro venait désormais tous les soirs chez sa fiancée.

Il semblait qu’un flot de vie et de gaîté fût entré avec lui dans la maison.

Non seulement Angela, mais ses sœurs et sa cousine l’attendaient avec impatience pendant les magnifiques soirées d’été, tandis que la cafetière chantait devant le feu.

Il apportait, avec les dernières nouvelles dû jour, des livres, des journaux et des bonbons. Dans cette réunion de famille, sous la fraîche tonnelle, il oubliait, les soucis et les occupations fastidieuses de son métier.

Toutes les jeunes filles l’entouraient et, à voir l’attention avec laquelle chacune l’écoutait, souriant et plaisantant avec lui, on n’aurait presque pu distinguer la fiancée.

Quelquefois les hommes restaient aussi ; Cesario descendait de sa chambre et Gonario venait se joindre à eux. Alors ils parlaient politique, élevaient la voix et semblaient oublier ces demoiselles, qui, bien qu’elles lussent les journaux, n’avaient pas la prétention de se mêler à de telles discussions. Elles désiraient donc voir partir les jeunes gens et continuer seules les joyeuses causeries avec Pietro ; mais, depuis quelque temps, Anna s’apercevait que Gonario préférait, leur société à la promenade.

La jeune fille allait et venait ; c’était elle, le plus souvent, qui servait le vin ou le café ; elle portait les sièges sous la tonnelle, et se levait pour mille détails. Lorsqu’elle restait assise c’était pour ne point faire tort à son ouvrage, tant que les dernières clartés du jour pénétraient à travers le feuillage. Elle brodait à la main de mignons fichus de mousseline, gardant tous ses ustensiles de travail dans un petit réticule suspendu à sa ceinture par une chaînette. Elle portait habituellement une robe très-simple et très-longue en percale blanche, semée de bouquets de marguerites d’un lilas tendre. Dans cette robe qui dessinait vaguement son corps mince et souple, avec ses cheveux, merveilleux, toujours réunis en une tresse pendante, et son petit sac à ouvrage qui lui donnait par moments un air de damoiselle du XIIIe siècle, n’était-elle pas charmante la petite Anna ? Les pieds et les mains s’étaient effilés ; le visage, toujours prompt à se colorer à la moindre émotion, était plus blanc et plus doux et, malgré un profil irrégulier et une bouche trop grande, la figure d’Anna pouvait plaire. Cependant elle était toujours, la gracieuse enfant, complètement effacée par ses cousines. Près d’Angela, grande et majestueuse, elle ressemblait à une fillette, et le sourire de Lucia, aux splendides yeux noirs, était sans rival.

Et pourtant Gonario Rosa passait de longues heures à contempler Anna.

Le savait elle ? Un fluide mystérieux la pénétrait sans qu’elle en eût conscience. Dans le mélange d’ingénuité et d’intelligence qui était le fond de son esprit, elle comprenait qu’un lien imperceptible se formait entre elle et Gonario, mais elle n’osait rechercher de quelle nature il pouvait être.

Ainsi, en présence du jeune homme elle éprouvait ce vague sentiment de joie et de peur qui est l’aurore de la passion ; lui disparu, avec son visage parfait qui ressemblait à un camée de bronze, et ses yeux pleins de mystère, elle l’oubliait. Tout au plus pensait-elle à lui d’une façon indécise, en des réminiscences de lectures, de scènes qu’il lui semblait avoir vues en songe ou véritablement, à une époque indéterminée. Dans ces moments-là Anna se mêlait aux jeux de Caterina et de ses jeunes frères avec une joie bizarre et des rires tels qu’elle finissait quelquefois par en être suffoquée.

— Pourquoi es-tu si gaie ? lui demandait Sebastiano.

— Je ne sais pas, répondait-elle. Et elle recommençait à rire bruyamment, sans cause, pendant qu’il la regardait tout songeur.

Ce n’était donc plus une enfant celle-là, celle qu’il aimait ?

Un jour Pietro Demeda reçut avis de son changement. On parla alors du mariage et il fut fixé aux fêtes de Pâques de l’année suivante, délai nécessaire pour confectionner le trousseau d’Angela, qui ne s’était encore pourvue de rien.

Il y eut de longs colloques entre le père et la mère, et, finalement, Angela fut appelée un matin dans le cabinet de travail. Sachant de quoi il s’agissait, elle pâlit légèrement et, après être entrée, elle s’appuya un moment à la porte.

Paolo, qui écrivait, s’interrompit en voyant sa fille.

— Que voulez-vous, papa ? demanda-t-elle.

— Nous avons donc décidé, répondit Paolo précipitamment, que tu te marieras pour Pâques. Combien te faut-il ? Ta mère dit deux mille francs ; il me semble que c’est un peu trop.

Angela baissa la tête un instant, puis elle regarda son père. Elle crut découvrir une légère souffrance sur ce visage vieilli, et elle pensa instinctivement aux sommes considérables que Cesario avait dépensées à Rome cette année-là.

— Que dois-tu acheter ? reprit Paolo. Tu sais bien que je n’entends rien à ces choses. Ta mère me parle aussi de meubles, mais n’est-ce

— Papa, la chambre nuptiale, au moins, doit être fournie par l’épouse.

Angela rougit aussitôt et se repentit d’avoir dit cela.

— C’est bien, on y pensera plus tard ; pour le moment je te donne mille francs.

Paolo ouvrit une cassette et en retira un chèque de la Banque Nationale.

— Regarde bien ; il n’est pas encore signé par moi, il faut d’abord que tu me dises à qui tu le présenteras.

Angela prit le morceau de papier qui représentait son trousseau ; elle vit, confusément les longues lignes droites sur lesquelles était inscrite la valeur, les petits trous à travers lesquels apparaissaient ses doigts, et les mots : « Payez pour moi au signor Paolo Velena », signés : « Elio Piccolomini ». Son père lui dit encore quelque chose, mais elle ne l’entendit pas.

Elle sortit en trébuchant, prise déjà d’une vague tristesse, à la pensée qu’un an plus tard elle serait dans un monde inconnu, loin de sa maison et de ses chères habitudes.

En un instant, la nouvelle qu’Angela possédait mille francs fut connue de toute la famille ; Caterina vint immédiatement lui demander un franc ou au moins cinquante centimes.

— Fais-moi le plaisir de t’en aller, lui dit Angela en se fâchant, autrement gare à toi !

Caterina ne se tint point pour battue ; pendant l’après-midi entière elle tourmenta sa soeur, mais inutilement. C’était Antonino qui l’avait priée de lui procurer une petite somme. Pourquoi ? Mystère.

À la tombée de la nuit, comme Angela se trouvait seule un moment avec Pietro, près de la haie du jardin, elle lui dit, en souriant à demi.

— Demain nous commencerons mon trousseau.

— Tu feras les emplettes ici ?

— Pourquoi pas ? On trouve ce que l’on veut. Nous ne dépenserons pas un centime pour les façons, les robes exceptées.

— Veux-tu que j’écrive à Cagliari, à ma cousine Grazia, la religieuse ? Tu sais qu’on brode très-bien dans les couvents. Elle peut t’aider.

— Non, non ! se récria Angela ; Anna brodera tout. Elle me l’a promis ; elle a même déjà commencé. Elle a des mains de fée…

La jeune fille se retourna, montrant de loin Anna, qui brodait, en effet, bien qu’il fit presque nuit. Elle avait porté sa chaise hors de la tonnelle, pour profiter des dernières minutes du jour.

Angela et Pietro parlèrent d’autre chose.

— Tu parais souffrante ; qu’as-tu ? demanda le jeune homme, en regardant sa fiancée, qu’il trouvait pâle et préoccupée.

— Rien ; je n’ai rien du tout.

— La tête te fait peut-être mal ?

Depuis sa chute de cheval, Angela s’était plainte souvent de douleurs intolérables dans la tête. Elle croyait parfois que sa blessure allait se rouvrir.

— Non, je t’assure, je n’ai rien, répéta la jeune fille. Je pense seulement aux jours où tu ne seras plus là, ajouta-t-elle timidement.

Pietro sourit et lui caressa doucement les cheveux, en disant :

— Mais je reviendrai… et je ne repartirai pas sans toi !

Ils allèrent sous la tonnelle.

— Arrête-toi, Anna, on n’y voit plus, dit Angela, en passant près de sa cousine et cherchant à lui enlever sa broderie.

— Non, ce feston seulement et j’ai fini, laisse-moi, répondit Anna.

Pietro se pencha pour examiner son travail. À ce moment Nennele et Antonino firent irruption dans le jardin, avec Gonario Rosa, à la recherche de Cesario.

— C’est une broderie Richelieu, disait Anna à son futur cousin ; puis elle répondit à Gonario qui s’informait de son ami :

— Il vient de sortir. Il est tard ; pourquoi êtes-vous venu si tard ?

— Elle m’attendait ! ! pensa Gonario. Et lui aussi regarda ce qu’elle faisait, en disant :

— Quelle patience ! C’est un travail d’Arachnée ceci, n’est-il pas vrai ?…

Il s’appuyait à la chaise d’Anna et s’approchait au point que sa jaquette effleura la tête de la jeune fille. Page:Deledda - Ames honnetes.pdf/117 Page:Deledda - Ames honnetes.pdf/118 Page:Deledda - Ames honnetes.pdf/119 Page:Deledda - Ames honnetes.pdf/120 Page:Deledda - Ames honnetes.pdf/121

— Oui, il y en a trop ! répéta-t-il. Dieu vous les bénisse !…

Il lui donnait des fleurs et des dessins de broderies ; puis tout-à-coup il l’oubliait et ne daignait pas même lui adresser un regard. Elle en souffrait horriblement et tombait alors dans une profonde mélancolie, aussi inexplicable pour Sebastiano que ses folles gaîtés. Il s’obstinait à la croire une enfant ; il ne comprenait pas qu’un cœur de femme battait en elle maintenant, et que Gonario Rosa, pour lequel il avait toujours éprouvé une aversion instinctive, le lui avait déjà volé. 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Plus loin, les maquis de lauriers-roses, respectés par les cultivateurs, formaient des îles délicieuses, où l’eau coulait sans entraves, avant de passer près d’un champ de lin. Parmi ces arbustes Sebastiano chassait tous les jours les perdrix et autres oiseaux qui composaient infailliblement une partie de son dîner. Au-delà du ruisseau s’étendait un bois d’amandiers.

Ici et là c’étaient des files de jeunes figuiers d’Inde, ou de groseillers pittoresquement entremêlés de cannes, que le soleil faisait reluire.

Un véritable enchantement.

— C’est la bénédiction de Dieu qui pleut sur cette terre, dit Angela, remplie d’admiration.

En effet, des chênes aux figuiers, à la vigne et au lin, tout prospérait sur ces hauteurs !

Seuls les orangers et les palmiers, plantés en différents endroits, comme essai, n’avaient pas résisté, parce que l’air était parfois trop piquant et que pendant l’hiver la neige tombait en abondance. Cependant, Sebastiano ne désespérait pas encore de faire pousser au moins les orangers, puisque le terrain convenait aux réglisses et aux néfliers.

À table Angela souleva une question très-importante.

— Et les voleurs ? demanda-t-elle. Ne peut-on redouter un vol à main armée ?…

Son frère répondit en souriant :

— Cela arrive où il y a de l’argent ; il n’y en a pas ici. Quant aux larrons ordinaires, nous ne les craignons point. N’as-tu pas vu les chiens ?

Ceux-ci, très-rassurants, en effet, étaient trois splendides molosses, qui avaient coûté fort cher et mangeaient comme six personnes. Pendant la nuit ils faisaient bonne garde.

— Ils ont le flair pour connaître les voleurs, continua Sebastiano, et ils sont capables d’en égorger une compagnie.

La maison était suffisamment défendue par les murs de la cour et du jardin ; la crête en était garnie de verre brisé, pour plus de sécurité. Enfin les trois domestiques savaient manier un fusil.

— Et regarde donc ! s’écria finalement Sebastiano, en montrant une des parois.

La salle à manger, un peu singulière comme tout le reste de la maison, ressemblait à une salle d’armes. Elle était ornée de tapis faits avec des peaux de sangliers et de mouflons, bordées d’étoffe rouge, et auxquelles on avait laissé les cornes. Des fusils de différents genres étaient pendus aux murs, avec des revolvers et des pistolets, des arquebuses sardes, des estocs, enfin toutes les armes nouvelles et anciennes que Sebastiano avait pu découvrir chez lui et ailleurs.

Des cors de chasse, des boîtes à poudre, des leppas ou longs couteaux sardes, dans leurs étuis de cuir noir, complétaient les panoplies.

C’était un des cors que Sebastiano indiquait.

— Le maréchal-ferrant du village me l’a donné, en disant : Si par hasard vous avez besoin de nous, employez ceci.

Le village était proche.

Deux jours après, Angela voulut y aller, accompagnée de son père et de la jeune servante. Anna resta à San Giacomo et babilla tout l’après-midi avec l’autre domestique, tante Mattoï (Maria-Antonia), occupée à préparer de la farine.

— Non, disait cette femme, en continuant son travail, nous ne faisons pas du pain d’orge, nous mangeons du pain de farine de blé. Il est plus profitable, quoi qu’on en dise.

— Vous employez le blé noir, bien entendu ?

— Certainement. La semoule ou fleur de Page:Deledda - Ames honnetes.pdf/312 Page:Deledda - Ames honnetes.pdf/313 Page:Deledda - Ames honnetes.pdf/314 Page:Deledda - Ames honnetes.pdf/315 Page:Deledda - Ames honnetes.pdf/316 Page:Deledda - Ames honnetes.pdf/317 Page:Deledda - Ames honnetes.pdf/318 Page:Deledda - Ames honnetes.pdf/319 Page:Deledda - Ames honnetes.pdf/320 Page:Deledda - Ames honnetes.pdf/321 Page:Deledda - Ames honnetes.pdf/322 Page:Deledda - Ames honnetes.pdf/323 lèvres le mot qu’il n’avait osé espérer :

— Je resterai !

Sebastiano se dressa d’un bond, comme effrayé de son bonheur. Il attira vivement la jeune fille à lui et la regarda avec une sorte d’angoisse.

Anna comprit alors combien il avait souffert, mais dans une seule parole encore elle trouva le secret de lui faire tout oublier.

— Je t’aime dit-elle tendrement.

Et ces deux âmes, droites et bonnes, s’unirent ainsi pour toujours.


FIN

TABLE


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74.612. — Imp. P. LEGENDRE & Cie, Lyon.

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