Élémens de chimie/Partie 1/3

La bibliothèque libre.
Imprimerie de Jean-François Picot (p. 43-52).



SECTION TROISIÈME.


De la marche que le Chimiste doit suivre pour étudier les divers corps que la nature nous présente.


Les progrès qu’on fait dans une science dépendent de la solidité des principes qui en font la base et de la manière de les étudier ; il n’est donc pas étonnant que la chimie ait fait peu de progrès dans ce temps où le langage des Chimistes étoit énigmatique et où les principes de la science n’étoient fondés que sur des analogies mal déduites ou des faits mal vus et peu nombreux ; dans les temps qui ont suivi cette époque, on a un peu plus consulté les faits ; mais, au lieu de ne dire que ce qu’ils disoient, le Chimiste a voulu faire des applications, tirer des conséquences et établir des théories : ainsi, lorsque Sthal vit pour la première fois que l’huile de vitriol et le charbon produisoient du soufre, s’il se fût borné à énoncer le fait, il auroit annoncé une vérité précieuse et éternelle ; mais conclure que le soufre étoit créé par la combinaison du principe combustible du charbon avec l’huile, c’est dire plus que l’expérience n’indique, c’est aller plus loin que le fait, et ce premier pas hazardé peut être un premier pas vers l’erreur. Toute doctrine, pour être stable, ne doit être que l’expression pure et simple des faits, mais presque toujours nous les subordonnons à notre imagination, nous les adaptons à notre manière de voir et nous nous engageons dans de fausses routes ; l’amour propre nous fournit ensuite toutes sortes de moyens pour ne pas revenir sur nos pas, nous attirons dans le sentier de l’erreur tous ceux qui viennent après nous, et ce n’est qu’après bien du temps perdu, ce n’est qu’après s’être épuisé en vaines conjectures, ce n’est qu’après s’être bien convaincu qu’il nous est impossible de plier la nature à nos caprices et à nos délires, que quelque bon esprit se dégage des liens dans lesquels on l’avoit enlacé, il revient sur ses pas, consulte de nouveau l’expérience, et ne marche qu’autant qu’elle le pousse.

Nous pouvons dire, à la louange de quelques-uns de nos contemporains, qu’on discute aujourd’hui les faits avec une logique plus sévère ; et c’est à cette méthode rigoureuse de travail et de discussion que nous devons rapporter les progrès rapides de la chimie. C’est par une suite de cette marche dialectique qu’on est parvenu, à s’emparer de tous les principes qui se combinent ou se dégagent dans les opérations de l’art et de la nature, à tenir compte de toutes les circonstances qui ont une influence plus ou moins marquée sur les résultats, à déduire des conséquences simples et naturelles de tous les faits, et à créer une science aussi rigoureuse dans ses principes que sublime dans ses applications.

C’est donc le moment de dresser un tableau fidèle de l’état actuel de la chimie, et de recueillir à cet effet, dans les nombreux écrits des Chimistes modernes, tout ce qui peut servir à poser les fondemens de cette belle science.

Il y a peu d’années qu’il étoit possible de présenter en peu de mots tout ce qui étoit connu sur la chimie ; il suffisoit alors d’indiquer les moyens d’exécuter quelques opérations pharmaceutiques, les procédés des arts étoient presque tous enveloppés de ténèbres, les phénomènes de la nature étoient des énigmes ; et ce n’est que lorsqu’on a commencé à lever le voile, qu’on a vu se développer un ensemble de faits et de recherches qui se rapportoient à des principes généraux et annonçoient une science toute nouvelle : alors tout a été repris, tout a été revu, des hommes de génie se sont occupés de la chimie, chaque pas les a rapprochés de la vérité, et en quelques années on a vu sortir de cet ancien cahos une doctrine lumineuse ; tout a paru reconnoître les loix qu’on établissoit, et les phénomènes des arts et de la nature ont été également bien expliqués.

Mais pour avancer à grands pas dans la carrière qui a été ouverte, il est nécessaire de faire connoître quelques principes sur lesquels nous pouvons établir notre marche.

Je crois d’abord qu’il est convenable de se soustraire à cet usage importun, qui assujettit quelqu’un qui étudie une science au pénible emploi de rapprocher toutes les opinions avant de se décider ; en effet, les faits sont de tous les temps, ils sont immuables comme la nature dont ils sont le langage ; mais les conséquences doivent varier selon l’état des connoissances acquises : il est vrai, par exemple, pour l’éternité, que la combustion du soufre donne de l’acide sulfurique, on a pu croire pendant quelque temps que cet acide étoit contenu dans le soufre, mais nos découvertes sur la combustion des corps ont dû nous faire déduire une théorie très-différente de celle qui s’étoit présentée aux premiers Chimistes. Nous devons donc nous attacher principalement aux faits, nous ne devons même nous attacher qu’à eux, parce que l’explication qu’on leur a donné dans des temps éloignés est rarement au niveau de nos connoissances actuelles.

Les faits nombreux dont la chimie s’est successivement enrichie forment un premier embarras pour celui qui veut étudier les élémens de cette science : en effet, que sont les élémens d’une science ? L’énoncé clair, simple et succinct des vérités qui en font la base : il faut donc, pour remplir pleinement son but, analyser tour ce qui est fait et en présenter un extrait fidèle et raisonné ; mais cette méthode est impraticable par rapport aux détails nombreux et aux discussions infinies dans lesquelles on s’engageroit ; et la seule marche qu’il me paroît qu’on doit suivre, c’est de ne présenter que les expériences les plus décisives, celles qui sont le moins contestées, et de négliger celles qui sont douteuses ou peu concluantes, car une expérience bien faite établit une vérité aussi incontestablement que mille également avérées.

Lorsqu’une proposition se trouve appuyée sur des faits suspects ou combattus, lorsque des théories opposées se fondent sur des expériences contradictoires, il faut avoir le courage de les discuter, de les répéter et de s’assurer par soi-même de la vérité ; mais lorsque cette voie de conviction nous est interdite, on doit peser le degré de confiance que méritent les défenseurs des faits opposés, examiner si des faits analogues ne portent pas à adopter tel ou tel résultat, et présenter son sentiment avec la modestie et la circonspection qui conviennent à des opinions plus ou moins probables.

Lorsqu’une doctrine nous paroît établie sur des expériences suffisantes, il nous reste encore à en faire l’application aux phénomènes de la nature et des arts ; c’est, à mon avis, la pierre de touche la plus sure pour distinguer des principes vrais de ceux qui ne le sont pas ; et du moment que je vois tous les phénomènes se réunir et se plier, pour ainsi dire, à une théorie, je conclus que c’est là l’expression et le langage de la vérité : lorsque je vois, par exemple, que la plante peut se nourrir d’eau pure, que les métaux s’oxident dans l’eau, que les acides se forment dans les entrailles de la terre, ne suis-je pas en droit de conclure que l’eau se décompose ? Et les faits chimiques qui me rendent témoin de sa décomposition dans nos laboratoires ne reçoivent-ils pas une nouvelle force par l’observation de ces phénomènes ? Je crois donc qu’on doit se piquer de faire concourir ces deux genres de preuves, et un principe déduit d’une expérience n’est à mes yeux démontré qu’autant que j’en vois des applications bien naturelles aux phénomènes de l’art et de la nature. Ainsi, si je me trouve combattu entre des systèmes opposés, je me déciderai pour celui dont l’expérience et les principes s’adaptent naturellement et sans effort au plus grand nombre de phénomènes, je me méfierai toujours d’un fait isolé qui ne s’applique à rien, et je le réputerai faux si je le vois en opposition avec les phénomènes que la nature nous présente.

Il me paroît encore qu’un homme qui se propose d’étudier ou même d’enseigner la chimie, ne doit point chercher à connoître tout ce qui a été fait sur chaque matière et à suivre la marche pénible de l’esprit humain depuis l’origine d’une découverte jusqu’à nos jours, cette érudition fastueuse est fatiguante pour un élève, et ces digressions ne doivent être permises dans les sciences positives que lorsque les détails historiques nous présentent des traits piquans, ou nous élèvent par degrés et sans interruption jusqu’à l’état actuel de nos connoissances ; mais rarement ces sortes de recherches et cette espèce de généalogie nous présentent ces caractères, et il ne nous est pas plus permis en général de rapprocher et de discuter tout ce qui a été fait sur une science qu’à celui qui, avant d’indiquer le chemin le plus sûr et le plus court pour parvenir à un terme, disserteroit longuement sur toutes les routes qui ont été successivement pratiquées et sur celles qui existent encore. Il en est peut-être de l’histoire des sciences, sur-tout de celle de la chimie, comme de celle des peuples ; elle nous éclaire rarement sur l’état présent, nous présente beaucoup de fables sur le passé, nécessite des discussions sur tout ce qu’elle annonce et suppose une étendue de connoissances étrangères et indépendantes du but qu’on se propose dans l’étude des élémens de la chimie.

Ces principes généraux sur l’étude de la chimie une fois établis, on peut ensuite procéder de deux manières dans l’examen chimique des corps, ou bien aller du simple au composé, ou descendre du composé au simple : ces deux méthodes ont des inconvéniens, mais le plus grand sans-doute qu’on éprouve en suivant la première, c’est qu’en commençant par les corps simples on présente des corps que la nature ne nous offre que rarement dans cet état de simplicité et de nudité, et l’on est forcé de cacher la suite d’opérations qui a été employée pour dépouiller ces mêmes corps de leurs liens et les ramener à cet état élémentaire. D’un autre côté, si on présente les corps tels qu’ils sont, il est difficile de parvenir à les bien connoître, parce que leur action réciproque et en général la plupart de leurs phénomènes ne peuvent être saisis que d’après la connoissance exacte de leurs principes constituans, puisque c’est d’eux seuls qu’ils dépendent.

Après avoir bien pesé les avantages et les inconvéniens de chaque méthode, nous préférons la première. Nous commencerons donc par faire connoître les divers corps dans leur état le plus élémentaire, ou réduits à ce terme au-delà duquel l’analyse ne peut rien ; et, lorsque nous en aurons appris les diverses propriétés, nous combinerons ces corps entr’eux, ce qui nous donnera la classe des composés simples, et nous nous élèverons par degrés jusqu’à la connoissance des corps et des phénomènes les plus compliqués. Nous observerons de ne procéder, dans l’examen des divers corps que nous soumettrons à nos recherches, qu’en allant du connu à l’inconnu, et nous commencerons par nous occuper des substances élémentaires ; mais, comme il nous seroit impossible de parler en ce moment de toutes les substances que l’état actuel de nos connoissances nous force de regarder comme élémentaires, nous nous bornerons à faire connaître celles qui jouent le plus grand rôle sur ce globe, celles qui y sont le plus généralement répandues, celles qui entrent comme principe dans la composition des réactifs les plus employés dans nos opérations, celles en un mot que nous trouvons à chaque pas dans l’examen et l’analyse des corps qui composent ce globe ; la lumière, le calorique, le soufre, le carbone sont de ce nombre : la lumière modifie toutes nos opérations et concourt puissamment à la production de tous les phénomènes qui appartiennent aux corps morts ou vivans ; le calorique réparti d’une manière inégale entre tous les corps de cet univers établit leurs divers degrés de consistance et de fixité, et c’est un des grands moyens que l’art et la nature emploient pour diviser les corps, les volatiliser, affoiblir leur force d’adhésion et par là les préparer et les disposer à l’analyse ; le soufre existe dans les produits des trois règnes ; il forme le radical d’un des acides les mieux connus et des plus employés, il présente des combinaisons intéressantes avec la plupart des substances simples, et sous ces divers rapports c’est une des substances dont la connoissance devient nécessaire dès les premiers pas qu’on fait dans la science ; il en est de même du carbone, c’est le produit fixe le plus abondant qu’on trouve dans les végétaux et les animaux, l’analyse l’a découvert dans quelques substances minérales, sa combinaison avec l’oxigène est si commune dans les corps et dans les opérations de l’art et de la nature, qu’il n’est presque pas de phénomène qui ne nous la présente et qui conséquemment n’en suppose la connoissance. D’après toutes ces raisons il nous a paru que pour avancer dans la chimie, il falloir assurer nos premiers pas sur la connoissance des substances dont nous venons de parler, et nous ne nous occuperons des autres substances simples ou élémentaires qu’à mesure qu’elles se présenteront.