Éléments de la philosophie de Newton/Édition Garnier/Partie 3/Chapitre 11

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CHAPITRE XI.
Du flux et du reflux. Que ce phénomène est une suite nécessaire de la gravitation. — Les prétendus tourbillons ne peuvent être la cause des marées : preuve. La gravitation est la seule cause évidente des marées. Réfutation de ceux qui prétendent assigner la cause finale des marées.

Si les tourbillons de matière subtile ont jamais eu quelque air de vraisemblance en leur faveur, c’est dans le flux et le reflux de l’Océan : que les eaux s’enfoncent sous les tropiques, quand elles s’élèvent vers les pôles, c’est que l’air, dit-on, les presse sous les tropiques. Mais pourquoi l’air y presse-t-il plus qu’ailleurs ? C’est qu’il est lui-même plus pressé ; c’est que le chemin de la matière subtile est rétréci par le passage de la lune. Le comble à cette vraisemblance était encore que les marées sont plus hautes à la nouvelle et pleine lune qu’aux quadratures, et qu’enfin le retour des marées à chaque méridien suit à peu près le retour de la lune à chaque méridien. Ce qui paraît si vraisemblable est pourtant en effet très-impossible. On a déjà fait voir que ce tourbillon de matière subtile ne peut subsister ; mais, quand même il existerait, malgré toutes les contradictions qui l’anéantissent, il ne pourrait en aucune manière causer les marées.

1° Dans la supposition de ce prétendu tourbillon de matière subtile, toutes les lignes presseraient vers le centre de notre globe également ; ainsi la lune (figure 63) devrait presser également dans ses quartiers en R et dans son plein en P, supposé qu’elle pressât. Ainsi il n’y aurait point de marée.

2° Par une aussi forte raison, aucun corps entraîné par un fluide quelconque ne peut certainement presser ce fluide plus que ne le ferait un pareil volume de ce fluide ; un corps en équilibre dans l’eau tient lieu d’un pareil volume d’eau. Qu’on mette dans un vivier cent pieds cubiques d’eau de plus, ou bien cent poissons nageant entre deux eaux, chacun d’un pied cubique ; ou qu’on mette un seul poisson avec quatre-vingt-dix-neuf pieds d’eau de plus dans le vivier, cela est absolument égal ; le fond du vivier n’en sera ni plus ni moins chargé dans aucun de ces cas. Ainsi, qu’il y eût une lune au-dessus de nos mers ou cent lunes, cela est absolument égal dans le système imaginaire des tourbillons et du plein : aucune de ces lunes ne doit être considérée que comme une égale quantité de matière fluide.

3° Le flux arrive dans la circonférence de l’Océan sous un même méridien en même temps dans les points opposés ; la mer s’enfonce à la fois en A et en B (figure 64). Or, supposé que la lune pût presser le prétendu torrent de matière subtile sur l’Océan A, les eaux alors s’élèveraient en B, au lieu de s’enfoncer : car la pesanteur vers le centre, dans ce système, est l’effet de la prétendue matière subtile. Or ce fluide imaginaire, pressant en A les eaux sur la terre, doit élever les eaux sur lesquelles elle presse moins : or sur quelles eaux pressera-t-elle moins que sur B ? Que veut-on dire, quand on prétend que B s’enfonce aussi par le contre-coup ? Depuis quand, lorsqu’on frappe sur un côté d’un corps, quel qu’il puisse être, enfonce-t-on en dedans le côté opposé ? Pressez une vessie assez remplie d’air, s’enfoncera-t-elle aussi à un bout quand vous l’enfoncerez à l’autre ? Ne s’élèvera-t-elle pas au contraire par le bout opposé au côté frappé ?

« Si cette pression chimérique avait lieu, l’air pressé sous les tropiques ne ferait-il pas alors monter le mercure dans le baromètre ? Mais, au contraire, le mercure est toujours un peu plus bas dans la zone torride que vers les pôles. Ce qui paraissait si vraisemblable devient donc impossible à l’examen.

La gravitation, ce principe si reconnu, si démontré, cette force si inhérente dans tous les corps, se déploie ici d’une manière bien sensible : elle est la cause évidente de toutes les marées ; ceci sera bien facile à comprendre. La terre tourne sur elle-même ; les eaux qui l’entourent tournent avec elle ; le grand cercle de tout sphéroïde tournant sur son axe est celui qui a le plus de mouvement ; la force centrifuge augmente à mesure que ce cercle est grand.

Ce cercle A (figure 65) éprouve plus de force centrifuge que les cercles B ; les eaux de la mer s’élèvent donc vers l’équateur par cette seule force centrifuge ; et non-seulement les eaux, mais les terres qui sont vers l’équateur sont élevées aussi nécessairement.

Cette force centrifuge emporterait toutes les parties de la terre et de la mer, si la force centripète, son antagoniste, ne les retenait en les attirant vers le centre de la terre ; or, toute mer qui est au delà des tropiques vers les pôles ayant moins de force centrifuge, parce qu’elle tourne dans un bien plus petit cercle, elle obéit davantage à la force centripète ; elle gravite donc plus vers la terre ; elle presse cette même mer océane qui s’étend vers l’équateur, et contribue encore un peu, par cette pression, à l’élévation de la mer sous la ligne. Voilà l’état où est l’Océan par la seule combinaison des forces centrales. Maintenant, que doit-il arriver par l’attraction de la lune et du soleil ? Cette élévation constante des eaux entre les tropiques doit encore augmenter, si cette élévation se trouve vis-à-vis quelque globe qui l’attire. Or, la région des tropiques de notre terre est toujours sous le soleil et sous la lune : donc l’élévation du soleil et de la lune doit faire quelque effet sur ces tropiques.

1° Si le soleil et la lune exercent une action sur ces eaux qui sont en ces régions, cette action doit être plus grande dans le temps où la lune se trouve plus vis-à-vis du soleil, c’est-à-dire en opposition et en conjonction, en pleine et nouvelle lune, que dans les quartiers : car dans les quartiers, étant plus oblique au soleil, elle doit agir d’un côté quand le soleil agit de l’autre : leurs actions doivent se nuire, et l’une doit diminuer l’autre ; aussi les marées sont-elles plus hautes dans les syzygies que dans les quadratures.

2° La lune étant nouvelle, se trouvant du même côté que le soleil, doit agir d’autant plus sur la terre qu’elle l’attire à peu près dans le même sens que le soleil attire. Les marées doivent donc être un peu plus fortes, toutes choses égales, dans la conjonction que dans l’opposition ; et c’est ce que l’on éprouve.

3° Les plus hautes marées de l’année doivent arriver aux équinoxes, et être plus hautes dans la nouvelle lune que dans la pleine. Tirez une ligne du soleil passant près de la lune L (figure 66), et arrivant sur l’équateur de la terre. L’équateur A Q est attiré presque dans la même ligne par ces globes ; les eaux doivent s’élever plus qu’en tout autre temps ; et comme elles ne peuvent s’élever que par degrés, leur plus grande élévation n’est pas précisément au moment de l’équinoxe, mais un jour ou deux après en D Z.

4° Si par ces lois les marées de la nouvelle lune à l’équinoxe sont les plus hautes de l’année, les marées, dans les quadratures après l’équinoxe, doivent être les plus basses de l’année : car le soleil est encore à peu près sur l’équateur, mais la lune s’en trouve alors fort loin, comme vous le voyez.

Car la lune L (figure 67), en huit jours, sera vers R. Alors il arrive à l’Océan la même chose qu’à un poids tiré par deux puissances agissant perpendiculairement à la fois sur lui, et qui n’agissent plus qu’obliquement : ces deux puissances n’ont plus la même force ; le soleil n’ajoute plus à la lune le pouvoir qu’il y ajoutait, quand la lune, la terre et le soleil, étaient presque dans la même perpendiculaire.

5° Par les mêmes lois nous devons avoir des marées plus fortes immédiatement avant l’équinoxe du printemps qu’après, et au contraire plus fortes immédiatement après l’équinoxe de l’automne qu’avant. Car, si l’action du soleil aux équinoxes ajoute à l’action de la lune, le soleil doit d’autant plus ajouter d’action que nous serons plus près de lui ; or nous sommes plus près du soleil avant le 21 mars à l’équinoxe qu’après, et nous sommes au contraire plus près du soleil après le 21 septembre qu’avant ce temps : donc les plus hautes marées, année commune, doivent arriver avant l’équinoxe du printemps, et après celui d’automne, comme l’expérience le confirme.

Ayant prouvé que le soleil conspire avec la lune aux élévations de la mer, il faut savoir quelle quantité de concours il y apporte. Newton et d’autres ont calculé que l’élévation moyenne dans le milieu de l’Océan est de douze pieds ; le soleil en élève deux et un quart, et la lune huit et trois quarts.

Beaucoup de gens d’esprit, à qui les découvertes de Newton ne sont pas familières, font une objection spécieuse contre cette action qui élève les eaux.

Si le soleil et la lune, disent-ils, font élever les eaux en G sur la terre par l’attraction (figure 68), les eaux en D, sous le même méridien, doivent donc s’abaisser.

Vous avez, dira-t-on, la même difficulté à résoudre que les cartésiens ; et, s’ils ne peuvent expliquer comment la prétendue pression de la lune enfonce à la fois les eaux aux deux points opposés, vous ne pourrez expliquer davantage comment votre gravitation élève à la fois les eaux en G et en D, et le phénomène des marées restera toujours un problème. Une telle objection ne peut partir que d’un esprit droit ; il y a du mérite à se tromper ainsi, et à objecter par sa raison ce que la raison éclairée résout ensuite : voici la solution de cette difficulté. Ce qui fait que, dans l’hypothèse de Descartes, il est impossible que les eaux s’enfoncent à la fois aux points opposés du même méridien, c’est que la pesanteur est supposée par lui n’être que le résultat d’un tourbillon, et que, dans ce cas, la lune supposée presser ce prétendu tourbillon (s’il était possible qu’elle pressât) ne pourrait pas presser à la fois deux endroits opposés.

Mais ici il n’y a aucune hypothèse, on ne considère que les lois de la pesanteur, de la gravitation ; toutes les eaux gravitent vers le centre de la terre, tout fluide doit être en équilibre : voilà les eaux élevées en C (figure 69), voilà donc l’équilibre rompu ; les eaux en V ont donc alors plus de gravitation vers le centre de la terre : donc elles pressent plus qu’elles ne pressaient ; donc les eaux en F doivent s’approcher davantage, s’aplatir, s’enfoncer vers la terre.

Les eaux en F ne peuvent presser, s’aplatir en proportion de l’élévation des eaux en C qu’elles ne forcent les eaux en D de s’allonger, de s’élever en proportion de la pression en F : donc les eaux en D doivent être aussi élevées qu’en C ; et quand cette pression se fait aux équinoxes, l’ovale de la terre en est augmenté. Ainsi, non-seulement le soleil est une des causes du flux de la mer (ce qu’on était bien loin de soupçonner), mais la lune, que l’on croyait fouler les eaux par sa pression, les élève au contraire par la force de l’attraction. Nous pensions que quand l’Océan se retire de nos côtes, c’était parce que rien n’agissait plus sur lui ; au contraire, il se retire ainsi, et ne s’amoncelle sous l’équateur que par une très-grande force qui l’y contraint ; et le temps du flux, qu’on appelle marée, est le temps auquel la mer redescend par son propre poids, lorsque cette force d’attraction diminue.

Vous voyez évidemment que quand la lune élève les eaux en L (figure 70), six heures après, la terre ayant fait le quart de son chemin autour d’elle-même, les eaux qui étaient en L se trouvent en S, et doivent par conséquent s’abaisser, puisque rien ne les élève plus. Quand est-ce que ces mêmes eaux recommenceront par l’action immédiate de la lune ? Quand elles se trouveront sous cette planète ; ce ne sera pas au bout de vingt-quatre heures, mais de vingt-quatre et trois quarts, parce que la lune avance tous les jours de trois quarts d’heure à peu près, dans son cours autour de la terre : ainsi le jour lunaire, c’est-à-dire le retour de la lune à notre méridien, est plus long de trois quarts d’heure que notre jour.

Au reste, ces marées de la mer océane semblent être, aussi bien que la précession des équinoxes et que la période de la terre en 25,900 ans, un effet nécessaire des lois de la gravitation, sans que la cause finale en puisse être assignée : car de dire, avec tant d’auteurs, que Dieu nous donne les marées pour la commodité de notre commerce, c’est oublier que les hommes ne commercent au loin par l’Océan que depuis deux cents ans. C’est hasarder beaucoup encore que de dire que le flux et le reflux rendent les ports plus avantageux ; et quand il serait vrai que les marées de l’Océan fussent utiles au commerce, doit-on dire que Dieu les envoie dans cette vue ? Combien la terre et les mers ont-elles subsisté de siècles avant que nous fissions servir la navigation à nos nouveaux besoins ? Quoi ! disait un philosophe ingénieux, parce qu’au bout d’un nombre prodigieux d’années les besicles ont été enfin inventées, doit-on dire que Dieu a fait nos nez pour porter des lunettes ?

Les mêmes auteurs assurent aussi que le flux et le reflux sont ordonnés de Dieu de peur que la mer ne croupisse et ne se corrompe : ils oublient encore que la Méditerranée ne croupit point, quoiqu’elle n’ait point de marée. Quand on ose assigner ainsi les raisons de tout ce que Dieu a fait, on tombe dans d’étranges erreurs. Ceux qui se bornent à calculer, à peser, à mesurer, se trompent souvent eux-mêmes : que sera-ce de ceux qui ne veulent que deviner[1] ?


  1. Dans l’édition de 1756 et dans ses réimpressions, le chapitre se terminait ainsi :

    « On ne poussera pas ici plus loin les recherches sur la gravitation. Cette doctrine était encore toute nouvelle quand l’auteur l’exposa en 1736. Elle ne l’est plus ; il faut se conformer au temps. Plus les hommes sont devenus éclairés, moins il faut écrire. »

    Sur la première phrase, les éditeurs de Kehl avaient mis en note :

    « Observons ici que l’on doit encore à Newton d’avoir prouvé que les comètes sont des planètes qui décrivent autour du soleil des ellipses assez allongées pour être confondues avec des paraboles dans toute l’étendue où les comètes sont visibles. Ainsi une seule apparition ne suffit point pour déterminer l’orbite entière et prédire le retour d’une comète, qui n’a été vue qu’une fois. Halley, disciple de Newton, a calculé l’orbite de quelques comètes dont la période était à peu près connue, parce qu’elles avaient été vues deux fois, et a essayé d’en déterminer le retour en ayant égard aux perturbations causées par les planètes près desquelles passent les comètes. Une de ces planètes devait reparaître en 1759 ; elle a reparu réellement à très-peu près à l’époque où elle devait paraître d’après les calculs de ses perturbations faits par M. Clairaut, suivant une méthode beaucoup plus certaine que celle dont Halley avait pu se servir. On en attend une autre vers 1789. La période de la première comète est d’environ soixante et seize ans, et celle de la seconde d’environ cent trente. »

    Dans l’édition de 1756 et ses réimpressions, immédiatement après le chapitre xi se trouvait, sous le titre de Chapitre xii, conclusion, la fin de l’ouvrage, à partir du mot Concluons, etc. (ci-après, page 581) ; c’est-à-dire que les éditions de 1756 et autres ne contiennent pas les chapitres xii, xiii et xiv (en grande partie), qui sont dans les éditions de 1741, 1748, 1750, 1732, et dans quelques éditions depuis 1819 ; voyez l’Avertissement de Beuchot.