Épîtres (Voltaire)/Épître 109

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 10 (p. 421-427).


ÉPÎTRE CIX.


AU ROI DE DANEMARK, CHRISTIAN VII[1].
SUR LA LIBERTÉ DE LA PRESSE
ACCORDÉE DANS TOUS SES ÉTATS.


Janvier 1771.


Monarque vertueux, quoique né despotique,
Crois-tu régner sur moi de ton golfe Baltique ?
Suis-je un de tes sujets pour me traiter comme eux,
Pour consoler ma vie, et pour me rendre heureux ?
Peu de rois, comme toi, transgressent les limites
Qu’à leur pouvoir sacré la nature a prescrites :
L’empereur de la Chine, à qui j’écris souvent[2],
Ne m’a pas jusqu’ici fait un seul compliment.
Je suis plus satisfait de l’auguste amazone[3]
Qui du gros Moustapha vient d’ébranler le trône ;
Et Stanislas le Sage[4], et Frédéric le Grand[5]
(Avec qui j’eus jadis un petit différend),

Font passer quelquefois dans mes humbles retraites
Des bontés dont la Suisse embellit ses gazettes.
Avec Ganganelli je ne suis pas si bien :
Sur mon voyage en Prusse, il m’a cru peu chrétien.
Ce pape s’est trompé, bien qu’il soit infaillible.
Mais, sans examiner ce qu’on doit à la Bible,
S’il vaut mieux dans ce monde être pape que roi,
S’il est encor plus doux d’être obscur comme moi,
Des déserts du Jura ma tranquille vieillesse
Ose se faire entendre à ta sage jeunesse ;
Et libre avec respect, hardi sans être vain,
Je me jette à tes pieds, au nom du genre humain.
Il parle par ma voix, il bénit ta clémence ;
Tu rends ses droits à l’homme, et tu permets qu’on pense.
Sermons, romans, physique, ode, histoire, opéra,
Chacun peut tout écrire ; et siffle qui voudra !
Ailleurs on a coupé les ailes à Pégase.
Dans Paris quelquefois un commis à la phrase
Me dit : « À mon bureau venez vous adresser ;
Sans l’agrément du roi vous ne pouvez penser[6].
Pour avoir de l’esprit, allez à la police ;
Les filles y vont bien, sans qu’aucune en rougisse :
Leur métier vaut le vôtre, il est cent fois plus doux ;
Et le public sensé leur doit bien plus qu’à vous. »
C’est donc ainsi, grand roi, qu’on traite le Parnasse,
Et les suivants honnis de Plutarque et d’Horace !
Bélisaire à Paris ne peut rien publier[7]

S’il n’est pas de l’avis de monsieur Ribalier.
Hélas ! dans un État l’art de l’imprimerie
Ne fut en aucun temps fatal à la patrie.
Les pointes de Voiture[8], et l’orgueil des grands mots
Que prodigua Balzac assez mal à propos,
Les romans de Scarron, n’ont point troublé le monde ;
Chapelain ne fit point la guerre de la Fronde.
Chez le Sarmate altier la Discorde en fureur[9],
Sous un roi sage et doux, semant partout l’horreur ;
De l’empire ottoman la splendeur éclipsée,
Sous l’aigle de Moscou sa force terrassée,
Tous ces grands mouvements seraient-ils donc l’effet
D’un obscur commentaire[10] ou d’un méchant sonnet ?
Non, lorsqu’aux factions un peuple entier se livre,
Quand nous nous égorgeons, ce n’est pas pour un livre.
Hé ! quel mal après tout peut faire un pauvre auteur ?
Ruiner son libraire, excéder son lecteur,
Faire siffler partout sa charlatanerie,
Ses creuses visions[11], sa folle théorie.
Un livre est-il mauvais, rien ne peut l’excuser ;
Est-il bon, tous les rois ne peuvent l’écraser.
On le supprime à Rome, et dans Londre on l’admire ;
Le pape le proscrit, l’Europe le veut lire.
Un certain charlatan, qui s’est mis en crédit,
Prétend qu’à son exemple on n’ait jamais d’esprit.
Tu n’y parviendras pas, apostat d’Hippocrate ;

Tu guérirais plutôt les vapeurs de ma rate.
Va, cesse de vexer les vivants et les morts ;
Tyran de ma pensée, assassin de mon corps,
Tu peux bien empêcher tes malades de vivre,
Tu peux les tuer tous, mais non pas un bon livre.
Tu les brûles, Jérôme ; et de ces condamnés
La flamme, en m’éclairant, noircit ton vilain nez[12].
Mais voilà, me dis-tu, des phrases malsonnantes,
Sentant son philosophe, au vrai même tendantes.
Eh bien, réfute-les ; n’est-ce pas ton métier ?
Ne peux-tu comme moi barbouiller du papier ?
Le public à profit met toutes nos querelles ;
De nos cailloux frottés il sort des étincelles :
La lumière en peut naître ; et nos grands érudits
Ne nous ont éclairés qu’en étant contredits.
Sifflez-moi librement, je vous le rends, mes frères.
Sans le droit d’examen, et sans les adversaires,
Tout languit comme à Rome, où depuis huit cents ans[13]
Le tranquille esclavage écrasa les talents.
Tu ne veux pas, grand roi, dans ta juste indulgence,
Que cette liberté dégénère en licence ;
Et c’est aussi le vœu de tous les gens sensés :
À conserver les mœurs ils sont intéressés ;
D’un écrivain pervers ils font toujours justice.
Tous ces libelles vains dictés par l’Avarice,
Enfants de l’Impudence, élevés chez Marteau[14],
Y trouvent en naissant un éternel tombeau[15].

Que dans l’Europe entière on me montre un libelle
Qui ne soit pas couvert d’une honte éternelle,
Ou qu’un oubli profond ne retienne englouti
Dans le fond du bourbier dont il était sorti.
On punit quelquefois et la plume et la langue,
D’un ligueur turbulent la dévote harangue,
D’un Guignard, d’un Bourgoin[16] les horribles sermons,
Au nom de Jésus-Christ prêchés par des démons.
Mais quoi ! si quelque main dans le sang s’est trempée,
Vous est-il défendu de porter une épée ?
En coupables propos si l’on peut s’exhaler,
Doit-on faire une loi de ne jamais parler ?
Un cuistre en son taudis compose une satire,
En ai-je moins le droit de penser et d’écrire ?
Qu’on punisse l’abus ; mais l’usage est permis.
De l’auguste raison les sombres ennemis
Se plaignent quelquefois de l’inventeur utile
Qui fondit en métal un alphabet mobile,
L’arrangea sous la presse, et sut multiplier
Tout ce que notre esprit peut transmettre au papier.
« Cet art, disait Boyer[17], a troublé des familles ;
Il a trop raffiné les garçons et les filles. »
Je le veux ; mais aussi quels biens n’a-t-il pas faits ?
Tout peuple, excepté Rome, a senti ses bienfaits.
Avant qu’un Allemand trouvât l’imprimerie,
Dans quel cloaque affreux barbotait ma patrie !
Quel opprobre, grand Dieu ! quand un peuple indigent
Courait à Rome, à pied, porter son peu d’argent,
Et revenait, content de la sainte Madone,
Chantant sa litanie, et demandant l’aumône !

Du temple au lit d’hymen un jeune époux conduit[18]
Payait au sacristain pour sa première nuit.
Un testateur[19] mourant sans léguer à saint Pierre,
Ne pouvait obtenir l’honneur du cimetière.
Enfin tout un royaume, interdit et damné[20],
Au premier occupant restait abandonné
Quand, du pape et de Dieu s’attirant la colère,
Le roi, sans payer Rome, épousait sa commère[21].
Rois ! qui brisa les fers dont vous étiez chargés ?
Qui put vous affranchir de vos vieux préjugés ?
Quelle main, favorable à vos grandeurs suprêmes,
A du triple bandeau vengé cent diadèmes ?
Qui, du fond de son puits tirant la Vérité,
A su donner une âme au public hébété[22] ?

Les livres ont tout fait ; et, quoi qu’on puisse dire,
Rois, vous n’avez régné que lorsqu’on a su lire.
Soyez reconnaissants, aimez les bons auteurs :
Il ne faut pas du moins vexer vos bienfaiteurs.
Et comptez-vous pour rien les plaisirs qu’ils vous donnent,
Plaisirs purs que jamais les remords n’empoisonnent ?
Les pleurs de Melpomène et les ris de sa sœur
N’ont-ils jamais guéri votre mauvaise humeur ?
Souvent un roi s’ennuie : il se fait lire à table
De Charle ou de Louis l’histoire véritable.
Si l’auteur fut gêné par un censeur bigot,
Ne décidez-vous pas que l’auteur est un sot ?
Il faut qu’il soit à l’aise ; il faut que l’aigle altière
Des airs à son plaisir franchisse la carrière.
Je ne plains point un bœuf au joug accoutumé ;
C’est pour baisser son cou que le ciel l’a formé.
Au cheval qui vous porte un mors est nécessaire.
Un moine est de ses fers esclave volontaire.
Mais au mortel qui pense on doit la liberté.
Des neuf savantes Sœurs le Parnasse habité
Serait-il un couvent sous une mère abbesse,
Qu’un évêque bénit, et qu’un Grisel confesse ?
On ne leur dit jamais : « Gardez-vous bien, ma sœur,
De vous mettre à penser sans votre directeur ;
Et quand vous écrirez sur l’Almanach de Liège,
Ne parlez des saisons qu’avec un privilège. »
Que dirait Uranie à ces plaisants propos ?
Le Parnasse ne veut ni tyrans ni bigots :
C’est une république éternelle et suprême,
Qui n’admet d’autre loi que la loi de Thélême[23] ;
Elle est plus libre encor que le vaillant Bernois,
Le noble de Venise, et l’esprit genevois ;
Du bout du monde à l’autre elle étend son empire ;
Parmi ses citoyens chacun voudrait s’inscrire.
Chez nos Sœurs, ô grand roi ! le droit d’égalité,
Ridicule à la cour, est toujours respecté.
Mais leur gouvernement, à tant d’autres contraire.
Ressemble encore au tien, puisqu’à tous il sait plaire.



  1. Cette épître est aussi de 1770 ; voyez la lettre à d’Alembert, du 28 décembre 1770.
  2. L’épître précédente est la seule que Voltaire ait adressée au roi de la Chine.
  3. Catherine II, impératrice de Russie.
  4. Le roi de Pologne, Stanislas Poniatowski.
  5. Le roi de Prusse.
  6. Variante :
    Il vous faut un brevet si vous voulez penser.
  7. Le chapitre quinzième du roman moral de Bélisaire passa en général pour un des meilleurs morceaux de littérature, de philosophie, et de vraie piété, qui aient jamais été écrits dans la langue française. Son succès universel irrita un principal de collège, docteur de Sorbonne, nommé Ribalier, qui, avec un autre régent de collège, nommé Coger, souleva une grande partie de la Sorbonne contre M. Marmontel, auteur de cet ouvrage. Les docteurs cherchèrent pendant six mois entiers des propositions malsonnantes, téméraires, sentant l’hérésie. Il fallut bien qu’ils en trouvassent. On en trouverait dans le Pater noster, en transposant un mot, et en abusant d’un autre.

    La faculté fit enfin imprimer sa censure en latin comme en français, et elle commençait par un solécisme. Le public en rit, et bientôt on n’en parla plus. (Note de Voltaire, 1771.)


    — C’était le docteur de Sorbonne Tampon et qui se faisait fort de trouver une foule d’hérésies dans le Pater noster.


    La censure du Bélisaire de Marmontel, par la faculté de théologie, commence ainsi : « Hæ propositiones in quarum una Belisarius asserit… et in quarum altera cum Justinianus Belisario stupens dixisset… idem Belisarius respondet, etc. » (B.)

  8. Voiture, qui fut frivole, et qui ne chercha que le bel esprit ; Balzac, qui fut toujours ampoulé, et qui ne dit presque jamais rien d’utile, eurent une très-grande réputation dans leur temps ; Chapelain en eut encore davantage : ils étaient les rois de la littérature. Les querelles dont ils furent l’objet ne servirent qu’à faire naître enfin le bon goût, et ne causèrent d’ailleurs aucun mal. (Note de Voltaire, 1771.)
  9. Ce sera aux yeux de la postérité un événement unique, même en Pologne qu’une guerre civile si acharnée et si cruelle, sous un roi auquel la faction opposée n’a jamais pu reprocher la moindre contravention aux lois, le plus léger abus de l’autorité, ni même la moindre action qui pût déplaire dans un particulier. C’est pour la première fois qu’on a vu un roi se borner à plaindre ceux qui se rendaient malheureux eux-mêmes en ravageant leur patrie. Il ne leur a donné que l’exemple de la modération. (Id., 1771.)
  10. Variante :
    Ou d’un lourd commentaire.
  11. Variante :
    Ses faux raisonnements.
  12. Il s’agit ici de Van-Swieten, premier médecin de l’impératrice reine. Il s’était fait inquisiteur des livres, et passait pour entendre aussi parfaitement la médecine préservatrice des âmes qu’il entendait mal la médecine curative des corps. Il s’occupait surtout d’empêcher les œuvres de M. de Voltaire de pénétrer dans la ville impériale. C’était d’ailleurs un homme assez savant, et dont les compilations peuvent être utiles, quoiqu’il n’eût aucune philosophie ni aucune connaissance des découvertes physiques faites de nos jours. (K.)
  13. On ne voit pas en effet depuis ce temps un seul livre, écrit à Rome, qui soit un ouvrage de génie, et qui entre dans la bibliothèque des nations. Les Dante, les Pétrarque, les Boccace, les Machiavel, les Guichardin, les Boiardo, les Tasse, les Arioste, ne furent, point Romains. (Note de Voltaire, 1771.)
  14. Célèbre imprimeur de sottises. Tous les libelles contre Louis XIV étaient imprimés à Cologne chez Pierre Marteau. (Id., 1771.)
  15. S’il faut en croire la Correspondance de Grimm (t. VII, page 437), quelque temps après la publication de sa pièce, Voltaire ajouta les huit vers que voici :
    La voix des gens de bien nous suffit pour confondre
    Du fantasque Maillet le système hypocondre :
    Celui de la nature à peine s’est montré
    Qu’au sein de la poussière il est soudain rentré.
    Non, grand Dieu ! dans ce monde, où la sagesse brille,
    Jamais du blé pourri ne fit naître une anguille ;
    Thémis dut mépriser ce système nouveau :
    C’est au savant d’instruire, et non pas au bourreau. (B.)
  16. C’étaient des écrivains, des prédicateurs de la Ligue. Guignard était un jésuite qui fut pendu, et Bourgoin un jacobin qui fut roué. Il est vrai qu’ils étaient des fanatiques imbéciles ; mais avec leur imbécillité ils mettaient le couteau dans les mains des parricides. (Note du Voltaire, 1771.)
  17. Boyer, théatin, évêque de Miropoix, disait toujours que l’imprimerie avait fait un mal effroyable, et que, depuis qu’il y avait des livres, les filles savaient plus de sottises à dix ans qu’elles n’en avaient su auparavant à vingt. (Id., 1773.)
  18. Jusqu’au xvie siècle, il n’était pas permis, chez les catholiques, à un nouveau marié de coucher avec sa femme sans avoir fait bénir le lit nuptial, et cette bénédiction était taxée. (Note de Voltaire, 1773.)
  19. Quiconque ne faisait pas un legs à l’Église par son testament était déclaré déconfez, on lui refusait la sépulture ; et, par accommodement, l’official, ou le curé, ou le prieur le plus voisin, faisait un testament au nom du mort, et léguait pour lui à l’Église en conscience ce que le testateur aurait dû raisonnablement donner. (Id., 1773.)
  20. Le commun des lecteurs ignore la manière dont on interdisait un royaume. On croit que celui qui se disait le père commun des chrétiens se bornait à priver une nation de toutes les fonctions du christianisme, afin qu’elle méritât sa grâce en se révoltant contre le souverain ; mais on observait dans cette sentence des cérémonies qui doivent passer à la postérité. D’abord on défendait à tout laïque d’entendre la messe, et on n’en célébrait plus au maître-autel. On déclarait l’air impur ; on ôtait tous les corps saints de leurs châsses, et on les étendait par terre dans l’église, couverts d’un voile : on dépendait les cloches, et on les enterrait dans des caveaux. Quiconque mourait dans le temps de l’interdit était jeté à la voirie. Il était défendu de manger de la chair, de se raser, de se saluer ; enfin le royaume appartenait de droit au premier occupant ; mais le pape prenait le soin d’annoncer ce droit par une bulle particulière, dans laquelle il désignait le prince qu’il gratifiait de la couronne vacante. (Id., 1771.) — Cette note avait déjà été mise par Voltaire à son Cri des nations, en 1769. (B.)
  21. Robert, roi de France, épousa sa cousine, veuve d’Eudes, comte de Chartres et de Blois ; il avait tenu sur les fonts de baptême un des enfants de cette princesse. (B.)
  22. Au lieu de ce vers et des trois qui suivent, on lisait d’abord :
    Qui vous rendit chez vous puissants sans être impies ?
    Qui sut, de votre table écartant les harpies,
    Sauver le peuple et vous de leur voracité ?
    Qui sut donner une âme au public hébété ?

    Voltaire n’eut d’autre motif pour faire ce changement que d’éviter une répétition : il est question des harpies dans les quatre derniers vers de l’épître à d’Alembert, qui suit. (B.)

  23. Abbaye de la fondation de Rabelais (Gargantua, liv. I, c. lvii. On avait gravé sur la porte : Fay ce que vouldras. (Note de Voltaire, 1771.)