Épîtres (Voltaire)/Épître 110

La bibliothèque libre.
Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 10 (p. 428-434).


ÉPÎTRE CX.


À MONSIEUR D’ALEMBERT.


(1771)


Esprit juste et profond, parfait ami, vrai sage,
D’Alembert, que dis-tu de mon dernier ouvrage[1] ?
Le roi danois et toi, mes juges souverains,
Vous donnez carte blanche à tous les écrivains.
Le privilège est beau ; mais que faut-il écrire ?
Me permettriez-vous quelques grains de satire ?
Virgile a-t-il bien fait de pincer Mævius ?
Horace a-t-il raison contre Nomentanus ?
Oui, si ces deux Latins, montés sur le Parnasse,
S’égayaient aux dépens de Virgile et d’Horace,
La défense est de droit ; et d’un coup d’aiguillon
L’abeille en tous les temps repoussa le frelon.
La guerre est au Parnasse, au conseil, en Sorbonne
Allons, défendons-nous, mais n’attaquons personne.
« Vous m’avez endormi », disait ce bon Trublet[2] ;
Je réveillai mon homme à grands coups de sifflet[3].
Je fis bien : chacun rit, et j’en ris même encore.
La critique a du bon ; je l’aime et je l’honore.
Le parterre éclairé juge les combattants,
Et la saine raison triomphe avec le temps.

Lorsque dans son grenier certain Larcher réclame[4]
La loi qui prostitue et sa fille et sa femme,
Qu’il veut dans Notre-Dame établir son sérail,
On lui dit qu’à Paris plus d’un gentil bercail
Est ouvert aux travaux d’un savant antiquaire,
Mais que jamais la loi n’ordonna l’adultère.
Alors on examine ; et le public instruit
Se moque de Larcher, qui jure en son réduit.
L’abbé François[5] écrit ; le Léthé sur ses rives
Reçoit avec plaisir ses feuilles fugitives.
Tancrède en vers croisés fait-il bâiller Paris ?
On m’ennuie à mon tour des plus pesants écrits ;
À Danchet, à Brunet[6], le Pont-Neuf me compare ;
On préfère à mes vers Crébillon le barbare[7].

Cette longue dispute échauffe les esprits.
Alors du plus beau feu vingt poëtes épris,
De chefs-d’œuvre sans nombre enrichissant la scène,
Sur de sublimes tons font ronfler Melpomène.

Qu’importe que mon nom s’efface dans l’oubli ?
L’esprit, le goût s’épure, et l’art est embelli.
Mais ne pardonnons pas à ces folliculaires,
De libelles affreux écrivains téméraires,
Aux stances de La Grange, aux couplets de Rousseau[8],

Que Mégère en courroux tira de son cerveau.
Pour gagner vingt écus, ce fou de La Beaumelle[9]

Insulte de Louis la mémoire immortelle.
Il croit déshonorer, dans ses obscurs écrits,
Princes, ducs, maréchaux, qui n’en ont rien appris.
Contre le vil croquant tout honnête homme éclate.
Avant que sur sa joue ou sur son omoplate
Des rois et des héros les grands noms soient vengés
Par l’empreinte des lis qu’il a tant outragés.

Ces serpents odieux de la littérature,
Abreuvés de poisons et rampant dans l’ordure,
Sont toujours écrasés sous les pieds des passants.
Vive le cygne heureux qui, par ses doux accents,
Célébra les saisons, leurs dons, et leurs usages,
Les travaux, les vertus, et les plaisirs des sages !
Vainement de Dijon l’impudent écolier[10]
Coassa contre lui du fond de son bourbier.
Nous laissons le champ libre à ces petits critiques,
De l’ivrogne Fréron disciples faméliques,
Qui, ne pouvant apprendre un honnête métier,
Devers Saint-Innocent vont salir du papier,
Et sur les dons des dieux porter leurs mains impies ;
Animaux malfaisants, semblables aux harpies,
De leurs ongles crochus et de leur souffle affreux
Gâtant un bon dîner qui n’était pas pour eux.



  1. Il s’agit de l’épître cix au roi de Danemark. Ce fut le 2 mars 1771 que fut envoyée à d’Alembert l’épître qui est à son adresse. (B.)
  2. Voyez, page 99, la pièce intitulée le Pauvre Diable. (Note de Voltaire, 1771.)
  3. L’abbé Trublet, dans ses Essais sur divers sujets de littérature et de morale, disait : « On a osé dire de la Henriade, et l’on a dit sans malignité : Je ne sais pourquoi je bâille en la lisant*. On a encore appliqué à ce poëme le mot de La Bruyère sur l’opéra : « Je ne sais pas comment l’opéra, avec une musique si parfaite et une dépense toute royale, a pu réussir à m’ennuyer. » Et l’on a dit : « Je ne sais pas comment la Henriade, avec une poésie et une versification si parfaite, a pu réussir à m’ennuyer. » Ce n’est pas le poëte qui ennuie et fait bâiller dans la Henriade, c’est la poésie ou plutôt les vers. »

    Cette opinion de l’abbé lui valut la volée de bois vert que lui infligea l’auteur du Pauvre Diable.


    * Citation de Boileau, sur la Pucelle de Chapelain, satire iii ; mais le vers est faux.

  4. Larcher, répétiteur au collège Mazarin. Il soutint opiniâtrement que dans la grande ville de Babylone toutes les femmes et les filles de la cour étaient obligées par la loi de se prostituer une fois dans leur vie au premier venu, pour de l’argent ; et cela dans le temple de Vénus, quoique Vénus fût inconnue à Babylone. Il trouvait fort mauvais qu’on ne crût pas à cette impertinence, puisque Hérodote l’avait dite expressément. Le même Larcher disputa fortement sur le grand serpent Ophionée, sur le bouc de Mendès qui couchait avec les dames hébraïques : il traita notre auteur de vilain athée pour avoir dit que la Providence envoie la peste et la famine sur la terre. Il y a encore dans la poussière des collèges de ces cuistres qui semblent être du xve siècle. Notre auteur ne fit que se moquer de ce Larcher, et il fut secondé de tout Paris, à qui il le fit connaître. (Note de Voltaire, 1771.)
  5. Il y a en effet un abbé nommé François, des ouvrages duquel le fleuve Léthé s’est chargé entièrement. C’est un pauvre imbécile qui a fait un livre en deux volumes contre les philosophes, livre que personne ne connaît ni ne connaîtra. (Id., 1771.)
  6. Danchet est un de ces poètes médiocres qu’on ne connaît plus ; il a fait quelques tragédies et quelques opéras. Pour Brunet, nous ne savons qui c’est, à moins que ce ne soit un nommé M. Le Brun, qui avait fait autrefois une ode pour engager notre auteur à prendre chez lui Mlle Corneille. Quelqu’un lui dit méchamment qu’on avait voulu recevoir Mlle Corneille, mais point son ode, qui ne valait rien. Alors M. Le Brun écrivit contre le même homme auquel il venait de donner tant de louanges. Cela est dans l’ordre ; mais il paraît dans l’ordre aussi qu’on se moque de lui. (Id., 1771.) — Voyez la note, tome IX, page 544.
  7. Nous ne savons si par barbare on entend ici la barbarie d’Atrée, ou la barbarie du style, qu’on a reprochée à Crébillon ; c’est peut-être l’un et l’autre. Mais ce n’est pas parce qu’Atrée est trop cruel qu’on ne joue point cette pièce, et qu’elle passe pour mauvaise chez tous les gens de goût ; car dans Rodogune, Cléopâtre est plus cruelle encore, et cette atrocité même semblerait devoir être plus révoltante dans une femme que dans un homme ; cependant cette fin de la tragédie de Rodogune est un chef-d’œuvre du théâtre, et réussira toujours.

    Nous trouvons dans le Mercure de novembre 1770, p. 83, les réflexions les plus judicieuses qu’on ait encore faites sur Atrée ; les voici :


    « En général, les vengeances, pour être intéressantes au théâtre, doivent être promptes, subites, violentes ; il faut toujours frapper de grands coups sur la scène : les horreurs longues et détaillées ne sont que rebutantes. M. de Crébillon, malgré ce précepte, a risqué la coupe d’Atrée ; mais elle n’a pu réussir, à beaucoup près. Quelques esprits faux, quelques jeunes têtes qui n’ont pas réfléchi, croient que les atrocités sont le plus grand effort de l’esprit humain, et que l’horreur est ce qu’il y a de plus tragique. Elles se trompent beaucoup ; c’est tout ce qu’il y a de plus facile à trouver. Nous avons des romans inconnus, et fort au-dessous du médiocre, où l’on a rassemblé assez d’horreurs pour faire cinquante tragédies détestables. »

    Il y a bien d’autres raisons qui font voir qu’Atrée est une fort mauvaise pièce.

    1° C’est qu’elle est extrêmement mal écrite. D’abord « Atrée voit enfin renaître l’espoir et la douceur de se venger d’un traître. Les vents, qu’un dieu contraire enchaînait loin de lui, semblent exciter son courroux avec les flots ; le calme, si longtemps fatal à sa vengeance, n’est plus d’intelligence avec ses ennemis ; le soldat ne craint plus qu’un indigne repos avilisse l’honneur de ses derniers travaux. »

    Aussitôt après Atrée commande que la flotte d’Atrée se prépare à voguer loin de l’île d’Eubée : il ordonne qu’on porte à tous ses chefs ses ordres absolus ; et il dit que ce jour tant souhaité ranime dans son cœur l’espoir et la fierté.

    Cet énorme galimatias, cet assemblage de paroles vagues, oiseuses, incohérentes, qui ne disent rien, qui n’apprennent ni où l’on est, ni l’acteur qui parle, ni de qui on parle, sont insupportables à quiconque a la plus légère connaissance du théâtre et de la langue.

    Les maximes qu’Atrée débite, dès cette première scène, sont d’une extravagance qui va jusqu’au ridicule. Atrée dit :

    Je voudrais me venger, fût-ce même des dieux ;
    Du plus puissant de tous j’ai reçu la naissance ;
    Je le sens au plaisir que me fait la vengeance.

    Cette plaisanterie monstrueuse n’est-elle pas bien placée ! La Fontaine a dit en riant :

    ....Je sais que la vengeance
    Est un morceau de roi, car vous vivez en dieux.

    Mais mettre une telle raillerie sérieusement dans une tragédie, cela est bien déplacé ; et exprimer de tels sentiments sans avoir dit encore de quoi il veut se venger, cela est contre les principes du théâtre et du sens commun.

    2° Il y a bien plus : c’est que cette fureur de vengeance, au bout de vingt ans, est nécessairement de la plus grande froideur, et ne peut intéresser personne.

    3° Un homme qui jure à la première scène qu’il se vengera, et qui exécute son projet à la dernière sans aucun obstacle, ne peut jamais faire aucun effet. Il n’y a ni intrigue ni péripétie, rien qui vous tienne en suspens, rien qui vous surprenne, rien qui vous émeuve ; ce n’est qu’une atrocité longue et plate.

    4° La pièce pèche encore par un défaut plus grand, s’il est possible ; c’est un amour insipide et inutile entre un fils d’Atrée, nommé Plisthène, et Théodamie, fille de Thieste ; amour postiche qui ne sert qu’à remplir le vide de la pièce.

    5° Le style est digne de cette conduite : ce sont des répétitions continuelles du plaisir de la vengeance :

    Un ennemi ne peut pardonner une offense ;
    Il faut un terme au crime, et non à la vengeance.
    Rien ne peut arrêter mes transports furieux,
    Tout est prêt, et déjà dans mon cœur furieux
    Je goûte le plaisir le plus parfait des dieux ;
    Je vais être vengé, Thieste ; quelle joie !
    La plupart des vers sont obscurs, et ne sont pas français.
    Ah ! si je vous suis cher, que mon respect extrême
    M’acquitte bien, seigneur, de mon bonheur suprême !
    Mon amitié pour vous, par vos maux consacrée,
    A semblé redoubler par les rigueurs d’Atrée,
    Et bravant, sans respect, et les dieux et son père,
    Son cœur pour eux et lui n’a qu’une foi légère :
    Mais dût tomber sur moi le plus affreux courroux,
    Je ne saurais trahir ce que je sens pour vous.
    Que pour mieux m’obliger à lui percer le flanc,
    De sa fille, au refus, il doit verser le sang
    Et je vais, s’il le faut, aux dépens de ma foi,
    Prouver à vos beaux yeux ce qu’ils peuvent sur moi.
    D’une indigne frayeur je vois ton âme atteinte,
    Thieste ; chasse-s-en les soupçons et la crainte.
    Une pièce écrite ainsi d’un bout à l’autre pourrait-elle réussir ? Pour comble d’impertinence, la pièce finit par ce vers abominable :
    Et je jouis enfin du fruit de mes forfaits.
    Un tel vers est d’un scélérat ivre. Et remarquez qu’Atrée a ci-devant regardé la vengeance comme une vertu, dans un autre vers non moins extravagant :
    Il faut un terme au crime, et non à la vengeance.
    Nous avouons que la Sémiramis du même auteur, son Xerxès, son Catilina, son Triumvirat, sont des pièces encore plus mauvaises, et que tout cela pouvait bien lui mériter le nom de barbare ; mais nous ne convenons pas que son Électre, et surtout son Rhadamiste, méritent le mépris profond que Boileau avait pour ces deux tragédies. Le public a décidé qu’il y a de très-belles choses, particulièrement dans Rhadamiste ; et quand le public a décidé constamment pendant soixante ans, il ne faut pas en appeler. Si les défauts subsistent, les beautés l’emportent. Boileau fut trop rebuté dos défauts. Rhadamiste sera toujours jouée avec un grand succès ; et même on verra Électre avec plaisir, malgré l’amour qui défigure cette pièce. Il y a dans ces deux ouvrages un fond de tragique qui attache le spectateur.

    L’abbé de Chaulieu disait que la pièce de Rhadamiste aurait été très-claire, n’eût été l’exposition ; mais quoique le premier acte soit un peu obscur, il me semble qu’il y a dan§ les autres de très-grandes beautés. (Note de Voltaire, 1771.)

  8. Les Philippiques de La Grange et les Couplets de Rousseau passèrent assez longtemps pour être écrits avec force et enthousiasme : mais les esprits bien faits et les gens de bon goût ne s’y sont jamais laissé tromper. En effet, ôtez les injures, il ne reste rien. Le succès ne fut dû qu’à la malignité humaine. Mais quel succès qui conduisit La Grange en prison, et le portrait de Rousseau à la Grève !

    La Grange était le plus coupable des deux, sans contredit ; mais le duc d’Orléans régent eut encore plus de clémence que La Grange n’avait eu de folie. (Id., 1771.)

  9. On ne peut mieux connaître cet homme que par la lettre que nous allons copier. N’ayant ni le génie de La Grange ni celui de Rousseau, il s’est rendu aussi criminel qu’eux, mais infiniment plus méprisable. Il est né dans un village des Cévennes, auprès de Castres. Il a passé quelques années à Genève, et a été répétiteur des enfants de M. de Budé de Duisy. Il y fut proposant pour être ministre, en 1745.

    Voici la lettre qui le fera connaître :


    LETTRE À M. DE LA CONDAMINE,

    DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE ET DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES, ETC.

    À Ferney, 8 mars 1771.

    Monsieur,

    Monsieur l’envoyé de Parme m’a fait parvenir votre lettre. J’ai l’honneur d’être votre confrère dans plus d’une académie : je suis votre ami depuis plus de quarante ans. Vous me parlez avec candeur, je vais vous répondre de même.

    Le sieur de La Beaumelle, en 1752, vendit, à Francfort, au libraire Eslinger, pour dix-sept louis, le Siècle de Louis XIV, que j’avais composé (autant qu’il avait été en moi) à l’honneur de la France et de ce monarque.


    Il plut à cet écrivain de tourner cet éloge véridique en libelle diffamatoire. Il le chargea de notes, dans lesquelles il dit qu’il soupçonne Louis XIV d’avoir fait empoisonner le marquis de Louvois, son ministre, dont il était excédé ; et qu’en effet ce ministre craignait que le roi ne l’empoisonnât. (Tome III, pages 269 et 271.)


    Que Louis XIV ayant promis à Mme de Maintenon de la déclarer reine, Mme la duchesse de Bourgogne, irritée, engagea le prince son époux, père de Louis XV, à ne point secourir Lille, assiégée alors par le prince Eugène, et à trahir son roi, son aïeul, et sa patrie.


    Il ajoute que l’armée des assiégeants jetait dans Lille des billets dans lesquels il était écrit : « Rassurez-vous, Français ! la Maintenon ne sera pas reine, nous ne lèverons pas le siège. »


    La Beaumelle rapporte la même anecdote dans les mémoires qu’il a fait imprimer sous le nom de Mme de Maintenon. (T. IV, p. 109.)


    Qu’on trouva l’acte de célébration du mariage de Louis XIV avec Mme de Maintenon dans de vieilles culottes de l’archevêque de Paris, mais « qu’un tel mariage n’est pas extraordinaire, attendu que Cléopâtre déjà vieille enchaîna Auguste ». (Tome III, page 75.)


    Que le duc de Bourbon, étant premier ministre, fit assassiner Vergier, ancien commissaire de marine, par un officier, auquel il donna la croix de Saint-Louis pour récompense. (Tome III du Siècle, page 323.)


    Que le grand-père de l’empereur, aujourd’hui régnant, avait, ainsi que sa maison, des empoisonneurs à gages. (Tome II, page 345.)


    Les calomnies absurdes contre le duc d’Orléans, régent du royaume, sont encore plus exécrables ; on ne veut pas en souiller le papier. Les enfants de la Voisin, de Cartouche, et de Damiens, n’auraient jamais osé écrire ainsi, s’ils avaient su écrire. L’ignorance de ce malheureux égalait sa détestable impudence.


    Cette ignorance est poussée jusqu’à dire que la loi qui veut que le premier prince du sang hérite de la couronne, au défaut d’un fils du roi, n’exista jamais.


    Il assure hardiment que le jour que le duc d’Orléans se fit reconnaître à la cour des pairs régent du royaume, le parlement suivit constamment l’instabilité de ses pensées ; que le premier président de Maisons était prêt à former un parti pour le duc du Maine, quoiqu’il n’y ait jamais eu de premier président de ce nom.

    Toutes ces inepties, écrites du style d’un laquais qui veut faire le bel esprit et l’homme important, furent reçues comme elles le méritaient : on n’y prit pas garde ; mais on chercha le malheureux qui pour un peu d’argent avait tant vomi de calomnies atroces contre toute la famille royale, contre les ministres, les généraux, et les plus honnêtes gens du royaume. Le gouvernement fut assez indulgent pour se contenter de le faire enfermer dans un cachot, le 24 avril 1753. Vous m’apprenez dans votre lettre qu’il fut enfermé deux fois ; c’est ce que j’ignorais.

    Après avoir publié ces horreurs, il se signala par un autre libelle intitulé Mes Pensées, dans lequel il insulta nommément MM. d’Erlach, de Watteville, de Diesbach, de Sinner, et d’autres membres du conseil souverain de Berne, qu’il n’avait jamais vus. Il voulut ensuite en faire une nouvelle édition ; M le comte d’Erlach en écrivit en France, où La Beaumelle était pour lors ; on l’exila dans le pays des Cévennes, dont il est natif. Je ne vous parle, monsieur, que papiers sur table et preuves en main.

    Il avait outragé la maison de Saxe dans le même libelle (p. 108), et s’était enfui de Gotha avec une femme de chambre qui venait de voler sa maîtresse.

    Lorsqu’il fut en France, il demanda un certificat de Mme la duchesse de Gotha. Cette princesse lui fit expédier celui-ci :

    « On se rappelle très-bien que vous partîtes d’ici avec la gouvernante des enfants d’une dame de Gotha, qui s’éclipsa furtivement avec vous après avoir volé sa maîtresse ; ce dont tout le public est pleinement instruit ici. Mais nous ne disons pas que vous ayez part à ce vol. À Gotha, 24 juillet 1767. Signé : Rousseau, conseiller aulique de Son Altesse Sérénissime. »

    Son Altesse eut la bonté de m’envoyer la copie de cette attestation, et m’écrivit ensuite ces propres mots, le 15 auguste 1767 : « Que vous êtes aimable d’entrer si bien dans mes vues au sujet de ce misérable La Beaumelle ! Croyez-moi, nous ne pouvons rien faire de plus sage que de l’abandonner, lui et son aventurière, etc. » Je garde les originaux de ces lettres, écrites de la main de Mme la duchesse de Gotha. Je pourrais alléguer des choses beaucoup plus graves ; mais comme elles pourraient être trop funestes à cet homme, je m’arrête par pitié.

    Voilà une petite partie du procès bien constatée. Je vous en fais juge, monsieur, et je m’en rapporte à votre équité.

    Dans ce cloaque d’infamies, sur lequel j’ai été forcé de jeter les yeux un moment, j’ai été bien consolé par votre souvenir. Je vous souhaite du fond de mon cœur une vieillesse plus heureuse que la mienne, sous laquelle je succombe dans des souffrances continuelles.

    J’ai l’honneur d’être, etc.

    Nous n’ajouterons rien à une lettre aussi authentique et aussi décisive. Nous nous contenterons de féliciter notre auteur philosophe d’avoir pour ennemis de tels misérables. (Note de Voltaire, 1771.)

  10. Un nommé Clément, jeune homme, fils d’un procureur de Dijon, et ci-devant maître de quartier dans une pension, a fait un livre entier contre M. de Saint-Lambert, M. Delille, M. Dorat, M. Watelet, et M. Lemierre. Ce jeune homme s’est avisé de dicter des arrêts du haut d’un tribunal qu’il s’est érigé. Il commence par prononcer qu’il ne faut point traduire Virgile en vers ; et ensuite il décide que M. Delille a fort mal traduit les Géorgiques. Sa traduction est pourtant, de l’aveu de tous les connaisseurs, la meilleure qui ait été faite dans aucune langue, et il y en a eu quatre éditions en deux ans. Ce Clément, sans respect pour le public, décide d’un ton de maître que tel vers est ridicule, tel autre plat, tel autre grossier, sans alléguer la plus faible raison. Il ressemble à ces juges qui ne motivent jamais leurs arrêts.

    Nous ne connaissons point ce critique, nous ne connaissons point M. Delille ; mais nous remercions M. Delille du plaisir qu’il nous a fait. Nous avouons qu’il a égalé Virgile en plusieurs endroits, et qu’il a vaincu les plus grandes difficultés. Nous osons dire qu’il a rendu un signalé service à la langue française, et Clément n’en a rendu qu’à l’envie.


    Il attaque avec plus d’orgueil encore l’estimable poëme des Saisons, de M. de Saint-Lambert. Mais quel chef-d’œuvre avait fait ce Clément pour être en droit de condamner si fièrement ? à quels bons ouvrages avait-il donné la vie, pour être en droit de porter ainsi des arrêts de mort ? il avait lu une tragédie de sa façon aux comédiens de Paris, qui ne purent en écouter que deux actes. Le pauvre diable, mourant de honte et de faim, se fit satirique pour avoir du pain. Vous trouverez dans l’histoire du Pauvre Diable la véritable histoire de tous ces petits écoliers qui, ne pouvant rien faire, se mettent à juger ce que les autres font. (Note de Voltaire, 1771.)