Épîtres (Voltaire)/Épître 123

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 10 (p. 457-458).


ÉPÎTRE CXXIII.


À MONSIEUR LE MARQUIS DE VILLETTE.
LES ADIEUX DU VIEILLARD[1].


À Paris, 1778.


Adieu, mon cher TiLulle, autrefois si volage,
Mais toujours chéri d’Apollon,
Au Parnasse fêté comme aux bords du Lignon,
Et dont l’amour a fait un sage.

Des champs élysiens, adieu, pompeux rivage.
De palais, de jardins, de prodiges bordé,
Qu’ont encore embelli, pour l’honneur de notre âge,
Les enfants d’Henri Quatre, et ceux du grand Condé.
Combien vous m’enchantiez, Muses, Grâces nouvelles,
Dont les talents et les écrits

Seraient de tous nos beaux esprits
Ou la censure ou les modèles !
Que Paris est changé ! les Welches n’y sont plus ;
Je n’entends plus siffler ces ténébreux reptiles,
Les Tartuffes affreux, les insolents Zoïles.
J’ai passé ; de la terre ils étaient disparus[2].
Mes yeux, après trente ans, n’ont vu qu’un peuple aimable,
Instruit, mais indulgent, doux, vif, et sociable.
Il est né pour aimer : l’élite des Français
Est l’exemple du monde, et vaut tous les Anglais.
De la société les douceurs désirées
Dans vingt États puissants sont encore ignorées :
On les goûte à Paris ; c’est le premier des arts :
Peuple heureux, il naquit, il règne en vos remparts.
Je m’arrache en pleurant à son charmant empire ;
Je retourne à ces monts qui menacent les cieux,
À ces antres glacés où la nature expire :
Je vous regretterais à la table des dieux[3].


FIN DES ÉPÎTRES.
  1. Quelques jours avant de mourir, Voltaire songeait à retourner à Ferney.
  2. Voltaire avait d’abord mis ce vers dans son Ode sur les malheurs du temps, en 1713 ; voyez tome VIII, page 411.
  3. En 1823, j’avais rejeté une Épître à Richelieu et une autre intitulée les Héros du Rhin, qui n’étaient admises que depuis 1817 dans les Œuvres de Voltaire. Aucun éditeur ne les ayant rétablies, je n’ai pas de raison d’abandonner une opinion qui paraît généralement adoptée, et je ne donne pas ces deux épîtres.

    Denina, dans son Essai sur la vie et le règne de Frédéric (page 120), parle d’une Épître que Voltaire composa sous le nom d’un ami qui, en le plaignant de sa disgrâce (et de la scène de Francfort, en 1753), le blâmait en même temps de s’être exposé à de tels revers. Denina, peu flatté de la manière dont Voltaire avait parlé de lui dans l’Homme aux quarante écus, répétait avec complaisance ce qu’avait dit l’auteur d’un ouvrage intitulé Frédéric le Grand, in-8o (sans date), et 1785, in-18. Dans cet ouvrage anonyme, on rapporte cent vers de la pièce attribuée à Voltaire. Après avoir pris lecture de ces vers, j’ai douté plus que jamais que Voltaire en fût l’auteur, et je me suis bien gardé de l’introduire dans ses Œuvres.


    Le volume de Lettres inédites de Voltaire, de madame Denis, etc., Paris, Mongie aîné, 1821, in-8o (et in-12), contient, page 212, une Épître inédite adressée au roi de Prusse par Voltaire, en 1758. En voici les deux derniers vers :
    Nous verrons si Frédéric
    A étudié le droit public.
    Le dernier vers suffit, ce me semble, pour motiver le rejet de la pièce. (B.)