Épîtres (Voltaire)/Épître 14

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 10 (p. 237-239).


ÉPÎTRE XIV.


À MONSIEUR L’ABBÉ DE BUSSY[1],
DEPUIS ÉVÊQUE DE LUÇON.


(1716)


Ornement de la bergerie
Et de l’Église, et de l’amour,
Aussitôt que Flore à son tour
Peindra la campagne fleurie,
Revoyez la ville chérie[2]
Où Vénus a fixé sa cour.
Est-il pour vous d’autre patrie ?
Et serait-il dans l’autre vie

Un plus beau ciel, un plus beau jour
Si l’on pouvait de ce séjour
Exiler la Tracasserie ?
Évitons ce monstre odieux,
Monstre femelle, dont les yeux
Portent un poison gracieux,
Et que le ciel en sa furie,
De notre bonheur envieux,
A fait naître dans ces beaux lieux
Au sein de la galanterie.
Voyez-vous comme un miel flatteur
Distille de sa bouche impure ?
Voyez-vous comme l’Imposture
Lui prête un secours séducteur[3] ?
Le Courroux étourdi la guide,
L’Embarras, le Soupçon timide[4],
En chancelant suivent ses pas.
Des faux rapports l’Erreur avide
Court au-devant de la perfide,
Et la caresse dans ses bras.
Que l’Amour, secouant ses ailes,
De ces commerces infidèles
Puisse s’envoler à jamais !
Qu’il cesse de forger des traits[5]
Pour tant de beautés criminelles,
Et qu’il vienne, au fond du Marais[6],
De l’innocence et de la paix
Goûter les douceurs éternelles !

Je hais bien tout mauvais rimeur
De qui le bel esprit baptise

Du nom d’ennui la paix du cœur,
Et la constance de sottise.
Heureux qui voit couler ses jours
Dans la mollesse et l’incurie,
Sans intrigues, sans faux détours,
Près de l’objet de ses amours,
Et loin de la coquetterie !
Que chaque jour rapidement
Pour de pareils amants s’écoule !
Ils ont tous les plaisirs en foule,
Hors ceux du raccommodement.
Quelques amis dans ce commerce
De leur cœur que rien ne traverse
Partagent la chère moitié ;
Et, dans une paisible ivresse,
Ce couple avec délicatesse
Aux charmes purs de l’amitié
Joint les transports de la tendresse…

Rendez-nous donc votre présence,
Galant prieur de Trigolet,
Très-aimable et très-frivolet[7] :
Venez voir votre humble valet
Dans le palais de la Constance.
Les Grâces avec complaisance
Vous suivront en petit collet ;
Et moi leur serviteur follet,
J’ébaudirai Votre Excellence
Par des airs de mon flageolet[8],
Dont l’Amour marque la cadence
En faisant des pas de ballet.



  1. Les vers qui forment cette pièce ont été souvent imprimés sous le titre de Épître sur la Tracasserie. (B.)
  2. Variante :
    Revoyez la ville chérie :
    Elle est l’asile de l’amour.
    Avons-nous donc d’autre patrie ?
  3. Variante :
    Lui prête un secours séducteur ?
    La Vengeance au regard livide,
    Portant un flambeau qui la guide,
    Dans la nuit éclaire ses pas.
    De faux rapports, etc.
  4. Variante :
    La Crainte, le Soupçon timide.
  5. Variante :
    .... ses traits
  6. Variante :
    Chez Devaux, au fond du Marais,
    Qu’il vienne de l’aimable paix, etc.
  7. Variante :
    Très-aimable et très-frivolet ;
    Les Grâces avec complaisance.
  8. Variante :
    Par quelques airs de flageolet.