Épîtres (Voltaire)/Épître 21

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 10 (p. 251-253).


ÉPÎTRE XXI.


À MONSIEUR LE MARÉCHAL DE VILLARS[1].


(1721)


Je me flattais de l’espérance
D’aller goûter quelque repos
Dans votre maison de plaisance ;
Mais Vinache[2] a ma confiance,
Et j’ai donné la préférence
Sur le plus grand de nos héros
Au plus grand charlatan de France.
Ce discours vous déplaira fort ;
Et je confesse que j’ai tort
De parler du soin de ma vie
À celui qui n’eut d’autre envie
Que de chercher partout la mort.
Mais souffrez que je vous réponde,
Sans m’attirer votre courroux,
Que j’ai plus de raisons que vous
De vouloir rester dans ce monde ;
Car si quelque coup de canon,

Dans vos beaux jours brillants de gloire,
Vous eût envoyé chez Pluton,
Voyez la consolation
Que vous auriez dans la nuit noire,
Lorsque vous sauriez la façon
Dont vous aurait traité l’histoire !
Paris vous eût premièrement
Fait un service fort célèbre,
En présence du parlement ;
Et quelque prélat ignorant
Aurait prononcé hardiment
Une longue oraison funèbre,
Qu’il n’eût pas faite assurément.
Puis, en vertueux capitaine,
On vous aurait proprement mis
Dans l’église de Saint-Denis,
Entre du Guesclin et Turenne.
Mais si quelque jour, moi chétif,
J’allais passer le noir esquif,
Je n’aurais qu’une vile bière ;
Deux prêtres s’en iraient gaîment[3]
Porter ma figure légère,
Et la loger mesquinement
Dans un recoin du cimetière.
Mes nièces, au lieu de prière.
Et mon janséniste de frère[4],
Riraient à mon enterrement :
Et j’aurais l’honneur seulement
Que quelque muse médisante
M’affublerait, pour monument,
D’une épitaphe impertinente.
Vous voyez donc très-clairement
Qu’il est bon que je me conserve,
Pour être encor témoin longtemps

De tous les exploits éclatants
Que le Seigneur Dieu vous réserve[5].



  1. M. Sainte-Beuve a reproduit, dans ses Causeries du lundi, tome XIII, page 127, la charmante réponse du maréchal à cette épître.
  2. Médecin empirique. (Note de Voltaire, 1742.)
  3. La Fontaine a dit, fable ii du livre VII :
    Un curé s’en allait gaîment
    Enterrer ce mort au plus vite. (B.)
  4. L’auteur avait un frère, trésorier de la chambre des comptes, qui était en effet un janséniste outré, et qui se brouillait toujours avec son frère toutes les fois que celui-ci disait du bien des jésuites. (Note de Voltaire, 1748.) — Armand Arouet, frère aîné de Voltaire, était mort en 1745.
  5. Dans une édition de cette épître, à la suite de la Ligue (Henriade), 1724, in-12, on lit :
    Que votre destin vous réserve ;
    Et sans doute qu’un jour Minerve,
    Votre compagne et mon appui,
    Après que ma bouillante verve
    Aura chanté le grand Henri,
    Me fera vous chanter aussi.