Épîtres (Voltaire)/Épître 41

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 10 (p. 282-288).


ÉPÎTRE XLI.


À MADAME LA MARQUISE DU CHÂTELET,
SUR LA CALOMNIE.


(1733[1])


Écoutez-moi, respectable Emilie :
Vous êtes belle ; ainsi donc la moitié
Du genre humain sera votre ennemie :
Vous possédez un sublime génie ;
On vous craindra : votre tendre amitié
Est confiante, et vous serez trahie.
Votre vertu, dans sa démarche unie,
Simple et sans fard, n’a point sacrifié
À nos dévots ; craignez la calomnie.
Attendez-vous, s’il vous plaît, dans la vie,
Aux traits malins que tout fat à la cour.
Par passe-temps, souffre et rend tour à tour.
La Médisance est la fille immortelle
De l’Amour-propre et de l’Oisiveté.
Ce monstre ailé paraît mâle et femelle,
Toujours parlant, et toujours écouté.
Amusement et fléau de ce monde,
Elle y préside, et sa vertu féconde
Du plus stupide échauffe les propos ;
Rebut du sage, elle est l’esprit des sots.
En ricanant, cette maigre furie
Va de sa langue épandre les venins
Sur tous états ; mais trois sortes d’humains,
Plus que le reste, aliments de l’envie,
Sont exposés à sa dent de harpie :
Les beaux esprits, les belles, et les grands,

Sont de ses traits les objets différents.
Quiconque en France avec éclat attire
L’œil du public, est sûr de la satire ;
Un bon couplet, chez ce peuple falot,
De tout mérite est l’infaillible lot.
La jeune Églé, de pompons couronnée,
Devant un prêtre à minuit amenée,
Va dire un oui, d’un air tout ingénu,
À son mari, qu’elle n’a jamais vu.
Le lendemain, en triomphe on la mène
Au cours, au bal, chez Bourbon, chez la reine ;
Le lendemain, sans trop savoir comment,
Dans tout Paris on lui donne un amant ;
Roy[2] la chansonne, et son nom par la ville
Court ajusté sur l’air d’un vaudeville.
Églé s’en meurt : ses cris sont superflus.
Consolez-vous, Églé, d’un tel outrage :
Vous pleurerez, hélas ! bien davantage.
Lorsque de vous on ne parlera plus.
Et nommez-moi la beauté, je vous prie,
De qui l’honneur fut toujours à couvert ?
Lisez-moi Bayle, à l’article Schomberg,
Vous y verrez que la Vierge Marie[3]
Des chansonniers, comme une autre, a souffert[4].
Jérusalem a connu la satire.
Persans, Chinois, baptisés, circoncis,

Prennent ses lois : la terre est son empire ;
Mais, croyez-moi, son trône est à Paris.
Là, tous les soirs, la troupe vagabonde
D’un peuple oisif, appelé le beau monde,
Va promener de réduit en réduit
L’inquiétude et l’ennui qui la suit ;
Là, sont en foule antiques mijaurées,
Jeunes oisons, et bégueules titrées,
Disant des riens d’un ton de perroquet,
Lorgnant des sots, et trichant au piquet :
Blondins y sont, beaucoup plus femmes qu’elles,
Profondément remplis de bagatelles,
D’un air hautain, d’une bruyante voix,
Chantant, dansant, minaudant à la fois.
Si, par hasard, quelque personne honnête,
D’un sens plus droit et d’un goût plus heureux,
Des bons écrits ayant meublé sa tête,
Leur fait l’affront de penser à leurs yeux,
Tout aussitôt leur brillante cohue,
D’étonnement et de colère émue,
Bruyant essaim de frelons envieux,
Pique et poursuit cette abeille charmante,
Qui leur apporte, hélas ! trop imprudente,
Ce miel si pur et si peu fait pour eux.
Quant aux héros, aux princes, aux ministres,
Sujets usés de nos discours sinistres,
Qu’on m’en nomme un dans Rome et dans Paris,
Depuis César jusqu’au jeune Louis,
De Richelieu jusqu’à l’ami d’Auguste,
Dont un Pasquin n’ait barbouillé le buste.
Ce grand Colbert, dont les soins vigilants
Nous avaient plus enrichis en dix ans
Que les mignons, les catins et les prêtres,
N’ont, en mille ans, appauvri nos ancêtres ;
Cet homme unique, et l’auteur, et l’appui
D’une grandeur où nous n’osions prétendre,
Vit tout l’État murmurer contre lui ;
Et le Français osa troubler la cendre[5]
Du bienfaiteur qu’il révère aujourd’hui.

Lorsque Louis, qui, d’un esprit si ferme,
Brava la mort comme ses ennemis,
De ses grandeurs ayant subi le terme,
Vers sa chapelle allait à Saint-Denis,
J’ai vu son peuple, aux nouveautés en proie,
Ivre de vin, de folie, et de joie,
De cent couplets égayant le convoi,
Jusqu’au tombeau maudire encor son roi.
Vous avez tous connu, comme je pense,
Ce bon Régent qui gâta tout en France :
Il était né pour la société,
Pour les beaux-arts, et pour la volupté ;
Grand, mais facile, ingénieux, affable,
Peu scrupuleux, mais de crime incapable.
Et cependant, ô mensonge ! ô noirceur !
Nous avons vu la ville et les provinces,
Au plus aimable, au plus clément des princes,
Donner les noms… Quelle absurde fureur !
Chacun les lit ces archives d’horreur,
Ces vers impurs, appelés Philippiques[6],
De l’imposture effroyables chroniques ;
Et nul Français n’est assez généreux
Pour s’élever, pour déposer contre eux.
Que le mensonge un instant vous outrage,
Tout est en feu soudain pour l’appuyer :
La vérité perce enfin le nuage,
Tout est de glace à vous justifier.
Mais voulez-vous, après ce grand exemple,
Baisser les yeux sur de moindres objets ?
Des souverains descendons aux sujets ;
Des beaux esprits ouvrons ici le temple,
Temple autrefois l’objet de mes souhaits,
Que de si loin Desfontaines contemple[7],
Et que Gacon ne visita jamais.
Entrons : d’abord on voit la Jalousie
Du dieu des vers la fille et l’ennemie.

Qui, sous les traits de l’Émulation,
Souffle l’orgueil, et porte sa furie
Chez tous ces fous courtisans d’Apollon.
Voyez leur troupe inquiète, affamée,
Se déchirant pour un peu de fumée,
Et l’un sur l’autre épanchant plus de fiel
Que l’implacable et mordant janséniste
N’en a lancé sur le fin moliniste,
Ou que Doucin[8], cet adroit casuiste,
N’en a versé dessus Pasquier-Quesnel.
Ce vieux rimeur, couvert d’ignominies,
Organe impur de tant de calomnies,
Cet ennemi du public outragé,
Puni sans cesse, et jamais corrigé,
Ce vil Rufus[9], que jadis votre père
A, par pitié, tiré de la misère,
Et qui bientôt, serpent envenimé,
Piqua le sein qui l’avait ranimé ;
Lui qui, mêlant la rage à l’impudence,
Devant Thémis accusa[10] l’innocence ;
L’affreux Rufus[11], loin de cacher en paix
Des jours tissus de honte et de forfaits,
Vient rallumer, aux marais de Bruxelles,
D’un feu mourant les pâles étincelles,
Et contre moi croit rejeter l’affront
De l’infamie écrite sur son front.

Mais que feront tous les traits satiriques[12]
Que d’un bras faible il décoche aujourd’hui,
Et ces ramas de larcins marotiques,
Moitié français et moitié germaniques,
Pétris d’erreur, et de haine, et d’ennui[13] ?
Quel est le but, l’effet, la récompense,
De ces recueils d’impure médisance ?
Le malheureux, délaissé des humains,
Meurt des poisons qu’ont préparés ses mains.
Ne craignons rien de qui cherche à médire.
En vain Boileau, dans ses sévérités,
A de Quinault dénigré les beautés ;
L’heureux Quinault, vainqueur de la satire,
Rit de sa haine, et marche à ses côtés.
Moi-même, enfin, qu’une cabale inique
Voulut noircir de son souffle caustique,
Je sais jouir, en dépit des cagots,
De quelque gloire, et même du repos.
Voici le point sur lequel je me fonde.
On entre en guerre en entrant dans le monde.
Homme privé, vous avez vos jaloux,
Rampant dans l’ombre, inconnus comme vous,
Obscurément tourmentant votre vie :
Homme public, c’est la publique envie
Qui contre vous lève son front altier.
Le coq jaloux se bat sur son fumier,

L’aigle dans l’air, le taureau dans la plaine :
Tel est l’état de la nature humaine.
La Jalousie et tous ses noirs enfants
Sont au théâtre, au conclave, aux couvents.
Montez au ciel : trois déesses rivales[14]
Troublent le ciel, qui rit de leurs scandales.
Que faire donc ? à quel saint recourir ?
Je n’en sais point : il faut savoir souffrir.



  1. Cette épître est de 1733, mais elle a été imprimée, pour la première fois, en 1736 ; elle est à la suite de la Mort de César, dans une édition de Hollande de cette année. Dans sa lettre à l’abbé du Resnel, du 21 juillet 1734, Voltaire se plaint d’une malheureuse copie qui lui avait été envoyée de Paris. C’est au tome IV de l’édition des Œuvres, 1738-39, que cette épître se trouve. (B.)
  2. Poëte connu en son temps par quelques opéras, et par quelques petites satires nommées calottes, qui sont tombées dans un profond oubli. (Note de Voltaire, 1756.) — Dans une édition de 1736, la note ne contenait que ces deux mots : « Mauvais poëte. » Roy n’est mort qu’en 1764. (B.)
  3. Cette calomnie, citée dans Bayle et dans l’abbé Houteville, est tirée d’un ancien livre hébreu, intitulé Toldos Jescut, dans lequel on donne pour époux à cette personne sacrée Jonathan ; et celui que Jonathan soupçonne s’appelle Joseph Panther. (Note de Voltaire, 1748.) Ce livre, cité par les premiers pères, est incontestablement du premier siècle. (Id., 1752.)
  4. Variante :
    Des chansonniers comme une autre a souffert.
    Certain lampon courut longtemps sur elle.
    Dans un refrain cette mère pucelle
    Se vit nichée, et le Juif infidèle
    Vous parle encore, avec un rire amer,
    D’un rendez-vous avec monsieur Panther.
    C’est de tout temps ainsi que la satire
    A de son souffle infecté les esprits ;
    La terre entière est, dit-on, son empire ;
    Mais, croyez-moi, etc.
  5. Le peuple voulut déterrer M. Colbert à Saint-Eustache. (Note de Voltaire, 1748.)
  6. Libelle diffamatoire en vers contre M. le duc d’Orléans, régent du royaume, composé par Lagrange-Chancel. On lui a pardonné. Bayle et Arnauld sont morts hors de leur patrie. (Note de Voltaire, 1752.)
  7. Variante :
    Que de si loin monsieur Bardus contemple,
    Et que Damis ne visita jamais.
  8. L’un des fabricateurs de la bulle Unigenitus.
  9. Rousseau avait été secrétaire du baron de Breteuil, et avait fait contre lui une satire intitulée la Baronade. Il la lut à quelques personnes qui vivent encore, entre autres à Mme la duchesse de Saint-Pierre. Mme la marquise du Châtelet, fille de M. de Breteuil, était parfaitement instruite de ce fait (note de Voltaire, 1752) ; et il y a encore des papiers originaux de Mme du Châtelet qui l’attestent, (Id., 1756.) Le baron de Breteuil lui pardonna généreusement, (Id., 1771.)
  10. Il accusa M. Saurin, fameux géomètre, d’avoir fait des couplets infâmes, dont lui, Rousseau, était l’auteur, et fut condamné pour cette calomnie au bannissement perpétuel. (Id., 1736.)
  11. Dans une Préface des éditeurs, en tête de la Mort de César, Amsterdam, 1736, ces vers sont cités ainsi :
    L’affreux Rousseau, loin de cacher en paix
    Des jours tissus d’opprobre et de forfaits.

    Voltaire a depuis, dans son Mémoire sur la satire, publié en 1739, reconnu que lorsqu’il employa ces expressions peu mesurées contre Rousseau, il avait perdu patience ; et il s’excusa de l’avoir fait. (B.)

  12. Dans l’édition de Hollande de 1736 dont il vient d’être question, on lit :
    Eh ! que pourront tous les traits satiriques.
  13. Après ce vers on lisait :
    Et vous, Launay, vous, Zoïle moderne,
    D’écrits rimes barbouilleur subalterne,
    Insecte vil, qui rampez pour piquer,
    Et que nos yeux ne peuvent remarquer ;
    Je n’entends pas le bruit de vos murmures,
    Je ne sens pas vos frivoles morsures ;
    Car Émilie en ces mêmes moments
    Remplit mon cœur et tous mes sentiments.
    De son esprit mon âme pénétrée,
    D’autres objets à peine est effleurée ;
    J’entends sa voix, je suis devant ses yeux :
    Que tous les sots me déclarent la guerre,
    Hors de leur monde, et porté dans les cieux,
    Je ne vois plus la fange de la terre.

    Personne ne sait plus ce que c’était que ce Launay. — C’est l’auteur de la comédie intitulée la Vérité fabuliste. (B.)

  14. Après 1760, Voltaire rallongea cette épître comme il suit :
    Montez au ciel : trois déesses rivales
    Y vont porter leur haine et leurs scandales,
    Et le beau ciel de nous autres chrétiens
    Tout comme l’autre eut aussi ses vauriens.
    Ne voit-on pas, chez cet atrabilaire*
    Qui d’Olivier fut un temps secrétaire,
    Ange contre ange, Uriel et Nisroc
    Contre Ariac, Asmodée, et Moloc,
    Couvrant de sang les célestes campagnes,
    Lançant des rocs, ébranlant des montagnes ;
    De purs esprits qu’un fendant coupe en deux,
    Et du canon tiré de près sur eux :
    Et le Messie allant, dans une armoire,
    Prendre sa lance, instrument de sa gloire ?
    Vous voyez bien que la guerre est partout.
    Point de repos, cela me pousse à bout.
    Et quoi, toujours alerte, en sentinelle !
    Que devient donc la paix universelle
    Qu’un grand ministre en rêvant proposa,
    Et qu’Irénée** aux sifflets exposa,
    Et que Jean-Jacque orna de sa faconde,
    Quand il faisait la guerre à tout le monde *** ?
    Ô Patouillet ! ô Nonotte, et consorts !
    Ô mes amis, la paix est chez les morts !
    Chrétiennement mon cœur vous la souhaite.
    Chez les vivants où trouver sa retraite ?
    Où fuir ? que faire ? à quel saint recourir ? etc.

    * Milton, secrétaire d’Olivier Cromwell, et qui justifia le meurtre de Charles Ier dans le plus abominable et le plus plat libelle qu’on ait jamais écrit.

    ** Irénée Castel de Saint-Pierre. On prétend que Sully avait eu le même projet.

    *** J.-J. Rousseau a fait aussi un livre sur la paix universelle. Cette tirade avait été ajoutée à l’épître, dans le temps des querelles de Rousseau avec les gens de lettres.