Épîtres (Voltaire)/Épître 54

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 10 (p. 306-308).


ÉPÎTRE LIV.


AU PRINCE ROYAL DE PRUSSE.


(1738)


Vous ordonnez que je vous dise
Tout ce qu’à Cirey nous faisons :
Ne le voyez-vous pas sans qu’on vous en instruise ?
Vous êtes notre maître, et nous vous imitons :
Nous retenons de vous les plus belles leçons
De la sagesse d’Épicure ;
Comme vous, nous sacrifions
À tous les arts, à la nature ;
Mais de fort loin nous vous suivons.
Ainsi, tandis qu’à l’aventure

Le dieu du jour lance un rayon
Au fond de quelque chambre obscure[1],
De ses traits la lumière pure
Y peint du plus vaste horizon
La perspective en miniature.
Une telle comparaison
Se sent un peu de la lecture
Et de Kircher[2] et de Newton.
Par ce ton si philosophique
Qu’ose prendre ma faible voix,
Peut-être je gâte à la fois
La poésie et la physique.
Mais cette nouveauté me pique ;
Et du vieux code poétique
Je commence à braver les lois.
Qu’un autre, dans ses vers lyriques,
Depuis deux mille ans répétés,
Brode encor des fables antiques ;
Je veux de neuves vérités.
Divinités des bergeries,
Naïades des rives fleuries,
Satyres, qui dansez toujours,
Vieux enfants que l’on nomme Amours,
Qui faites naître en nos prairies
De mauvais vers et de beaux jours,
Allez remplir les hémistiches
De ces vers pillés et postiches
Des rimailleurs suivant les cours.
D’une mesure cadencée
Je connais le charme enchanteur :
L’oreille est le chemin du cœur ;
L’harmonie et son bruit flatteur
Sont l’ornement de la pensée :
Mais je préfère, avec raison.
Les belles fautes du génie
À l’exacte et froide oraison
D’un puriste d’académie.
Jardins plantés en symétrie,

Arbres nains tirés au cordeau,
Celui qui vous mit au niveau
En vain s’applaudit, se récrie,
En voyant ce petit morceau :
Jardins, il faut que je vous fuie ;
Trop d’art me révolte et m’ennuie.
J’aime mieux ces vastes forêts :
La nature, libre et hardie,
Irrégulière dans ses traits,
S’accorde avec ma fantaisie.
Mais dans ce discours familier
En vain je crois étudier
Cette nature simple et belle ;
Je me sens plus irrégulier
Et beaucoup moins aimable qu’elle.
Accordez-moi votre pardon
Pour cette longue rapsodie ;
Je l’écrivis avec saillie,
Mais peu maître de ma raison,
Car j’étais auprès d’Emilie.



  1. Voltaire avait fait construire à Cirey une chambre obscure pour ses expériences d’optique.
  2. Célèbre savant, né en 1602, mort en 1680.