Épîtres (Voltaire)/Épître 64

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 10 (p. 323-326).


ÉPÎTRE LXIV.


AU MÊME.


(1744)


Ceux qui sont nés sous un monarque[1]
Font tous semblant de l’adorer ;

Sa Majesté, qui le remarque,
Fait semblant de les honorer ;
Et de cette fausse monnoie
Que le courtisan donne au roi,
Et que le prince lui renvoie,
Chacun vit, ne songeant qu’à soi.
Mais lorsque la philosophie,
La séduisante poésie,
Le goût, l’esprit, l’amour des arts,
Rejoignent sous leurs étendards,
À trois cents milles de distance,
Votre très-royale éloquence,
Et mon goût pour tous vos talents ;
Quand, sans crainte et sans espérance,
Je sens en moi tous vos penchants ;
Et lorsqu’un peu de confidence
Resserre encor ces nœuds charmants ;
Enfin lorsque Berlin attire
Tous mes sens à Cirey séduits,
Alors ne pouvez-vous pas dire :
On m’aime, tout roi que je suis ?
Enfin l’océan germanique.
Qui toujours des bons Hamhourgeois
Servit si bien la république,
Vers Embden sera sous vos lois,
Avec garnison batavique.
Un tel mélange me confond ;
Je m’attendais peu, je vous jure,
De voir de l’or avec du plomb ;
Mais votre creuset me rassure :
À votre feu, qui tout épure,
Bientôt le vil métal se fond,
Et l’or vous demeure en nature.

Partout que de prospérités !
Vous conquérez, vous héritez[2]
Des ports de mer et des provinces ;
Vous mariez à de grands princes[3]
De très-adorables beautés ;
Vous faites noce, et vous chantez
Sur votre lyre enchanteresse
Tantôt de Mars les cruautés,
Et tantôt la douce mollesse.
Vos sujets, au sein du loisir,
Goûtent les fruits de la victoire ;
Vous avez et fortune et gloire ;
Vous avez surtout du plaisir ;
Et cependant le roi mon maître,
Si digne avec vous de paraître
Dans la liste des meilleurs rois,
S’amuse à faire dans la Flandre[4]
Ce que vous faisiez autrefois
Quand trente canons à la fois
Mettaient des bastions en cendre.
C’est lui qui, secouru du ciel,
Et surtout d’une armée entière,
A brisé la forte barrière
Qu’à notre nation guerrière
Mettait le bon greffier Fagel.
De Flandre il court en Allemagne
Défendre les rives du Rhin ;
Sans quoi le pandoure inhumain
Viendrait s’enivrer de ce vin
Qu’on a cuvé dans la Champagne.
Grand roi, je vous l’avais bien dit
Que mon souverain magnanime
Dans l’Europe aurait du crédit,
Et de grands droits à votre estime.

Son beau feu, dont un vieux prélat[5]
Avait caché les étincelles,
A de ses flammes immortelles
Tout d’un coup répandu l’éclat.
Ainsi la brillante fusée
Est tranquille jusqu’au moment
Où, par son amorce embrasée,
Elle éclaire le firmament,
Et, perçant dans les sombres voiles,
Semble se mêler aux étoiles,
Qu’elle efface par son brillant.
C’est ainsi que vous enflammâtes
Tout l’horizon d’un nouveau ciel,
Lorsqu’à Berlin vous commençâtes
À prendre ce vol immortel
Devers la gloire, où vous volâtes.
Tout du plus loin que je vous vis,
Je m’écriai, je vous prédis
À l’Europe tout incertaine.
Vous parûtes : vingt potentats
Se troublèrent dans leurs États,
En voyant ce grand phénomène.
Il brille, il donne de beaux jours :
J’admire, je bénis son cours ;
Mais c’est de loin : voilà ma peine.



  1. Le commencement de l’épître est différent dans quelques copies.
    Grand roi, la longue maladie
    Qui va rongeant l’étui malsain
    De mon âme assez engourdie,
    Et de plus une comédie
    Que je fais pour notre dauphin,
    Et que j’ai peur qui ne l’ennuie,
    Tout cela retenait ma main ;
    Et souvent je donnais en vain
    Des secousses à mon génie,
    Pour qu’il envoyât dans Berlin
    Quelque nouvelle rapsodie,
    Quelque rondeau, quelque huitain,
    Au vainqueur de la Silésie,
    À ce bel esprit souverain,
    À ce grand homme un peu malin,
    Chez qui j’aurais passé ma vie,
    Si j’avais à ma fantaisie
    Pu disposer de mon destin.
    En vain vous m’appelez volage,
    Toujours dans un noble esclavage
    Votre muse retient mes pas :
    Et je suis serviteur du sage,
    Quoique mon cœur ne le soit pas.
    Votre esprit sublime et facile,
    Vos entretiens et votre style,
    Ont pour moi des charmes plus doux
    Que votre suprême puissance,
    Vos grenadiers, votre opulence,
    Et cent villes à vos genoux.
    Dussé-je leur faire une offense,
    Je ne puis rien aimer que vous.
    Ceux qui sont nés, etc.
  2. Le dernier duc d’Ost-Frise venait de mourir, et avait laissé à la couronne de Prusse une principauté riche et considérable.
  3. Pendant son séjour à Pirmont, dans les premiers mois de l’année 1744, Frédéric avait fait demander en mariage la fille unique du landgrave de Cassel, Marie-Amélie, pour le margrave Charles de Brandebourg. Elle fut accordée ; mais sa mort arriva le 19 novembre 1744, avant la célébration. (B.)
  4. Voyez, dans le tome précédent, le poëme sur les Événements de 1744, et ci-après l’épître lxvii.
  5. Le cardinal Fleury.