Œdipe (Voltaire)/Lettres/IV

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Œuvres complètes de Voltaire, Garnier, 1877, Théâtre, tome 1 (pp. 61-111).
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LETTRE IV
contenant la critique de l’Œdipe de Corneille[1].

Monsieur, après vous avoir fait part de mes sentiments sur l’Œdipe de Sophocle, je vous dirai ce que je pense de celui de Corneille. Je respecte beaucoup plus, sans doute, ce tragique français que le grec ; mais je respecte encore plus la vérité, à qui je dois les premiers égards. Je crois même que quiconque ne sait pas connaître les fautes des grands hommes est incapable de sentir le prix de leurs perfections. J’ose donc critiquer l’Œdipe de Corneille ; et je le ferai avec d’autant plus de liberté, que je ne crains pas que vous me soupçonniez de jalousie, ni que vous me reprochiez de vouloir m’égaler à lui. C’est en l’admirant que je hasarde ma censure : et je crois avoir une estime plus véritable pour ce fameux poëte que ceux qui jugent de l’Œdipe par le nom de l’auteur, et non par l’ouvrage même, et qui eussent méprisé dans tout autre ce qu’ils admirent dans l’auteur de Cinna.

Corneille sentit bien que la simplicité ou plutôt la sécheresse de la tragédie de Sophocle ne pouvait fournir toute l’étendue qu’exigent nos pièces de théâtre. On se trompe fort lorsqu’on pense que tous ces sujets, traités autrefois avec succès par Sophocle et par Euripide, l’Œdipe, le Philoctète, l’Électre, l’Iphigénie en Tauride, sont des sujets heureux et aisés à manier : ce sont les plus ingrats et les plus impraticables ; ce sont des sujets d’une ou de deux scènes tout au plus, et non pas d’une tragédie. Je sais qu’on ne peut guère voir sur le théâtre des événements plus affreux ni plus attendrissants ; et c’est cela même qui rend le succès plus difficile. Il faut joindre à ces événements des passions qui les préparent : si ces passions sont trop fortes, elles étouffent le sujet : si elles sont trop faibles, elles languissent. Il fallait que Corneille marchât entre ces deux extrémités, et qu’il suppléât, par la fécondité de son génie, à l’aridité de la matière. Il choisit donc l’épisode de Thésée et de Dircé ; et quoique cet épisode ait été universellement condamné, quoique Corneille eût pris dès longtemps la glorieuse habitude d’avouer ses fautes, il ne reconnut point celle-ci ; et parce que cet épisode était tout entier de son invention, il s’en applaudit dans sa préface : tant il est difficile aux plus grands hommes, et même aux plus modestes, de se sauver des illusions de l’amour-propre !

Il faut avouer que Thésée joue un étrange rôle pour un héros. Au milieu des maux les plus horribles dont un peuple puisse être accablé, il débute par dire[2] que,

Quelque ravage affreux qu’étale ici la peste,
L’absence aux vrais amants est encor plus funeste.

En parlant dans la troisième scène[3], à Œdipe :

Je vous aurais fait voir un beau feu dans mon sein.
Et tâché d’obtenir cet aveu favorable
Qui peut faire un heureux d’un amant misérable.

. . . . . . . . . . . . . Il est tout vrai, j’aime en votre palais ;
Chez vous est la beauté qui fait tous mes souhaits.
Vous l’aimez à l’égal d’Antigone et d’Ismène ;
Elle tient même rang chez vous et chez la reine ;
En un mot, c’est leur sœur, la princesse Dircé,
Dont les yeux…

Œdipe répond :

Quoi ! ses yeux, prince, vous ont blessé ?
Je suis fâché pour vous que la reine sa mère
Ait su vous prévenir pour un fils de son frère.
Ma parole est donnée, et je n’y puis plus rien :
Mais je crois qu’après tout ses sœurs la valent bien.

THÉSÉE.

Antigone est parfaite, Ismène est admirable :
Dircé, si vous voulez, n’a rien de comparable ;
Elles sont l’une et l’autre un chef-d’œuvre des cieux ;
Mais. . . . . . . . . . . . .
Ce n’est pas offenser deux si charmantes sœurs
Que voir en leur aînée aussi quelques douceurs.

Il faut avouer que les discours de Guillot-Gorju et de Tabarin ne sont guère différents.

Cependant l’ombre de Laïus demande un prince ou une princesse de son sang pour victime : Dircé, seul reste du sang de ce roi, est prête à s’immoler sur le tombeau de son père ; Thésée, qui veut mourir pour elle, lui fait accroire qu’il est son frère, et ne laisse pas de lui parler d’amour, malgré la nouvelle parenté[4] :

J’ai mêmes yeux encore, et vous mêmes appas. . . . . .
Mon cœur n’écoute point ce que le sang veut dire ;
C’est d’amour qu’il gémit, c’est d’amour qu’il soupire ;
Et, pour pouvoir sans crime en goûter la douceur,
Il se révolte exprès contre le nom de sœur.

Cependant, qui le croirait ? Thésée, dans cette même scène, se lasse de son stratagème. Il ne peut pas soutenir plus longtemps le personnage de frère ; et sans attendre que le frère de Dircé soit connu, il lui avoue toute la feinte, et la remet par là dans le péril dont il voulait la tirer, en lui disant pourtant que

. . . L’amour, pour défendre une si chère vie,
Peut faire vanité d’un peu de tromperie.

Enfin, lorsque Œdipe reconnaît qu’il est le meurtrier de Laïus, Thésée, au lieu de plaindre ce malheureux roi, lui propose un duel pour le lendemain, et il épouse Dircé à la fin de la pièce. Ainsi la passion de Thésée fait tout le sujet de la tragédie, et les malheurs d’Œdipe n’en sont que l’épisode.

Dircé, personnage plus défectueux que Thésée, passe tout son temps à dire des injures à Œdipe et à sa mère ; elle dit à Jocaste, sans détour[5], qu’elle est indigne de vivre :

Votre second hymen put avoir d’autres causes :
Mais j’oserai vous dire, à bien juger des choses,
Que, pour avoir reçu la vie en votre flanc,
J’y dois avoir sucé fort peu de votre sang.
Celui du grand Laïus, dont je m’y suis formée,
Trouve bien qu’il est doux d’aimer et d’être aimée ;
Mais il ne trouve pas qu’on soit digne du jour,
Quand aux soins de sa gloire on préfère l’amour.

Il est étonnant que Corneille, qui a senti ce défaut, ne l’ait connu que pour l’excuser. « Ce manque de respect, dit-il[6], de Dircé envers sa mère ne peut être une faute de théâtre, puisque nous ne sommes pas obligés de rendre parfaits ceux que nous y faisons voir. » Non, sans doute, on n’est pas obligé de faire des gens de bien de tous ses personnages ; mais les bienséances exigent du moins qu’une princesse qui a assez de vertu pour vouloir sauver son peuple aux dépens de sa vie, en ait assez pour ne point dire des injures atroces à sa mère.

Pour Jocaste, dont le rôle devrait être intéressant, puisqu’elle partage tous les malheurs d’Œdipe, elle n’en est pas même le témoin : elle ne paraît point au cinquième acte, lorsque Œdipe apprend qu’il est son fils : en un mot, c’est un personnage absolument inutile, qui ne sert qu’à raisonner avec Thésée, et à excuser les insolences de sa fille, qui agit, dit-elle,

En amante à bon titre, en princesse avisée[7].

Finissons par examiner le rôle d’Œdipe, et avec lui la contexture du poëme.

Il commence par vouloir marier une de ses filles avant que de s’attendrir sur les malheurs des Thébains ; bien plus condamnable en cela que Thésée, qui, n’étant point, comme lui, chargé du salut de tout ce peuple, peut sans crime écouter sa passion.

Cependant comme il fallait bien dire, au premier acte, quelque chose du sujet de la pièce, on en touche un mot dans la cinquième scène. Œdipe soupçonne que les dieux sont irrités contre les Thébains, parce que Jocaste avait autrefois fait exposer son fils, et trompé par là les oracles des dieux qui prédisaient que ce fils tuerait son père et épouserait sa mère.

Il me semble qu’il doit croire plutôt que les dieux sont satisfaits que Jocaste ait étouffé un monstre au berceau ; et vraisemblablement ils n’ont prédit les crimes de ce fils qu’afin qu’on l’empêchât de les commettre.

Jocaste soupçonne, avec aussi peu de fondement, que les dieux punissent les Thébains de n’avoir pas vengé la mort de Laïus. Elle prétend qu’on n’a jamais pu venger cette mort : comment donc peut-elle croire que les dieux la punissent de n’avoir pas fait l’impossible ?

Avec moins de fondement encore Œdipe répond[8] :

Pourrions-nous en punir des brigands inconnus,
Que peut-être jamais en ces lieux on n’a vus ?
Si vous m’avez dit vrai, peut-être ai-je moi-même
Sur trois de ces brigands vengé le diadème ;
Au lieu même, au temps même, attaqué seul par trois,
J’en laissai deux sans vie, et mis l’autre aux abois.

Œdipe n’a aucune raison de croire que ces trois voyageurs fussent des brigands, puisqu’au quatrième acte[9], lorsque Phorbas paraît devant lui, il lui dit :

Et tu fus un des trois que je sus arrêter
Dans ce passage étroit qu’il fallut disputer.

S’il ne les a arrêtés lui-même, et s’il ne les a combattus que parce qu’ils ne voulaient pas lui céder le pas, il n’a pas dû les prendre pour des voleurs, qui font ordinairement très-peu de cas des cérémonies, et qui songent plutôt à détrousser les gens qu’à leur disputer le haut du pavé.

Mais il me semble qu’il y a dans cet endroit une faute encore plus grande. Œdipe avoue à Jocaste qu’il s’est battu contre trois inconnus, au temps même et au lieu même où Laïus a été tué. Jocaste sait que Laïus n’avait avec lui que deux compagnons de voyage : ne devrait-elle donc pas soupçonner que Laïus est peut-être mort de la main d’Œdipe ? Cependant elle ne fait nulle attention à cet aveu ; et de peur que la pièce ne finisse au premier acte, elle ferme les yeux sur les lumières qu’Œdipe lui donne : et, jusqu’à la fin du quatrième acte, il n’est pas dit un mot de la mort de Laïus, qui pourtant est le sujet de la pièce. Les amours de Thésée et de Dircé occupent toute la scène.

C’est au quatrième acte[10] qu’Œdipe, en voyant Phorbas, s’écrie :

C’est un de mes brigands à la mort échappé,
Madame, et vous pouvez lui choisir des supplices :
S’il n’a tué Laïus, il fut un des complices.

Pourquoi prendre Phorbas pour un brigand ? et pourquoi affirmer avec tant de certitude qu’il est complice de la mort de Laïus ? Il me paraît que l’Œdipe de Corneille accuse Phorbas avec autant de légèreté que l’Œdipe de Sophocle accuse Créon.

Je ne parle point de l’acte gigantesque d’Œdipe qui tue trois hommes tout seul dans Corneille, et qui en tue sept dans Sophocle. Mais il est bien étrange qu’Œdipe se souvienne, après seize ans, de tous les traits de ces trois hommes ; « que l’un avait le poil noir, la mine assez farouche, le front cicatrisé et le regard un peu louche ; que l’autre avait le teint frais et l’œil perçant ; qu’il était chauve sur le devant et mêlé sur le derrière » ; et pour rendre la chose encore moins vraisemblable, il ajoute (acte IV, scène iv) :

On en peut voir en moi la taille et quelques traits.

Ce n’était point à Œdipe à parler de cette ressemblance ; c’était à Jocaste, qui, ayant vécu avec l’un et avec l’autre, pouvait en être bien mieux informée qu’Œdipe, qui n’a jamais vu Laïus qu’un moment en sa vie. Voilà comme Sophocle a traité cet endroit : mais il fallait que Corneille, ou n’eût point lu du tout Sophocle, ou le méprisât beaucoup, puisqu’il n’a rien emprunté de lui, ni beautés, ni défauts.

Cependant, comment se peut-il faire qu’Œdipe ait seul tué Laïus, et que Phorbas, qui a été blessé à côté de ce roi, dise pourtant qu’il a été tué par des voleurs ? Il était difficile de concilier cette contradiction ; et Jocaste, pour toute réponse, dit que

C’est un conte
Dont Phorbas, au retour, voulut cacher sa honte.

Cette petite tromperie de Phorbas devait-elle être le nœud de la tragédie d’Œdipe ? Il s’est pourtant trouvé des gens qui ont admiré cette puérilité ; et un homme distingué à la cour par son esprit m’a dit que c’était là le plus bel endroit de Corneille.

Au cinquième acte[11], Œdipe, honteux d’avoir épousé la veuve d’un roi qu’il a massacré, dit qu’il veut se bannir et retourner à Corinthe ; et cependant il envoie chercher Thésée et Dircé, pour lire

En leur âme
S’ils prêteraient la main à quelque sourde traîne.

Eh ! que lui importent les sourdes trames de Dircé, et les prétentions de cette princesse sur une couronne à laquelle il renonce pour jamais ?

Enfin il me paraît qu’Œdipe apprend avec trop de froideur son affreuse aventure. Je sais qu’il n’est point coupable, et que sa vertu peut le consoler d’un crime involontaire ; mais s’il a assez de fermeté dans l’esprit pour sentir qu’il n’est que malheureux, doit-il se punir de son malheur ? et s’il est assez furieux et assez désespéré pour se crever les yeux, doit-il être assez froid pour dire à Dircé dans un moment si terrible[12] :

Votre frère est connu ; le savez-vous, madame ?…
Votre amour pour Thésée est dans un plein repos.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Aux crimes, malgré moi, l’ordre du ciel m’attache ;
Pour m’y faire tomber, à moi-même il me cache ;
Il offre, en m’aveuglant sur ce qu’il a prédit,
Mon père à mon épée, et ma mère à mon lit.
Hélas ! qu’il est bien vrai qu’en vain on s’imagine
Dérober notre vie à ce qu’il nous destine !
Les soins de l’éviter font courir au-devant,
Et l’adresse à le fuir y plonge plus avant.


Doit-il rester sur le théâtre à débiter plus de quatre-vingts vers avec Dircé et avec Thésée, qui est un étranger[13] pour lui, tandis que Jocaste, sa femme et sa mère, ne sait encore rien de son aventure, et ne paraît pas même sur la scène ?

Voilà à peu près les principaux défauts que j’ai cru apercevoir dans l’Œdipe de Corneille. Je m’abuse peut-être ; mais je parle de ses fautes avec la même sincérité que j’admire les beautés qui y sont répandues ; et quoique les beaux morceaux de cette pièce me paraissent très-inférieurs aux grands traits de ses autres tragédies, je désespère pourtant de les égaler jamais ; car ce grand homme est toujours au-dessus des autres, lors même qu’il n’est pas entièrement égal à lui-même.

Je ne parle point de la versification : on sait qu’il n’a jamais fait de vers si faibles et si indignes de la tragédie. En effet, Corneille ne connaissait guère la médiocrité, et il tombait dans le bas avec la même facilité qu’il s’élevait au sublime.

J’espère que vous me pardonnerez, monsieur, la témérité avec laquelle je parle, si pourtant c’en est une de trouver mauvais ce qui est mauvais, et de respecter le nom de l’auteur sans en être l’esclave.

Et quelles fautes voudrait-on que l’on relevât ? Seraient-ce celles des auteurs médiocres, dont on ignore tout, jusqu’aux défauts ? C’est sur les imperfections des grands hommes qu’il faut attacher sa critique ; car si le préjugé nous faisait admirer leurs fautes, bientôt nous les imiterions, et il se trouverait peut-être que nous n’aurions pris de ces célèbres écrivains que l’exemple de mal faire.



  1. Comparez la critique du même Œdipe faite par Voltaire quarante-cinq ans plus tard, dans ses Commentaires sur Corneille.
  2. Acte Ier, scène ire.
  3. Les éditions antérieures à l’édition de Kehl portent : seconde scène. Mais Voltaire ayant, dans son édition de Corneille, fait, avec raison, deux scènes de la première, il était assez naturel que les éditeurs de Voltaire suivissent la distribution qu’il avait faite, et missent ici : troisième scène. (B.)
  4. Acte IV, scène ire.
  5. Acte III, scène ii.
  6. Dans l’Examen d’Œdipe.
  7. Acte Ier, scène v.
  8. Acte Ier, scène vi.
  9. Scène iv.
  10. Scène iv.
  11. Scène ire.
  12. Acte V, scène vii.
  13. Dans les éditions antérieures à l’édition de Kehl, il y a : « qui sont deux étrangers pour lui ». (B.)