Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/061

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 10, 1873p. 348-353).

LXI
À M.L...
Lyon, Noël 1839.

Mon cher ami, Ce beau jour ne s’écoutera pas sans que j’accomplisse un devoir bien cher, retardé jusqu’ici par des obligations plus impérieuses, ou qui peut-être me semblaient telles, précisément parce qu’elles étaient moins douces. Dieu permet sans doute qu’à ces grandes solennités où il nous prodigue les grâces du ciel, nous mêlions un peu du bonheur de la terre et quel bonheur plus pur que celui de l’amitié chrétienne ? Vous êtes donc venu me visiter aux premiers jours de mon deuil, et vous avez eu le courage si rare de me donner de véritables et sérieuses consolations. Hélas! que j’en avais besoin, quel ravage cette mort a fait dans mon esprit et dans mon coeur ! ou plutôt je me trompe, ce qui m’a démoralisé, c’est d’abord cette longue maladie dont les progrès journaliers, irrécusables, m’enlevaient une à une mes dernières espérances, et qui, vous le dirai-je ? semblait vouloir déshonorer le sacrifice avant de le consommer, en éteignant les facultés intellectuelles, en émoussant les sentiments moraux; cette pensée était horrible, mais elle m’assaillait toujours, je croyais voir mourir l’âme en même temps que le corps! Heureusement l’épreuve fut abrégée aux derniers moments l’énergie intérieure s’est ranimée, et le Christ, en descendant pour la dernière fois dans le cœur de sa bien-aimée servante, y laissa la force des suprêmes combats.

Elle demeura, trois jours à peu près, calme, sereine, murmurant des prières, ou répondant par quelques mots d’ineffable bonté maternelle à nos caresses et à nos soins. Enfin vint la nuit fatale c’était moi qui veillais je suggérais en pleurant à cette pauvre mère les actes de foi, d’espérance et de charité, qu’elle m’avait fait bégayer autrefois tout petit. Vers une heure, de nouveaux symptômes m’effrayèrent j’appelai mon frère amé, qui reposait dans la chambre voisine. Charles nous entendit, et se leva les domestiques accoururent. Nous nous agenouillâmes autour du lit; Alphonse fit les déchirantes prières, auxquelles nous répliquions avec des sanglots. Tous les secours que la religion réserve pour cette heure solennelle, l’absolution, les indulgences, furent encore une fois appliqués. Le souvenir d’une vie immaculée, les bonnes œuvres qui, trop multipliées et trop fatigantes, en avaient hâté le terme, trois fils conservés dans la foi au milieu d’une époque si orageuse, et réunis là par une coïncidence presque providentielle et puis enfin les espérances déjà prochaines de l’heureuse immortalité toutes ces circonstances semblaient rassemblées pour adoucir l’horreur, pour éclairer les ténèbres du trépas. Point de convulsions ni d’agonie, mais un sommeil qui laissait sa figure presque souriante, un souffle léger qui allait s’affaiblissant un instant vint où il s’éteignit, nous nous relevâmes orphelins. Comment vous dire alors la désolation et les larmes qui éclatèrent au dehors, et cependant l’inexprimable, l’inexplicable paix intérieure dont nous jouissions, et comment le sentiment d’une béatitude nouvelle s’empara malgré nous non-seulement de notre cœur, mais aussi des personnes les plus chères de la famille ; puis cet immense concours aux obsèques, et ces pleurs des pauvres, ces prières faites de toutes parts spontanément, sans attendre nos sollicitations, et enfin, pour revenir à vous, ces charitables empressements de l’amitié, qui s’étonnait sans doute de nous trouver si tranquilles dans notre douleur.

Heureux l’homme à qui Dieu donne une sainte mère  !

Cette chère mémoire ne nous abandonnera point. Jusque dans ma solitude actuelle, au milieu du marasme qui souvent ravage mon âme, la pensée de cette auguste scène me revient pour me soutenir, pour me relever ; considérant combien courte est la vie, combien peu éloignée sera sans doute la réunion de ceux que sépare la mort, je sens s’évanouir les tentations de l’amour-propre et les mauvais instincts de la chair ; tous mes désirs se confondent en un seul mourir comme ma mère.

Et vous, mon cher ami, vous deviez partager avec moi ce précieux souvenir, comme vous en partagez déjà tant d’autres ; et si ma plume a eu quelque peine a retoucher des traits qui sont pour moi autant de cicatrices intérieures, d’un autre côté vos affectueuses sympathies sur lesquelles je compte par avance, deviendront comme un baume nouveau pour les guérir, ou du moins les purifier. Que j’éprouve bien maintenant la vérité de vos paroles, et que je suis heureux de n’avoir pas déserté ce lit de douleur et de bénédiction pour courir après les douteuses promesses d’un avancement universitaire ! Quand, au prix de ce léger sacrifice, je n’aurais acheté que la faveur de passer auprès de ma mère quelques mois de plus, de me trouver à cette dernière nuit, j’en serais déjà trop payé. J’ai tant regretté de n’avoir pu fermer les yeux de mon pauvre malheureux père. Puissent-ils maintenantse trouver rassemblés dans un même bonheur, comme ils le furent ici-bas dans les mêmes travaux et les mêmes afflictions Puisse-je continuer avec eux par la pensée, par la foi, par la vertu, cet entretien que rien ne saurait interrompre, et puisse-t-il n’y avoir rien de changé dans la famille que deux saints de plus ! Priez donc pour nous, mon excellent ami, pour nous tous pour moi surtout qui aimais tant cette existence abritée du toit paternel, qui au milieu de mes frères, au milieu de mes nombreux condisciples, ne puis m’accoutumer à ne plus voir ceux de la génération précédente, et qui me trouve si seul !

Le travail vient un peu à mon aide les soins de mon cours de droit commercial prennent la plus grande partie de mon temps. J’ai ouvert le 16 décembre seulement. Le discours a réussi on l’imprime et vous en aurez dans quelque temps un exemplaire.[1]Les deux leçons suivantes ont été un peu compromises par cette hésitation de parole dont je ne puis me défaire ; néanmoins on n’est pas mécontent, et la salle qui contient deux cent cinquante personnes ne suffit point. Les rangs sans doute s’éclairciront bientôt.

Il se peut que j’obtienne la chaire de Quinet elle sera vacante à Pâques. Enfin, l’abbé Lacordaire sera de retour dans quelques mois, et alors, si d’anciennes velléités-se changent en vocation réelle, j’essayerai d’y correspondre. Ma perplexité est très grande, de tous côtés déjà on me parle de mariage. Je ne me connais point encore assez pour me résoudre. Donnez-moi vos conseils vous savez les charges et les consolations de l’état vous savez mon caractère et les antécédents du consultant ; dites-lui, je vous prie, votre opinion avec la même franchise dont il usa jadis à votre égard. Ne craignez pas la responsabilité : je ne vous promets point que votre avis soit décisif. Vous m’aviez donne pour Noël un rendez-vous où je n’ai point manqué. J’ai prié ce Dieu miséricordieux, qui me visitait au milieu des ruines de ma pauvre famille, de visiter aussi le jeune foyer où se forme la vôtre, d’être avec vous comme il fut avec Joseph et Marie, de bénir le premier espoir de votre union. J’ai formé là, dans la sincérité de la prière, les vœux que beaucoup vous adresseront dans le langage du monde, d’ici à quelques jours. Recevez mes souhaits d’heureuse année ; veuillez les présenter à madame L. comme ceux d’un des amis les plus dévoués que puisse avoir son mari. Mon frère ainé vous embrasse, et j’en fais autant. Adieu, répondez-moi et n’oubliez point votre vieux camarade.


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  1. Discours prononcé à l'occasion de l'ouverture d'un cours de Droit commercial. Œuvres complètes d'Ozanam, t. VIII, p. 405