Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/034
Monsieur et cher ami,
C’est répondre bien tard à vos deux bonnes et affectueuses lettres. Mais elles sont arrivées dans un moment difficile, où je partageais l’inquiétude générale, où j’étais hors d’état de me recueillir et de m’entretenir avec vous doucement et librement, comme vous l’aimez, et comme il convient à l’amitié chrétienne. Aujourd’hui j’ai plus de calme, mais bien peu de loisir, et cependant je ne puis résister au besoin de vous exprimer, ne fût-ce qu’en six lignes, combien vous m’avez touché. Pour ce qui me concerne, vous avez bien tort, monsieur et cher ami, de me croire l’un des hommes de la situation. Jamais je n’ai mieux senti ma faiblesse et mon incompétence. Je suis moins préparé que tout autre aux questions qui vont occuper les esprits, je veux dire à ces questions de travail, de salaire, d’industrie, d’économie, plus considérables que toutes les controverses politiques. L’histoire même des révolutions modernes m’est à peu près étrangère. Je m’étais renfermé avec une sorte de prédilection dans ce moyen âge que~ j’étudiais passionnément ; et c’est là que je crois avoir trouvé le peu de lumière qui me reste dans l’obscurité des circonstances présentes. Je ne suis pas homme d’action, je ne suis né, ni pour la tribune, ni pour la place publique. Si je puis quelque chose et bien peu de chose, c’est dans ma chaire ; c’est peut-être dans le recueillement d’une bibliothèque, c’est tout au plus de tirer de la philosophie chrétienne, de l’histoire des temps chrétiens, une suite d’idées que je puisse proposer aux jeunes gens, aux esprits troublés et incertains, pour les rassurer, les ranimer, les rallier, au milieu de la confusion du présent et des incertitudes formidables de l’avenir.
Je ne sais si je m’abuse, mais il me semble que ce plan de Dieu dont nous apercevions les premières traces se déroule plus rapidement que nous n’avions cru, que les événements de Vienne achèvent d’expliquer ceux de Paris et de Rome, et qu’on entend déjà la voix qui dit Ecce facio caelos novos et terram novam ! Depuis la chute de l’empire romain, le monde n’a pas vu de révolution pareille a celle-ci. Je crois encore à l’invasion des Barbares, mais jusqu’ici j’y.vois plus de Francs et de Goths que de Huns et de Vandales. Enfin je crois à l’émancipation des nationalités opprimées, et plus que jamais j’admire la mission de Pie IX., suscitée si à propos pour l’Italie et pour le monde. En un mot, je ne me dissimule, ni les périls du temps, ni la dureté des cœurs ; je m’attends a voir beaucoup de misère, de désordre et peut-être de pillages, une longue éclipse pour les lettres auxquelles j’avais voué ma vie. Je crois que nous pouvons être broyés, mais que ce sera sous le char de triomphe du christianisme.
Restons sur cette espérance, et maintenant, monsieur et cher ami, laissez-moi vous dire encore une fois toute ma reconnaissance pour cet affectueux abandon avec lequel vous me permettez de pénétrer dans votre cœur. Je n’y trouve rien qui ne m’émeuve, qui ne m’attache et ne m’édifie. Continuez-moi un attachement si cher. Croyez aussi a celui de ma femme. Grâce à Dieu elle a du courage. Priez pour nous.