Œuvres d’histoire naturelle de Goethe/Additions (Anatomie comparée)

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Traduction par Charles Martins.
A. Cherbuliez et Cie (p. 87-93).

ADDITIONS.

(1819.)

Le petit traité de Gallien sur les os sera toujours difficile à comprendre, avec quelque soin qu’on l’étudie. On ne saurait nier qu’il a vu les objets qu’il décrit, puisqu’il soumet à notre examen immédiat le squelette tout entier ; mais il ne procède pas d’une manière méthodique et réfléchie : il intercale au milieu de ses descriptions ce qui devrait faire partie de l’introduction : l’exposé de la différence, par exemple, qui existe entre une suture dentée et une suture harmonique. De la structure normale il passe brusquement à la structure anormale ; à peine, pour citer un exemple, a-t-il traité des os du front et de la voûte du crâne, qu’il entame une longue dissertation sur les têtes pointues ou cunéiformes. Il se perd en digressions, qu’on peut se permettre lorsqu’on parle en présence de l’objet à démontrer, mais qui ne sont faites que pour embrouiller le lecteur. Il s’engage dans des controverses avec ses prédécesseurs et les auteurs contemporains. Car, à cette époque, on considérait les os d’une région comme un tout, et on les distinguait par des chiffres ; aussi n’était-on d’accord ni sur les os qu’on devait réunir, ni sur leur nombre, ni sur leur destination, leurs affinités ou leurs usages.

Tout cela ne doit diminuer en rien notre admiration pour cet homme extraordinaire, mais servir seulement à notre justification, si nous rappelons brièvement ce qui nous intéresse spécialement dans son livre. Dans sa description du crâne, qu’il a faite évidemment d’après un crâne humain, Gallien parle de l’os intermaxillaire. Il s’exprime ainsi dans son troisième chapitre : « L’os des joues (l’os maxillaire supérieur) renferme dans ses alvéoles toutes les dents, les dents incisives exceptées. » Il répète la même chose dans le quatrième chapitre lorsqu’il ajoute : « Les os des joues portent presque toutes les dents, les incisives exceptées, ainsi que nous l’avons déjà dit. » Dans le cinquième chapitre, lorsqu’il fait l’énumération des dents, il mentionne les quatre antérieures, qui sont des incisives, mais il ne parle pas de l’os spécial qui les supporte. Au troisième chapitre, il indique une suture qui part de la racine du nez, se prolonge en bas et en dehors, et vient se terminer entre les canines et les incisives.

Il est évident d’après cela qu’il a connu et décrit l’os intermaxillaire ; on ne saura probablement jamais s’il l’avait découvert chez l’homme.

Plus d’une discussion s’est élevée à ce sujet, et la question n’est pas encore résolue à l’heure qu’il est. Voici quelques matériaux pour servir à l’historique de cette question.

Vesalius, de humani corporis fabricâ (Bas. 1555) lib. I, cap. ix, fig. 11, pag. 48, donne une figure de la base du crâne vue en dessous. On y reconnaît distinctement la suture qui joint l’os intermaxillaire à l’apophyse palatine de l’os maxillaire et que nous avons appelée : superficies lateralis exterior corporis, quâ os intermaxillare jungitur ossi maxillari superiori. Pour rendre cette description plus claire, j’ajouterai que dans Vésale l’os zygomatique se nomme os primum maxillæ superioris ; l’os unguis, os secundum maxillæ superioris ; l’ethmoïde, os tertium maxillæ superioris ; et le maxillaire supérieur, os quartum maxillæ superioris. Voici le passage en question : Z privaium indicatur foramen in anteriori palati sede posteriorique dentium incisoriorum regione apparens (c’est l’extrémité inférieure des conduits naso-palatins dont les deux orifices se confondent en un seul) ad cujus latus interdum obscura occurrit sutura, transversium aliquousque in quarto superioris maxillæ osse prorepens et α insignita.

Cette suture très bien figurée, qu’il désigne par α, est celle qu’il décrit également, Quest. cap. XII, fig. 11, p. 60, où l’on trouve une planche représentant la base du crâne ; la suture y est aussi indiquée, mais d’une manière moins nette.

Leveling, dans ses explications anatomiques des figures d’André Vésale, Ingolstadt, 1783, décrit la première figure de Vésale, lib. I, p. 13, fig. 11, et dit, p. 14 : z, l’autre trou palatin ou trou incisif ; α, une suture qui se trouve souvent sur le palais et se prolonge obliquement pour se terminer derrière les dents incisives. La seconde figure de Vésale se trouve dans Leveling, à la page 16.

Il décrit la suture que Vésale a désignée par α, lib. I, cap. ix, p. 52 : Ad cujus foraminis (savoir du conduit naso-palatin) latera interdum sutura apparet, aut potiùs linea in pueris cartilagine oppleta, quæ quasi ad caninorum dentium anterius latus pertingit, nusquam tamen adeò penetrans, ut hujus suturæ beneficio quartum maxillæ os in plura divisum censeri queat. (En marge, il cite la fig. 1, canina calvaria, lit. n. pag. 46, où une suture est clairement indiquée entre l’os intermaxillaire et les os de la mâchoire supérieure ; nous ne l’avons pas désignée par un nom particulier, mais elle pourrait s’appeler margo exterior superficiei anterioris corporis. La figure de Vésale représente le crâne d’un chien.) Quod, ut paulò post dicam canibus et simiis porcisque accidit, in quibus sutura quartum os in duo dividens, non solum in palato, verùm exterius in anteriori maxillæ sede, etiam conspicuè cernitur, nullum appendicum cum sui sossibus coalitus speciem referens.

Il existe encore un passage qui se rapporte ici, c’est celui de la page 53, où Vésale parle de quelques changements qu’il a cru devoir faire à la description que Gallien a faite de ces os.

Secundam suturam verò numerat Galenus hujus suturæ partem in anteriori maxillæ sede occurrentem, quæ ab illâ malæ asperitate sursùm ad medium inferioris ambitus sedis oculi pertingit. Hanc post modum tripartitò ait discindi, ac primam, hujus secundæ suturæ partem prope magnum seu intemum oculi sedis angulum, exteriori in parte ad medium superciliorum et communem frontis et maxillæ suturam, inquit procedere. Hac suturæ parte homines destituuntur, verùm in canibus, caudatisque simiis est manifestissima, quamvis interim, non exacte ad superciliorum feratur médium, sed ad eam tantum sedem. in quâ quartum maxillæ os a secundo dirimitur. Ut itaque Galenum assequaris, hanc partem ex canis petes calvaria.

Winslow, Exposition anatomique de la structure du corps humain, tome I, page 73, dit : « Je ne parle pas ici de la séparation de cet os (l’os maxillaire supérieur) par une petite suture transversale derrière le trou incisif, parce qu’elle ne se trouve ordinairement que dans la jeunesse et avant que l’ossification soit achevée. »

Eustache, dans ses planches anatomiques publiées par Albinus, pl. XLVI, fig. 2, représente un crâne de singe vu par devant et placé à côté d’un crâne humain : dans le premier, l’os intermaxillaire est clairement indiqué. Albinus dit seulement, à propos de la seconde figure, qui représente l’os intermaxillaire du singe : Os quod dentes incisiores continet.

Sue, dans le Traité d’Ostéologie de Monro, n’a ni figuré ni décrit la suture qui sépare l’os intermaxillaire de l’apophyse palatine.

Sur la tête des fœtus ou des enfants nouveaux-nés, on voit une trace (quasi rudimentum) de l’os intermaxillaire ; elle est d’autant plus évidente que l’embryon est plus jeune. Chez un hydrocéphale, j’ai observé deux noyaux osseux, et sur des têtes de sujets adultes, mais jeunes, on trouve à la partie antérieure de la voûte palatine une sutura spuria qui sépare les quatre incisives des autres dents.

Jacq. Sylvius dit même : Cranium domi habeo in quo affabre est expressa sutura in genâ supernâ ab osse frontis secundum nasum, per dentium caninorum alveolas in palatum tendentem, quant prætereà aliquoties absolutissimam conspexi, et spectandam auditoribus circiter 400 exhibui. Et pour défendre son pauvre Gallien contre les attaques de Vésale, il ajoute qu’autrefois les hommes avaient probablement un os intermaxillaire séparé qui a disparu ensuite peu à peu sous l’influence du luxe et des débauches. Cela est un peu fort ; mais ce qui l’est encore plus, c’est que Ren. Hener, in apologiâ, prouve minutieusement et péniblement, par de longues citations de l’histoire ancienne, que les Romains menaient une vie aussi déréglée que la nôtre, et il cite à l’appui de son opinion toutes les lois somptuaires alors en vigueur.

Je ne me suis pas expliqué sur la trace d’un rudiment d’os intermaxillaire qu’on trouve dans le fœtus ; peu marqué à la face, il est plus ou moins reconnaissable au palais et sur le plancher des fosses nasales. Quelquefois on en trouve des vestiges à la voûte palatine chez les adolescents, et, dans un beau cas d’hydrocéphale, je l’ai vu complétement séparé d’un côté comme un os isolé (præter naturam, il est vrai). Fallopius le décrit dans ses Observat. Anat., p. 35 : Dissentio ab iis qui publicò testantur suturam sub palato per transversum ad utrumque caninum pertinentem, quæ in pueris patet, in adultis verò ità obliteretur, ut nullum ipsius relinquatur vestigium. Nam reperio hanc divisionem vel rimam potiùs esse quant suturam, cum os ab osse non separatur, neque in exterioribus appareat. Le mordant Eustachius lui répond (Ossium exam. p. 194) que la suture existe aussi dans les adultes, et palatum suprà infràque dirimit ; mais il paraît n’avoir pas compris ou n’avoir pas voulu comprendre Fallope, et parle de la suture harmonique qui existe entre la partie palatine de l’os maxillaire et les os du palais eux-mêmes.

Albinus, Icon. ossium fœtus, p. 36, dit : os maxillare superius in parvulis sæpè inveni constans ex aliquot frustulis quæ tamen citò confluunt in os unum. Tab. V, fig. 33, m. Fissura quæ palatum ex transverso secat, ponè dentes incisores abiens ; deindè in suturæ speciem. Et même dans les adultes, dans Tab. ossium, t. I, fig. 2, k., sutura ossis maxillaris propria. Mais, comme je l’ai déjà dit, il y a aussi loin de ces indications à un os intermaxillaire véritable, que de la membrana seminularis oculi humani à la membrana nictitans de la mouette qui l’a très étendue.

Le bec de lièvre, et surtout le bec de lièvre double, sont des indications de l’os incisif. Dans le bec de lièvre simple, la suture moyenne qui réunit les deux moitiés reste béante ; dans le bec de lièvre double, l’os incisif se sépare de la mâchoire supérieure, et, comme toutes les parties de l’économie sont liées entre elles, la lèvre se fend en même temps. L’os intermaxillaire étant un os séparé, on comprend que l’on puisse, pour déterminer la guérison, l’enlever tout-à-fait sans intéresser le moins du monde la mâchoire supérieure. La connaissance exacte des lois de la nature sert toujours à la pratique. Dans un écrit intitulé : Specimen anatomico-pathologicum inaugurale de labii leporini congeniti naturâ et origine, auctore Constant. Nicati, on lit le passage suivant : « Quoique la plupart des anatomistes soient maintenant persuadés qu’il existe des os intermaxillaires dans le fœtus, comme Goëthe l’avait déjà démontré en 1786, il est cependant encore quelques hommes qui ne sont pas convaincus. Nous les engageons à lire dans l’auteur lui-même les motifs, tous puisés dans l’observation rigoureuse des faits, qu’il donne à l’appui de son opinion ; on y trouvera une lucidité, une connaissance approfondie de la matière, et en outre une description de l’os intermaxillaire rendue plus intelligible par de nombreux dessins. »

Dans la dissertation qui précède, j’ai traité ce sujet avec détail, et je n’ai pu m’empêcher de citer ce passage qui termine, selon moi, cette discussion. Il est remarquable que dans ce cas aussi il ait fallu quarante ans pour faire admettre franchement et complétement un petit fait aussi simple et aussi incontestable. Je n’ai donc plus rien à ajouter, d’autant plus que le mémoire a été inséré avec tous ses dessins dans les Actes des curieux de la nature, vol. XV, pl. I.

Je me suis souvent entendu reprocher, dans le cours de ma vie, non seulement par mes amis, mais encore par des hommes éminents, que j’attachais trop d’importance et trop de valeur à tel ou tel événement, à tel ou tel phénomène. Je ne me laissais nullement détourner de mon chemin par ces avis, car je sentais que je tenais une idée mère, qui deviendrait féconde si elle était poursuivie, et l’événement n’est pas venu démentir mes prévisions. Cela m’est arrivé pour l’histoire du collier, de l’os intermaxillaire, et bien d’autres choses, jusque dans ces derniers temps.

Les extraits qui précèdent, tirés d’auteurs anciens et modernes et de communications par lettres que je dois à des naturalistes vivants, sont un exemple frappant combien un fait peut être considéré sous différentes faces, et nié ou bien adopté parce qu’il est sujet au doute. Quant à nous, notre conviction est formée, et nous répéterons ici, après une suite d’observations continuées pendant un grand nombre d’années : l’homme, ainsi que les animaux, est doué d’un os intermaxillaire supérieur (6).