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Œuvres d’histoire naturelle de Goethe/Les Squelettes des Rongeurs décrits, figurés et comparés par le docteur Dalton

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LES SQUELETTES
DES
RONGEURS
DÉCRITS, FIGURÉS ET COMPARÉS
PAR
LE Dr DALTON.

(1823.)

En publiant les cahiers sur la morphologie, j’ai voulu dérober à l’oubli celles de mes notes qui pouvaient, sinon servir à mes contemporains ou à mes successeurs, du moins rester comme un témoignage de mes efforts consciencieux dans l’observation de la nature. Dans ce but, je repris, il y a peu de temps, quelques fragments ostéologiques, et en relisant l’épreuve imprimée, qui a la propriété de nous éclaircir nos propres idées, je sentis vivement que c’étaient des préludes, mais non pas des travaux préparatoires.

Dans ce moment même, l’ouvrage dont il est ici question me parvint, et incontinent je fus transporté des sombres régions de l’étonnement et de la foi aveugle, dans les champs heureux de l’intuition et de l’intelligence.

Si je considère la classe des rongeurs (dont le squelette admirablement reproduit avçc l’indication de son enveloppe extérieure, est en ce moment sous mes yeux) je reconnais que génériquement il est déterminé et limité par les organes internes, tandis qu’il n’a point de bornes au dehors, et se modifie spécifiquement en se transformant de la manière la plus variée.

Ce qui enchaîne ordinairement l’animal, c’est son appareil maxillaire : avant tout il est forcé de ne mâcher que ce qu’il peut prendre. L’état de dépendance des ruminants provient de leur mastication incomplète, et de la nécessité où ils se trouvent de remâcher des substances à moitié digérées.

Sous ce point de vue, les rongeurs présentent une organisation très remarquable. Ils saisissent fortement mais peu à la fois, se rassasient vite, et rongent les objets à plusieurs reprises ; ils les détruisent sans but, sans utilité, et en les attaquant avec une persévérance passionnée et presque convulsive ; ce besoin se transforme quelquefois en une tendance à bâtir des maisons et à s’arranger un lit : preuve évidente que dans la vie organique ce qui est inutile et même nuisible occupe sa place dans le cercle fatal de l’existence, joue son rôle dans l’ensemble, et doit être considéré comme un lien nécessaire.

En général les rongeurs sont bien proportionnés ; les limites extrêmes sont assez rapprochées ; toute leur organisation les rend accessibles aux impressions extérieures ; elle est en même temps douée d’une élasticité qui lui permet de se développer dans tous les sens.

Je serais tenté de faire dériver cette élasticité, de leur système dentaire, qui est incomplet et très faible relativement, quoique fort en lui-même ; système qui fait que cette famille présente des formes arbitraires qui vont quelquefois jusqu’à la difformité.

Parmi les observateurs consciencieux qui se livrent à ce genre de recherches, quel est celui que cette oscillation entre la forme régulière et la difformité n’a pas rendu quelquefois à moitié fou ? Pour nous autres, êtres bornés, il faut souvent mieux être ancrés dans l’erreur que de flotter dans le vrai.

Tâchons de poser quelques jalons dans ce vaste champ. Les animaux types, tels que le lion, l’éléphant, doivent à la prédominance des extrémités antérieures un caractère très marqué de bestialité ; car on observe ordinairement dans les quadrupèdes une tendance des extrémités postérieures à être plus élevées que les antérieures, et selon moi, ce sont là les premiers indices de la position franchement verticale de l’homme. Mais dans les rongeurs, on voit clairement comment cette tendance a amené enfin une véritable disproportion des extrémités entre elles.

Si nous voulons toutefois apprécier à leur juste valeur ces changements de forme et connaître leur cause, nous la chercherons tout simplement, suivant la vieille méthode, dans les quatre éléments. Dans l’eau, le rongeur prendra une forme qui se rapproche de celle du cochon : ainsi, ce sera un cabiais, s’il habite des bords marécageux ; un castor, s’il construit ses habitations le long des eaux courantes ; puis recherchant encore l’humidité, il creusera des terriers où il puisse se cacher, pour fuir la présence de l’homme et des autres animaux, qu’il redoute et qu’il aime à tromper[1]. Arrivé à la surface, il devient un être qui saute, s’élance et se meut avec une vitesse merveilleuse, en s’appuyant sur ses pattes de derrière et conservant ainsi la position verticale[2].

Sous l’influence d’une certaine élévation dans l’atmosphère et de l’action vivifiante de la lumière, les rongeurs deviennent on ne peut plus agiles ; tous leurs mouvements, toutes leurs actions sont rapides[3], jusqu’à ce que leurs sauts finissent par rivaliser avec le vol des oiseaux[4].

Pourquoi aimons-nous tant à contempler notre écureuil d’Europe ? c’est qu’étant l’animal le plus parfait de sa race, il fait preuve d’une habileté extraordinaire. Maniant avec une adresse infinie les petits objets qui excitent ses désirs, il semble jouer avec eux, tandis qu’en réalité il se prépare et se facilite une jouissance. Ce petit être est plein de grâce et de gentillesse lorsqu’il ouvre une noix, ou lorsqu’il détache les écailles d’un cône de pin bien mûr.

Mais ce n’est pas seulement la forme du corps qui se métamorphose au point de devenir méconnaissable ; la peau extérieure qui enveloppe l’animal varie du tout au tout. À la queue, on observe des anneaux cartilagineux ou écailleux ; sur le corps, des soies ou des aiguillons, et tous les passages à une fourrure molle et veloutée.

Pour découvrir les causes éloignées de ces phénomènes, il faut s’avouer d’abord que les influences seules des éléments n’ont pas amené tous ces changements, mais qu’il existe encore d’autres causes prédisposantes qu’on doit faire entrer en ligne de compte.

Les rongeurs ont un appétit insatiable et un organe de préhension très parfait. Les deux dents antérieures de la mâchoire supérieure et de l’inférieure avaient fixé depuis long-temps mon attention ; elles sont propres à saisir les corps les plus variés ; aussi ces animaux cherchent-ils à s’approprier leur nourriture par mille voies diverses. Ils mangent de tout ; quelques uns sont avides de nourriture animale, la plupart de substances végétales. L’acte de ronger peut être considéré comme une prégustation tout-à-fait indépendante de la nutrition proprement dite : c’est une préhension d’aliments dont la plus grande partie n’entre pas dans l’estomac, et on peut la considérer comme un exercice habituel, un besoin inquiet d’occupation, qui dégénère enfin en une destructivité pour ainsi dire spasmodique. Le besoin du moment est à peine satisfait, qu’ils pensent à l’avenir, et veulent vivre dans la sécurité de l’abondance ; de là cet instinct d’amasser sans cesse, et des actes qui ressemblent à une habileté réfléchie.

Quoique l’organisation des rongeurs flotte dans un champ pour ainsi dire sans bornes, cependant elle est limitée par celles de l’animalité en général, et se rapproche de la structure qu’on observe dans tel ou tel genre d’animaux. Ainsi d’un côté, les rongeurs touchent aux carnassiers, de l’autre aux ruminants ; ils ont même quelques affinités éloignées avec les singes, les chauves-souris, et d’autres ordres intermédiaires.

Comment pourrions-nous entrer dans des considérations aussi vastes, si nous n’avions sous les yeux les planches de Dalton, dont la haute utilité nous remplit sans cesse d’admiration ? Par quels éloges pourrions-nous exprimer notre gratitude, en voyant cette longue série de genres animaux, représentés avec une netteté et une fidélité minutieuses, une perfection et une rigueur d’exécution toujours croissantes. Grâce à cet ouvrage, nous ne sommes plus dans cet état plein d’incertitudes où nos premiers travaux nous avaient jeté, lorsque nous cherchions à comparer des squelettes entre eux, ou leurs parties entre elles. Tout en les observant plus ou moins rapidement dans nos voyages, et même en les étudiant à loisir, après les avoir rangés systématiquement autour de nous, nous sentions que nos efforts étaient vains et insuffisants pour arriver à une solution générale.

Il dépend de nous maintenant de disposer des séries aussi longues que nous le voudrons, de comparer les caractères analogues ou contradictoires, de mesurer la portée de nos vues, et de vérifier la justesse de nos jugements et de nos combinaisons, autant du moins qu’il a été donné à l’homme d’être d’accord avec lui-même et avec la nature.

Non seulement ces planches appellent la méditation, mais encore un texte détaillé nous présente tous les avantages d’une conversation instructive ; sans ce secours, nous ne saurions comprendre rapidement et avec facilité ce que nous avons sous les yeux.

Il serait inutile de recommander ce texte à l’attention des naturalistes. On y trouvera une comparaison des squelettes des rongeurs entre eux, et des observations générales sur l’influence des agents extérieurs qui modifient le développement organique de ces animaux. Nous en avons fait usage, sans les épuiser, dans cet exposé rapide, et nous ajouterons encore les considérations suivantes.

Il existe dans cette classe une organisation fondamentale, intime et primitive ; la différence des formes résulte des influences variées du monde extérieur, et pour expliquer ces différences, à la fois constantes et caractéristiques, on peut admettre des différences primitives et simultanées, combinées avec des modifications successives qui s’opèrent tous les jours.

Un titre qui se trouve sur la couverture, nous instruit que ceci est une des grandes divisions de l’ouvrage, et, dans la préface, l’auteur annonce qu’il n’a fait aucune planche inutile, et que sa publication ne dépassera pas un prix qui la mette hors de la portée des naturalistes en général.

Jointes à cette livraison, se trouvent quelques feuilles qui, sans aucun doute, doivent être placées en tête, quoique nous en parlions en dernier lieu. Elles contiennent une dédicace au roi de Prusse. L’auteur y exprime sa reconnaissance de ce que le trône a soutenu une entreprise qui, sans cela, serait restée inexécutable. Tous les savants se réuniront à lui dans un sentiment commun de gratitude. Sans doute il est bien de la part des grands de la terre de se rendre utiles en rassemblant, dans l’intention de les livrer à la publicité, les matériaux qu’un particulier a réunis avec amour et avec intelligence ; sans doute on doit leur savoir un gré infini s’ils fondent des institutions où le talent peut se révêler, où l’homme capable est soutenu dans ses efforts et se rapproche du but qu’il veut atteindre : mais ce qui est encore plus louable, c’est de mettre à profit une occasion qui souvent ne se présente qu’une fois ; c’est de savoir distinguer le moment où un homme, après avoir usé péniblement sa vie à développer le talent que la nature avait mis en lui, pour accomplir à lui seul une tâche que plusieurs hommes réunis n’auraient pu achever, est toute la force productrice de son génie. Alors les princes et leurs subordonnés sont appelés à un rôle bien digne d’envie, celui d’intervenir activement au moment décisif, et d’amener à leur maturité des fruits déjà si avancés, malgré des obstacles infinis, et sans l’assistance d’aucun secours étranger.


  1. Le lapin, la marmotte.
  2. La gerboise.
  3. L’écureuil.
  4. Le polatouche.