Œuvres d’histoire naturelle de Goethe/Principes de philosophie zoologique discutés en mars 1830, au sein de l’Académie des sciences, par M. Geoffroy-Saint-Hilaire

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Traduction par Charles Martins.
A. Cherbuliez et Cie (p. 150-159).

PRINCIPES
DE
PHILOSOPHIE ZOOLOGIQUE,
DISCUTÉS EN MARS 1830, AU SEIN DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES,
PAR
M. GEOFFROY-SAINT-HILAIRE.

(Septembre 1830).

La séance de l’Institut de France, du 22 février 1830, a été le théâtre d’un événement significatif, et dont les conséquences doivent être nécessairement importantes. Pans ce sanctuaire des sciences, où tout se passe en présence d’un public nombreux, et avec une convenance parfaite, où les paroles sont empreintes d’un caractère de modération qui suppose un peu de cette dissimulation que l’on rencontre chez les personnes bien élevées, où les points litigieux sont écartés plutôt que discutés ; il vient de s’élever un débat qui pourrait bien devenir une querelle personnelle, mais qui, vu de près, a une portée bien plus grande.

Le conflit perpétuel qui partage depuis si long-temps le monde savant en deux partis, était latent pour ainsi dire au milieu des naturalistes français et les divisait à leur insu ; cette fois, il vient d’éclater avec une violence singulière. Deux hommes remarquables, le secrétaire perpétuel de l’Académie, M. Cuvier, et un de ses membres les plus distingués, M. Geoffroy-St-Hilaire, s’élèvent l’un contre l’autre ; le premier, environné de son immense renommée ; le second, fort de sa gloire scientifique. Depuis trente ans ils professent tous deux l’histoire naturelle au Jardin des Plantes ; ouvriers également actifs dans le champ de la science, ils l’exploitent d’abord en commun ; mais, séparés peu à peu pas la différence de leurs vues, ils sont entraînés dans des voies opposées. Cuvier ne se lasse pas distinguer, de décrite exactement ce qu’il a sous les yeux, et d’étendre ainsi son empire sur une immense surface ; Geoffroy-St-Hilaire étudie dans le silence les analogies des êtres et leurs mystérieuses affinités : le premier part d’existences isolées pour arriver à un tout qu’il présuppose, sans penser que jamais il puisse en avoir l’intuition  ; le second porte en son for intérieur l’image de ce tout, et vit dans la persuasion qu’on en pourra peu à peu déduire les êtres isolés. Cuvier adopte avec reconnaissance toutes les découvertes de Geoffroy dans le champ de l’observation, et celui-ci est loin de rejeter les observations isolées, mais décisives de son adversaire  ; ni l’un ni l’autre n’a la conscience de cette influence réciproque. Cuvier séparant, distinguant sans cesse, s’appuyant toujours sur l’observation comme point de départ, ne croit pas à possibilité d’un pressentiment, d’une prévision de la partie dans le tout. Vouloir connaître et distinguer ce que l’on ne peut ni voir avec les yeux du corps, ni toucher avec les mains, lui paraît une prétention exorbitante. Geoffroy, appuyé sur des principes fixes, s’abandonne à ses hautes inspirations, et ne se soumet pas à l’autorité de cette méthode.

Personne ne nous en voudra de répéter, après cet exposé préparatoire, ce que nous disions plus haut, c’est qu’il s’agit ici de deux forces opposées de l’esprit humain, presque toujours isolées et éparpillées au point qu’on les rencontre aussi rarement réunies chez les savants que chez les autres hommes. Leur hétérogénéité rend un rapprochement difficile, et c’est à regret qu’elles se prêtent un mutuel secours. Une longue expérience personnelle de l’histoire de la science me font craindre que la nature humaine ne puisse jamais se dérober à l’influence de cette fatale scission. J’irai même plus loin, l’analyse exige tant de perspicacité, une attention tellement soutenue, une si grande aptitude à poursuivre les variations de forme dans les plus petits détails, et à les dénommer, qu’on ne saurait blâmer l’homme doué de toutes ces facultés, s’il en est fier et s’il regarde cette méthode comme la seule vraie, la seule raisonnable. Comment pourrait-il se décider à partager une gloire si péniblement acquise par de laborieux efforts, avec un rival qui a eu l’art d’atteindre sans peine un but où le prix ne devrait être décerné qu’au travail et à la persévérance ?

Assurément celui qui part d’une idée a le droit de s’enorgueillir d’avoir su concevoir un principe ; il se repose avec confiance sur la certitude qu’il retrouvera dans les faits isolés tout ce qu’il a signalé dans le fait général. Un homme ainsi posé a aussi cet orgueil bien entendu qui provient du sentiment de ses forces, et on ne doit point s’étonner s’il ne cède rien de ses avantages, et proteste contre des insinuations qui tendraient à rabaisser son génie pour exalter celui de son adversaire.

Mais ce qui rend tout rapprochement très difficile, c’est que Cuvier, ne s’occupant que de résultats tangibles, peut chaque fois exhiber les preuves de ce qu’il avance, sans présenter à ses auditeurs ces considérations nouvelles qui paraissent toujours étranges au premier abord ; aussi la plus grande partie, ou même la totalité du public s’est-elle rangée de son côté : tandis que son rival se trouve seul et séparé de ceux-là mêmes qui partagent ses opinions, faute de savoir les attirer à lui. Cet antagonisme a déjà souvent eu lieu dans la science, et le même phénomène doit se reproduire toujours, parce que les éléments opposés qui le constituent, se développent avec une force égale et déterminent une explosion chaque fois qu’ils se trouvent en contact.

Le plus souvent ce sont des hommes appartenant à des peuples différents, éloignés l’un de l’autre par leur âge et leur position sociale, qui, en réagissant l’un sur l’autre, amènent une rupture d’équilibre. Le cas présent offre cette circonstance remarquable que ce sont deux savants du même âge, collègues depuis trente-huit ans dans la même université, qui, cultivant le même champ dans deux directions opposées, s’évitant, se supportant mutuellement avec une attention pleine d’égards réciproques, n’ont pu se soustraire à une collision finale, dont la publicité a dû les affecter tous deux péniblement.

Après ces considérations générales nous pouvons passer à l’examen du livre dont le titre est en tête de ce mémoire.

Depuis le commencement de mars, les feuilles publiques de Paris entretiennent leurs lecteurs de cet événement et prennent parti pour l’un ou pour l’autre des deux adversaires. Ces discussions remplirent plusieurs séances, jusqu’au moment où Geoffroy-St-Hilaire crut convenable de changer le théâtre du combat, et d’en appeler, au moyen de la presse, à un public moins limité.

Nous avons lu et médité ce livre ; plus d’une difficulté nous a arrêté, et pour mériter les remercîments de ceux qui le liront désormais, nous tâcherons d’être leur guide en faisant la chronique des débats qui ont agité l’Académie, débats qu’on peut considérer comme le sommaire de l’ouvrage.

Séance du 15 février 1830.

M. Geoffroy-St-Hilaire lit un rapport sur un mémoire de deux jeunes naturalistes[1] contenant des considérations sur l’organisation des mollusques. Dans ce rapport, il laisse percer une vive prédilection pour les inductions à priori, et proclame l’unité de composition organique comme la clef de toute étude sur l’histoire naturelle.

Séance du 22 février.

M. Cuvier s’élève contre ce principe, qu’il regarde comme secondaire, et en établit un autre plus général et plus fécond selon lui. Dans la même séance, Geoffroy-St-Hilaire improvise une réplique dans laquelle il fait ouvertement sa profession de foi.

Séance du 1er mars.

Geoffroy-St-Hilaire lit un mémoire dans le même sens, et présente la théorie des analogues comme étant d’une immense application.

Séance de 22 mars.

M. Geoffroy applique sa théorie des analogues à la connaissance de l’organisation des poissons. Dans la même séance, M. Cuvier cherche à réfuter les arguments de son adversaire, en prenant pour exemple l’os hyoïde dont il avait fait mention.

Séance de 29 mars.

Geoffroy-St-Hilaire justifie ses vues sur l’os hyoïde, et présente quelques considérations finales. Le journal le Temps donne dans son numéro du 5 mars un compte-rendu favorable à M. Geoffroy, sous le titre de Résumé des doctrines relatives à la ressemblance philosophique des êtres. Le National, dans son numéro du 22 mars, parle dans le même sens.

Geoffroy-St-Hilaire se décide à transporter la discussion hors du cercle académique ; il fait imprimer le résumé de la discussion, précédé d’une introduction sur la théorie des analogues ; cet écrit porte la daté du 15 avril. L’auteur y expose clairement ses convictions, et remplit ainsi le vœu que nous formions de voir ces idées se populariser autant que possible. Dans un appendice (p. 29), il soutient avec raison que les discussions orales sont trop passagères pour faire triompher le bon droit, ou démasquer l’erreur, et que la presse seule peut faire fructifier les grandes pensées. Il exprime hautement son estime et sa sympathie pour les travaux des naturalistes étrangers en général, et ceux des Allemands et des Écossais en particulier ; il se déclare leur allié, et le monde savant entrevoit avec joie tout ce que cette union promet de résultats utiles.

Dans l’histoire des sciences comme dans celle des États, on voit souvent des causes accidentelles et en apparence fort légères, mettre ouvertement en présence des partis dont l’existence était ignorée. Il en est de même de l’événement actuel ; malheureusement il présente cette particularité, que la circonstance toute spéciale qui a donné lieu à cette discussion, menace de l’entraîner dans un dédale sans fin. En effet, les points scientifiques dont il est question n’ont rien en eux-mêmes qui puisse exciter un intérêt général, et il est impossible de les rendre abordables à la masse du public. Il serait donc plus judicieux de ramener la question à ses premiers éléments.

Tout événement important doit être considéré et jugé sous le point de vue éthique, c’est-à-dire que l’influence du caractère individuel et de la position personnelle des acteurs mérite d’être exactement appréciée. De là le besoin que nous éprouvons de donner une courte notice biographique sur les deux hommes dont nous nous occupons.

Geoffroy-St-Hilaire, né à Étampes en 1772, fut nommé professeur de zoologie en 1793, à l’époque où le Jardin des Plantes fut érigé en école publique d’enseignement ; peu de temps après, Cuvier y fut aussi appelé. Tous les deux se mirent à travailler ensemble avec zèle, ignorant combien la tendance de leurs esprits était diverse. En 1798, l’aventureuse et mystérieuse expédition d’Égypte enleva Geoffroy-St-Hilaire aux travaux de professorat ; mais il s’affermit tous les jours dans sa marche synthétique, et trouva l’occasion d’appliquer sa méthode, dans la portion du grand ouvrage sur l’Égypte dont il est l’auteur. La haute estime qu’il sut inspirer au gouvernement, par ses lumières et par son caractère, lui fit confier, en 1808, la mission d’organiser les études en Portugal ; son voyage enrichit le Muséum de Paris de plusieurs objets importants. Quoiqu’il fût uniquement absorbé par ses travaux, la nation voulut l’avoir pour représentant ; mais une arène politique n’était pas le théâtre qui lui convenait, et jamais il ne monta à la tribune.

C’est en 1818 qu’il proclama pour la première fois les principes suivant lesquels il étudiait la nature, et formula ainsi son opinion[2] : « L’organisation des animaux est soumise à un plan général qui, en se modifiant dans les diverses parties, produit les différences qu’on observe entre eux. »

Passons à l’histoire de son adversaire.

Georges Léopold Cuvier naquit, en 1779, à Montbelliard, qui alors appartenait encore au duché de Wurtemberg. De bonne heure il se familiarisa avec la langue et la littérature allemande ; son goût prononcé pour l’histoire naturelle le mit en rapport avec le savant Kielmeyer, et cette liaison continua malgré les distances qui les séparèrent. Je me rappelle avoir vu, en 1797, des lettres de Cuvier adressées à ce naturaliste. D’admirables dessins, représentant l’organisation de quelques animaux inférieurs, étaient intercalés dans le texte. Pendant son séjour en Normandie, il travailla à la classe des vers de Linnée, et se fit connaître ainsi des naturalistes de Paris. À la sollicitation de Geoffroy-Saint-Hilaire, il vint se fixer dans la capitale, et tous deux se réunirent pour publier en commun des ouvrages didactiques, qui avaient pour but d’établir une bonne classification des mammifères (11). Un mérite tel que celui de Cuvier ne pouvait rester long-temps inconnu ; aussi fut-il appelé, en 1795, à faire partie de l’École centrale de Paris, et de la première classe de l’Institut. En 1798, il publia, à l’usage des Écoles centrales, ses tableaux élémentaires de l’histoire naturelle des animaux. Nommé professeur d’anatomie comparée, il embrassa d’un seul regard l’ensemble de la science, et ses leçons, claires et brillantes tout à la fois, excitèrent un enthousiasme général. Après la mort de Daubenton, Cuvier le remplaça au Collége de France, et Napoléon, appréciant sa capacité, le nomma commissaire au département de l’instruction publique. C’est avec ce titre qu’il parcourut la Hollande, une partie de l’Allemagne, et tous les nouveaux départements de l’empire, pour examiner les écoles et les maisons d’enseignement. Je ne connais pas le rapport qu’il fit à cette occasion ; mais je sais qu’il n’a pas craint de proclamer la supériorité des écoles allemandes, comparées à celles de la France. Depuis 1813, il a été appelé à de hautes fonctions publiques, qu’il a exercées sous les Bourbons ; et, encore aujourd’hui, son temps est partagé entre la science et la politique. Ses immenses travaux, qui embrassent le règne animal tout entier, sont des modèles inimitables d’exactitude dans la description des objets naturels. Après avoir étudié et classé les tribus innombrables des organisations vivantes, il a ressuscité dans la science les races éteintes depuis des siècles. Dans ses éloges des académiciens, on voit à quel point il connaissait les hommes et la société, avec quelle sagacité il savait analyser le caractère des acteurs principaux de la scène du monde, et avec quelle sûreté il s’était orienté dans les différentes régions des connaissances humaines.

Qu’on me pardonne tout ce que cette esquisse offre d’imparfait ; je n’ai pas eu la prétention d’apprendre quelque chose de nouveau à tous ceux que l’histoire naturelle intéresse ; j’ai voulu seulement leur rappeler ce qu’ils connaissent déjà sur la vie de ces illustres savants.

On me demandera peut-être : Quel intérêt, quel besoin l’Allemagne a-t-elle de connaître cette discussion ? Serait-ce pour se jeter dans l’un ou l’autre parti ? — D’abord, toute question scientifique, n’importe où elle est traitée, a droit à l’attention des peuples civilisés, car les savants de toutes les nations forment un seul corps ; et ensuite il est facile de prouver que cette question nous intéresse particulièrement, puisque Geoffroy-St-Hilaire s’appuie de l’assentiment de plusieurs naturalistes allemands. Cuvier, au contraire, paraît avoir conçu une opinion peu favorable de nos travaux dans ce genre ; car il dit dans sa note du 5 avril (p. 24) : « Je sais que, pour certains esprits, il y a derrière cette théorie des analogues, au moins confusément, une autre théorie fort ancienne, réfutée depuis long-temps, mais que quelques Allemands ont reproduite au profit du système panthéistique appelé Philosophie de la nature. »

Un commentaire littéral de ce paragraphe destiné à en éclaircir le sens, et à rendre évidente pour tout le monde la candeur et la sainte bonne foi des philosophes de la nature dont l’Allemagne se glorifie, remplirait probablement un petit volume in-octavo. Je tâcherai donc d’arriver au but par un chemin plus court.

La position de M. Geoffroy-St-Hilaire est tellement difficile, qu’il doit applaudir aux efforts des savants allemands, et se trouver heureux de l’assurance qu’ils partagent ses convictions en marchant dans la même voie, et qu’il peut être sûr de leur approbation réfléchie, et au besoin, de leur utile appui. Car nos voisins de l’ouest n’ont pas eu, en général, à se repentir d’avoir pris connaissance, dans ces derniers temps, des idées et des recherches allemandes.

Les naturalistes cités à cette occasion, sont Kielmeyer, Meckel, Oken, Spix, Tiedemann ; en même temps on fait remonter à trente ans la part que j’ai prise à ces études ; mais je puis bien affirmer qu’il y en a cinquante que je les poursuis avec ardeur. Personne, excepté moi peut-être, n’a conservé le souvenir de mes premiers essais, c’est donc à moi de rappeler ces travaux consciencieux de ma jeunesse, d’autant plus qu’ils peuvent jeter quelque jour sur les questions qui sont actuellement en litige.


  1. MM. Laurencet et Meyraux.
  2. Philosophie anatomique, 8o. Paris 1818.