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Œuvres d’histoire naturelle de Goethe/Les Tardigrades et les Pachydermes décrits, figurés et comparés par le docteur Dalton

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LES TARDIGRADES
ET
LES PACHYDERMES
DÉCRITS, FIGURÉS ET COMPARÉS,
PAR
LE Dr DALTON.

(1823.)

En parcourant cet admirable recueil, nous nous rappelons avec bonheur le temps où l’auteur habitait parmi nous, et savait captiver une société d’élite par sa conversation instructive et animée, en même temps qu’il contribuait à l’avancement de tous par des communications où l’art et la science venaient heureusement se confondre ; aussi sa vie et ses travaux ultérieurs sont-ils toujours, pour ainsi dire, restés entrelacés avec les nôtres, et jamais nous ne l’avons perdu de vue dans la carrière où il s’avance si rapidement.

Son important ouvrage sur l’anatomie des chevaux l’occupait alors ; et comme c’est à propos des faits particuliers que les idées générales viennent, pour ainsi dire, s’imposer à l’homme qui pense, et que l’esprit engendre des idées qui à leur tour facilitent l’exécution ; nous l’avons vu publier depuis des travaux importants qui contribueront aux progrès de la science en général.

Ainsi l’histoire des développements du poulet dans l’œuf, qu’il avait étudiée avec tant d’ardeur, n’est pas une idée conçue au hasard ni une observation isolée : c’est une création de l’intelligence, et il rapporte des observations qui démontrent ce que le génie le plus hardi eût à peine osé concevoir.

Ces deux livraisons de dessins ostéologiques sont tout-à-fait dans le sens du véritable esprit philosophique, qui ne se laisse point induire en erreur par cette variation protéique des formes, au milieu desquelles la déesse Camarupa semble se complaire, mais qui s’avance en expliquant sans cesse, et même et prévoyant les phénomènes les plus divers.

Nous adoptons pleinement les idées émises par l’auteur dans son introduction, et lui sommes redevable de nous avoir confirmé la vérité des principes que nous avons reconnus et professés depuis long-temps. Il y a plus, il nous a ouvert plus d’une voie dans laquelle nous n’aurions pu entrer sans son aide, indiqué plus d’un sentier qui doit mener aux résultats les plus satisfaisants.

Nous sommes ainsi d’accord avec lui sur l’exposition et la déduction des faits isolés, et nous saisirons cette occasion pour faire part à nos lecteurs de quelques remarques que la lecture de ce livre nous a suscitées.

Ainsi que l’auteur, nous sommes convaincu de l’existence d’un type universel, et de la nécessité de disposer comparativement les unes à côté des autres les différentes formes animales ; nous croyons aussi à la mobilité perpétuelle de ces formes dans la réalité.

Il s’agirait maintenant de discuter pourquoi certaines conformations extérieures, génériques, spécifiques ou individuelles se conservent sans altération pendant un grand nombre de générations, et restent néanmoins, malgré leurs plus grandes déviations, toujours semblables à elles-mêmes.

Nous avons cru ces considérations nécessaires avant d’arriver à l’examen du genre Bradypus, dont l’auteur a figuré trois espèces qui, n’ayant aucune analogie quant à la proportion des membres, ne se ressemblent réellement pas si on les considère en masse. Et cependant leurs parties, prises séparément, présentent une telle analogie, que nous rappellerons ici ces belles paroles de Troxler : « Le squelette est le meilleur et le plus important de tous les indices physiognomiques qui peuvent nous dévoiler la nature du génie créateur ou du monde créé, qui se traduit par cette forme tangible. »

Mais quel nom donner au génie qui se manifeste dans le genre Bradypus ? Nous serions tenté de dire que c’est un mauvais génie, s’il était permis de proférer ce blasphème. C’est en tout cas un esprit qui ne peut pas se manifester dans toute sa puissance et dans tous ses rapports avec le monde extérieur.

Qu’on nous passe ici quelques expressions poétiques, d’autant plus que la prose devient tout-à-fait insuffisante. Supposez qu’un esprit immense, qui, dans l’Océan, se manifeste sous la forme d’une baleine, tombe sur un des rivages marécageux de la Zone torride : dès lors il n’a plus la faculté dont jouit le poisson, car il lui manque un milieu qui le supporte, et permette au corps le plus volumineux de se mouvoir à l’aide d’appendices très petits. Il se développera donc nécessairement des membres énormes pour soutenir un corps énorme. Appartenant à la terre et à l’eau, cet être bizarre est privé de tous les avantages que les habitants de l’un ou de l’autre de ces éléments savent y trouver, et il est bien remarquable qu’il lègue à sa postérité, comme une marque indélébile de son origine, cette impuissance, résultant de l’impossibilité où il est de se mettre en harmonie avec les conditions extérieures au milieu desquelles il a été placé. Mettez l’une à côté de l’autre les figures du Megatherium et de l’Aï (Bradypus tridactylus, L.), et si vous êtes convaincus de leur analogie, vous direz : Ce colosse immense, qui ne put devenir le roi des sables marécageux qu’il habitait, transmit à ses descendants, par une filiation inconnue, la même impuissance ; ceux-ci gagnèrent alors la terre ferme ; mais c’est lorsqu’ils se trouvèrent enfin dans un élément distinct, l’air, qui ne s’oppose pas aux lois intérieures de développement, que cette impuissance devint évidente. Si jamais il a existé un être faible et sans physionomie, c’est à coup sûr celui-ci. Il a des membres, mais qui ne sont pas proportionnés, et s’allongent indéfiniment comme s’ils voulaient se développer à l’aise, impatients de compenser l’état antérieur où ils étaient pour ainsi dire resserrés sur eux-mêmes ; il semble même, à considérer la longueur des ongles, que le membre n’est pas définitivement terminé par eux, et qu’il doive encore se prolonger au-delà. Les vertèbres cervicales se multiplient, et en se reproduisant ainsi, elles prouvent qu’il n’existe point de force intérieure qui limite leur nombre ; la tête est petite, le cerveau atrophié. Aussi, comparant ces animaux au type général de la famille, on peut dire que le Megatherium est moins monstrueux que l’aï. Il est remarquable de voir comment, dans l’unau (Bradypus didactylus, L.), l’esprit animal, plus concentré, s’est assimilé davantage à la terre, s’est accommodé à elle, et s’est élevé jusqu’à la race mobile des singes, parmi lesquels on en trouve plusieurs qui se rapprochent des Tardigrades.

Si l’on admet jusqu’à un certain point nos hypothèses, on accueillera peut-être quelques considérations au sujet de la note qui se lit sur la couverture de la livraison des Pachydermes. Elle est ainsi conçue :

« Dans le tableau p. 244, on parle, à propos des vertèbres dorsales, d’un point médian sur lequel nous devons donner quelques éclaircissements. En examinant l’épine dorsale des mammifères à formes caractérisées, on observe que les apophyses épineuses, lorsqu’on les regarde d’avant en arrière, s’inclinent en arrière, tandis qu’elles vont en se penchant en avant lorsqu’on les envisage d’arrière en avant ; le point où les deux séries de rencontrent est pour nous le milieu du dos, et en comptant d’arrière en avant on a les vertèbres dorsales, et les vertèbres lombaires en procédant d’avant en arrière. Cependant nous n’avons pas encore bien éclairci la question de savoir quelle pouvait être la signification de ce point médian. »

J’ai fait de nouveau cette remarque en présence de nombreux squelettes qui se trouvaient devant moi, et je livre aux réflexions du lecteur les observations suivantes.

Les apophyses épineuses du Megatherium ne méritent pas ce nom, car elles sont aplaties et dirigées toutes d’avant en arrière ; par conséquent, ici, la colonne vertébrale ne présente pas de milieu.

Dans le rhinocéros, ces processus sont plus amincis, mais ils sont tous inclinés d’avant en arrière. Le mastodonte de l’Ohio est remarquable en ce que les apophyses épineuses antérieures sont très grandes, mais elles deviennent plus petites et s’inclinent en arrière vers la partie postérieure, direction qu’on observe même dans les trois dernières, quoiqu’elles semblent élargies et aplaties. L’éléphant d’Afrique présente les mêmes dispositions, mais encore plus marquées. Les quatre dernières apophyses s’effacent.

Chez l’hippopotame, on observe des différences plus tranchées. Les apophyses antérieures sont longues et cylindriques, ou bien courtes et aplaties ; elles sont toutes dirigées en arrière ; mais les six premières, en comptant d’arrière en avant, sont plus aplaties et dirigées en avant.

Le tapir présente, dans son ensemble et dans ses détails, de belles proportions : les apophyses épineuses antérieures sont plus longues, et vont en diminuant et en s’effaçant d’avant en arrière ; elles sont dirigées dans le même sens. Mais en comptant d’arrière en avant, on trouve huit à neuf prolongements très aplatis, qui sont dirigés sinon en avant, du moins en haut.

Dans le cochon, les apophyses antérieures, qui sont plus longues, se dirigent en haut ou en arrière ; mais en allant d’arrière en avant, on en compte neuf qui s’aplatissent et s’inclinent vers la partie antérieure.

La diminution du nombre des fausses côtes semble coïncider avec cet aplatissement et cette direction en avant des apophyses épineuses, ainsi qu’on le voit en comparant le mastodonte de l’Ohio avec le cochon. Un examen attentif ferait peut-être découvrir encore d’autres rapports intéressants.

Je ne fais ces remarques qu’en passant, et les admirables planches de Dalton étant désormais sous les yeux du public, l’on pourra établir de semblables comparaisons sur toutes les parties animales.

Les amis des arts qui habitent Weimar se sont prononcés ainsi qu’il suit sur le mérite artistique de l’ouvrage.

Le Megatherium, pl. VII, trois espèces. — Le soin avec lequel on a reproduit la forme des os, et le fini de l’exécution, sont dignes des plus grands éloges. On trouverait difficilement des dessins représentant des os dont la physionomie caractéristique soit aussi bien accusée, et où les détails soient exprimés avec autant de bonheur : les saillies et les cavités, les arêtes et les bords arrondis, sont figurés avec un soin et un talent extraordinaires. Le travail est d’une grande finesse ; les pl. III, IV et V, qui représentent des os isolés du Megatherium méritent surtout ces éloges.

Tout ce que nous avons dit des premières livraisons est applicable à la neuvième, et peut-être trouve-t-on ici une exécution encore plus parfaite, sous le point de vue du fini et de la netteté du dessin. La planche VII est traitée aussi franchement qu’on puisse le désirer ; il en est de même des os séparés représentés planches IV et IX.

L’idée d’avoir placé derrière les squelettes des pachydermes une image de l’animal vivant, est on ne peut plus heureuse. On voit pourquoi ces êtres ont été désignés sous le nom d’animaux à peau épaisse ; car, même dans l’état naturel, la peau et la graisse cachent et dissimulent la forme du squelette. Mais il devient évident, en même temps, que sous cette masse épaisse on retrouve souvent un squelette dont les membrures élégantes sont heureusement articulées entre elles, et permettent des mouvements rapides, habiles et gracieux.

Quelques remarques ajoutées à l’ouvrage font voir quels voyages l’auteur a dû entreprendre pour achever un travail dont la valeur intrinsèque doit exercer une si heureuse influence sur la marche de la science.