Œuvres d’histoire naturelle de Goethe/Taureaux fossiles

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Martins.
A. Cherbuliez et Cie (p. 127-135).

TAUREAUX FOSSILES.

(1822.)

Le docteur Jaeger donne, dans les Annales du Wurtemberg pour 1820, p. 147, quelques détails sur des os fossiles qui furent découverts en 1819 et 1820 à Stuttgardt.

En creusant les fondements d’une maison on trouva un morceau de dent de mammouth, enterré sous une couche épaisse d’argile rougeâtre, plus deux pieds environ de terre végétale ; ce qui indique une époque où les eaux du Necker étaient assez élevées pour déposer ces restes au fond de leur lit, et les recouvrir encore de terre. À une autre place et à la même profondeur, on découvrit une grosse molaire de mammouth avec quelques molaires de rhinocéros. Près de ces fossiles, on déterra aussi les débris d’une grande espèce de taureau, que l’on peut considérer comme contemporaine des deux premiers animaux. Le docteur Jaeger les mesura et les compara aux squelettes d’animaux existant actuellement ; il trouva, pour ne citer qu’un seul exemple, que le col de l’omoplate d’un taureau fossile avait cent deux lignes de hauteur, tandis que celui d’un taureau de la Suisse n’en comptait que quatre-vingt-neuf.

Il nous donne ensuite des renseignements sur des os fossiles de taureau qui existent dans diverses collections ; il résulte, de la comparaison qu’il établit entre ces os et ceux des animaux vivants, que le taureau antédiluvien devait avoir une taille de six à sept pieds, et qu’il était par conséquent beaucoup plus grand que toutes les espèces vivantes. On verra par ce qui suit quelle est celle d’entre elles qui se rapproche le plus, pour la forme de l’animal fossile. Celui-ci, dans tous les cas, peut être considéré comme faisant partie d’une race perdue, dont le taureau commun et celui des Indes seraient les descendants les plus immédiats.

Pendant que nous réfléchissions sur ces communications intéressantes, nous nous rappelâmes trois énormes proéminences de cornes qui furent trouvées, il y a trois ans, dans les sables de l’Ilm, près Mellingen. On peut les voir au muséum d’Iéna. La plus longue a deux pieds six pouces, et sa circonférence, à l’endroit où elle se détache du crâne, est d’un pied trois pouces de Leipsick.

Nous apprîmes, sur ces entrefaites, que l’on avait trouvé un squelette semblable, en mai 1820, dans la tourbière de Frose près d’Halberstadt. Il était à dix ou douze pieds de profondeur, mais on n’en avait conservé que la tête. Le docteur Koerte nous en a donné un dessin caractéristique dans les Archives palæontologiques publiées par Ballenstedt, T. 3, v. 2e cahier ; il la compare à la tête d’un taureau du Voigtland qu’il avait préparée lui-même avec beaucoup de soin. Nous allons le laisser parler lui-même :

« Ces deux têtes sont pour moi comme deux chroniques ; le crâne du taureau fossile est un témoignage de ce que la nature a voulu de toute éternité ; celui du taureau vivant, un exemple du point de perfection où elle a amené cette forme animale. Je remarque la masse énorme de l’animal fossile, ses grosses proéminences, son front aplati, ses orbites dirigés en dehors, ses cavités auditives plates et étroites, les sillons profonds que des cordes tendineuses ont creusés sur son front. Que l’on compare à cet ensemble les cavités orbitaires du crâne nouveau, elles sont plus grandes et dirigées plus en avant. Le front et l’os du nez sont plus bombés, les cavités auditives plus larges et mieux conformées, les sillons du front moins marquée, et, en général, toutes les parties paraissent plus achevées. »

« Le crâne nouveau dénote plus de réflexion, de docilité, de bonté, d’intelligence même ; l’ensemble des formes est plus noble. Celui du taureau fossile dénote un animal plus sauvage, plus indocile, plus brute et plus entêté. Le profil du taureau antédiluvien se rapproche de celui du cochon, surtout dans la partie frontale, tandis que la tête du taureau vivant rappelle un peu celle du cheval.

« Des milliers d’années séparent le taureau antédiluvien du bœuf ; l’instinct, de plus en plus prononcé, qui portait l’animal à regarder devant lui, a modifié la direction des cavités orbitaires et a changé leurs formes ; les efforts qu’il a faits pour entendre plus facilement, plus distinctement et de plus loin, ont élargi les cavités auditives et les ont rendues plus convexes en dedans ; l’instinct animal qui le porte à chercher sa nourriture et à augmenter son bien-être, a élevé peu à peu le front à mesure que les impressions du monde extérieur agissaient sur le cerveau. Je me représente le taureau antédiluvien au milieu d’espaces immenses, couverts du lacis végétal de la forêt primitive, qui cédait à sa force sauvage ; le taureau actuel, au contraire, se plaît au milieu de riches pâturages bien aménagés, et se nourrit de végétaux cultivés. Je conçois que l’éducation domestique ait fini par le soumettre au joug et l’astreindre à la nourriture de l’étable ; que son oreille se soit accoutumée à entendre la voix de son conducteur et à lui obéir, et que son œil ait appris à respecter la position verticale de l’homme. Le taureau fossile existait avant l’homme, ou plutôt il était sur la terre avant que l’espèce humaine existât pour lui. Les soins, l’influence prolongée de l’homme ont évidemment amélioré l’organisation de la race fossile. La civilisation a forcé un animal stupide, qui avait besoin qu’on lui vînt en aide, à se laisser mettre à l’attache, à manger dans une étable, et à paître sous la garde d’un chien, d’une gaule ou d’un fouet. Elle a ennobli son existence animale en en faisant un bœuf, c’est-à-dire en l’apprivoisant (10). »

L’intérêt déjà si puissant que nous inspiraient ces belles considérations, s’accrut encore, grâce à un heureux hasard qui voulut qu’on déterrât, dans une tourbière près d’Hassleben, le squelette tout entier d’un animal semblable, au printemps de 1821. On le transporta à Weimar, et, quand il fut rangé méthodiquement sur le plancher, il se trouva qu’il manquait plusieurs parties. De nouvelles recherches les firent retrouver à la même place, et l’on prit des mesures pour reconstruire le tout à Iéna avec le plus grand soin. Le petit nombre de parties manquantes fut remplacé par des pièces artificielles, et le squelette entier est livré maintenant à l’étude et à la contemplation des savants présents et futurs.

Je parlerai plus tard de la tête ; voyons d’abord quelle est la grandeur du tout, mesurée au pied de Leipsig.

Longueur, du milieu de la tête jusqu’à l’extrémité du bassin, huit pieds six pouces et demi ; hauteur de la partie antérieure, six pieds cinq pouces et demi ; hauteur de la partie postérieure, cinq pieds six pouces et demi.

Le docteur Jaeger, n’ayant pas de squelette complet à sa disposition, y a suppléé en comparant des os séparés de taureau fossile avec ceux de l’espèce vivante. Il a trouvé pour le tout des proportions un peu plus fortes que celles que nous venons de mentionner ; le dessin de M. Koerte est parfaitement d’accord avec la tête que nous ayons sous les yeux, seulement il lui manque l’os intermaxillaire, une partie de la mâchoire supérieure et de l’os unguis qui existent sur le crâne trouvé à Frose. Nous pouvons aussi apprécier la comparaison que fait M. Koerte du crâne qu’il possède avec celui d’un taureau du Voigtland ; car nous avons sous les yeux celui d’un bœuf de Hongrie, que nous devons à la complaisance de M. le directeur de Schreibers, à Vienne. Il est plus grand que celui du taureau saxon, tandis que notre tête fossile est plus petite que celle qui vient de Frose.

Revenons aux considérations de M. Koerte sur ce sujet, elles sont tout-à-fait conformes à nos idées, et nous nous bornerons à ajouter quelques mots pour les confirmer ; en ayant recours, toujours avec une nouvelle satisfaction, aux belles planches de M. Dalton.

Tous les organes séparés des animaux les plus sauvages, les plus informes, les plus farouche, ont une vie propre des plus énergiques ; cela peut se dire surtout des organes des sens, qui sont moins dépendants du cerveau, et pourvus, pour ainsi dire, chacun d’un cerveau distinct : ils peuvent donc se suffire à eux-mêmes. Considérez, dans l’ouvrage de Dalton, la fig. 6 de la douzième planche, qui représente le cochon d’Éthiopie (Phacochoeres, Fred. Cuv.) : l’œil est placé de façon qu’il semble se réunir à l’occipital, comme si les os antérieurs du crâne manquaient totalement. Le cerveau est réduit presqu’à rien, comme on peut s’en assurer aussi par la fig. a, et l’œil a par lui-même autant de vie qu’il lui en faut pour exécuter ses fonctions. Observez au contraire un tapir, un babiroussa, un pécari ou le cochon domestique : l’œil est poussé en avant et en bas, d’où il résulte qu’entre lui et l’occipital il reste assez de place pour loger un cerveau d’une médiocre grandeur.

Revenons au taureau fossile ; la figure de M. Koerte nous fait voir que la capsule du globe oculaire, si je puis m’exprimer ainsi, est déjetée de côté comme un membre séparé de l’appareil nerveux. Dans le nôtre c’est évidemment la même chose ; tandis que les cavités orbitaires des taureaux du Voigtland et de la Hongrie rentrent dans la tête et n’occupent pas un grand espace, quoique leur ouverture antérieure soit plus grande.

C’est dans les cornes, dont le dessin ne saurait rendre exactement la direction, qu’on trouve les différences les plus notables. Chez le taureau fossile, elles se dirigent en dehors et un peu en arrière, mais on observe à l’origine des proéminences une direction en avant qui devient plus marquée lorsque leur écartement est de deux pieds trois pouces. Alors, elles se recourbent en dedans, et ; prennent une position telle qu’en les supposant recouvertes par la corne, qui doit avoir environ six pouces de longueur en sus, leur pointe se trouverait près de la racine des proéminences. Ces prétendues armes de l’animal lui seraient donc aussi inutiles que le sont les canines recourbées du Sus babirussa.

Dans le taureau de Hongrie, au contraire, nous voyons les proéminences se diriger d’abord un peu en haut et en arrière, puis décrire une courbe gracieuse en s’amincissant à leur extrémité.

Remarquons en général que tout ce qui est vivant se courbe avant de se terminer en pointe, ce qui démontre que non seulement l’organe va en diminuant, mais qu’il est véritablement achevé. Les cornes, les griffes, les dents en sont une preuve ; si l’organe se courbe et se contourne tout à la fois, il en résulte alors des formes belles bu gracieuses. Ce mouvement fixé, mais que semble se continuer, plait à l’œil ; Hogarth a été amené à ce résultat dans ses recherches sur la ligne de beauté la plus simple, et chacun sait combien les anciens ont varié cette forme dans les cornes d’abondance qui font partie de leurs ornements architecturaux. Isolées sur des bas-reliefs, des pierres gravées et des monnaies, elles sont pleines de charme, mais lorsqu’elles se combinent entre elles ou avec d’autres ornements, il en résulte des compositions on ne peut plus agréablement significatives. Avec quelle grâce une corne d’abondance se contourne autour du bras d’une divinité bienfaisante !

Puisque Hogarth a poursuivi l’idée du beau jusque dans ses abstractions, il n’est point étonnant que cette abstraction produise une impression agréable lorsqu’elle est réalisée à nos yeux. Je me souviens d’avoir vu en Sicile, dans la grande plaine de Catane, un troupeau de bœufs de petite taille, mais bien modelés et de couleur brune. Lorsque ces animaux levaient leur jolie tête, ornée de cornes gracieusement contournées et animée par de beaux yeux, ils produisaient sur moi une impression si vive, qu’elle ne s’est jamais effacée depuis. Aussi le cultivateur, auquel ce gracieux animal est d’ailleurs si utile, ne saurait-il voir sans un vif sentiment de plaisir se balancer dans une prairie ces têtes ornées de cornes gracieuses, dont l’élégance le charme sans qu’il sache dire pourquoi. Ne cherchons-nous point sans cesse à unir l’agréable à l’utile, et à orner les objets dont nous faisons un usage habituel ?

On a vu par ce qui précède que la nature, par une concentration particulière, tourne pour ainsi dire les cornes du taureau sauvage contre lui-même, et le prive d’une arme qui lui serait si utile dans l’état de nature ; mais nous avons vu aussi que dans l’état domestique ces cornes prennent une direction bien différente, en ce qu’elles se dirigent en dehors et en haut avec beaucoup de grâce. La corne obéit, en se contournant élégamment, à la direction qui lui est donnée par les proéminences ; elle couvre d’abord la petite proéminence, se distend à mesure que celle-ci se développe, et laisse apercevoir enfin une structure annulaire et écailleuse. Celle-ci disparaît lorsque la proéminence commence à s’effiler par le bout ; la corne se concentre de plus en plus jusqu’à ce qu’elle dépasse enfin la proéminence, et se termine comme une partie organique accomplie.

Si la domesticité a pu produire ce résultat, il n’y a rien d’étonnant que le laboureur mette du prix à ce que ses troupeaux possèdent, entre autres perfections, des cornes courbées symétriquement. Cette disposition étant sujette à varier, parce que la corne se recourbe tantôt en avant, tantôt en arrière, et même en bas, les connaisseurs cherchent à combattre de leur mieux ces déviations.

J’ai pu observer comment on y parvient, pendant mon dernier séjour dans le district d’Éger, en Bohême. Les bêtes à cornes sont d’une haute importance pour l’agriculture du pays, et autrefois elles étaient l’objet d’un commerce important ; encore aujourd’hui on a poussé très loin, dans quelques localités, l’art de les élever.

Lorsque les cornes, par suite d’une disposition anormale ou morbide, menacent de prendre une fausse direction, alors on emploie, pour leur rendre la forme voulue, une machine avec laquelle on bride les cornes, c’est l’expression consacrée pour désigner cette opération. Cette machine est en fer ou en bois : celle en fer se compose de deux anneaux qui, réunis par plusieurs chaînons et une verge rigide, peuvent être rapprochés ou éloignés par le moyen d’une vis. On place les anneaux, après les avoir entourés d’un bourrelet, sur les cornes, et, en serrant ou desserrant la bride, on leur donne la direction que l’on veut. Un instrument de ce genre se trouve dans le musée d’Iéna.

Les anciens avaient fait les mêmes remarques en effet, Virgile dit, Georg. III, v. 51 :

Optima torvæ
Forma bovis, cui turpe caput cui plurima cervix
Et crurum tenus a mento palearia pendent.
Tum longo nullus lateri modus ; omnia magna
Pes etiam, et camuris sub cornibus aures.

Jun. Philargyrius, commentateur qui vivait dans les premiers siècles de l’ère chrétienne, s’exprime ainsi dans ses Scholies sur ce passage : Câmùri boum (ἔλικεϛ ϐὀες) sunt qui conversa introrsum cornua habent ; lævi quorum cornua terram spectant ; his contrarii licìni qui sursùm versum cornua habent.