Œuvres de Camille Desmoulins/Tome III/Le Vieux Cordelier, n° VII

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Œuvres de Camille DesmoulinsBibliothèque nationaleIII (p. 111-174).

LE VIEUX CORDELIER

No VII[1]

Quintidi pluviôse, 2e décade,
l’an II de la République une et indivisible.

LE POUR ET LE CONTRE
OU
CONVERSATION DE DEUX VIEUX CORDELIERS

« Qui aut tempus quod postulat non videt, aut plura loquitur, aut se ostentat, aut eorum quibus cum est, rationem non habet, is ineptus esse dicitur. Cato, optimo animo utens, nocet interdum reipublicæ, dicit enim tanquam in Platonis politeiâ non tanquam in Romuli ferre sententiam. »

CAMILLE DESMOULINS.

« Si tu ne vois pas, dit Cicéron, ce que les temps exigent, si tu parles inconsidérément ; si tu te mets en évidence ; si tu ne fais aucune attention à ceux qui t’environnent, je te refuse le nom de sage. L’âme vertueuse de Caton répugnait à cette maxime : aussi, en poussant le jansénisme de républicain plus loin que les temps ne le permettaient, ne contribua-t-il pas peu à accélérer le renversement de la liberté ; comme lorsqu’en réprimant les exactions des chevaliers, il tourna les espérances de leur cupidité du côté de César. Mais Caton avait la manie d’agir plutôt en stoïcien dans la république de Platon, qu’en sénateur qui avait affaire aux plus fripons des enfants de Romulus. »

Que de réflexions présente cette épigraphe ! C’est Cicéron qui, en composant avec les vices de son siècle, croit retarder la chute de la république, et c’est l’austérité de Caton qui hâte le retour de la monarchie. Solon avait dit, en d’autres termes, la même chose : « Le législateur qui travaille sur une matière rebelle, doit donner à son pays, non pas les meilleures lois en théorie, mais les meilleures dont il puisse supporter l’exécution. » Et J.-J. Rousseau a dit après : « Je ne viens point traiter des maladies incurables. » On a beau dire que mon numéro VI manque d’intérêt, parce qu’il manque de personnalités ; que ceux qui ne chercheraient dans ce journal qu’à repaître de satire leur malignité, et leur pessimisme de vérités intempestives, retirent leurs abonnements. Je crois avoir bien mérité de la patrie, en tirant la plume contre les ultrà-révolutionnaires, dans le Vieux Cordelier, malgré ses erreurs.

Quelque ivraie d’erreurs n’étouffe point une moisson de vérités. Mais je reconnais que mes numéros auraient été plus utiles, si je n’avais pas mêlé aux choses les noms des personnes. Dès que mon vœu, le vœu de Coligny, le vœu de Mézerai est enfin accompli, et que la France est devenue une république, il faut s’attendre à des partis, ou plutôt à des coteries et à des intrigues sans cesse renaissantes. La liberté ne va point sans cette suite de cabales, surtout dans notre pays où le génie national et le caractère indigène ont été, de toute antiquité, factieux et turbulents, puisque J. César dit, en propres termes, dans ses Commentaires : « Dans les Gaules on ne trouve que des factions et des cabales, non-seulement dans tous les départements, districts et cantons, mais même dans les vics ou villages[2]. » Il faut donc s’attendre à des partis, ou, pour mieux dire, à des compérages qui haïront plutôt la fortune que les principes de ceux qui sont dans la coterie ou le parti contraire, et qui ne manqueront pas d’appeler amour de la liberté et patriotisme l’ambition et les intérêts personnels qui les animent les uns contre les autres. Mais tous ces partis, tous ces petits cercles, seront toujours contenus dans le grand cercle des bons citoyens qui ne souffriront jamais le retour de la tyrannie ; comme c’est dans ce grand rond seul que je veux entrer ; comme je pense, avec Gordon, qu’il n’y eut jamais de secte, de société, d’église, de club, de loge d’assemblée quelconque, de parti, en un mot, tout composé de gens d’une exacte probité, ou entièrement mauvais, je crois qu’il faut user d’indulgence pour les ultrà comme pour les citrà, tant qu’ils ne dérangent pas les intrà et le grand rond des amis de la République une et indivisible. Robespierre dit, dans un fort bon discours sur les principes du gouvernement révolutionnaire : Si l’on admet que des patriotes de bonne foi sont tombés dans le modérantisme, sans le savoir, pourquoi n’y aurait-il pas des patriotes, également de bonne foi, qu’un sentiment louable a emportés quelquefois ultrà ? » C’est ainsi que parle la raison ; et voilà pourquoi j’ai enrayé ma plume qui se précipite sur la pente de la satire. Étranger à tous les partis, je n’en veux servir aucun, mais seulement la République qu’on ne sert jamais mieux que par des sacrifices d’amour-propre : mon journal sera beaucoup plus utile, si, dans chaque numéro, par exemple, je me borne à traiter en général, et abstraction faite des personnes, quelque question, quelque article de ma profession de foi et de mon testament politique. Parlons aujourd’hui du gouvernement anglais, le grand ordre du jour.

UN VIEUX CORDELIER[3].

Qu’est-ce que tout ce verbiage ? Depuis 1789 jusqu’à ce moment, depuis Mounier jusqu’à Brissot, de quoi a-t-il été question, sinon d’établir en France les deux chambres et le gouvernement anglais ? Tout ce que nous avons dit ; tout ce que toi, en particulier, tu as écrit depuis cinq ans, qu’est-ce autre chose que la critique de la constitution de la Grande-Bretagne ? Enfin, la journée du 10 août a terminé ces débats et la plaidoirie, et la démocratie a été proclamée le 21 septembre. Maintenant la démocratie en France, l’aristocratie en Angleterre, fixent en Europe tous les regards tournés vers la politique. Ce ne sont plus des discours, ce sont les faits qui décideront, devant le jury de l’univers pensant, quelle est la meilleure de ces deux constitutions. Maintenant la plus forte, la seule satire à faire du gouvernement anglais, c’est le bonheur du peuple ; c’est la gloire, c’est la fortune de la République française. N’allons pas, ridicules athlètes, au lieu de nous exercer et de nous frotter d’huile, panser les plaies de notre antagoniste. C’est nous-mêmes qu’il faut guérir, et pour cela il faut connaître nos maux ; il faut avoir le courage de les dire. Sais-tu que tout ce préambule de ton numéro VII, ces circonlocutions, ces précautions oratoires, tout cela est fort peu jacobin ? À quoi reconnaît-on le vrai républicain, je te prie, le véritable cordelier ? C’est à sa vertueuse indignation contre les traîtres et les coquins, c’est à l’âpreté de sa censure. Ce qui caractérise le républicain, ce n’est point le siècle, le gouvernement dans lequel il vit, c’est la franchise du langage. Montausier était un républicain dans l’Œil-de-Bœuf. Molière, dans le Misanthrope, a peint en traits sublimes les caractères du républicain et du royaliste. Alceste est un jacobin, Philinte, un feuillant achevé. Ce qui m’indigne, c’est que, dans la République, je ne vois presque pas de républicains. Est-ce donc le nom qu’on donne au gouvernement qui en constitue la nature ? En ce cas, la Hollande, Venise, sont aussi des républiques ; l’Angleterre fut aussi une république, pendant tout le protectorat de Cromwell qui régissait sa république aussi despotiquement que Henri VIII son royaume. Rome fut aussi une république sous Auguste, Tibère et Claude, qui l’appelaient, dans leur consulat, comme Cicéron dans le sien, la république romaine. Pourquoi cependant ne se souvient-on de cet âge du monde que comme celui de l’époque de l’extrême servitude de l’espèce humaine ? C’est parce que la franchise était bannie de la société et du commerce de la vie ; c’est parce que, comme dit Tacite, on n’osait parler, on n’osait même entendre. Omisso omni, non solùm loquendi, imo audiendi, commercio.

Qu’est-ce qui distingue la république de la monarchie ? Une seule chose : la liberté de parler et d’écrire. Ayez la liberté de la presse à Moscou, et demain Moscou sera une république. C’est ainsi que, malgré lui, Louis XVI et les deux côtés droits, et le gouvernement tout entier, conspirateur et royaliste, la liberté de la presse seule nous a menés, comme par la main, jusqu’au 10 août, et a renversé une monarchie de quinze siècles, presque sans effusion de sang.

Quel est le meilleur retranchement des peuples libres contre les invasions du despotisme ? C’est la liberté de la presse. Et ensuite, le meilleur ? C’est la liberté de la presse. Et après, le meilleur ? C’est encore la liberté de la presse.

Nous savions tout cela dès le 14 juillet ; c’est l’alphabet de l’enfance des républiques ; et Bailly lui-même, tout aristocrate qu’il fût, était, sur ce point, plus républicain que nous. On a retenu sa maxime. : « La publicité est la sauvegarde du peuple. » Cette comparaison devrait nous faire honte. Qui ne voit que la liberté d’écrire est la plus grande terreur des fripons, des ambitieux et des despotes, mais qu’elle n’entraîne avec soi aucun inconvénient pour le salut du peuple ? Dire que cette liberté est dangereuse à la République, cela est aussi stupide que si on disait que la beauté peut craindre de se mettre devant une glace. On a tort ou on a raison ; on est juste, vertueux, patriote, en un mot, ou on ne l’est pas. Si on a des torts, il faut les redresser, et pour cela il est nécessaire qu’un journal vous les montre ; mais si vous êtes vertueux, que craignez-vous de numéros contre l’injustice, les vices et la tyrannie ? Ce n’est point là votre miroir.

Avant Bailly, Montesquieu, un président à mortier avait professé le même principe qu’il ne peut y avoir de république sans la liberté de parler et d’écrire. « Dès que les décemvirs, dit-il, dans les lois qu’ils avaient apportées de la Grèce, en eurent glissé une contre la calomnie et les auteurs, leur projet d’anéantir la liberté et de se perpétuer dans le décemvirat, fut à découvert. » [Car jamais ces tyrans n’ont manqué de juger pour faire périr, sous le prétexte de calomnies, quiconque leur déplaisait[4].] De même, le jour qu’Octave, quatre cents ans après, fit revivre cette loi des décemvirs contre les écrits et les paroles, et en fit un article additionnel à la loi Julia sur les crimes de lèse-majesté, on put dire que la liberté romaine rendit le dernier soupir. En un mot, l’âme des républiques, leur pouls, leur respiration, si l’on peut parler ainsi, le souffle auquel on reconnaît que la liberté vit encore, c’est la franchise du discours. Vois, à Rome, quelle écluse d’invectives Cicéron lâche pour noyer dans leur infamie Verrès, Catilina, Clodius, Pison et Antoine ! Quelle cataracte d’injures tombe sur ces scélérats du haut de la tribune !

Aujourd’hui, en Angleterre même, où la liberté est décrépite, et gisant in extremis, dans son agonie, et lorsqu’il ne lui reste plus qu’un souffle, vois comme elle s’exprime sur la guerre, et sur les ministres, et sur la nation française !

[Mieux vaudrait qu’on se trompât, comme le père Duchesne dans ses dénonciations qu’il fait à tort et à travers, mais avec cette énergie qui caractérise les âmes républicaines, que de voir cette terreur qui glace et enchaîne les écrits et la pensée. Marat s’exprimait ainsi : « Un républicain, Bourdon de l’Oise, osa dire sa pensée tout entière et montrer une âme républicaine. » Robespierre fit preuve d’un grand caractère, il y a quelques années à la tribune des Jacobins, un jour que dans un moment de violente défaveur il se cramponna à la tribune et s’écria qu’il fallait l’y assassiner ou l’entendre, mais toi, tu fus un esclave et lui un despote, le jour que tu souffris qu’il te coupât si brusquement la parole dès ton premier mot : Brûler n’est pas répondre ! et que tu ne poursuivis pas opiniâtrement ta justification. Représentant du peuple, oserais-tu parler aujourd’hui au premier commis de la guerre aussi courageusement que tu le faisais il y a quatre ans à Saint-Priest, à Mirabeau, à Lafayette, à Capet lui-même ? Nous n’avons jamais été si esclaves que depuis que nous sommes républicains, si rampant ! que depuis que nous avons le chapeau sur la tête.]

« En France, dit Stanhope dans la chambre haute, les ministres parlent, écrivent, agissent toujours en présence de la guillotine. Il serait à souhaiter que nos ministres eussent cette crainte salutaire, ils ne nous tromperaient pas si grossièrement.

« On nous dit que les troupes françaises sont sans habits, et ce sont les mieux habillées de l’Europe.

« On nous dit que le manque de numéraire empêchera nos ennemis de soutenir la guerre, et on peut hasarder qu’il y a en France plus d’or, d’argent et de billon, provenant des sacristies et de l’emprunt forcé, que dans toutes les contrées de l’Europe ensemble.

« À l’égard des assignats, il ont gagné, depuis six mois, plus de 70 pour cent, et gagneront sans doute encore plus dans six autres mois.

« On nous disait que les troupes françaises ne pourraient tenir devant les troupes autrichiennes, prussiennes et anglaises, les mieux disciplinées de l’Europe ; le contraire est assez prouvé par un grand nombre de combats. Des généraux autrichiens ont avoué que les Français par leur discipline et leur bravoure, au milieu du carnage, étaient devenus la terreur des alliés.

« Enfin, on nous disait, que les Français levaient manquer de blé. C’était déjà une idée bien horrible que celle de vingt-cinq millions d’hommes, dont la presque universalité ne nous avait jamais offensés éprouvant les horreurs de la famine, parce que la forme de leur gouvernement déplaisait à quelques despotes. Mais ce plan infernal n’a servi qu’à produire chez ce peuple un enthousiasme qui a surpassé tout ce qu’on rapporte des anciennes républiques. »

Stanhope justifie ensuite le peuple français du reproche d’athéisme. Il distingue sa constitution des excès inséparables d’une révolution : il ajoute que la nation a renoncé, par des décrets solennels, à se mêler du gouvernement des autres États ; il défie tous les philosophes de ne pas sanctionner notre Déclaration des droits, et finit par présenter, comme la base et la pierre angulaire de notre République, cette maxime sublime : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’on te fasse. »

L’opposition, dans la chambre des communes, n’y parle pas de nous avec moins de respect et d’éloges. « Nous sommes vaincus partout, dit M. Courtenay, tandis que les Français déploient une énergie et un courage digne des Grecs et des Romains. À la bouche du canon, ils chantent leurs hymnes républicains. L’empereur et le roi de Prusse, avec tous leurs fameux généraux, et leurs troupes si bien aguerries, n’ont pu battre le général Hoche qui n’était pourtant qu’un simple sergent, peu de temps avant d’avoir pris le commandement. »

Si la louange qui plaît le plus est celle d’un ennemi, ces discours ont de quoi flatter nos oreilles. C’est ainsi que des hommes, que quelques républicains d’outre-mer, font en plein parlement la satire de leur nation et l’éloge de ceux qui lui font la guerre ; et nous, au fort de la liberté et de la démocratie, nous n’osons censurer dans un numéro ce qui manque à la perfection de notre gouvernement, nous n’osons louer chez les Anglais ce qu’il y a de moins mauvais, comme la liberté des opinions, l’habeas corpus, et le proposer pour exemple à nos concitoyens, de peur qu’ils ne deviennent pires.

Nous nous moquons de la liberté de parler de l’Angleterre, et cependant, dans le procès de Bennet, convaincu d’avoir dit publiquement qu’il souhaitait un plein succès à la République française, et la destruction du gouvernement d’Angleterre, après une longue délibération, leur jury vient de prononcer, il y a quinze jours, que Bennet n’était point coupable, et que les opinions étaient libres.

Nous nous moquons de la liberté d’écrire des Anglais ; cependant il faut convenir que le parti ministériel n’y demande point la tête de Shéridan ou de Fox, pour avoir parlé des généraux, de Brunswick, de Wurmser, Hoode, Moyra, et même du duc d’Yorck, avec autant d’irrévérence au moins que Philippeaux et Bourdon de l’Oise ont parlé des généraux Ronsin et Rossignol.

Étrange bizarrerie ! En Angleterre c’est tout ce qu’il y a d’aristocrates, de gens corrompus, d’esclaves, d’âmes vénales, c’est Pitt, en un mot, qui demande à grands cris la continuation de la guerre ; et c’est tout ce qu’il y a de patriotes, de républicains et de révolutionnaires, qui vote pour la paix, qui n’espère que de la paix un changement dans leur constitution. En France, tout au rebours : ici ce sont les patriotes et les révolutionnaires qui veulent la guerre ; et il n’y a que les modérantins, les feuillants, si l’on en croit Barère, il n’y a que les contre-révolutionnaires et les amis de Pitt qui osent parler de paix. C’est ainsi que les amis de la liberté, dont les intérêts semblent pourtant devoir être communs, veulent la paix à Londres, et la guerre à Paris, et que le même homme se trouve patriote en-deçà de la Manche, et aristocrate au delà ; montagnard dans la Convention, et ministériel dans le parlement. Mais au moins, dans le parlement d’Angleterre, on n’a jamais fait l’incroyable motion, que celui qui ne se déciderait pas d’abord pour la guerre, par assis et levé, fût réputé suspect, pour son opinion, dans une question de cette importance et si délicate ; qu’on ne pouvait être de l’avis de Barère sans être en même temps de l’avis de Pitt.

Il faut avouer au moins que la tribune de la Convention ne jouit pas de l’inviolabilité d’opinion de la tribune anglaise, et qu’il ne serait pas sûr de parler de nos échecs, comme Shéridan parle de leurs défaites de Noirmoutiers, de Dunkerque, de Toulon. Combien nous sommes plus loin encore de cette âpreté de critique, de cette rudesse sauvage des harangues et des mœurs, qui existe encore moins, il est vrai, en Angleterre, et qui ne convient point aux très humbles et fidèles sujets de Georges, mais à laquelle on reconnaît une âme républicaine dans J.-J. Rousseau, comme dans le paysan du Danube ; dans un Scythe, comme dans Marat ! On trouvera parmi nous cette effroyable haine d’Alceste,

Ces haines vigoureuses
Que doit donner le vice aux âmes vertueuses.

Hébert dénonce Legendre, dans sa feuille, comme un mauvais citoyen et un mandataire infidèle ; Legendre dénonce Hébert aux Jacobins, comme un calomniateur à gages ; Hébert est terrassé, et ne sait que répondre. « Allons, dit Momoro qui vient au secours de son embarras, embrassez-vous tous deux et touchez là. » Est-ce là le langage d’un Romain, ou celui de Mascarille dans la comédie :

C’est un fripon, n’importe ;
On tire un grand parti des gens de cette sorte.

J’aime mieux encore qu’on dénonce à tort et à travers, j’ai presque dit qu’on calomnie même, comme le Père Duchesne, mais avec cette énergie qui caractérise les âmes fortes et d’une trempe républicaine, que de voir que nous avons retenu cette politesse bourgeoise, cette civilité puérile et honnête, ces ménagements pusillanimes de la monarchie, cette circonspection, ce visage de caméléon et de l’antichambre, ce B…isme, en un mot, pour les plus forts hommes en crédit ou en place, ministres ou généraux, représentants du peuple ou membres influents des Jacobins, tandis qu’on fond avec une lourde raideur sur le patriotisme en défaveur et disgracié. Ce caractère presque général sautait aux yeux, et Robespierre en fit lui-même l’objet du dernier scrutin épuratoire de la société :

… Jusqu’aux moindres fretins,
Au dire de chacun, étaient de petits saints.

Mieux vaudrait l’intempérance de la langue de la démocratie, le pessimisme de ces détracteurs éternels du présent, dont la bile s’épanche sur tout ce qui les environne, que ce froid poison de la crainte, qui fige la pensée jusqu’au fond de l’âme, et l’empêche de jaillir à la tribune, ou dans des écrits ! Mieux vaudrait la misanthropie de Timon qui ne trouve rien de beau à Athènes, que cette terreur générale et comme des montagnes de glace, qui, d’un bout de la France à l’autre, couvrent la mer de l’opinion, et en obstaclent le flux et reflux ! La devise des Républiques, ce sont les vents qui soufflent sur les flots de la mer, avec cette légende : Tollunt, sed attollunt. Ils les agitent mais ils les élèvent. Autrement, je ne vois plus dans la République que le calme plat du despotisme, et la surface unie des eaux croupissantes d’un marais ; je n’y vois qu’une égalité de peur, le nivellement des courages, et les âmes les plus généreuses aussi basses que les plus vulgaires. Toi-même, par exemple, je dirai seulement, pour ne pas te flatter, toi qui as eu, en ne te donnant qu’un mérite de calcul ; toi qui as eu le tact et le bon esprit d’être aussi incorruptible, de ne pas plus varier, pas plus déménager que Robespierre ; toi qui, dans la Révolution, as eu le bonheur que toutes ses phases n’en ont amené aucune dans ta condition et ta fortune ; le bonheur de n’avoir été ni ministre, ni membre du comité de gouvernement, ni commissaire dans la Belgique ; de n’avoir pas étalé aux yeux de la jalousie, sœur de la calomnie, ni le panache, ni le ruban tricolores, allant de l’épaule au côté, ni les épaulettes à étoiles, ni aucun de ces signes du pouvoir, qui, par le temps qui court surtout, semblent vous donner des ailes, comme à la fourmi, pour vous perdre, et vous jettent dans l’envie même des dieux ; mais qui, député honoraire et resté journaliste, comme en 1789, pries tous les jours le ciel de laisser le simple manteau de la philosophie sur tes épaules dégagées de responsabilité ; non pas, il est vrai, le manteau sale et déchiré de Diogène, mais le manteau de Platon, vergeté et de drap d’écarlate ; toi qui n’es ni à Paul, ni à Céphas, mais à la Déclaration des Droits, et étranger à tous les partis, les a tous combattus tour à tour ; toi qu’on sait bien n’être pas exempt d’erreurs, mais dont il n’est pas un homme de bonne foi, parmi ceux qui t’ont suivi, qui ne soit persuadé que toutes tes pensées n’ont jamais eu pour objet, comme tu l’as répété jusqu’au dégoût, que la liberté politique et individuelle des citoyens, une constitution utopienne, la République une et indivisible, la splendeur et la prospérité de la patrie, et non une égalité impossible de biens, mais une égalité de droits et de bonheur ; toi qui, muni de tous ces certificats authentiques, ayant reçu plaies et bosses pour la cause du peuple, et, par toutes ces considérations, au-dessus d’un rapport malévole et des propos de table de Barère, devrais montrer moins de poltronnerie et avoir le droit de dire librement ta pensée, sauf meilleur avis, oserais-tu tourner en ridicule les bévues politiques de tel ou tel membre du comité de salut public, comme l’opposition lâche, toute dégénérée et nulle qu’elle est, persifle les rapports de Pitt, de Greenville et de Dundas ?

CAMILLE DESMOULINS.

Si j’osais !… et pourquoi non, si ce sont des faits ? Comment peux-tu dire que la Convention défend la vérité, quand tout à l’heure, par un décret notable rendu sur la motion de Danton, elle vient de permettre, du moins de tolérer le mensonge et le calomniateur ! La liberté de la presse n’est restreinte, par le gouvernement révolutionnaire, qu’au royaliste et à l’aristocrate ; elle est entière pour le patriote prononcé. Apprends que Barère lui-même est partisan si déclaré de la liberté d’écrire, qu’il la veut indéfinie, constitutionnellement pour tout le monde, révolutionnairement pour les citoyens dont on ne peut suspecter le patriotisme et les intentions. Depuis que Barère m’a fait cette profession de foi, je m’en veux presque de la légère égratignure de mon numéro V ; car il est impossible, à mon sens, qu’un homme d’esprit veuille la liberté de la presse, qu’il la veuille illimitée, même contre lui, et qu’il ne soit pas un excellent républicain. Tout à l’heure, ta déclamation finie, j’aurai la parole à mon tour, et je démontrerai la sagesse et la nécessité de sa distinction révolutionnaire sur le maximum de la liberté de la presse pour les patriotes, et le minimum pour les aristocrates. Comme je pardonne à ta colère, en faveur de ce que son principe a de vertueux et de républicain, comme elle te suffoquerait, si un torrent de paroles, et comme la fumée de ce feu, dans la Convention, ne s’exhalait au dehors ; comme tu n’es point à la tribune des Cordeliers, ni en présence de David ou Lavicomterie, mais en présence de mes pénates tolérants et qui ne refusent pas à un vieux patriote la liberté qu’on donnait aux voleurs dans les Saturnales, donne de l’air, mon ami, à ton cœur étouffé, ouvre un passage à cette fumée dont tu es suffoqué au dedans et qui te noircit au dehors, faute d’une cheminée ; parle, dissipe cette vapeur mélancolique : en passant, voici ma réponse provisoire et, en un mot, à tous tes griefs. La Révolution est si belle en masse, que je dirai toujours d’elle, comme Bolingbrocke dit un jour de Marlborough : C’était un si grand homme, que j’ai oublié ses vices. Maintenant, poursuis ta tirade.

LE VIEUX CORDELIER.

Et moi, je te pardonne ton amour aveugle et paternel pour la Révolution et la République. Tu as eu tant de part à sa naissance ! Mais je ne gronde point ton enfant ; je ne suis point en colère ; je lui demande seulement, à la République naissante, s’il n’est pas permis de lui faire les très humbles remontrances que souffrait quelquefois la monarchie. Tu prétends que Barère aime la liberté de la presse, on ne lui en demande pas tant ; qu’il aime seulement la liberté des opinions dans l’assemblée nationale. Mais oserais-tu dire cette vérité qui est pourtant incontestable, que Barère, par son fameux rapport sur la destruction de Londres, a véritablement fait le miracle de ressusciter Pitt que tout le monde jugeait mort depuis la prise de Toulon ; et qu’il devait arriver immanquablement, qu’à son arrivée à Londres ce beau rapport ferait remonter le ministre aux nues, et lui ouvrirait toutes les bourses des Carthaginois ? Que Xavier Audouin et quelques patriotes à vue courte aient déclamé aux Jacobins le delenda Carthago, cela était sans conséquence, et pouvait passer pour l’effet de l’indignation du patriotisme dans ses foyers, tel fiert qui ne tue pas ; mais qu’à la tribune de la Convention, un membre du comité de salut public ait dit qu’il fallait aller détruire le gouvernement anglais et raser Carthage ; qu’il ait dit publiquement qu’il fallait exterminer le peuple anglais de l’Europe, à moins qu’il ne se démocratisât : en vérité, voilà ce qui est inconcevable. Quoi ! dans le même temps que Shéridan s’écriait dans la chambre des Communes : « La conduite des Français manifeste qu’ils n’avaient pas à cœur la guerre avec le peuple anglais ; ils ont détruit le parti de Brissot qui avait voulu cette guerre : je pense qu’ils seraient disposés à conclure avec nous la paix dans des termes honorables et avantageux à la République. J’appuie mon raisonnement sur la foi des décrets de la Convention, qui déclarent que la République a renoncé à la pensée de répandre ses districts au dehors, et que son seul but est d’établir un gouvernement intérieur, tel qu’il a été adopté par le Peuple français. » Quoi ! c’est dans le même temps que Stanhope s’écriait dans la chambre haute : « Nulle puissance n’a le droit de s’ingérer dans le gouvernement intérieur d’un État indépendant d’elle ; le Peuple français a proclamé ce principe, d’après le vœu de sa constitution, art. 118 et 119, et ne veut point s’ingérer dans le gouvernement de notre nation. » Quoi ! c’est dans le même temps que Barère, sans s’en apercevoir, se charge de l’apostolat de Cloots de municipaliser la Grande-Bretagne, et d’un rôle de Brissot de nationaliser la guerre avec le peuple anglais ! car enfin, tout peuple, en ce cas, et surtout une nation fière comme les Anglais, veut être le maître chez soi. Et quels que soient les vices de sa constitution, si c’est un peuple rival qui prétend les redresser et les démocratiser de gré ou de force, il dit comme la femme de Sganarelle à M. Robert : « De quoi vous mêlez-vous ? et moi je veux être battue. » Pitt a dû bien rire en voyant Barère, qui l’appelle, lui Pitt, un imbécile, faire lui-même cette lourde école, d’enraciner Pitt plus que jamais dans le ministère ; en voyant Barère le dispenser de réfuter le parti de l’opposition, et donner ainsi un pied de nez à Shéridan et à Stanhope, avec leurs beaux discours sur la neutralité constitutionnelle de la République, à l’égard du gouvernement des autres peuples. Qui ne voit que la réception de ce fameux discours de Barère a dû charmer Pitt plus que la nouvelle de Pondichéry, et que les Anglais n’auront pas manqué de se dire : « Puisque Londres est Carthage, ayons le courage des Carthaginois, faisons plutôt, comme eux, des cordages et des arcs avec nos cheveux, et donnons à Pitt jusqu’au dernier schelling, et levons-nous aussi en masse. Mais oserais-tu dire ces vérités à Barère ? Oserais-tu dire que cet Hébert, par exemple, ce Momoro…

CAMILLE DESMOULINS.

Oui, si l’on sauvait la République. Mais quel bien lui reviendrait-il, quand j’aurais voué à l’infamie tous ces noms obscurs ? La clémence de tous ces amours-propres blessés parviendrait peut-être à me mettre hors d’état de remédier aux maux de la patrie. Aussi trouve-t-on que je jette au son, sans pitié, ces six grandes pages de mes causticités. La satire est extrêmement piquante, elle me vengerait, elle ferait courir tout Paris chez Desenne, moins encore par la vérité des choses, que par la témérité de les dire ; car un ouvrage qui expose son auteur a toujours bien plus de vogue. Mais, en méditant sur la naissance, les progrès et la chute de la République, je me suis convaincu que les animosités, l’amour-propre et l’intempérance de langue, leur avaient plus nui que le mulet chargé d’or de Philippe. Cicéron blâme Caton d’écouter sa vertu intempestive qui nuit, dit-il, à la liberté, et lui-même lui nuit cent fois davantage, en écoutant trop son amour-propre, et en publiant la seconde Philippique qui rend M. Antoine irréconciliable. Cicéron oublie ce qu’il avait dit lui-même, qu’il y a des coquins, tels que Sylla, dont un patriote doit taire le mal, et respecter jusqu’à la mémoire, après leur mort, de peur que si on venait à casser leurs actes, l’État ne soit bouleversé. Le républicain qui ne sait pas sacrifier sa vanité, ses ressentiments, et même la vérité à l’amour du bien public, est aussi coupable que celui qui ne sait pas lui faire le sacrifice de son intérêt personnel. L’avarice n’a point fait plus de mal à la patrie que d’autres passions dont le nom est moins odieux. Par exemple, la jalousie du pouvoir et la rivalité, l’amour de la popularité et des applaudissements. Le patriote incorruptible est celui qui ne considère que le bien de la patrie, et dont l’oreille est aussi fermée et inaccessible aux applaudissements des tribunes ou aux éloges de ses souscripteurs, que ses moyens le sont aux guinées de Pitt.

LE VIEUX CORDELIER.

Je réponds, en un mot : dans les temps de Sylla et de Marc-Antoine, dont tu parles, si toute vérité n’était plus bonne à dire, c’est que déjà il n’y avait plus de république. Les ménagements, les détours, la politesse, la circonspection, tout cela est de la monarchie. Le caractère de la république, c’est de ne rien dissimuler, de marcher droit au but, à découvert, et d’appeler les hommes et les choses par leurs noms. La monarchie fait tout dans le cabinet, dans des comités et par le seul secret ; la république, tout à la tribune, en présence du peuple et par la publicité, par ce que Marat appelait faire un grand scandale. Dans les monarchies, le bon gouvernement est le mensonge, tromper est tout le secret de l’État ; la politique des républiques, c’est la vérité. Tu prétends, dans ton journal, faire la guerre aux vices, sans noter les personnes : dès lors tu n’es plus un républicain à la tribune des Jacobins, mais un prédicateur et un jésuite dans la chaire de Versailles, qui parle à des oreilles royales, de manière qu’elles ne puissent s’effaroucher, et qu’il soit bien évident que ces patriotes sont de fantaisie, et ne ressemblent à personne. Au lieu de supprimer chrétiennement dans ton journal ces six grandes pages de faits, si tu en publiais seulement une ou deux en véritable républicain, c’est alors que le public retirerait quelque fruit de la lecture du Vieux Cordelier. Après lui avoir mis sous les yeux deux ou trois exemples, tu lui dirais : « Peuple, fais ton profit de la leçon ; je ne veux point faire le procès à tant de monde, je veux ouvrir une porte au repentir, je veux ménager les patriotes, et même ceux qui en font le malheur ; mais apprends par là que tous ces grands tapageurs des sociétés populaires, qui, comme ceux que je viens dénommer, n’ont à la bouche que le mot de guillotine, qui t’appellent chaque jour à leur aide, font de toi un instrument de leurs passions, et, pour venger leur amour-propre de la plus légère piqûre, crient sans cesse, que le peuple soit debout : de même que les dominicains, quand ils font brûler en Espagne un malheureux hérétique, ne manquent jamais de chanter l’Exurgat Deus, que Dieu le père soit debout ; prends-y garde, et tu verras que tous ces tartuffes de patriotisme, tous ces pharisiens, tous ces crucifuges, tous ces gens, qui disant : « Il n’y a que nous de purs, » nous ne resterions pas vingt montagnards à la Convention, si on les passait de même en revue, et qu’on les épurât, non pas dans le club, mais dans mon journal véridique ; parmi ces républicains si fervents, il ne s’en trouverait pas un seul qui ne fût un novice du 10 août ; pas un qui n’eût été naguère, ou brissotin, ou feuillantin, ou même un royaliste mieux prononcé. »

Mais conviens que tu n’oserais citer un seul de ces exemples : crois-moi, conserve en main ta réputation de franchise ; avoue que tu n’as pas assez de courage, ou plutôt ce ne serait point avouer ta poltronnerie. Le courage n’est point la démence, et il y aurait de la démence à ne point suivre le conseil de Pollion : « Je n’écris point contre qui peut proscrire. » Ce serait avouer que nous ne sommes pas républicains, et tu ne peux te résoudre à faire cet aveu.

Comment se faire illusion à ce point ! Pour moi, je ne conçois pas comment on peut reconnaître une république là où la liberté de la presse n’existe point. Sais-tu ce que c’est qu’un peuple républicain, un peuple démocrate ? Je n’en connais qu’un parmi les anciens. Ce n’étaient point les Romains : à Rome, le peuple ne parlait guère avec liberté que par insurrection, dans la chaleur des factions, au milieu des coups de poings, de chaises et de bâtons, qui tombaient comme grêle autour des tribunes. Mais de véritables républicains, des démocrates permanents, par principes et par instinct, c’étaient les Athéniens.

Non-seulement le peuple d’Athènes permettait de parler et d’écrire, mais je vois, par ce qui nous reste de son théâtre, qu’il n’avait pas de plus grand divertissement que de voir jouer sur la scène ses généraux, ses ministres, ses philosophes, ses comités ; et, ce qui est bien plus fort, de s’y voir jouer lui-même. Lis Aristophane qui faisait des comédies il y a trois mille ans, et tu seras étonné de l’étrange ressemblance d’Athènes et de la France démocrate. Tu y trouveras un Père Duchesne comme à Paris, les bonnets rouges, les ci-devant, les orateurs, les magistrats, les motions et les séances absolument comme les nôtres ; tu y trouveras les principaux personnages du jour ; en un mot, une antiquité de mille ans dont nous sommes contemporains. La seule ressemblance qui manque, c’est que, quand ses poëtes le représentaient ainsi à son opéra, et à sa barbe, tantôt sous le costume d’un vieillard, et tantôt sous celui d’un jeune homme dont l’auteur ne prenait pas même la peine de déguiser le nom, et qu’il appelait « le peuple, » le peuple d’Athènes, loin de se fâcher, proclamait Aristophane le vainqueur des jeux, et encourageait, par tant de bravos et de couronnes à faire rire à ses dépens, que l’histoire atteste, qu’à l’approche des Bacchanales, les juges des pièces de théâtre et le jury des arts étaient plus occupés que tout le sénat et l’aréopage ensemble, à cause du grand nombre de comédies qui étaient envoyées au concours. Notez que ces comédies étaient si caustiques, contre les ultra-révolutionnaires, et les tenants de la tribune de ce temps-là, qu’il en est telle, jouée sous l’archonte Strétocles, quatre cent trente ans avant J.-C., que si on traduisait aujourd’hui Leque, Hébert soutiendrait aux cordeliers, que la pièce ne peut être que d’hier, de l’invention de Fabre d’Églantine, contre lui et Ronsin et que c’est le traducteur qui est la cause de la disette des subsistances[5] ; et il jurerait de le poursuivre jusqu’à la guillotine. Les Athéniens étaient plus indulgents et non moins chansonniers que les Français ; loin d’envoyer à Saint-Pélagie, encore moins à la place de la Révolution, l’auteur qui, d’un bout de la pièce à l’autre, décochait les traits les plus sanglants contre Périclès, Cléon, Lamor…, Alcibiade, contre les comités et présidents des sections, et contre les sections en masse, les sans-culottes applaudissaient à tout rompre, et il n’y avait personne de mort que ceux des spectateurs qui crevaient à force de rire d’eux-mêmes.

Qu’on ne dise pas que cette liberté de la presse et du théâtre coûta la vie à un grand homme, et que Socrate but la ciguë. Il n’y a rien de commun entre les Nuées d’Aristophane et la mort de Socrate, qui arriva vingt-trois ans après la première représentation, et plus de vingt ans après la dernière. Les poëtes et les philosophes étaient depuis longtemps en guerre ; Aristophane mit Socrate sur la scène, comme Socrate l’avait mis dans ses sermons : le théâtre se vengea de l’école. C’est ainsi que Saint-Just et Barère te mettent dans leurs rapports du comité de salut public, parce que tu les as mis dans ton journal ; mais ce qui a fait périr Socrate, ce ne sont point les plaisanteries d’Aristophane, qui ne tuaient personne, ce sont les calomnies d’Anitus et de Mélitus qui soutenaient que Socrate était l’auteur de la disette, parce qu’ayant parlé des dieux avec irrévérence dans ses dialogues, Minerve et Cérès ne faisaient plus venir de beurre et d’œufs au marché. N’imputons donc pas le crime de deux prêtres, de deux hypocrites, et de deux faux témoins, à la liberté de la presse, qui ne peut jamais nuire et qui est bonne à tout. Charmante démocratie que celle d’Athènes ! Solon n’y passa point pour un muscadin ; il n’en fut pas moins regardé comme le modèle des législateurs, et proclamé par l’oracle le premier des sept sages, quoiqu’il ne fît aucune difficulté de confesser son penchant pour le vin, les femmes et la musique ; et il a une possession de sagesse si bien établie, qu’aujourd’hui encore on ne prononce son nom dans la Convention et aux Jacobins, que comme celui du plus grand législateur. Combien cependant ont parmi nous une réputation d’Aristocrates et de Sardanapales, qui n’ont pas publié une semblable profession de foi !

Et ce divin Socrate, un jour rencontrant Alcibiade sombre et rêveur, apparemment parce qu’il était piqué d’une lettre d’Aspasie : « Qu’avez-vous, lui dit le plus grave des Mentors ? Auriez-vous perdu votre bouclier à la bataille ? avez-vous été vaincu dans le camp à la course ou à la salle d’armes ! quelqu’un a-t-il mieux chanté ou mieux joué de la lyre que vous à la table du général ! » Ce trait peint les mœurs. Quels républicains aimables !

Pour ne parler que de leur liberté de la presse, la grande renommée des écoles d’Athènes ne vient que de leur liberté de parler et d’écrire, de l’indépendance du Lycée de la juridiction de police. On lit dans l’histoire que le démagogue Sophocle ayant voulu soumettre les jardins ou les écoles de philosophie à l’inspection du sénat, les professeurs fermèrent la classe ; il n’y eut plus de maîtres ni d’écoliers, et les Athéniens condamnèrent l’orateur Sophocle à une amende de 24,000 drachmes, pour sa motion inconsidérée. On ignorait dans les écoles jusqu’au nom de police. C’est cette indépendance qui valut à l’école d’Athènes sa supériorité sur celle de Rhodes, de Milet, de Marseille, de Pergame et d’Alexandrie. Ô temps de la démocratie ! ô mœurs républicaines ! où êtes-vous ?

Toi-même, aujourd’hui que tu as pourtant l’honneur d’être représentant du peuple, et un peu plus qu’un honorable membre du parlement d’Angleterre ; encore qu’il soit évident que jamais ni toi, ni personne, n’eût accepté les fonctions de député, à la charge d’être infaillible et de ne jamais te tromper dans tes opinions, t’est-il permis de te tromper, même dans une seule expression ; et si un mot vient à t’échapper pour un autre, le mot de clémence pour celui de justice, quoiqu’au fond tu n’aies demandé autre chose que Saint-Just, justice pour les patriotes détenus, que la Convention vient de décréter, ne voilà-t-il pas qu’aussitôt d’un coup de baguette, Hébert transforme ce mot de clémence en l’oriflamme d’une nouvelle faction, plus puissante, plus dangereuse, et dont tu es le porte-étendard !

Et comment oserais-tu écrire et être auteur, quand la plupart n’osent être lecteurs ; que les trois quarts de tes abonnés, à la nouvelle fausse que tu étais rayé des Jacobins, et au moindre bruit, courent, comme des lièvres et éperdus chez Desenne effacer leurs noms, de peur d’être suspects d’avoir lu.

Aujourd’hui que tu es membre de la Convention nationale, sois de bonne foi : oserais-tu apostropher aujourd’hui tel adjoint du ministre de la guerre, le grand personnage Vincent, par exemple, aussi courageusement que tu faisais, il y a quatre ans, Necker et Bailly, Mirabeau, les Lameth et Lafayette, quand tu n’étais que simple citoyen !

Passe encore que, suivant le conseil de Pollion, tu n’écrives point contre qui peut proscrire ; mais oserais-tu seulement parler de quiconque est en crédit aux Cordeliers ! et, pour n’en prendre qu’un exemple, oserais-tu dire que ce Momoro, qui se donne pour un patriote sans tache, et avant le déluge, ce hardi président qui, partout où il occupa le fauteuil, au club et à sa section, jette d’une main téméraire un voile sur les droits de l’homme, et met les citoyens debout pour jeter par terre la Convention et la République ; comme quoi ce même Momoro, le libraire en 1789, à qui tu t’es adressé pour ta France libre, retarda tant qu’il put l’émission de cet écrit, qu’il avait sans doute communiqué à la police, ayant bien prévu la prodigieuse influence qu’il allait avoir ; comme quoi Momoro, qui s’intitule Premier Imprimeur de la Liberté, s’obstinait à retenir prisonnier dans sa boutique, comme suspect, cet écrit révolutionnaire dont l’impression était achevée dès le mois d’août, comme quoi, la Bastille prise, Momoro refusait encore de le publier ; comme quoi le 14 juillet, à onze heures du soir, tu fus obligé de faire charivari à la porte de ce grand patriote, et de le menacer de la lanterne le lendemain, s’il ne te rendait ton ouvrage que la police avait consigné chez lui ; comme quoi Momoro brava ta grande dénonciation, à l’ouverture des districts et des sociétés, et que pour ravoir ton ouvrage, il te fallut un laissez-passer par écrit de La Fayette qui venait d’être nommé commandant-général, et dont cet ordre fut un des premiers actes d’autorité ! Cet enfouisseur d’écrits patriotiques est aujourd’hui un des plus ultrà patriotes, et l’arbitre de nos destinées aux Cordeliers d’où il te fait chasser, toi et Dufourny, aux acclamations.

Encore si la loi était commune et égale pour tout le monde ; si la liberté de la presse avait les mêmes bornes pour tous les citoyens ! Toi, quand tu as dit qu’Hébert avait reçu 120 mille livres de Bouchotte, tu as produit ses quittances. Mais à Hébert, non-seulement il est permis de dire que tu es vendu à Pitt et à Cobourg ; que tu es d’intelligence avec la disette, et que c’est toi qui es la cause qu’il ne vient point de bœufs de la Vendée ; mais, il lui est même permis, à lui, à Vincent, à Momoro, de demander ouvertement et à la tribune une insurrection, et de crier aux armes contre la Convention. Certes, si Philippeaux, Bourdon de l’Oise, ou toi, aviez demandé une insurrection contre Bouchotte ou Vincent, vous eussiez été guillotinés, dans les vingt-quatre heures. Où est donc ce niveau de la loi qui, dans une république, se promène également sur toutes les têtes ?

CAMILLE DESMOULINS.

Je conviens que ceux qui crient si haut contre la clémence doivent se trouver fort heureux que, dans cette occasion, la Convention ait usé de clémence à leur égard. Beaucoup sont morts entre les Tuileries et les Champs-Élysées, qui n’avaient pas parlé si audacieusement que certaines personnes à cette dernière séance des Cordeliers, qui fera époque dans les annales de l’anarchie. Y a-t-il rien de criminel et d’attentatoire à la liberté, comme ce drap mortuaire que Momoro, dans sa présidence à la section et aux Cordeliers, fait jeter sur la Déclaration des droits ; ce voile noir, le drapeau rouge du club contre la Convention, et le signal du tocsin ? Ou plutôt, quand c’est sur les dénonciations extravagantes d’Hébert que Paré est un second Roland ; que moi, je suis vendu à Pitt et à Cobourg ; que Robespierre est un homme égaré, ou que Philippeaux est cause qu’il ne vient point de poulardes du Mans ; quand c’est sur un pareil rapport que ce voile noir est descendu religieusement sur la statue de la Liberté par les mains pures des Momoro, des Hébert, des Ronsin, des Brochet, Brichet, Ducroquet, ces vestales en révolution ? Y a-t-il rien de si ridicule, et les médecins sont-ils aussi comiques avec leurs seringues dans la scène de Molière, que les cordeliers avec leurs crêpes dans la dernière séance ?

Mais pour nous renfermer dans la question de la liberté de la presse, sans doute elle doit être illimitée ; sans doute les républiques ont pour base et fondement la liberté de la presse, non pas cette autre base, que leur a donnée Montesquieu. Je penserai toujours, et je ne me lasse point de répéter, comme Loustalot, que « si la liberté de la presse existait dans un pays où le despotisme le plus absolu aurait mis dans la même main tous les pouvoirs, elle seule suffirait pour faire contrepoids ; » je suis même persuadé que, chez un peuple lecteur, la liberté illimitée d’écrire, dans aucun cas, même en temps de révolution, ne pourrait être funeste ; par cette seule sentinelle, la république serait suffisamment gardée contre tous les vices, toutes les friponneries, toutes les intrigues, toutes les ambitions ; en un mot, je suis si fort de ton sentiment sur les bienfaits de cette liberté, que j’adopte tous tes principes en cette matière, comme la suite de ma profession de foi.

Mais le peuple français en masse n’est pas encore assez grand lecteur de journaux, surtout assez éclairé et instruit par les écoles primaires qui ne sont encore décrétées qu’en principe, pour discerner juste au premier coup d’œil entre Brissot et Robespierre. Ensuite, je ne sais si la nature humaine comporte cette perfection que supposerait la liberté indéfinie de parler et d’écrire. Je doute qu’en aucun pays, dans les républiques, aussi bien que dans les monarchies, ceux qui gouvernent aient jamais pu supposer cette liberté indéfinie. Aristophane a mis sur la scène Cléon et Alcibiade, mais je soupçonne que c’est dans le temps qu’Alcibiade était dépopularisé, et qu’il avait fait un 31 mai contre Cléon, et cela ne prouve pas plus la supériorité de la démocratie grecque, et la liberté indéfinie du théâtre d’Athènes, que celle de notre théâtre serait prouvée aujourd’hui, par une comédie contre les constituants ou contre la municipalité de Bailly. Les Archontes d’Athènes étaient pétris de la même pâte que nos magistrats et nos administrateurs de police, et n’étaient pas plus d’humeur à souffrir la comédie d’Aristophane, qu’aujourd’hui celle de Fabre d’Églantine. La loi d’Antimachus à Athènes, contre les personnalités, de même que la loi des décemvirs contre les écrits, prouve que ceux qui ont eu l’autorité à Rome ou à Athènes n’étaient pas plus endurants que le Père Duchesne et Ronsin, et qu’on n’entend pas plus raillerie dans les monarchies que dans les républiques. Je sais que les commentateurs ont dit qu’Aristophane, dans la guerre du Péloponèse, joua un principal rôle dans la République, par ses comédies ; qu’il était moins regardé comme un auteur propre à amuser la nation, que comme le censeur du gouvernement ; et le citoyen Dacier l’appelle l’arbitre de la patrie. Mais ce beau temps des auteurs dura peu. L’écrivailleur Antimachus, aux dépens de qui Aristophane avait fait rire toute la ville d’Athènes, profitant de la peur qu’avaient les trente tyrans d’une censure si libre et si mordante, réussit enfin à faire passer, sous eux, la loi contre les plaisanteries à laquelle Périclès s’était constamment opposé, quoique Aristophane ne l’eût pas épargné lui-même. Il parvint même à donner à sa loi un effet rétroactif, et notre vieux et goutteux auteur fut très heureux d’en être quitte pour une amende. Les triumvirs eussent pu permettre à Cicéron, sexagénaire, de composer des traités de philosophie à Tusculum, et comme quelques sénateurs, amis de la république, plutôt que républicains, et qui n’avaient pas le courage de se percer de leur épée, comme Caton et Brutus, de regretter la liberté, de chercher des ossements des vieux Romains, et de faire graver sur son cachet un chien sur la proue d’un vaisseau, cherchant son maître ; mais encore Antoine ne put lui pardonner sa fameuse Philippique et son numéro II du Vieux Cordelier. Tant ils étaient rares, même à Rome et à Athènes, les hommes qui, comme Périclès, assailli d’injures, au sortir de la section, et reconduit chez lui par un Père Duchesne qui ne cessait de lui crier, que c’était un viédase, un homme vendu aux Lacédémoniens, soient assez maîtres d’eux-mêmes et assez tranquilles pour dire froidement à ses domestiques : « Prenez un flambeau et reconduisez le citoyen jusque chez lui. »

Quand la liberté indéfinie de la presse ne trouverait pas de bornes presque insurmontables dans la vanité des gens en place ou en crédit, la saine politique seule commanderait au bon citoyen qui veut, non satisfaire ses ressentiments, mais sauver la patrie, de se limiter à lui-même cette liberté d’écrire, et de ne point faire de trop larges piqûres à l’amour-propre, ce ballon gonflé de vent, dit Voltaire, dont sont sorties la plupart des tempêtes qui ont bouleversé les empires, et changé la forme des gouvernements. Cicéron, qui reproche à Caton d’avoir fait tant de mal à la république par sa probité intempestive, lui en fit bien davantage par son éloquence encore plus à contre-temps, et par sa divine Philippique. On voit, par les historiens, que, dans la corruption générale et dans le deuil de Rome qui avait perdu, dans les guerres civiles, presque tout ce qui lui était resté d’hommes vertueux, si l’on eût ménagé Marc-Antoine, plutôt altéré de volupté que de puissance, la république pouvait prolonger quelques années son existence, et traîner encore bien loin la maladie de sa décrépitude. Antoine avait aboli le nom de dictateur, après la mort de César ; il avait fait la paix avec les tyrannicides. Tandis que le lâche Octave, qui s’était caché derrière les charrois pendant tout le temps de la bataille, vainqueur par le courage sublime d’Antoine, insultait lâchement au cadavre de Brutus qui s’était percé de son épée, Antoine répandait des larmes sur le dernier des Romains, et le couvrait de son armure : aussi les prisonniers, en abordant Antoine, le saluaient du nom d’imperator, au lieu qu’ils n’avaient que des injures et du mépris pour ce lâche et cruel Octave. Mais le vieillard Cicéron avait fait d’Antoine, par sa harangue, un ennemi irréconciliable de la république et d’un gouvernement qui, par sa nature, était une si vive peinture de ses vices, et de cette liberté illimitée d’écrire. Cicéron, sentant bien qu’il avait aliéné Antoine sans retour, et comme tous les hommes, excepté les Caton, si rares dans l’espèce humaine, qu’il avait sacrifié tout sans politique à son salut, plutôt qu’à celui de la patrie, se vit obligé de caresser Octave, pour l’opposer à Antoine, et de se faire ainsi un bouclier pire que l’épée. La popularité et l’éloquence de Cicéron furent le pont sur lequel Octave passa au commandement des armées, et, y étant arrivé, il rompit le pont. C’est ainsi que l’intempérance de la langue de Cicéron, et la liberté de la presse ruina les affaires de la république autant que la vertu de Caton. À la vérité, mon vieux cordelier, et pour finir par un mot qui nous réconcilie un peu ensemble, et qui te prouve que si tu es un pessimiste, je ne suis pas un optimiste, j’avoue que, quand la vertu et la liberté de la presse deviennent intempestives, funestes à la liberté, la république, gardée par des vices, est comme une jeune fille dont l’honneur n’est défendu que par l’ambition et par l’intrigue, on a bientôt corrompu la sentinelle.

Non, mon vieux profès, je n’ai point changé de principes ; je pense encore comme je l’écrivais dans un de mes premiers numéros ; le grand remède de la licence de la presse est dans la liberté de la presse ; c’est cette lance d’Achille qui guérit les plaies qu’elle a faites. La liberté politique n’a point de meilleur arsenal que la presse. Il y a cette différence à l’avantage de cette espèce d’artillerie, que les mortiers de d’Alton vomissent la mort aussi bien que ceux de Vandermersch. Il n’en est pas de même dans la guerre de l’écriture ; il n’y a que l’artillerie de la bonne cause qui renverse tout ce qui se présente devant elle. Soudoyez chèrement tous les meilleurs artilleurs pour soutenir la mauvaise cause ; promettez l’hermine et la fourrure de sénateur à Mounier, à Lally, à Bergasse ; donnez huit cents fermes à J. F. Maury ; faites Rivarol capitaine des gardes ; opposez-leur le plus mince écrivain, avec le bon droit, l’homme de bien en fera plus que le plus grand vaurien. On a inondé la France de brochures contre tous ceux qui la soutenaient ; le marquis de Favras colportait dans les casernes les pamphlets royalistes ; qu’est-ce que tout cela a produit ? Au contraire, Marat se vante d’avoir fait marcher les Parisiens à Versailles, et je crois bien qu’il a une grande part à cette célèbre journée. Ne nous lassons point de le répéter, à l’honneur de l’imprimerie, ce ne sont point les meilleurs généraux, mais la meilleure cause qui triomphe dans les batailles qu’on livre aux ennemis de la liberté et de la patrie. Mais, quelque incontestables que soient ces principes, la liberté de parler et d’écrire n’est pas un article de la Déclaration des Droits plus sacré que les autres qui, tous, sont subordonnés à la plus impérieuse, la première des lois, le salut du peuple ; la liberté d’aller et de venir est aussi un des articles de cette déclaration des droits ; dira-t-on que les émigrés ont le droit d’aller et de venir, de sortir de la République et d’y rentrer ? La Déclaration des Droits dit aussi que tous les hommes naissent et meurent égaux ; en conclura-t-on que la République ne doit point reconnaître de ci-devant, et ne les pas traiter de suspects ; que tous les citoyens sont égaux devant les comités de sûreté générale ; cela serait absurde ; il le serait également, si le gouvernement révolutionnaire n’était pas le droit de restreindre la liberté des biens, de l’opinion et de la presse, la liberté de crier : Vive le roi, ou aux armes, et l’insurrection contre la Convention et la République. J’ai surtout douté de la théorie de mon numéro 4 sur la liberté indéfinie de la presse, même dans un temps de révolution, quand j’ai vu Platon, cette tête si bien organisée, si pleine de politique, de législation et de connaissances des mesures, exiger pour première condition (en son Traité des lois, livre IV) que, dans la ville pour laquelle il se propose de faire des lois, il y ait un tyran (ce qui est bien autre chose qu’un comité de salut public et de sûreté générale), et qu’il faut aux citoyens un gouvernement préliminaire pour parvenir à les rendre heureux et libres.

Mais, quand même le gouvernement révolutionnaire, par sa nature, circonscrirait aux citoyens la liberté de la presse, la saine politique suffirait pour déterminer un patriote à se limiter à lui-même cette liberté. Je n’avais pas besoin de chercher si loin l’exemple de Cicéron, que je citais il n’y a qu’un moment. Quelle preuve plus forte de la nécessité de s’interdire quelquefois la vérité et d’ajourner la liberté de la presse, que celle qu’offre en ce moment notre situation politique !

Il y a tantôt trois mois que Robespierre a dit qu’il y avait des hommes patriotiquement contre-révolutionnaires, de même tous nos vétérans jacobins, vénérables par leurs médaillons et leurs cicatrices, tous les meilleurs citoyens, Boucher, Sauveur, Raffron, Rhull, Julien de la Drôme, Jean Bon Saint-André, Robert Lindet, Charlier, Bréard, Danton, Legendre, Thuriot, Guffroy, Duquesnoy, Milhaud, Bourbon de l’Oise, Fréron, Drouet, Dubois-Crancé, Simon, Le Cointre de Versailles, Merlin de Thionville, Ysabeau, Tallien, Poulletier, Rovère, Perrin, Calès, Musset, les deux Lacroix, et même Billaud-Varennes, Barère, Jay de Sainte-Foix, Saint-Just, C. Duval, Collot-d’Herbois, quoique ceux-ci aient été les derniers à en convenir ; j’aurais à nommer presque toute la sainte montagne, si je voulais faire un appel général : tous, et cela me serait facile à montrer, les journaux à la main, tous ont dit, soit aux Jacobins, soit à la Convention, la même chose en d’autres termes que Maure, il y a trois mois, « qu’il s’était élevé des sociétés populaires de patriotes crus comme des champignons, dont le système ultra-révolutionnaire était très-propre à faire reculer la révolution. »

Charmé de voir tant de mes collègues recommandables, rencontrer l’idée qui s’était fourrée dans ma tête depuis plus d’un an, que si l’espoir de la contre-révolution n’était pas une chimère et une manie, ce ne serait que par l’exagération que Pitt et Cobourg pourraient faire ce qu’ils avaient si vainement tenté depuis quatre ans par le modérantisme, à la première levée de boucliers, il y a trois mois. En voyant quelques-uns de mes collègues, que j’estime le plus, des patriotes illustres se remettre en bataille contre l’armée royale du dedans, et aller au-devant de sa seconde ligue des ultrà, qui venait au secours de la première ligue des feuillants ou des modérés, comme j’avais toujours été sur le même plan, et de toutes les parties, je voulus être encore d’une si belle expédition.

Je voyais que cette révolution que Pitt n’avait pu faire depuis quatre ans, avec tant de gens d’esprit, il l’entreprenait aujourd’hui par l’ignorance, avec les Bouchotte, les Vincent et les Hébert.

Je voyais un système suivi de diffamation contre tous les vieux patriotes, tous les républicains les plus éprouvés ; pas un commissaire de la Convention, presque pas un montagnard, qui ne fût calomnié dans les feuilles du Père Duchesne. L’imagination des nouveaux conspirateurs ne s’était pas mise en frais pour inventer un plan de contre-révolution ; au premier jour, Ronsin serait venu à la Convention, comme Cromwel au parlement, à la tête d’une poignée de ses fiers rouges, et, répétant les propos du Père Duchesne, nous aurait débité absolument le même discours que le protecteur : « Vous êtes des j…-f…, des viédases, des gourgandines, des sardanapales, des fripons qui buvez le sang du pauvre peuple, qui avez des gens à gages, pendant que le pauvre peuple est affamé, etc., etc. »

Je voyais que les hébertistes étaient évidemment en coalition au moins indirecte avec Pitt, puisque Pitt tirait sa principale force des feuilles du journal d’Hébert, et n’avait besoin que de faire faire certaines motions insensées, et de réimprimer les feuilles du Père Duchesne, pour terrasser le parti de l’opposition, et former le peuple à tous ceux qui, dans les trois royaumes, faisaient des vœux pour une révolution, en montrant le délire de ces feuilles, en répétant ce discours aux Anglais : « Seriez-vous maintenant jaloux de cette liberté des Français ; aimeriez-vous cette déesse altérée de sang, dont le grand-prêtre Hébert, Momoro et leurs pareils, osent demander que le temple se construise, comme celui du Mexique, des ossements de trois millions de citoyens, et disent sans cesse aux Jacobins, à la commune, aux Cordeliers, ce que disaient les prêtres espagnols à Montézume : Les dieux ont soif… ? »


SUITE DE MON CREDO POLITIQUE.

Je crois que la liberté c’est la justice, et qu’à ses yeux les fautes sont personnelles. Je crois qu’elle ne poursuit point sur le fils innocent le crime du père ; qu’elle ne demande point, comme le procureur de la commune, le Père Duchesne, dans un certain numéro, qu’on égorge les enfants de Capet ; car si la politique a pu commander quelquefois aux tyrans d’égorger jusqu’au dernier rejeton de la race d’un autre despote, je crois que la politique des peuples libres, des peuples souverains, c’est l’équité ; et, en supposant que cette idée, vraie en général, soit fausse en certains cas, et puisse recevoir des exceptions, du moins on m’avouera que, quand la raison d’état commande ces sortes de meurtres, c’est secrètement qu’elle en a donné l’ordre, et jamais Néron n’a bravé la pudeur jusqu’à faire colporter et crier dans les rues l’arrêt de mort de Britannicus et un décret d’empoisonnement. Quoi ! c’est un crime d’avilir les pouvoirs constitués d’une nation et ce n’en serait pas un d’avilir ainsi la nation elle-même, de diffamer le peuple français en lui faisant mettre ainsi la main dans le sang innocent à la face de l’univers.

Je crois que la liberté c’est l’humanité ; ainsi, je crois que la liberté n’interdit point aux époux, aux mères, aux enfants des détenus ou suspects de voir leurs pères ou leurs maris, ou leurs fils en prison ; je crois que la liberté ne condamne point la mère de Barnave à frapper en vain pendant huit jours à la porte de la Conciergerie pour parler à son fils, et lorsque cette femme malheureuse a fait cent lieues malgré son grand âge, à être obligée, pour le voir encore une fois, à se trouver sur le chemin de l’échafaud. Je crois que la prison est inventée non pour punir le coupable, mais pour le tenir sous la main des juges. Je crois que la liberté ne confond point la femme ou la mère du coupable avec le coupable lui-même, car Néron ne mettait point Sénèque au secret, il ne le séparait point de sa chère Pauline, et quand il apprenait que cette femme vertueuse s’était ouverte les veines avec son mari, il faisait partir en poste son médecin pour lui prodiguer le secours de l’art et la rappeler à la vie. Et c’était Néron !

Je crois que la liberté ne défend point aux prisonniers de se nourrir avec leur argent comme ils l’entendent, et de dépenser plus de 20 sous par jour ; car Tibère laissait aux prisonniers toutes les commodités de la vie, quibus vita conceditur, disait-il, us vitæ usas concedi debet ; et ceux que nous appelons avec raison nos tyrans payaient cependant 12 francs et jusqu’à 25 francs, par jour, pour nourrir ceux de leurs sujets qu’ils faisaient embastiller comme suspects, et jamais Commode, Héliogabale, Caligula n’ont imaginé, comme les comités révolutionnaires, d’exiger des citoyens le loyer de leur prison et de leur faire payer, comme à mon beau-père, 12 francs par jour, les six pieds qu’on lui donne pour lit.

Je crois que la liberté ne requiert point que le cadavre d’un condamné suicidé soit décapité ; car, Tibère disait : « Ceux des condamnés qui auront le courage de se tuer, leur succession ne sera point confisquée et restera à leur famille, sorte de remercîment que je leur fais pour m’avoir épargné la douleur de les envoyer au supplice. » Et c’était Tibère !

Je crois que la liberté est magnanime ; elle n’insulte point au coupable condamné jusqu’aux pieds de l’échafaud, et après l’exécution, car la mort éteint le crime ; car, Marat que les patriotes ont pris pour leur modèle et regardé comme la ligne de modération entre eux et les exagérés, Marat, qui avait tant poursuivi Necker, s’abstint de parler de lui du moment qu’il ne fut plus en place et dangereux, et il disait : « Necker est mort, laissons en paix sa cendre. » Ce sont les peuples sauvages, les antropophages et les cannibales qui dansent autour du bûcher. Tibère et Charles IX allaient bien voir le corps d’un ennemi mort ; mais au moins ils ne faisaient pas trophée de son cadavre ; ils ne faisaient point le lendemain ces plaisanteries dégoûtantes d’un magistrat du peuple, d’Hébert : Enfin j’ai vu le rasoir national séparer la tête pelée de Custines de son dos rond.

Je ne crois pas plus qu’un autre au républicanisme et à la fidélité de Custines ; mais, je l’avoue, il m’est arrivé de douter si l’acharnement extraordinaire et presque féroce avec lequel certaines personnes l’ont poursuivi n’était pas commandé par Pitt, et ne venait pas, non de ce que Custines avait trahi, mais de ce qu’il n’avait pas assez trahi, de ce que le siége de Mayence avait coûté 32 mille hommes et celui de Valenciennes 25 mille aux ennemis ; en sorte qu’il eût suffi de sept à huit trahisons pareilles pour ensevelir dans leurs tranchées les armées combinées des despotes. Qu’on relise la suite des numéros d’Hébert et on se convaincra qu’il n’a pas tenu à lui de ramener une nation, aujourd’hui le peuple français, à ce temps où sa populace, ses aïeux déterraient à Saint-Eustache le cadavre de Concini, pour s’en disputer les lambeaux, les faire rôtir et les manger ; il n’a pas tenu de même à Hébert, en ce point comme on voit bien différent de Marat, que le peuple ne se disputât les lambeaux d’une multitude de cadavres. Je crois que les grandes joies du Père Duchesne en ont causé souvent de bien plus grandes à Pitt et à Calonne, comme, par exemple, lorsqu’il se permit d’écrire de la fermeture des églises et de la déprêtrisation, et de ce que des villageois fanatiquement prosternés, il y a un an, devant un innocent, pendu pour ses opinions, qu’ils appelaient le bon Dieu, aujourd’hui l’arquebusaient et le tiraient à l’oie comme s’il eût été coupable de leurs adorations. Je crois que plus d’une fois, quand le Père Duchesne était bougrement en colère, Pitt et Calonne l’étaient bien plus pour le même sujet, comme lorsque Hébert se mangeait le sang à la lecture du Vieux Cordelier, l’ami du bon sens et des hommes, et qui s’efforçait de faire aimer la République ; comme lorsque Hébert voulait que l’on traitât Rouen comme Lyon, proscrivait tous les généraux, banquiers, les gens de loi, les riches, les boutiquiers, ne faisait grâce à aucun des six corps et mettait à la fenêtre jusqu’au dernier des brissotins ; comme le député Montaut interprétait le soir aux Jacobins ce que le Père Duchesne avait entendu le matin dans sa feuille. Comme il déterminait, par un exemple, la latitude de ce mot de Brissotins, en expliquant ce qu’il signifiait par rapport aux députés, lorsqu’il disait en ma présence et devant plus de mille personnes. « Il y avait dans la Convention une grande bande de voleurs, 21 ont péri, mais n’y avait-il de coupable que ces 21 ? Parmi ces 21 il y avait aussi 5 à 6 imbéciles et ce serait nous condamner nous-même que de ne pas prononcer le même jugement contre les 75. Que dis-je 75, ceux-là sont des brissotins qui ont opiné dans le sens des brissotins, et d’après les appels nominaux il y en avait 4 à 500. »

Je crois que c’est l’adroite politique de Pitt, c’est-à-dire du parti de Coblentz, du parti de l’étranger, du parti anti-républicain, qu’on est convenu assez généralement de désigner sous le nom de Pitt, je crois que c’est l’adroite politique de ce parti qui, se parant d’un beau zèle pour la régénération des mœurs, sous l’écharpe d’Anaxagoras, fermait les maisons de la débauche en même temps que celles de la religion, non par un esprit de philosophie qui, comme Platon, tolère également le prédicateur et la courtisane, les mystères d’Éleusis et ceux de la bonne déesse, qui regarde également en pitié Madeleine dans ses deux états à sa croisée ou dans le confessionnal ; mais pour multiplier les ennemis de la Révolution, pour remuer la boue de Paris et soulever contre la république les libertins et les dévots.

C’est ainsi qu’une fausse politique était à la fois au gouvernement deux de ses plus grands ressorts, la religion et le relâchement des mœurs.

Le levier du législateur est la religion. Voyez la fameuse ordonnance de Cromwel sur le dimanche : trois sermons ce jour-là, le premier, avant le lever du soleil, pour les domestiques. Marchés, cabarets, académies de jeux fermés. Ce jour-là, quiconque se promenait pendant le service divin jeté en prison ou condamné à l’amende. Défense de voyager ce jour-là. Les festins, la comédie, la chasse, la danse défendus ce jour-là à peine de punition corporelle. C’est que dans ce siècle, l’Angleterre était encore toute trempée du déluge des nouvelles opinions religieuses, c’est que le John Bull était presbytérien et janséniste ; et si l’art du philosophe est de diriger l’opinion, l’art de l’ambitieux est de la suivre et de se mettre dans le courant.

L’esprit philosophique au contraire a-t-il le dessus ? L’égoïsme, seul mobile des actions humaines dans tous les systèmes, tourne-t-il toutes ses spéculations du côté de ce monde, plutôt que vers le sein d’Abraham ? En un mot, la génération se corrompt-elle ? Alors la politique, dont le seul but est de gouverner, ne manque pas de prendre le vent, de se faire moliniste, et de donner encore des rames et des voiles à l’opinion.

C’est ainsi que Mazarin et Charles II, voyant les têtes rondes et la réforme aux cheveux plats passer de mode, lâchèrent encore plus cette bride de la morale, et obtinrent du relâchement des mœurs le même résultat que Cromwel de la religion, pour la tranquillité de leur tyrannie.

Je crois aussi que Pitt dut avoir au moins une aussi grande joie et s’en donner des piles autant que le père Duchesne, le jour qu’il apprit que, comme des enfants tombés par terre qui battent le pavé, on nous faisait déployer la vengeance nationale contre des murailles et décréter l’anéantissement de la ville de Lyon. Chose étrange, tel était l’égarement des meilleurs patriotes, qu’au sujet de cet ordre de raser Lyon, mesure qui allait combler de joie l’Angleterre et aussi funeste au commerce de France que la prise de Toulon, Couthon qui est pourtant un excellent citoyen et un homme de sens, commençait ainsi une de ses lettres insérée au Bulletin : « Citoyens collègues, nous vous avions prévenus dans toutes vos mesures ; mais comment se fait-il que la plus sage nous ait échappée, celle de détruire la ville jusque dans ses fondements. »

Quel esprit de vertige s’était donc emparé de nos meilleures têtes, quand Collot-d’Herbois nous écrivait un mois après : « On a déjà osé provoquer l’indulgence pour un individu, on la provoquera bientôt pour toute une ville. On n’a pas encore osé jusqu’ici demander le rapport de votre décret sur l’anéantissement de la ville de Lyon, mais on n’a presque rien fait jusqu’ici pour l’exécuter. Les démolitions sont trop lentes ; il faut des moyens plus rapides à l’impatience républicaine. À la place du marteau qui démolit pierre à pierre, ne pourrait-on pas employer la poudre pour faire sauter les rues en masse. » Est-ce le bon père Gérard qui parle ainsi, et quelle est cette impatience de Londres et d’Amsterdam, de voir détruire par nos mains une ville rivale, la plus commerçante, la plus ancienne et l’aïeule de nos cités ? Que d’efforts faisaient les plus grands ministres des Grecs pour accrocher leur ville de l’état florissant de Lyon, aujourd’hui : « Les étrangers, dit la loi de Solon, qui viendront se fixer à Athènes avec toute leur famille pour y établir un métier ou une fabrique, seront dès cet instant élevés à la dignité de citoyens. » C’était pour attirer la multitude dans un endroit et y faire naître le commerce que les Grecs instituaient des courses de chevaux et de chars, proposaient des couronnes aux athlètes, aux musiciens, aux poëtes, aux peintres, aux acteurs et même aux prêtresses de Vénus qu’ils appelaient les conservatrices des villes, lorsqu’elles n’en étaient pas devenues le plus grand fléau, comme depuis Christophe Colomb, en Europe, où on peut dire qu’elles exercent une profession inconnue à l’antiquité, le métier de la peste. De même on vit bien à Rome, les dictateurs confisquer les villes les plus considérables d’Italie, qu’ils vendaient à l’encan au profit de leurs soldats, comme Sylla, Florence, et Octave, Mantoue et Crémone, mais ils ne les rasaient pas ; s’il leur arrive de réduire Pérouse et Nursie en cendres, du moins la rapidité des flammes était à leur colère l’odieux d’une si longue durée que celle de Collot contre Lyon. Quand on lit le rapport de Barère sur ce projet de décret et l’enthousiasme dont la beauté de cette mesure avait saisi le rapporteur du comité du salut public, on croit entendre N. s’écrier, dans Voltaire :

Bâtir est beau, mais détruire est sublime !

C’est encore sur la motion de Barère que la Convention a rendu contre elle-même ce décret, le plus inconcevable qu’aucun sénat ait jamais rendu, ce décret vraiment suicide, qui permet qu’un de ses membres investi de la confiance de 30,000 citoyens dont il est l’orateur et qu’il représente dans l’Assemblée nationale, soit conduit en prison sans avoir été entendu, sur le simple ordre de deux comités, et d’après cette belle raison qu’on n’avait point entendu les brissotins. En vain Danton a fait sentir la différence ; qu’il s’agissait alors d’une conspiration manifeste, et dont aujourd’hui on trouve même l’aveu dans les discours des deux partis, à la rentrée du parlement d’Angleterre : qu’il y avait six mois que la Convention entendait les accusés tous les jours, et sur le fond même de la question, que nous étions tous témoins de leur fédéralisme ; qu’en matière de conspiration, c’était une nécessité de s’assurer à l’instant de la personne des conspirateurs ; mais que sur une accusation de faux matériel et de vénalité il n’était pas besoin de fouler aux pieds les principes et qu’il n’y avait aucun inconvénient à entendre d’Églantine ; que les Brissotins eux-mêmes, dans leur plus violent accès de délire, avaient respecté dans Marat le caractère de représentant du peuple, et l’avaient laissé parler deux heures et tant qu’il avait voulu avant de l’envoyer à l’Abbaye. Au milieu de ces raisons décisives, Danton a été hué par ses collègues. Danton prétend qu’il était sur un mauvais terrain, il n’en est pas moins évident que ce décret est du plus dangereux exemple ; lui seul, il réduirait bientôt l’Assemblée nationale à la condition servile d’un parlement dont on embastillait les membres qui refusaient d’enregistrer les projets de lois, si les membres des comités étaient ambitieux et manquaient de républicanisme.

Déjà le comité nomme à toutes les places et jusqu’aux comités de la Convention, jusqu’aux commissaires qu’il envoie dans les départements et aux armées. Il a dans ses mains un des plus grands ressorts de la politique, l’espérance, par laquelle le gouvernement attire à lui toutes les ambitions, tous les intérêts. Que lui manque-t-il pour maîtriser ou plutôt pour anéantir la Convention et exercer la plénitude du décemvirat, si ceux des députés qu’il ne peut attirer dans son antichambre en faisant luire à leurs yeux le panache tricolore, récompense de leurs souplesses et de leurs adulations, il peut les contenir par la crainte de les envoyer au Luxembourg, dans le cas où ils viendraient à déplaire ? Y a-t-il beaucoup de députés, y a-t-il beaucoup d’hommes tout à fait inaccessibles à l’espérance et à la crainte ? Dans la république même, l’histoire ne compte pas un Caton sur plus d’un million d’hommes. Pour que la liberté pût se maintenir à côté d’un pouvoir si exorbitant, il faudrait que tous les citoyens fussent des Catons, il faudrait que la vertu fût le seul mobile du gouvernement. Mais si la vertu était le seul ressort du gouvernement, si vous supposez tous les hommes vertueux, la forme du gouvernement est indifférente et tous sont également bons. Pourquoi donc y a-t-il des gouvernements détestables et d’autres qui sont bons ? Pourquoi avons-nous en horreur la monarchie et chérissons-nous la République ? C’est qu’on suppose avec raison que les hommes n’étant pas tous également vertueux, il faut que la bonté du gouvernement supplée à la vertu, et que l’excellence de la république consiste en cela précisément, qu’elle supplée à la vertu.

Je crois encore ce que je disais dans mon numéro 3, des Révolutions de Brabant, malheur aux rois qui voudraient asservir un peuple insurgé. La France ne fut jamais si redoutable que dans la guerre civile. Que l’Europe entière se ligue et je m’écrierai avec Isaac : Venez Assyriens ; et vous serez vaincus ! Venez Mèdes, et vous serez vaincus ! Venez tous les peuples, et vous serez vaincus ! J’ai toujours compté sur l’énergie nationale et sur l’impétuosité française, doublée par la Révolution, et non sur la tactique et l’habileté des généraux. Parmi les sottises qu’Hébert fait débiter, apparemment pour me mettre au pas, il n’est point de propos plus ridicule que celui qu’il m’a prêté à la tribune des Jacobins, en me faisant dire que si j’étais allé dîner chez Dillon, c’était pour l’empêcher d’être un prince Eugène et de gagner contre nous des batailles de Malplaquet et de Ramillies. Je n’en persiste pas moins à croire que si nous avions eu à la tête de nos armées des généraux patriotes qui eussent les connaissances militaires de Dillon, la bravoure du républicain français guidée par l’habileté des officiers, eût déjà pénétré jusqu’à Madrid et jusqu’aux bouches du Rhin.

Je n’en persiste pas moins à croire que j’ai eu raison de pressentir les plus funestes impérities de la Vendée, lorsque j’entendis, il y a dix mois, aux Jacobins un tonnerre d’applaudissements ébranler la salle à ces mots d’H… que nous avions en France trois millions de généraux, et que tous les soldats sont également propres à commander à leur tour et par l’ancienneté de médaillon. Comment peut-on méconnaître à ce point les avantages de la science militaire et du génie ? Je suis obligé d’user de redite et de répéter dans mon credo ce que j’ai dit mainte fois, parce qu’il n’est pas ici question de me faire une réputation d’auteur, mais de défendre celle de patriote, d’imposer à mes concitoyens et de leur divulguer mes dogmes politiques, et de soumettre au jugement des contemporains et de la postérité la profession de foi du Vieux Cordelier, afin qu’on soit en état de juger, non ma réputation d’auteur, mais celle de patriote, ou plutôt il n’est pas ici question ni de moi, ni de ma réputation, mais d’imposer les dogmes de la saine politique et d’inculquer à mes concitoyens des principes dont un État ne peut pas s’écarter impunément. Par exemple, il est certain comme je l’ai dit, que la guerre est un art, où, comme dans tous les autres, on ne se perfectionne qu’à la longue, il ne s’est encore trouvé que deux généraux, Lucullus et Spinola, qu’un génie extraordinaire ait dispensé de cette règle, et quoique tous les jours des officiers prennent hardiment le commandement d’armées de 40 mille hommes. Turenne, qui était un si grand capitaine, ne concevait pas comment un général pouvait se charger de conduire plus de 35 mille hommes ; et en effet, c’est avec une armée toujours inférieure qu’il marchait chaque jour à une nouvelle victoire. Si l’habileté est nécessaire dans le médecin qui a entre ses mains la vie d’un seul homme, et si son art est le premier par l’importance de son objet, combien l’art militaire doit être au-dessus et combien il est absurde de ne compter pour rien l’ignorance dans un général, qui, par un ordre sage ou inconsidéré dispose de la vie de 10 mille bommes, qu’il peut perdre ou sauver. J’ai entendu Merlin de M… et Westerman, le Vendéen, et beaucoup d’autres troupiers qu’il n’est pas permis de soupçonner ni de partialité, ni d’incivisme, dire que le grand tort de Philippeaux, dans sa fameuse dénonciation, était d’avoir imputé à trahison ce qu’il devait mettre sur le compte de l’impéritie et n’attribuer qu’à ce système accrédité et prêché par les bureaux de la guerre que tous les parents des commis et les frères des actrices avec qui ils couchaient étaient aussi bons que Villars pour couvrir nos frontières. C’était bien là le renversement de toutes les idées presque innées à force d’être anciennes ; car il y a plus de trois mille ans que le vieux Cambyse adressait ces paroles à son fils Gyrus, si on en croit Xénophon, dans la dernière instruction qu’il lui donnait en lui disant adieu, et lorsque le jeune homme avait déjà fait sonner le tocsin pour courir avec la cavalerie au secours de son beau-père Cyaxare : « Mon fils, il n’est pas permis de demander aux dieux le prix de l’art, quand on n’a jamais manié un art, ni de conduire un vaisseau dans le port, quand on est ignorant de la mer, ni de n’être point vaincu quand on n’a pas pourvu à la défense[6]. »

  1. Camille fut arrêté en corrigeant les épreuves du No VII.

    La presse est la reine des reines au début comme à la fin des révolutions… Donc Camille se sentait revivre. Après avoir, lui aussi, traîné, tremblé et langui, il sentait comme Samson que les cheveux lui repoussaient. Non content d’avoir, des deux pieds, écrasé les Philistins, je veux dire les hébertisies, il allait, poussé d’une force inconnue, secouer les colonnes du temple et la réputation de Robespierre. L’affaire de Fabre avait percé le cœur de Camille ; elle le détacha de son maître. L’amitié pouvait seule l’émanciper de l’amitié. On l’a vu aux premiers mots du numéro VI. Qui ne voyait, à ce moment, le danger du grand artiste ?… Et cependant l’audacieux numéro VII regarde au visage et décrit ceux que personne n’osait plus regarder en face, les redoutables membres du Comité de sûreté générale… Une certaine comparaison d’Octave et d’Antoine semble une allusion cruelle à Robespierre et à Danton. Le libraire de Desmoulins, Desenne, recula d’épouvante, quand il lut en épreuves ces lignes terribles : Suite du Credo politique. Il se crut mort, déclara qu’il hasarderait d’imprimer tout ce qui était antihébertiste, mais que tout passage contre Robespierre devait disparaître. L’ardent et fougueux écrivain, arrêté dans son élan, se débattit, disputa. Les épreuves allaient et venaient ; on les lisait au passage, les amis en parlaient tout bas. Les ennemis en surprirent-ils quelques passages, c’est probable. Du reste le bruit suffisait. L’effet du factum eût été terrible. C’était à Robespierre à voir s’il devait attendre le coup… De hasarder la parole contre Desmoulins, il n’y avait pas à y songer. Un dieu qui discute est perdu ; Robespierre, d’ailleurs, n’avait qu’une corde sérieuse et triste. Il était sans armes contre l’ironie. Ses excursions en ce genre n’étaient pas heureuses. Il ne pouvait plaisanter Desmoulins, mais bien le tuer. Nous ne doutons aucunement qu’il n’ait été terrifié, la première fois que cette idée cruelle lui vint à l’esprit. Cet aimable, ce doux, ce bon camarade qui n’avait pas passé un jour sans travailler à sa réputation ! Ces souvenirs n’étaient-ils rien ? Y avait-il un homme encore en Robespierre ? Je soutiens et je jurerais qu’il eut le cœur déchiré. D’ailleurs, tuer Desmoulins, c’était encore autre chose ; on ne pouvait s’arrêter. Le pauvre Camille, qu’était-ce ? une admirable fleur, qui fleurissait sur Danton ; on n’arrachait l’un qu’en touchant à l’autre…

    (Michelet, Rév. fr., t. X.)
  2. « In Galliâ factiones sunt, non solum in omnibus civitatibus, atque pagis, partibusque, sed in vicis, etc. »
  3. Vieux reître de l’ancien district des Cordeliers, qui entre chez moi, et vient voir si je fais parler dignement le chapitre dans mon numéro VII, et si je ne fais pas reculer la bannière.
    (Note de Desmoulins.)
  4. Nous avons mis entre crochets les passages supprimés par Desenne dans l’édition originale, passages rétablis pour la première fois en 1834, par M. Matton, possesseur du manuscrit.
  5. À une des séances des Cordeliers, Hébert ne vient-il pas de dire que Philippeaux, d’Églantine et moi, nous étions d’intelligence avec la disette, et la cause qu’il ne tenait point de beurre au marché ?
    (Note de Desmoulins.)
  6. Camille n’a pas fini sa profession de foi, il se disposait à la continuer dans le huitième numéro du Vieux Cordelier dont nous n’avons que des fragments, et dans les numéros suivants.