1914-1916/Le Soldat

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1914-1916 : poésies
Mercure de France (p. 39-45).
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1915




LE SOLDAT


« Hier encor, j’aimais les roses,
L’azur, les longs jours d’été,
Et les êtres et les choses
De lumière et de beauté.

« Aux murmures des fontaines,
À l’heure où l’étoile luit,
Se mêlaient des voix lointaines
Qui me parlaient dans la nuit.


« Elles me disaient dans l’ombre
Que la vie est, à vingt ans,
Faite d’aurores sans nombre
Et d’innombrables printemps,

« Que l’amour et la jeunesse
Rendent ses instants divins
Et que le bonheur ne laisse
Que des roses à leurs mains.

« Hier encor, joyeux de vivre,
D’être, de sentir, de voir,
J’étais celui qui s’enivre
Des promesses de l’espoir.


« Brûlé d’une ardente flamme,
Je rêvais d’un sort altier
Pour qu’un sourire de femme
S’ajoutât à mon laurier…

« Aujourd’hui, boueux, sordide,
L’orteil nu sur le caillou,
J’ai l’air, au vent qui me ride,
D’un mendiant ou d’un fou ;

« Vingt balles dans ma capote
Ont fait des trous ; son lambeau
Trop large autour de moi flotte,
Et j’ai maigri dans ma peau ;


« Dans une tranchée, en Flandre,
Depuis vingt jours, je suis là,
Et la consigne est d’attendre
L’obus lourd et son éclat ;

« Auprès de moi, sur la paille,
Un blessé râle. Oh ! ce sang !
Et le seul plaisir qui vaille
Est le Boche qu’on descend ;

« Le jour est dur, la nuit pire,
Mais c’est de même pour eux,
Et je ne pourrais pas dire
Que je ne suis pas heureux,


« Car je sens, dans l’ombre noire,
Si je m’endors, harassé,
La Patrie aux yeux de gloire
Qui baise mon front glacé. »


15 janvier 1915.