Acadie/Tome II/12

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Texte établi par Henri d’Arles, J.-A. K.-Laflamme (Tome 2p. 243-259).

CHAPITRE VINGT-TROISIÈME



Persécutions de Lawrence. — Leur effet. — Énumération des griefs contenus dans le volume des Archives pouvant justifier la déportation. — Défense faite aux Acadiens de quitter la Province sous peine de contrainte militaire à l’égard des familles des délinquants.


Il était d’autant plus facile à Lawrence de verser dans la tyrannie et la cruauté que sa nature y inclinait fortement, au point qu’il persécuta ses compatriotes d’Halifax et ses co-religionnaires allemands de Lunenbourg, tandis qu’il devait avoir au contraire intérêt à les ménager. Mais, de la part des Acadiens, il n’avait rien à redouter ; et si, comme tout semble le prouver, il avait dès lors formé le projet de les déporter, il entrait dans ses calculs de les pousser à des actes d’insubordination, de façon à donner à l’exécution de ce projet une apparence de justification.

Il est aisé de retracer pas à pas la marche qu’il suivit à partir du moment où il eût adopté cette décision, — laquelle fut prise en juillet ou vers juillet 1754, alors qu’il était certain que Hopson ne reviendrait pas et que lui, Lawrence, recueillerait sa succession[1].

Jusque-là, Lawrence n’avait porté aucune accusation contre les Acadiens ; il avait même été jusqu’à prier ceux qui avaient émigré de réintégrer le territoire anglais ; et, autant que nous pouvons en juger, il ne s’était pas montré d’une rigueur extrême. Maintenant, tout va changer. Le 1er  août, il adresse aux Lords du Commerce une lettre remplie d’accusations contre les habitants français, et la termine par ces mots : Ils possèdent les meilleures terres de la province… il vaudrait mieux qu’ils fussent partis. » La résolution est prise… Les persécutions commencent. L’on a vu que Hopson avait donné ordre à ses officiers de traiter en tout les Acadiens comme les autres sujets de Sa Majesté, de ne leur rien prendre par violence, ni sans que le prix n’en ait été convenu avec eux. Le premier acte de Lawrence, après sa lettre du 1er août, fut de révoquer les ordres si sages et si humains de son prédécesseur : cette iniquité, remarquons-le bien, fut consommée le 5 août, quatre jours après la lettre en question. Voici, en effet, l’ordre qu’il adressait à cette date au capitaine Murray, commandant du Fort Édouard, à Pisiquid, — ordre signifié dans les mêmes termes aux autres officiers :

« Vous devrez obliger les habitants français de votre district, sous peine grave, d’apporter, pour le service du fort « le Sa Majesté à Pisiquid, des poteaux et des piquets, autant que l’ingénieur, M. Tonge, en aura besoin, et coupés selon les dimensions que celui-ci aura données ; n’allez pas barguigner avec ces gens au sujet du paiement ; mais, au fur et à mesure qu’ils apporteront ce qui est requis, vous leur délivrerez des certificats leur donnant le droit de venir retirer à Halifax l’argent qu’il paraîtra raisonnable de leur donner en retour. S’ils ne se conforment pas immédiatement à cet ordre, notifiez-les que le prochain courrier apportera une ordonnance de procéder à la contrainte militaire contre les délinquants. Il faut leur prouver que, là où le service de Sa Majesté demande leur assistance, ils n’ont qu’à obéir immédiatement sans poser de conditions, bien que dans leurs transactions privées ils soient libres de fixer eux-mêmes le prix de leur travail. » Dans une autre lettre du même au même, l’on trouve ce qui suit : « L’on n’acceptera pas d’excuse pour ne pas apporter de bois de chauffage ; s’ils n’en apportent pas au temps voulu, les soldats s’empareront de leurs maisons pour s’en faire du combustible[2]. »

Comme toujours, lorsque la portée des documents n’est pas dans la bonne direction, ceux-ci ne se trouvent pas au volume des Archives. Haliburton, qui les reproduit, ajoute : « Les réquisitions que l’on faisait à l’occasion chez les Acadiens, étaient signifiées d’une façon qui ne montrait guère que l’on cherchât à se concilier leur affection ; et quand ils furent informés par le capitaine Murray qu’à moins de procurer du combustible à son détachement, ils seraient soumis à la contrainte militaire, ils ne furent pas lents à remarquer la différence qu’il y avait entre les contrats que le gouvernement passait avec les Anglais et les mesures coercitives employées à leur égard[3]. »

Philip H. Smith dît au sujet des mêmes ordres : « Murray commandait une poignée d’hommes au fort Édouard, (maintenant Windsor,) et, comme tant d’autres petits despotes, rempli de sa propre importance, muni d’une autorité absolue sur la vie et les propriétés, assuré que les dépositions des habitants français contre lui seraient regardées comme non-avenues, il n’était pas en peine de trouver des prétextes pour faire sentir son pouvoir. »

Pareilles mesures, comme on peut le penser, provoquèrent du mécontentement ; cependant l’on s’y soumit partout, excepté à Pisiquid ; et même là, il n’y eût pas refus d’y obéir, mais simplement délai dans leur exécution, jusqu’à ce que fut arrivée la réponse aux représentations que les habitants de cet endroit avaient adressées au gouverneur. Il semblerait que ce dernier incident n’eût dû avoir aucune importance, puisque ces gens déclaraient que si leurs raisons n’étaient pas accueillies favorablement, ils obéiraient ; et c’est là ce qu’écrivait à Lawrence Murray lui-même : « Toute cette histoire des Indiens ou des habitants prenant les armes est fausse, vu que M. Deschamps[4] m’a dit ce matin que, dans une conversation qu’il avait eue avec quelques-uns des Acadiens, il leur raconta ce qu’il tenait du prêtre (Daudin) ; ils en furent étonnés et déclarèrent qu’ils n’avaient jamais eu l’intention de prendre les armes, et qu’au contraire, si, dès que le parti serait de retour d’Halifax, ils recevaient l’ordre d’apporter du combustible, nonobstant leurs représentations, ils étaient bien résolus à obéir[5].

Or, l’on fit un grand état de cette désobéissance, qui pourtant n’en était pas une, puisque les Acadiens faisaient déprendre l’exécution de ces ordres de la réponse du gouverneur. Au pis aller, ce n’était qu’un court délai. Ce droit de se plaindre par requête, droit si élémentaire, qui est à la base des libertés anglaises, n’existait-il donc pas pour eux ? Ne convenait-il pas, au nom du plus vulgaire bon sens, de leur donner la mince satisfaction d’attendre que cette réponse leur fût parvenue ? C’est bien ce qu’eût fait tout homme doué d’une parcelle de bienveillance ; c’est bien ce qu’eût fait, nous n’en doutons pas, Lawrence lui-même, malgré sa férocité, s’il n’eût cherché l’occasion de sévir contre les Acadiens afin de les exaspérer, de fomenter parmi eux des troubles, et de se donner des prétextes pour les déporter. Ce n’est cependant pas ce qu’il fît ; car la résolution, comportant refus de leur requête, ne leur laissait pas le temps d’obéir, et renfermait l’ordre de diriger sur Halifax cinq des principaux citoyens, et l’abbé Daudin, leur missionnaire :

« Le Conseil, ayant pris la chose en considération, fut d’avis de donner à l’officier commandant instruction de répéter aux habitants l’ordre d’apporter du bois de chauffage, sous peine d’avoir à subir la contrainte militaire. Il fut résolu également que M. Daudin et cinq des principaux habitants fussent mandés immédiatement à Halifax pour y rendre compte de leur conduite : au cas où ils n’obéiraient pas dans les douze heures alors l’officier commandant devra les faire arrêter et les envoyer sans retard à Halifax[6]. »

Le capitaine Murray somma donc l’abbé Daudin et cinq des principaux habitants de comparaître devant lui. Laissons parler le commandant lui-même[7] :

« J’ai reçu, — disait-il à Lawrence, dans une lettre en date du 30 septembre, — les ordres que vous m’avez envoyés par l’intermédiaire du capitaine Cox, vendredi dernier, entre midi et une heure ; et je fis immédiatement convoquer le prêtre (Daudin,) et lui signifiai en présence des officiers d’avoir, conformément à vos instructions, à se mettre en route sur le champ pour Halifax ; il prétendait être indisposé, bien qu’il eût été capable de marcher jusqu’au fort, où je l’avais mandé. Je lui réitérai que vos ordres n’admettaient ni délai ni excuse.

« Je fis également appeler Claud Brossart (Brassard), Charles Le Blanc, Baptiste Galerne, Jacques Forret (Forêt, ) et Joseph Herbert (Hébert,) qui tous se présentèrent, à l’exception de Forret, qui est réellement souffrant, étant tombé du haut d’une grange. Je leur communiquai les mêmes ordres devant les officiers ; ils eurent l’insolence de les discuter, et me demandèrent de les produire afin de leur prouver en vertu de quelle autorité j’agissais comme je le faisais ; leur impudence fut telle que je dus les mettre à la porte de la salle.

« Hier, j’ai pu me rendre compte que l’indisposition de Daudin n’était qu’une feinte, vu qu’il a pu dire la messe. J’ai aussi appris que les quatre autres, au lieu de se tenir prêts à aller à Halifax, s’employaient à rédiger des pétitions et à convoquer des assemblées séditieuses ; alors que je les ai envoyés chercher et les ai faits prisonniers ; j’ai aussi fait venir Daudin et l’ai gardé dans le fort. Le capitaine Cox, le lieutenant Mercer, et l’enseigne Peach, avec un fort détachement de soldats, les escortèrent (jusqu’à Halifax ;) Mercer et Peach assistaient à l’entrevue que j’ai eue avec le prêtre, et dont je vous ai envoyé la relation par le docteur Steele. Ci-incluse est la copie des derniers ordres que j’ai donnés aux habitants ; mais je ne sais pas encore s’ils sont disposés à y obéir. Le capitaine vous informera de ce que j’aurais pu omettre dans la présente. »

A. Murray.


Cette lettre fut lue à une séance du conseil tenue le 2 octobre : après avoir délibéré sur son contenu, les conseillers remirent l’abbé Daudin à la garde du Bailli, et firent enfermer ses quatre compagnons, jusqu’à une autre séance du conseil, convoquée pour le lendemain, 3 octobre, dans le but d’examiner leur conduite.

« Le conseil s’étant réuni, M. Daudin et les habitants français y comparurent, et M. Daudin présenta un écrit qu’il disait contenir sa défense : cet écrit ayant été lu et dûment considéré, et rien n’y ayant été trouvé de nature à justifier sa conduite et ses agissements, et par contre, toutes les accusations dont l’avait chargé le capitaine Murray ayant été prouvées avec clarté et évidence ; en outre, lui ayant fait remarquer qu’alors qu’il était à Annapolis, il avait causé beaucoup de malaise et de mécontentement parmi les habitants de cet endroit, également que les habitants de Pisiquid, qui étaient très tranquilles et obéissants durant son absence, se montrèrent insoumis et récalcitrants dès qu’il fut de retour au milieu d’eux, le Conseil en vint à une résolution qui fut signifiée à Daudin dans les termes suivants :

« Vous avez été amené ici sur une plainte portée par l’officier commandant à Pisiquid, laquelle vous accusait d’y avoir tenu une conduite inconvenante et insolente ; après examen, il a été pleinement établi qu’en présence du dit officier commandant et d’autres sujets de Sa Majesté, vous avez avec impudence et menace, prononcé des paroles outrageantes pour le gouvernement de Sa Majesté ; également, que vous avez cherché à promouvoir parmi les habitants la sédition et la révolte contre le gouvernement de Sa Majesté, — crimes d’une extrême gravité et pour lesquels vous pourriez vous attendre à un châtiment sévère ; cependant, par respect pour vos fonctions, le conseil a décidé de ne pas vous infliger la punition que vous avez encourue ; il a seulement résolu de vous déporter hors de la Province, étant bien déterminé à n’y laisser aucun prêtre qui osera s’immiscer dans les affaires du gouvernement de Sa Majesté. »

« Ceci fait, les habitants furent sévèrement réprimandés et exhortés à s’en retourner chez eux et à apporter immédiatement du bois, selon l’ordre qu’ils en avaient reçu ; et il leur fût signifié qu’au cas où ils négligeraient plus longtemps d’accomplir ce devoir, la contrainte militaire serait certainement exercée contre eux[8]. »

Ainsi, les quatre habitants furent relâchés, après quelques jours de détention ; mais Daudin fut gardé prisonnier, en attendant l’occasion de le transporter hors de la province. Les documents que le compilateur nous livre ne sont pas suffisants pour nous permettre de bien saisir le rôle joué par l’abbé Daudin dans toute cette affaire. L’accusation portait qu’il avait fait usage de paroles irrespectueuses envers les autorités ; que l’insoumission des habitants datait de son retour d’Annapolis. Daudin produisit une défense par écrit, qui ne fut pas jugée satisfaisante. Elle ne se trouve pas au volume des Archives.

Murray, en rapportant à Lawrence la conversation qu’il avait eue avec Daudin, disait : « Daudin me dit qu’il avait ignoré jusqu’à lundi matin les représentations que les habitants avaient faites ; que j’avais fait un faux pas en ne le consultant pas avant de vous en donner connaissance, ajoutant que, si je lui en eusse parlé, il aurait calmé les habitants et me les aurait amenés parfaitement soumis ; qu’au lieu de cela j’avais envoyé un détachement au colonel Lauwrence, homme que les Acadiens détestaient personnellement, et dont ils haïssaient le gouvernement au point de croire qu’ils seraient toujours mal à l’aise sous son règne, étant donnée la façon cruelle dont il les avait traités quand il avait été parmi eux[9]. »

D’après ceci, il semblerait que Daudin n’avait connu qu’après coup la détermination des habitants ; qu’au contraire, il eût été prêt à se servir de son influence sur eux pour les amener à exécuter les ordres du gouvernement ; seulement, il trouvait à redire aux procédés de Murray. La dernière partie de la citation est probablement ce qui motivait l’accusation d’avoir parlé irrespectueusement des autorités. Lawrence n’était pas homme à pardonner une offense aussi personnelle[10]. »

Voici ce que nous croyons pouvoir saisir, à travers tout cela : c’est que les Acadiens s’étaient attendus (lue Murray soumettrait, selon la manière ordinaire, leur requête au gouverneur, sans donner à la suspension de leurs travaux et à leur démarche plus de signification qu’elles n’en portaient ; qu’au lieu de cela, il la fît expédier par un détachement de troupes, donnant ainsi à l’affaire une proportion exagérée, et exposant les requérants à de nouvelles rigueurs de la part de Lawrence. Par où l’on voit la terreur que leur inspirait ce despote.

C’est là ce qui semble ressortir de ces faits, d’après la seule version de l’accusateur. Nous avions ici un de ces cas rares, où, en ce qui regarde Daudin, nous aurions pu étudier les deux côtés de la question, puisque cet abbé avait produit une défense personnelle ; mais le volume des Archives ne donne pas son plaidoyer, non plus que la requête présentée par les Acadiens. Les éléments d’un jugement équitable nous faisant défaut, nous ne pouvons ni disculper ni condamner ce missionnaire[11] ; cependant, il ne faut pas perdre de vue, que dans la personne du capitaine Murray, nous avons l’officier le plus inhumain de tous ceux qui composaient l’entourage de Lawrence. Cet homme pouvait soulever une tempête dans un verre d’eau : et l’incident que nous venons de relater n’était peut-être pas autre chose que cela.

Malgré sa l’utilité, et afin de ne lieu laisser de côté de ce que nous trouvons au volume des archives, pouvant avoir une signification défavorable aux Acadiens et à leur esprit de soumission, nous rapporterons brièvement un autre incident qui eût lieu huit mois après celui que nous venons de raconter. À la date du 27 mai suivant, 1755, Lawrence écrivait à Murray une lettre dans laquelle il l’informait qu’il avait appris par le major Handfield, d’Annapolis, que trois soldats français de Beauséjour étaient dans les cantons des Mines, ostensiblement comme déserteurs, en réalité pour séduire les habitants, et les engager, soit à prendre les armes, soit à quitter la province : « Je vous engage fortement à faire appréhender au plus tôt ces prétendus déserteurs. Si vous réussissez, dans les vingt-quatre heures, à opérer leur capture secrètement, j’en serai content ; sinon, je désire que vous lanciez une Proclamation offrant une récompense de vingt livres sterling à quiconque indiquera l’endroit où ces soi-disant transfuges pourront être appréhendés. Vous répandrez cette proclamation par l’entremise des députés, que vous assemblerez à cet effet… Vous leur direz que si quelques-uns des habitants, jeunes ou vieux, offraient d’aller à Beauséjour, ou de prendre les armes, ou d’induire les autres à commettre quelque acte d’hostilité contre les Anglais, ou de faire quelque déclaration en faveur des Français, ils seront traités comme des rebelles, leurs propriétés et leurs familles seront immédiatement soumises à la contrainte militaire ; et vous ajouterez qu’au cas où l’on réussirait à les appréhender eux-mêmes, ils auront à subir toute la rigueur de la loi, et toutes les sévérités qu’il me sera possible de leur infliger…

« Je désire que vous lanciez sur-le-champ une proclamation en mon nom, offrant une récompense de vingt livres sterling à quiconque capturera et amènera Joseph Dugas, de Cobequid, ou l’un ou plusieurs de ceux qui faisaient partie du (courrier arrivé de Cobequid à Beauséjour, le cinq mai courant, avec des lettres pour l’abbé Le Loutre ; même récompense à quiconque appréhendera le courrier arrivé à Beauséjour dans la soirée de ce même cinq mai, porteur de lettres envoyées des Mines et de Pisiquid à l’adresse du dit Le Loutre[12] … »

Les informations que Lawrence disaient avoir apprises, pouvaient être vraies ou fausses, nous ne savons trop ; mais comme le volume des Archives ne rapporte aucuns procédés ultérieurs ayant trait à ces faits, nous ne sommes pas éloigné de croire qu’elles n’avaient aucun fondement. Et cela ne serait pas surprenant, puisque les faits qui donnèrent lieu à la lettre de Lawrence étaient censés se passer dans le voisinage immédiat et dans la juridiction du capitaine Murray lui-même, et que l’information en venait d’Annapolis, située à l’autre extrémité de la province. Quoiqu’il en soit, ces faits n’ont aucune importance réelle, si ce n’est qu’ils montrent que le régime de Lawrence était devenu si lourd et si odieux, que les Français renouvelaient leurs efforts pour encourager les Acadiens à émigrer.

Il faut nécessairement supposer que les faits que nous venons de mentionner sont les plus graves que l’on ait pu reprocher aux Acadiens, puisqu’ils sont les seuls qui aient donné lieu à des mesures de la part de l’autorité, les seuls qui aient trouvé place au volume des archives. Ainsi, lecteurs, c’est sur ces faits que vous avez à juger si, oui ou non, la déportation a été un acte justifiable ; car il n’y a pas eu autre chose jusqu’à la déportation, en dehors du refus de prêter un serment sans réserve. Quel est l’homme sensé qui soutiendra que ces petits incidents, insignifiants en eux-mêmes et sans portée, aient été des motifs suffisants pour faire subir à tout un peuple un châtiment qui comportait l’assemblage de tous les maux pouvant affliger l’humanité ? — Dans le premier de ces incidents, celui de Pisiquid, le seul coupable était Lawrence lui-même. Ses ordres, qui changeaient les règlements équitables de Hopson, étaient injustes et barbares. Au moins, devait-il accorder aux habitants le droit de faire de respectueuses représentations, surtout alors que ceux-ci avaient déclaré qu’ils obéiraient tout de suite si leur requête était l’objet d’un refus, et quand Lawrence avait été informé de leurs dispositions par Murray lui-même. — Dans le second, celui de soldats français venus pour séduire les habitants, cela ne pourrait regarder les Acadiens que s’ils avaient écouté leurs propositions. Des séductions de cette nature, et infiniment plus sérieuses, ne manquèrent pas de s’exercer pendant la guerre de 1744 à 1748, et nous savons avec quel résultat. Si des motifs semblables pouvaient être une justification, Lawrence aurait pu en invoquer davantage contre les colons allemands de Lunenburg, et peut-être autant contre ceux d’Halifax, encore que, dans les deux cas, il eût traité ces gens avec beaucoup plus d’équité. De fait, il est toujours possible à un despote de justifier toutes ses cruautés ; et nous ne connaissons pas un peuple, qui, à la place des Acadiens, eût subi autant d’injustices et de provocations sans se révolter.

L’on se rappelle que Cornwallis, après avoir épuisé bien des subterfuges pour empêcher le départ des Acadiens, s’en tînt finalement à celui des passeports. Les événements sont là pour prouver que sa promesse n’était pas sincère ; et maintenant nous voyons Lawrence pousser la férocité jusqu’à menacer de la contrainte militaire les familles de ceux qui quitteraient le pays.

Cette liste des subterfuges, auxquels on a eu recours pour se jouer des Acadiens, est bien longue ; nous la donnerons ici en raccourci :

1er  subterfuge (Vetch.) « Vous ne partirez pas avant le retour de Nicholson. »

2e subterfuge (Nicholson.) « Vous ne partirez pas avant que tel ou tel point ait été décidé par la Reine. »

3e subterfuge (Vetch.) « Vous ne partirez pas sur des vaisseaux anglais. »

4e subterfuge (Vetch.) « Vous ne partirez pas sur, des vaisseaux français. »

5e subterfuge (Vetch.) « Vous ne pourrez vous procurer des agrès à Louisbourg. »

6e subterfuge (Vetch.) « Vous ne pourrez vous en procurer à Boston. »

7e subterfuge (Vetch.) « Vous ne partirez pas sur vos propres vaisseaux. »

8e subterfuge (Philipps.) « Vous n’ouvrirez pas de chemins pour vous en aller. »

1730. Serment avec réserve accepté.
1749. Votre serment ne valait rien.

9e subterfuge (Cornwallis.) « Vous ne partirez pas cet automne. »

10e subterfuge (Cornwallis.) « Vous ne partirez pas avant d’avoir ensemencé vos terres. »

11e subterfuge(Cornwallis.) « Vous ne partirez pas sans passeports. »

Ce subterfuge était le dernier. Les Acadiens étaient maintenant prisonniers ; ils allaient être retenus malgré eux dans leur propre pays, parqués comme un vile troupeau, — en attendant l’heure de la boucherie. N’a-t-on pas une présomption concluante, et qui autorise à penser que Lawrence, lorsqu’il disait aux Lords du Commerce : « il vaudrait mieux qu’ils fussent partis », n’avait pas en vue un départ libre, mais bien une déportation, exécutée dans les conditions que nous connaissons ?



  1. Extrait d’une lettre des Lords du Commerce.

    À Charles Lawrence, Président du Conseil et commandant-en-chef de la Nouvelle Écosse.

    Il nous parait nécessaire pour le service de Sa Majesté que vous soyez nommé lieutenant-gouverneur de cette province, et nous demanderons bientôt à Sa Majesté de vous octroyer une commission vous confiant cette charge. Le colonel Hopson nous ayant fait entendre qu’il n’a pas l’intention de reprendre ses fonctions, nous recommanderons en même temps que le traitement octroyé par Sa Majesté au commandant en chef vous soit accordé pour le temps que vous remplirez cette charge, afin que vous puissiez maintenir la dignité du gouvernement et vous occuper d’une manière efficace du service de sa Majesté. Nous espérons que ce témoignage de notre satisfaction de votre conduite vous sera agréable. Nous vous adressons un cordial adieu, et nous demeurons vos sincères amis et vos humbles serviteurs.

    Dunk Halifax.

    J. Grenville.

    James Oswall.

    Whitehall, 4 avril 1754. (Lawrence reçut cette lettre le 13 juin 1754.)

    (Cf. Arch. Can. 1905, app. B. p. 116.)

  2. Ces deux extraits de lettres écrites par Cotterell, secrétaire de Lawrence, à Murray, sont donnés par Haliburton, vol. I, ch. IV, p. 169, en note, et sont tirés des Council Records at Halifax.
  3. Ceci est le texte de Haliburton (loc. cit.) ; à l’appui de ce qu’il vient de dire, l’historien de la Nouvelle Écosse cite, au bas de la page, les deux documents reproduits plus haut.
  4. « Deschamps, later a judge of the Province, was then a clerk at Mauger’s store at Pisiquid. » — Note du MS. original — fol 457.
  5. Extract from Minutes of a Council holden… on tuesday the 1st Oct. 1754. « The Président communicated the following extract of another letter from captain Murray eommanding at Pisiquid… » — N. S. D. Akins, p. 223-4.
  6. Cette résolution fut prise à un conseil tenu à Halifax, le 24 septembre 1754, et au cours duquel Lawrence communiqua à ses conseillers une lettre écrite par Murray, le 22 septembre, et apportée à Halifax le 24, par le capitaine Cox. Dans cette lettre, Murray avait inclus un « Paper, signed by upwards of eighty, (which) was brougbt me and delivered by Jean Herbert Deputy of Trahan, etc., Bruneau Trahan, Deputy for the River St . Croix, Jean Landry for the Deputy of Landry Villages, and Jacques Leblanc for the Deputy of Forret and Rivet, tins last being courrier ». (Nous transcrivons littéralement.)

    Dans cette lettre, Murray s’emportait contre Daudin, qu’il tenait responsable de tout ce qui arrivait ; il y accusait aussi les habitants de mauvais esprit. C’est dans une lettre écrite quelques jours après celle-ci, et communiquée par Lawrence au conseil, le 1er  octobre, que Murray disait ce qu’on a lu précédemment, à savoir que « they had no intention to take up arms, for if at the return of the Party from Halifax they were ordered to bring in the fuel notwitstanding their représentations, they were resolved to obey. » — Cette lettre commence ainsi : « I take the opportunity of Doctor Steele going to Halifax, to inform you what is past here since my last by capt. Cox. »

    La résolution du 24 septembre eût-elle été différente si elle eût été prise après la deuxième lettre de Murray ? Nous ne le croyons pas. Mais il importait tout de même de mettre ces documents à leur date respective. (Cf. N. S. D. Akins, P. 221-2-3.)

  7. Ici le MS. original — fol. 458-9, donne un résumé trop succinct, et dans lequel sont omis des détails typiques de la version de Murray. Nous croyons préférable de traduire intégralement ce document, tel qu’il se trouve dans N. S. D. Akins, p. 225-6, et qui fut communiqué par Lawrence à son Conseil, le 2 octobre 1754.
  8. N. S. D. Akins. P. 227. — Comme dans le cas précédent, nous avons tenu à citer intégralement cette pièce, le MS. original n’en donnant qu’un résumé trop peu satisfaisant.
  9. N. S. D. Akins, p. 224. Lettre de Murray à Lawrence, expédiée par l’intermédiaire du docteur Steele, et lue au conseil le 1er  octobre 1754.
  10. Pour être plus complet, nous donnons ici d’autres détails contenus dans cette même lettre de Murray : « … on monday, the Priest Daudin came to the Fort to pay me a visit, but as his insolence had been so great, I refused to see him… he then went down to Mr. Manger’s store, where be run on in a most insolent and treasonable manner, saying the bitterest things both against the government and yourself ; this, Mr. Deshamps came and related to me… Yesterday he came again to the store and sent Mr. Deschamps to me begging he might see me…to which I consented… » (C’est ici que se place la citation contenue dans le texte.) Murray continue : «  I asked him where ail the inhabitaot were that few or none came to the Fort as usual. Sir, says he, they are assembled together and consulting Mischief against the English, they are three thousand in number, and tho’they have not all arms, yet they have hatchets, they are so irritated against colonel Lawrence and the government, their grievances being so great, God knows what they may do. I asked them (sic) what these were, he said they ought to have heen contracted with for the wood, and not to have treatcd a people who were free, as slaves by forcing them to provide it, they were likewise refused passports to go to Beaubassin, and a liberty to carry the corn where they pleosed. I ordered him to go away and mind his ecclesiastical charge only. » — Et voilà comment Murray, digue émule de son chef Lawrence, traitait un missionnaire qui essayait de plaider auprès de lui la cause de ses compatriotes et de lui faire entendre leurs justes doléances. Daudin fut brutalement mis à la porte. Voici des gens dont on veut faire de vrais esclaves, et leurs guides, leurs prêtres n’ont pas le droit de représenter à l’autorité l’iniquité de pareils procédés. Pour toute réponse, on leur dit : « Mêlez-vous uniquement des choses de votre ministère, et allez-vous en ! » — Mais, est-ce qu’il n’entrait pas précisément dans le rôle de ces missionnaires de réclamer justice envers leur troupeau ? Les Acadiens n’avaient-ils pas le droit strict de compter sur eux, sur leurs lumières, leur sens de la justice, leur désintéressement évangélique, pour tâcher de redresser les torts que leur infligeait un gouvernement sans entrailles ? En se rangeant avec son peuple, l’abbé Daudin restait dans les limites de ses attributions apostoliques, car le missionnaire catholique n’a pas pour seule fonction d’administrer les sacrements. Il prêche l’Évangile, et quand l’autorité méconnait les grands principes d’humanité et d’équité, il a le droit et le devoir de lui dire : non licet ; il doit venger le faible contre la tyrannie du plus fort. Il incarne aux yeux de son troupeau la religion du Christ. Et toute atteinte à la justice naturelle, commise au détriment des faibles dont il a la charge, relève de sa juridiction. — Ainsi que l’auteur d’Acadie l’établit très-bien, ni les représentations faites par les Acadiens au sujet des réquisitions qui leur étaient imposées, ni la défense écrite présentée par l’abbé Daudin en plein conseil d’Halifax pour se justifier des accusations portées contre lui, ne se trouvent dans Akins. Mais seulement, seulement et toujours, les pièces à charge contre nos ancêtres. Ce procédé inique, en fin de compte, n’a pourtant servi qu’à prouver une fois de plus la vérité de la parole de l’Écriture Sainte : Mentita est iniquitas sibi.
  11. Il est vrai que, pour porter un jugement impartial sur une personne ou sur une chose, il faut pouvoir peser le pour et le contre, examiner et discuter les témoignages favorables et défavorables. Dans le cas présent, comme le compilateur des Archives n’a choisi que les pièces à conviction contre l’abbé Daudin, la sentence doit être suspendue. D’autre part, le fait que Akins a laissé de côté la défense que ce missionnaire avait opposée à ses accusateurs ne constitue-t-il une présomption en faveur de celui-ci ? Pourquoi le compilateur a-t-il omis ce document, si ce n’est peut-être, et même sans doute, parce qu’il répondait de façon trop convaincante aux calomnies dont l’abbé avait été l’objet ? Ou si ce document n’était pas aux archives de la Nouvelle Écosse, c’est que Lawrence l’avait fait disparaître ? Et pourquoi, si ce n’est parce qu’il le trouvait gênant ? Le même raisonnement s’applique à la requête présentée par les Acadiens. On le sait d’ailleurs, c’est le procédé habituel de Akins de ne produire que les pièces accablantes pour les Acadiens. Et cela, aux yeux de tout homme honnête, nuit beaucoup plus à sa cause qu’elle ne l’aide.
  12. Nov. Sco. Doc. Akins, p. 241-2.