Anciens mémoires sur Du Guesclin/32

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Texte établi par Claude-Bernard Petitot (p. 90-109).

De la prise du fort de Baux et de la ville de Bressiere ; et de la sortie que les anglais firent de Saint Maur sur Loire, après j avoir mis le feu, mais qui furent ensuite battus par Bertrand devant Bressière.


Guesclin s’étant allé délasser et raffraîchir avec les siens dans la ville du Mans, après une si memorable victoire, et sçachant que les Anglois s’étoient retirez dans la ville de Baux, il crut que la gloire qu’il avoit aquise dans cette journée ne seroit pas entière ny complette, s’il ne les alloit encore assieger dans cette forteresse. Bertrand, s’en approchant un peu trop prés, pour mieux reconnoître la place, le gouverneur luy demanda ce qu’il vouloit, et qu’elle étoit la raison de sa curiosité, qui luy faisoit étudier ainsi l’assiette de son fort. Guesclin luy répondit qu’il ne faisoit cette démarche que pour sçavoir son nom, dans l’esperance de se pouvoir ainsi aboucher avec luy. Ce commandant luy témoigna qu’il étoit bien aise de le contenter là dessus, et qu’il s’appelloit le chevalier Gautier. Bertrand l’exhorta de luy rendre sa place sans se faire attaquer dans les formes ordinaires par une armée royale et victorieuse qu’il commandoit en personne, en qualité de connétable de France, ayant avec soy tous les braves de ce royaume, dont étoient les deux maréchaux d’Andreghem et de Blainville, Olivier de Clisson, le vicomte de Rohan, les seigneurs de Reths, de Rochefort, de la Hunaudaye, Jean et Alain de Beaumont et toutte l’élite et la fleur de la France. Ce gouverneur l’assûra qu’il le connoissoit peu pour luy faire une semblable proposition ; qu’il n’avoit jamais été capable d’une pareille lâcheté ; que quand ses murs seroient tout percez comme un crible, ses gens tüez et luy même tout couvert du sang de ses blessures, il ne songeroit pas encore à se rendre, et là dessus il luy fit commandement de se retirer au plûtôt, s’il ne vouloit se faire écraser sous un monceau de pierres, qu’il luy feroit jetter sur la tête. Ha larron, luy dit Bertrand, tu es en ton cuidier ; mais par la foy que dois ci Dieu, jamais ne mangeray ne ne bauraj tant que je j’aye pris ou mis en mon dangier.

Le gouverneur se moqua de luy bien loin de luy témoigner qu’il fût alarmé de louttes ces menaces ; et se prepara de son mieux à se bien defendre, se persuadant que Guesclin ne feroit que blanchir dans l’entreprise qu’il feroit sur sa place. Bertrand s’étant mis à l’écart, vint retrouver ses gens pour les exhorter à tirer raison de l’insolence de ce commandant qui l’avoit bravé jusqu’à luy faire insulte, leur disant qu’il falloit aller dîner dans cette place où il y avoit de bonnes viandes et de fort bon vin qui les y attendoient, et que chacun se tint prêt pour monter à l’assaut. Il fit mettre pied à terre aux gendarmes, et leur ordonna de descendre dans le fossé pour s’attacher ensuite à la muraille, dans laquelle ils fichoient entre deux pierres leurs dagues et leurs poignards, dont ils se faisoient des degrez et des échelons pour monter, tandis que les arbalêtriers favorisoient à grands coups de traits les efforts qu’ils faisoient pour se rendre au haut des murs sans en être repoussez par les assiegez, qui n’osoient paroître sur les rampars, à cause de cette grêle de flêches et de dards que les François leur lançoient du bord du fossé. Roulequin de Raineval fut fait chevalier sur le champ de la main de Bertrand, pour avoir osé le premier monter à l’échelle. La precipitation qui faisoit aller les soldats à l’assaut, en faisoit beaucoup tomber les uns sur les autres ; mais l’ardeur qu’ils avoient de se rendre maîtres de la place, faisoit qu’ils s’entr’aidoient à se relever. Bertrand craignant que les fatigues ne refroidissent leur courage, leur promettoit de les recompenser largement, et les excitoit de son mieux à ne se point relâcher. Il y eut un soldat breton qui fit enfin de si grands efforts qu’il monta sur le mur, et se battant en désespéré contre les Anglois, qui le vouloient repousser, il fraya le chemin aux autres, en criant : Guesclin ! Saint Paul ! le Perche, Raineval ! Renty ! Ils monterent tous à la file, et s’étans rendus les plus forts, ils chasserent les ennemis du poste qu’ils occupoient auparavant, et s’étant répandus ensuite dans la ville, ils y jetterent tant de frayeur, et firent une si cruelle boucherie des Anglois, que le commandant s’estima bienheureux de s’évader par une poterne dont il s’étoit réservé la clef. La ville se rendit aussitôt, où les soldats firent un butin fort considérable, et trouverent beaucoup de vivres et de vins pour s’y raffraîchir et s’y délasser de touttes les fatigues que leur avoit coûté cette conquête.

Bertrand ne se contentant pas de ce premier succés, dépêcha par tout des coureurs pour sçavoir où les fuyards s’étoient refugiez après leur défaite à Ponvallain. Ce general apprit que le debris de cette armée battuë s’étoit retiré dans Saint Maur sur Loire, et que les Anglois ne s’y croyoient pas en sûreté depuis qu’ils avoient sçu que la forteresse de Baux avoit été prise d’assaut. Cette surprenante nouvelle les y fit tenir sur leurs gardes avec plus de précaution que jamais ; car le seul nom de Bertrand les faisoit pâlir, et quand ils entendoient le moindre bruit, ils s’imaginoient le voir aussitôt à leurs portes. Leur terreur ne fut pas vaine ny panique ; car ils furent investis par les François, qui planterent le piquet devant leur place avec beaucoup d’ordre et de discipline, faisans mine d’y vouloir établir un siege dans touttes ses formes. Bertrand, avant que de rien entreprendre contre une place si forte d’assiette, trouva bon de tenir conseil avec les seigneurs qui commandoient dans son armée. Ce fut dans cet esprit qu’il appella Guillaume de Lannoy, Carenloüet, capitaine de la Rocheposay, Guillaume le Baveux, Ivain de Galles, et un autre chevalier que l’on nommoit le Poursuivant d’amours. Il les consulta tous sur les mesures qu’il avoit à prendre dans une occasion de cette consequence, leur representant que la place devant laquelle ils étoient postez, n’étoit pas une affaire d’un jour, et qu’il étoit important de s’en assûrer avant que d’entrer plus avant dans le païs, de peur que Cressonval qui commandoit dedans, ne les harcelât par derriere, ayant une très-forte garnison d’Anglois, qui pouroient faire des courses sur eux, et les troubler dans les expeditions qu’il leur falloit entreprendre pour dénicher leurs ennemis du royaume de France.

Les avis furent fort partagez dans ce conseil. Les uns estimoient qu’une forteresse de cette consequence, située sur la riviere de Loire et bien fortifiée, meritoit bien qu’on l’assiegeât par degrez et dans touttes les formes ; d’autres vouloient qu’on l’insultât sans la marchander davantage. Mais le sentiment de Bertrand prevalut sur celuy des autres, et fut universellement suivy, quand il opina qu’il croyoit qu’il étoit necessaire, avant touttes choses, de pressentir Cressonval, gouverneur de Saint Maur, qu’il connoissoit de longue main pour avoir fait la guerre avec luy pendant plusieurs années en Espagne. Il envoya donc un heraut de sa part à Saint Maur, pour prier Cressonval de luy venir parler, et lui mettre un saufconduit ou passeport entre les mains, pour le guerir de tout le soupçon que ce message luy pourroit donner. Il ne balança point à sortir de sa place sur de si bonnes sûretéz, ordonnant à son lieutenant de bien veiller sur tout, de peur d’être surpris en son absence. Quand Guesclin le vit approcher, il luy dit : bienveillant sire, par Saint Maurice dînerez avec moy, et buvrez de mon vin ainçois que partiez ; car vous avez été mon amy de pieça. Il le cajola de son mieux de la sorte, le faisant souvenir de tous les travaux qu’ils avoient essuyez ensemble en Espagne, quand ils faisoient la guerre en faveur d’Henry contre Pierre, et qu’il ne l’avoit quité, que parce que le service du prince de Galles, son maître, l’appelloit ailleurs, ainsi que doit faire tout bon sujet et fidelle vassal. Il ajouta qu’il avoit pris la liberté de le faire venir pour renouveller leur ancienne amitié, le verre à la main, sans faire préjudice au service commun de leurs maîtres, les roys de France et d’Angleterre.

Cressonval luy témoigna que les liaisons particulieres qu’il avoit avec luy, ne seroient jamais capables de luy faire trahir la fidelité qu’il devoit à son prince ; aussi Guesclin luy fit connoître qu’un repas fait entre deux amis sujets de deux souverains ennemis, ne leur pouroit attirer aucune affaire auprés de leurs maîtres, puis que chacun d’eux se mettroit en devoir de les bien servir quand l’occasion s’en presenteroit. Enfin Cressonval se rendant à des raisons si specieuses et si fortes, n’osa pas refuser la prière qu’il luy faisoit avec tant d’honnêteté de vouloir bien manger avec luy. Bertrand le regala fort splendidement. Ils s’entretinrent durant leur dîner des perils qu’ils avoient essuyez ensemble, et de quelques engagemens de cœur qu’ils avoient eu pour les dames, tandis qu’ils étoient en Espagne. Quand le repas fut achevé, Guesclin tira Cressonval à l’écart, et luy dit qu’il n’avoit souhaité toutte cette entreveüe que pour luy faire voir le danger dans lequel il s’alloit plonger s’il pretendoit defendre Saint Maur contre une armée si forte que la sienne, composée de tant de gens aguerris et tout fiers des victoires qu’ils avoient remportées jusqu’à lors ; qu’il n’avoit pas voulu l’attaquer d’abord dans le dessein qu’il avoit de le menager comme son amy ; mais que s’il s’opiniâtroit à vouloir soutenir un siege, il couroit risque d’être pris et de perdre la vie luy et tout son monde. Il le conjura de faire une forte reflexion sur tout ce qu’il luy disoit, l’assûrant que s’il ne deferoit pas à son amy, il auroit tout le loisir de s’en repentir.

Cressonval ne donna point d’abord dans un piége si specieux. Il convint avec luy que jamais place ne seroit attaquée par un plus fameux capitaine que luy, ny par des troupes plus braves ny plus intrepides ; mais il le pria de vouloir bien songer qu’il devoit être fort jaloux de son honneur et de la fidelité qu’il devoit au prince de Galles, qui luy avoit confié la garde d’une citadelle tres forte d’assiette, remplie d’une très bonne garnison, et bien pourveüe de touttes les munitions nécessaires de guerre et de bouche ; et qu’il étoit de son devoir de la defendre au peril de sa vie, et de se faire ensevelir sous ses ruines plûtôt que de commettre la lâcheté qu’il luy proposoit, et qu’il sçavoit être tout à fait indigne d’un gentilhomme qui se doit piquer d’avoir le cœur bien placé. Bertrand qui ne s’accommodoit pas d’une repartie qui reculoit la reddition de Saint Maur sur Loire, fronça le sourcil, et jura, disant à Cressonval, que par Dieu, qui fut peiné en croix et le tiers jour suscita, et par saint Yves s’il attendoit qu’il mît trefs ne tentes devant son fort, il le feroit pendre aux fourches. Le gouverneur tout tremblant de peur à ce serment, et le connoissant homme à luy tenir parole à ses dépens, le pria de trouver bon qu’il remontât à cheval pour s’en retourner à Saint Maur, et representer tout ce qu’il venoit de luy dire aux bourgeois et à la garnison de sa place. Bertrand le voyant disposé à se rendre, donna d’autant plus volontiers les mains à sa priere. Cressonval ne fut pas plûtôt arrivé, qu’il fit assembler dans l’hôtel de ville les plus notables bourgeois et les principaux officiers de la garnison, pour leur donner avis du serment qu’avoit fait Guesclin de les faire tous pendre, s’ils tomboient dans ses mains après la prise de la place.

Ce discours les alarma si fort qu’ils vouloient déjà prendre le party de s’enfuir sans attendre que Bertrand commençât le siege ; mais Cressonval essaya de les rassurer en leur disant qu’il avoit stipulé par avance qu’ils auroient tous leurs biens et leurs vies sauves, en se rendans dans un certain jour, et qu’il valloit mieux en passer par là que de s’exposer à une mort certaine, qu’ils ne pouroient jamais éviter, si la place étoit une fois prise ou par siege, ou par famine, ou par assaut. La crainte de la mort les faisoit presque tous donner dans ce sentiment, quand un chevalier anglois, fort brave de sa personne, prit la parole pour représenter à la compagnie qu’une reddition si précipitée ne les garantiroit jamais du soupçon que le prince de Galles pouroit avoir de leur perfidie, s’ils Venoient à faire une démarche si honteuse sur de simples menaces qu’un general leur auroit fait pour les intimider. Cette genereuse remontrance ne leur inspira point le courage et la resolution de se bien defendre, mais les rendit encore plus timides. Cressonval faisant reflexion sur ce qu’avoit dit le chevalier anglois, et craignant que tout le reproche de cette defection ne tombât sur luy seul, ouvrit les yeux sur le pas qu’il avoit médité de faire, et jura qu’il feroit bien voir, par la conduite qu’il alloit tenir, qu’il n’étoit point capable de la trahison dont on avoit pretendu l’accuser. Il commanda donc à chacun de se preparer à sortir, et d’emporter ses meubles, son argent et tout ce qu’il avoit de plus precieux, parce qu’aussitôt qu’ils auroient gagné la porte, il avoit envie de mettre le feu dans la place et de la réduire en cendres, afin que Bertrand n’en eût que les ruines, et que par là tout le monde fut éloigné de croire qu’il eût été là dessus corrompu par argent. Il leur marqua que, quand ils seroient hors des portes, ils eussent à se retirer dans Bressière où dans Moncontour.

Cet ordre fut ponctuellement exécuté de la même maniere qu’il l’avoit projetté. Les bourgeois et les soldats chargèrent leurs épaules de tout ce qu’ils purent emporter, et quand ils eurent gagné la prairie, Cressonval fit aussitôt mettre le feu par tout par ses gens, sans pardonner même aux églises, dont la flamme et la fumée se voyoient de fort loin ; le vent même qui souffloit alors en porta les étincelles à plus de deux lieües de là. Ce spectacle étoit fort pitoyable. La nouvelle en vint bientôt à Bertrand, qui fut averty par un courier qu’on appelloit Hasequin, que les Anglois venoient de sortir de Saint Maur, après y avoir mis le feu ; qu’ils prenoient la route de Bressière et de Moncontour, chargez de touttes les dépoüilles de la ville, et qu’il étoit aisé de courir après et de les atteindre, parce que le fardeau qu’ils portoient les contraignoit de marcher lentement. Bertrand, fort déconcerté de cette nouvelle, à laquelle il ne s’attendoit pas, fit mille imprecations contre l’infidélité prétenduë de Cressonval, qui avoit violé la parole qu’il luy avoit donnée de luy remettre la place entre les mains. Le maréchal d’Andreghem luy dit qu’il n’avoit pas tout le tort du monde, puis qu’il luy avoit laissé les portes ouvertes ; mais comme il n’en voyoit plus que les cendres et les ruines, il resolut de se venger de cette tromperie, commandant sur l’heure à tous ses gens de monter à cheval pour courir après les Anglois, tandis qu’ils étoient encore errans et vagabonds dans les champs, ou les investir dans Bressière, et les y prendre avec tout leur bagage et les meubles qu’ils avoient emportez. Comme les François étoient en marche à la suitte de Bertrand, les uns se plaignoient que ce general étoit trop remüant et ne les laissoit jamais en repos, ne leur donnant pas le loisir de manger ny de dormir ; d’autres le disculpoient en avouant que les siecles précédens n’avoient jamais fait naître un tel homme, ny qui eut de si grands talens pour la guerre, et qu’il falloit un capitaine de cette trempe et de ce caractere pour relever la France de l’accablement où les Anglois l’avoient reduite.

Quand ces derniers se presenterent devant Bressière, ils trouvèrent les portes fermées et les pont levez sur eux ; car ceux de la ville apprehendoient si fort Bertrand, qu’ils n’osoient pas se déclarer pour ces fuyards, de peur de s’attirer un siege qui degenereroit bientôt dans le carnage de leurs habitans et le sac entier de Bressiere, Tandis que les Anglois, tout attenüez de fatigues et pouvans à peine respirer sous le faix dont ils étoient chargez, demeuroient arrétez aux portes de cette ville sans y pouvoir entrer, et craignoient que Bertrand qui les poursuivoit ne les atteignît bientôt, le commandant de la place, homme de bon sens et d’experience, les appella du haut des murailles, leur demandant ce qu’ils faisoient là, s’ils étoient Anglois ou François, et quel étoit le lieu dont ils étoient sortis. Un de ces Anglois prit la parole pour les autres, et le pria de leur ouvrir ses portes, parce qu’ils venoient de Saint Maur sur Loire, qu’ils avoient mieux aimé mettre en cendres que de souffrir qu’elle fût prise par Guesclin, qui tout écumant de rage et de fureur les poursuivoit avec tout son monde, pour assouvir sur eux son ressentiment. Il ajouta pour le toucher encore davantage, qu’ils étoient tous Anglois naturels et sujets du même prince que les habitans de Bressiere ; que les François, leurs ennemis, commandez par Bertrand leur marchoient déjà sur les talons, et qu’ils alloient être tous assommez sans qu’il en pût échapper un seul, s’il ne leur faisoit la charité de les mettre à couvert du danger qui les menaçoit, en leur donnant retraite dans sa place. Ce gouverneur apprehendant que le prince de Galles ne luy fît un jour quelque reproche de son inhumanité s’il laissoit ainsi ce peu d’Anglois à la discrétion de leurs ennemis, leur promit qu’il leur ouvriroit ses portes à condition qu’ils passeroient cinquante à cinquante, et ne coucheroient point dans Bressiere. Les Anglois furent trop heureux d’accepter ces offres ; mais il n’en fut pas plûtôt entré quarante, que le tocsin sonna de la tour, et le guetteur crioit à pleine tête, trahy ! trahy ! fermez la porte, voicy Bertrand qui vient ! ces Anglais fugitifs nous ont vendus.

En effet il y avoit quelque vraysemblance de trahison : car on appercevoit du beffroy, où coururent les bourgeois en foule, tous les étendards de Guesclin, d’Olivier de Clisson, des maréchaux d’Andreghem et de Blainville, d’Alain de Beaumont, du vicomte de Rohan, du sire de Rochefort, de Carenloüet et de toutte l’élite de la France. Ces bourgeois ne se possedans point à la veüe de tout cet appareil de guerre qui les menaçoit, s’allerent imaginer que ces pauvres Anglois qui demandoient un asyle chez eux, étoient d’intelligence avec les François, et n’avoient souhaité l’entrée de leur ville que pour les livrer à leurs ennemis.

Dans cette fausse préoccupation d’esprit, ils se jetterent sur ces réfugiez innocens, et, sans avoir aucune indulgence pour eux, ils les tüerent tous, ne voulans point prêter l’oreille à leurs justes plaintes, ny aux raisons dont ils s’efforçoient de justifier leur conduite ; et fermerent ensuite leurs portes, et leverent leur pont sur le reste des Anglois, qui leur demandoient le passage. Bertrand vint fondre sur eux avec tout son monde. Ils se mirent d’abord en devoir de se bien defendre ; mais leur resistance fut vaine ; ils se virent bientôt accablez par la multitude et tous enveloppez. Ceux qui survécurent à leur défaite furent arrêtez prisonniers. Guesclin tâcha de garder la justice distributive dans le partage des dépoüilles, mais il n’en put venir à bout, et la difficulté fut encore plus grande quand il fallut regler à qui véritablement les prisonniers appartenoient, et la contestation ne finit qu’aux dépens de la vie de ces pauvres Anglois ; car pour vuider tout le different que les François victorieux avoient là dessus les uns contre les autres, Guesclin et Clisson trouverent que c’étoit un chemin bien plus court de les faire tous massacrer, afin de faire tout égal, si bien qu’il se fit aux portes de Bressière un carnage de plus de cinq cens Anglois, qui demeurans couchez par terre et tout ensanglantez des coups qu’ils avoient reçus devoient beaucoup épouventer les habitans de cette ville, qui pouvoient voir de leur donjon toutte cette boucherie. Bertrand, voulant profiter de leur consternation, s’approcha du pont levis, et voyans quelques soldats qui faisoient le guet, il leur commanda d’aller avertir leur gouverneur, parce qu’il désiroit s’aboucher avec luy pour traiter de paix à l’amiable ensemble. Ce commandant s’étant présenté pour luy parler, débuta par luy dire des injures, donnant mille maledictions au jour qui l’avoit mis au monde pour être le fleau des Anglois ; il luv reprocha que depuis quatre mois il avoit fait contr’eux plus d’hostilitez que tous les autres ennemis de leur nation n’en avoient fait dans un siecle entier, et que, n’étant pas content d’avoir trempé ses mains dans le sang de leurs freres, qu’il venoit d’assommer, il pretendoit peut-être encore qu’il luy rendit la ville de Bressière sur une simple sommation.

Bertrand luy promit que s’il vouloit deferer à son commandement, il luy donneroit la vie sauve et la liberté d’empporter son or, son argent et tout son bagage, et feroit la même grace aux soldats de sa garnison, le menaçant que s’il refusoit d’obeïr, il les traiteroit tous comme ces Anglois qu’il voyoit renversez morts, et nager dans leur sang tout autour des fossez de sa place. Le gouverneur luy répondit que quand il luy donneroit dix mille marcs d’or, il ne seroit point capable de commettre une semblable lâcheté ; qu’il avoit une ville bien munie, bien fortifiée ; qu’il servoit un prince assez puissant pour luy envoyer du secours en cas de besoin ; que s’il luy rendoit les clefs de sa place, sans siege et sans assaut, il meriteroit que son maître le fit pendre comme un traître. Il le prit même à témoin de ce qu’il feroit luy même si le roy de France luy avoit confié la garde d’une ville aussi bien conditionnée que la sienne, revêtuë de bonnes murailles, bien pourveüe de bleds, de vin, de lards et de chairs salées, et toutte remplie d’une bonne garnison, composée de soldats les plus aguerris de sa nation. Bertrand s’appercevant que cet homme avoit des sentimens si nobles, avoüa de bonne foy que, s’il étoit à sa place, il ne se rendroit jamais qu’on n’eût pris d’assaut sa forteresse, ou du moins par un siege qui fut dans les formes, et le loüant de ce qu’il avoit le cœur si bien placé, luy promit de le laisser en repos, et de passer outre avec tous ses gens, à condition qu’il leur fourniroit des vivres pour un jour en payant. Cet homme, au lieu de le prendre au mot, et de s’estimer heureux d’en être quite à si bon marché, luy fit une reponse indiscrette et brutale, luy disant qu’il luy donneroit volontiers des vivres pour rien, s’il croyoit qu’en les mangeant, il en pût étrangler avec tous ses François qu’il menoit avec luy. Cette parole incivile et malhonnête piqua Guesclin jusqu’au vif : Ah ! félon portier, luy dit-il, par tous les saints, vous serez pendu par votre ceinture ; et quand il eut lâché ce mot, il alla de ce pas trouver les autres generaux françois, et leur fit le recit de l’insolence de ce gouverneur et des paroles outrageantes avec lesquelles il avoit reçu la demande qu’il luy avoit faite de leur donner des vivres pour de l’argent, jurant qu’il en falloit au plûtôt tirer raison d’une maniere si sanglante qu’elle servît d’exemple aux autres gouverneurs, qu’ils pouroient rencontrer dans le cours de leur marche. Le maréchal d’Andreghem, Olivier de Clisson, le vicomte de Rohan, et les autres seigneurs entrerent tous dans son ressentiment. Il y eut là même un jeune chevalier nommé Jean du Bois, qui fit serment de porter l’étendard de Bertrand, le jour même, sur la tour de Bressière, ou qu’il luy en coûteroit la vie s’il ne le faisoit pas.

Tous ces generaux monterent à cheval pour reconnoître l’assiette de la place, où il y avoit ville et citadelle, et pour étudier l’endroit qui seroit le plus propre pour la bien attaquer. Quand Bertrand eut bien observé le fort et le foible de cette place, il revint à ses gens pour leur dire qu’ils se missent aussitôt sous les armes, et qu’il ny avoit point d’autre party à prendre que celuy de donner un assaut le plus vigoureux qu’ils pouroient ; qu’il falloit d’abord se couvrir pour se garantir d’une grêle de dards et de flêches que les assiegez ne manqueroient pas de leur tirer de leurs murailles, pour en defendre les approches ; mais que quand ils auroient jette tout leur feu là dessus, et que les coups de trait viendroient à cesser, ils devoient, tête baissée, descendre tous dans le fossé pour s’attacher au mur et le monter avec des échelles de corde et d’autres instrumens. Les François, voulans venger l’affront que le gouverneur de Bressière avoit fait à leur general, s’acharnerent à cet assaut avec une vigueur incroyable, fichans leurs dagues et leurs poignards entre les pierres et le mortier, afin de se faire, dans les jointures, des degrez et des échelons pour monter à la cime des murs. Les Anglois leur lâchoient, de dessus leurs rampars, des tonneaux remplis de pierres et de cailloux, et ceux sur lesquels ils tomboient, demeuroient écrasez sous leur chute. Touttes ces disgraces ne faisoient que redoubler l’ardeur de ceux qui n’en étoient point atteints, et sans s’effrayer de la veüe de ceux qui culbutoient dans les fossez, ils gagnerent le haut du rempart en grand nombre. Celuy qui portoit l’étendard de Bertrand, le vint poser au pied du mur en criant Guesclin ! pour braver encore davantage les ennemis, qui commençoient à perdre cœur au milieu de tant de François qu’ils voyoient affronter le peril avec tant d’intrépidité. Un Anglois s’efforça d’enlever cette enseigne par la pointe de la pique qui la soutenoit, mais Jean du Bois, qui la portoit, la poussant contre luy, luy perça l’œil droit et luy fit prendre le party de se retirer avec sa blessure. Le maréchal d’Andreghem fit des choses incroyables dans cet assaut[1], qui luy coûterent enfin la vie ; car trois fois il monta sur le mur, dont il fut repoussé par trois fois et renversé dans les fossez. Toutes ces chûtes, jointes aux coups qu’il avoit reçus en se chamaillant contre les Anglois, luy froisserent tellement le corps qu’il ne put survivre longtemps à cette derniere expédition. Bertrand et Clisson furent aussi fort maltraitez, mais avec un moindre danger ; car s’étant tirez à l’écart pour reprendre un peu leurs esprits, ils revinrent ensuite à la charge avec plus de rage et plus de fureur.

Guesclin crioit à ses soldats que la viande dont ils devoient souper étoit dans cette place, et qu’il falloit necessairement ou la prendre, ou mourir de faim. Il commanda pour lors à ce Jean du Bois son port’enseigne, qu’il levât haut son étendard, afin qu’il fût planté le premier sur les rampars, comme un signe de la victoire qu’il alloit remporter et de la prise de Bressiere. Les Anglois avoient beau jetter des barils remplis de pierres sur les François, tout ce fracas ne les épouventoit point, et ne fut pas capable de refroidir leur courage et cette martiale obstination qui les faisoit monter les uns après les autres. Les generaux en mentroient l’exemple les premiers. Alain et Jean de Beaumont, Guillaume le Baveux, les seigneurs de Rochefort, de Reths, de Vantadour, de la Hunaudaye, Jean de Vienne, Carenloüet, le chevalier qu’on appelloit le Poursuivant d’amours, Alain de Taillecol, dit l’Abbé de male paye, se surpasserent dans cette chaude occasion, faisans de grands trous dans les vieilles murailles avec leurs piques, et donnans tant de coups dedans que les pierres se deboiterent et croulerent les unes sur les autres. La brêche fut ensuite fort facile à faire. Guesclin, pour achever cette journée, crioit à ses gens : Allons, mes enfans, ces gars sont suppeditez. À cette parole, les François firent un dernier effort, et se jetterent comme des lions déchaînez dans la ville, au travers de cette brêche, et joignans ceux qui s’étoient emparez déjà du haut des rampars, ils ne trouverent plus aucune résistance. Il y eut quelques cinquante Anglois qui voulurent se sauver par une poterne dont ils avoient gardé la clef tout exprés ; mais ils tomberent dans les mains du maréchal d’Andreghem, qui les fît rentrer à grands coups d’épée, dont il en tua dix. Bertrand s’étant emparé des murailles où l’on avoit planté son étendard, se voyant à la tête de plus de cinq cens braves, fit faire main basse sur tous les Anglois qui se trouvèrent dans la ville, si bien que ceux qui se purent sauver dans la citadelle, s’estimerent beaucoup heureux. Les François, qui s’étoient rendus maîtres de la ville, coururent vite aux portes pour les ouvrir au reste de l’armée, qui fit son entrée dans Bressiere en marchant sur un monceau de morts qui demeuroient étendus dans les rues.

Guesclin vouloit qu’on attaquât la citadelle, mais les troupes étoient si fatiguées de l’expédition violente qu’elle venoient de faire, qu’elles n’étoient plus en état de rien entreprendre, et le maréchal d’Andreghem, tout moulu des coups qu’il avoit reçus, en mourut quelque temps après. Les vainqueurs partagerent entr’eux le butin qu’ils firent, et donnans toutte la nuit au repos dont ils avoient un fort grand besoin, se presenterent le lendemain devant la citadelle, qui, profitant de l’exemple de la ville qui venoit d’être prise d’assaut, aima mieux prendre le party de capituler que d’essuyer le même sort. Bertrand, après un si mémorable succés, reprit le chemin de Saumur, d’où il étoit parti pour cette expédition. Il y passa quinze jours pour s’y rafraîchir et s’y délasser, et y faire les obsèques du pauvre maréchal, dont il avoit fait transporter le corps en cette ville pour l’y inhumer. La perte d’un si grand homme fut fort regrettée. Tandis que Guesclin prenoit le soin de celebrer ces funerailles avec le plus de pompe et de piété qu’il pouvoit, il vint un courier luy donner avis que Robert Knole, general anglois, étoit au château de Derval, qu’il avoit donné les ordres necessaires pour faire repasser la mer à ses gens sous la conduite de Robert de Neuville, et que si l’on pouvoit les surprendre au passage, on pouroit s’en promettre de fort riches dépoüilles, parce qu’ils emportoient avec eux un considérable butin qu’ils avaient fait en pillant tout le plat-païs. Bertrand, ne voulant pas négliger cet avis important, prit la resolution de les attaquer, et fit même sonner la trompette, afin que chacun se tint prêt pour marcher. Olivier de Clisson le pria de vouloir bien souffrir qu’il luy en épargnât la peine, et qu’il se chargeât tout seul de cette entreprise. Il luy representa qu’il étoit nécessaire qu’il restât pour observer les démarches que Chandos pouroit faire avec un grand nombre de troupes angloises qui tenoient garnison dans Poitiers, et qui n’attendoient que ses ordres pour faire quelque mouvement au premier jour, et que tandis qu’en qualité de connétable il auroit l’œil aux occasions les plus importantes et d’un plus grand poids, il pouroit se reposer sur luy de cette petite expedition qui se presentoit, et dont il esperoit sortir avec succés, parce qu’il connoissoit le pais et les defilez par où les Anglois devoient necessairement passer. Bertrand luy voulant faire naître l’occasion d’aquerir de la gloire dans une action dont il souhaitoit d’avoir le commandement, ne balança point à l’en laisser le maître tout seul. Clisson, dans le pressentiment qu’il avoit qu’il triompheroit des Anglois, se mit à la tête de tout son monde avec une joye incroyable, et surprit les ennemis comme ils étoient sur le point de s’embarquer dans leurs vaisseaux, et profitant du desordre dans lequel ils étoient, et de l’alarme qu’il leur donna, les vint charger en criant : Guesclin et Clisson ! à mort traîtres recreans ! jamais en Angleterre ne rentrerez sans mortel encombrier. La reputation d’un si grand capitaine, dont ils redoutoient la valeur, et qu’ils appelloient Clisson le Boucher, parce qu’il coupoit bras et jambes dans les combats, leur donna tant de crainte et tant de frayeur, qu’ils se laisserent hacher en pieces, et ne firent qu’une legere defense. Olivier en fit un si grand carnage, que de onze cens qu’ils étoient, il n’en resta pas deux cens. Le general qui les commandoit, et qui s’appelloit Robert de Neuville, fut trop heureux de se rendre et de se constituer prisonnier dans les mains de Clisson, qui, le menant à Bertrand, ne luy put pas donner une preuve plus évidente de la victoire qu’il avoit remportée, qu’en luy presentant captif le chef des Anglois. Il luy témoigna même qu’il ne devoit pas posseder tout seul la gloire de cette journée, puis que le vicomte de Rohan, les seigneurs de Reths et de Rochefort, le sire de Beaumanoir et Geoffroy Cassinel, avoient merité par leurs belles actions de la partager avec luy.


  1. Et là acoucha malade le noble mareschal d’Audrehem, qui oncques puis n’en leva, mais trespassa en ladite ville. Dieu ayt mercy de son ame. Car il regna loyaulment, ne oncques pensa mal. (Ménard, p. 447.)