Anciens mémoires sur Du Guesclin/33

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Texte établi par Claude-Bernard Petitot (p. 110-123).


De la défaite et de la prise du comte de Pembroc devant la Rochelle, par les flotes de Fiance et d’Espagne dont la premiere étoit commandée par Ivain de Galles.


Le prince de Galles étant attaqué d’une maladie mortelle qui le minoit et le consumoit peu à peu, prit le party de retourner en Angleterre, et de laisser le soin des affaires de cette couronne en Guienne, au duc de Lancastre, au captal de Buc, à Thomas Tistons et au senéchal de Bordeaux, afin d’être alerte et de veiller sur les entreprises de Bertrand qui donnoit beaucoup d’exercice aux Anglois et les harceloit. Un jour que ce grand capitaine attendoit à Saumur des nouvelles du Roy, son maître, pour avoir de quoy payer touttes les troupes qu’il avoit levées pour son service, il arriva de Paris un courier, qui se presentant devant luy pour luy faire la reverence, fut aussitôt prevenu par Guesclin, qui, sans attendre qu’il ouvrît la bouche pour luy déclarer le sujet de sa commission, luy demanda brusquement où étoient les sommes que sa majesté luy devoit faire tenir incessamment pour payer son armée, qui ne pouroit à l’avenir subsister que de rapines, et qu’en désolant tout le plat-païs. Cet homme luy répondit que bien loin d’avoir de l’argent, il seroit luy même contraint de vendre son cheval, et de retourner à pied s’il n’avoit la bonté de luy donner dequoy faire les frais de son voyage qui le rappelloit à Paris, et dans le même temps il luy présenta la depêche du Roy que Bertrand ouvrit et fit lire par son secretaire, parce que, comme nous avons dit, il ne sçavoit pas lire luy même. Elle luy donnoit ordre de licencier ses troupes et de se rendre au plûtôt à Paris pour conferer avec Sa Majesté sur les mesures qu’il y avoit à prendre pour la campagne prochaine. Cette nouvelle desola beaucoup Bertrand, qui, donnant à sa colere touttes ses saillies, s’écria : Grand Dieu ! qu’est-ce que de service de Roy ! se frapant soy-même et se tourmentant comme un enragé, disant que ce prince, s’il luy avoit tenu parole, auroit déjà fait la conquête de toutte la Guienne, et que faute d’ouvrir ses coffres, il courroit risque de tout perdre ; qu’il avoit soutenu la guerre quelque temps à ses propres dépens par la vente de sa vaisselle d’or et d’argent ; et que bien loin d’en recevoir le remboursement, il voyoit bien, selon le train que prenoient les affaires, que les troupes demeureroient sans payement.

Tandis que son indignation luy faisoit lâcher ces paroles, il luy vint un autre courier de la part d’Henry roy d’Espagne, qu’il avoit si bien servy contre Pierre, qui luy presenta les lettres de son maître. La lecture qu’il en fit faire luy donna tout autant de joye que l’autre dépêche luy avoit donné de tristesse. Elles luy apprirent que le roy d’Espagne, pour luy témoigner sa reconnoissance des bons services qu’il luy avoit rendus, luy envoyoit deux mulets chargez d’or, d’argent et de pierreries, l’assûrant qu’il ne perdroit jamais la memoire de tout ce qu’il avoit fait pour le rétablir sur le trône, et que, depuis son départ il avoit éprouvé le besoin qu’il auroit eu de luy, pour avoir essuyé beaucoup de rebellions de ses sujets, qu’il n’avoit pu surmonter que par les conseils et le bras du Besque de Vilaines, qu’il luy avoit laissé, dont il s’étoit tout à fait bien trouvé. Il le prioit aussi, dans cette dépêche, d’employer le credit qu’il avoit auprés du Roy son maître, pour que le Besque de Vilaines et son fils Pierre luy restassent, afin que par leur secours il pût calmer tous les troubles de son royaume qui n’étoient pas encore appaisez, promettant au roy de France qu’après qu’il auroit pris Carmone, Somone et Thoüars, il mettroit en mer une flote de vingt deux vaisseaux, fournis de tout leur amarage, pour combattre les Anglois, et travailler de concert avec luy pour les dénicher de la France, à condition que si la paix se faisoit ensuite entre ces deux nations, il luy envoyeroit des troupes pour le servir en Espagne, et qu’il payeroit fort grassement. Il arrive quelquefois dans la vie que de grandes joyes succedent à de grandes tristesses. Cet evéeement parut tout à fait dans la conjoncture presente, puisque Bertrand se voyant comblé de richesses dans le temps qu’il se croyoit dans la derniere disette, témoigna tout ouvertement la grande satisfaction que luy donnoit la reconnoissance et la liberalité du roy d’Espagne,

Il regala fort cet agreable messager, qui, déchargeant les mulets, étala dans sa salle de fort riches présens, entre lesquels il y avoit un petit vaisseau de fin or, des couronnes et des tasses de même métal, artistement façonnées, grand nombres de pierreries, et beaucoup d’or et d’argent monnoyé. La veüe de ces richesses n’excita point l’avarice de Bertrand, et ne le fit point penser à la conservation de tous ces tresors pour les laisser à sa famille. Au contraire, elle luy fit naître l’occasion de faire éclater sa generosité ; car l’argent luy ayant manqué pour payer ses troupes, il invita tous les capitaines qui servoient sous luy de venir dîner avec luy, les traita de son mieux, et leur distribua touttes ces pierreries, ces joyaux, cet or et cet argent pour les satisfaire auparavant que de les licencier, pour executer l’ordre qu’il avoit reçu là dessus, et ne se reserva que le vaisseau d’or pour en faire préeent au Roy, qu’il alloit trouver. Il les pria tous, avant que de se separer d’avec eux, de ne pas quiter le service jusqu’à ce qu’il leur donnât de ses nouvelles après son retour de Paris, leur promettant qu’il ménageroit si bien les choses auprés du Roy, qu’ils auroient tous sujet de se loüer de sa conduite ; et que si Sa Majesté ne deferoit pas aux raisons qu’il avoit à luy dire pour luy faire ouvrir ses coffres, il luy remettroit entre les mains l’épée de connétable, et retourneroit en Espagne pour servir le roy Henry. Quand il les eut ainsi congediez avec le plus d’honnêteté qu’il luy fut possible, il renvoya le courier en Espagne, et le chargea de bien témoigner à son maître combien il étoit sensible à la munificence qu’il venoit de faire éclater en sa faveur, et de luy dire que si les affaires du royaume de France le luy pouvoient permettre, il iroit au plûtôt le trouver en personne pour le servir encore contre ses ennemis.

Ce courier s’en retourna fort content du succés de sa commission, et des dons que Bertrand luy fit avant que de le laisser partir. Ce general ne songea donc plus qu’à prendre le chemin de Paris où le Roy l’appelloit, mais avant son départ il mit ordre à touttes choses. Il laissa de bonnes garnisons dans les places qu’il avoit conquises. Il établit Carenloüet dans la Rocheposay, laissa dans Saumur Alain et Jean de Beaumont, Olivier de Mauny, Guillaume le Baveux, Ivain de Galles et plusieurs autres chevaliers pour veiller à tout durant son absence. Il se mit ensuite en chemin sans avoir avec luy que fort peu de gens. Le courier que le Roy luy avoit envoyé le prevint, et se rendant à grandes journées à Paris, il alla descendre à l’hôtel de Saint Paul sur le soir, pour rendre compte à Sa Majesté de tout ce qu’il avoit fait, et de tout ce qu’il avoit veu, luy rapportant que Bertrand, en execution de ses ordres, avoit licencié ses troupes avec beaucoup de repugnance, se plaignant hautement de ce que les fonds luy avoient manqué pour les payer, et declarant que si le Roy n’apportoit un prompt remede à ce mal, il quiteroit le service et luy rendroit l’épée de connétable, pour aller en Espagne reprendre les armes en faveur du roy Henry, qui luy avoit envoyé de grandes richesses. Il ajouta que Guesclin, bien loin de retenir pour luy ces tresors les avoit genereusement distribuez à ses capitaines, pour les recompenser des montres qu’ils n’avoient pas reçuës ; qu’il avoit été le témoin de tout ce qu’il prenoit la liberté d’avancer à Sa Majesté, qui verroit Bertrand dans trois jours, dont elle apprendroit la confirmation de tout ce qu’il venoit de luy dire. Cette nouvelle surprit un peu le Roy, qui voyant l’interêt qu’il avoit à la conservation de cet homme, sur qui rouloient touttes ses esperances et le succés de touttes ses affaires, mit la main sur l’épaule de Hureau de la Riviere son grand chambellan, qu’il aimoit beaucoup et qui passoit dans toutte la France pour son favory, luy disant : Hureau, nous ne pourrons pas nous defendre d’ouvrir nos coffres et de donner de l’argent à Bertrand, de peur que nous ne venions a perdre un si grand capitaine, et qu’il ne nous échappe. Ce favory luy répondit qu’il étoit de la derniere importance de satisfaire un si grand homme, et que s’il abandonnoit le service, tout son royaume courroit grand risque d’être bientôt conquis par les Anglois ; que luy seul étoit capable de rétablir les affaires, quand même elles seroient sur leur dernier penchant, et qu’enfin l’on ne devoit rien épargner pour le contenter. Le Roy prêta beaucoup l’oreille à cette judicieuse remontrance, et luy promit de profiter de son avis.

Trois jours après Guesclin se rendit à la cour luy dixième, vêtu fort simplement, faisant peu de cas de se mettre sur son propre pour paroître devant son maître, et même affectant de porter par tout des habits fort communs. La Riviere vint au devant de luy pour le disposer à ne point s’écarter du respect quand il parleroit au Roy, craignant que le chagrin dans lequel il étoit, ne luy fît faire quelque écart. Ce fut dans cet esprit qu’il le prévint de mille caresses, luy témoigna qu’il venoit de laisser Sa Majesté dans de fort bonnes intentions de luy donner toutte la satisfaction qu’il pouvoit attendre d’elle. Il le mena donc devant le Roy, qui luy fit un fort bon visage[1] et luy tendit la main, pour luy faire voir qu’il avoit pour luy des considerations touttes particulieres, luy disant qu’il étoit le fort bien venu, qu’il auroit toûjours pour luy des égards distinguez, et qu’il le devoit aimer luy seul plus que tous ses autres sujets. Bertrand, qui ne se payoit gueres de vent ny de fumée, ne put dissimuler ce qui luy tenoit au cœur, Sire, luy dit-il, je m’en apperçoy mauvaisement, car vous m’avez été tout mon ébat, et maudit soit l’argent qui se tient ainsi coy, plûtôt que de le departir à ceux qui guerroient vos ennemis. Le Roy, craignant qu’il ne s’émancipât, l’interompit en luy promettant qu’il alloit ouvrir ses coffres pour le contenter et luy donner dequoy payer les troupes qu’il commanderoit au printemps.

Bertrand, à ce discours prit la liberté de luy demander dequoy donc vivroient les garnisons qu’il avoit laissé dans les places pour garder la frontiere, et si Sa Majesté prétendoit quelles pillassent les pauvres païsans de la campagne pour trouver dequoy subsister, « Bertrand, ajouta le Roy, vous aurez vingt mille francs dans un mois. » Hé quoy. Sire, s’écria Guesclin, ce n’est pas pour un déjuner ! je voy bien qu’il me faudra departir de France : car je ne m’y sçay chevir, si me convient renoncer à l’office que j’ay. Le Roy tâchant de le radoucir en luy declarant qu’il ne pouvoit pas lever de grandes sommes dans son royaume, sans beaucoup fouler ses sujets, il luy repondit plaisamment : Hé, sire, que ne faites vous saillir ces deniers de ces gros chaperons fourrez, c’est à sçavoir prelats et avocats qui sont des mangeurs de Chrétien ? Le Roy fit la justice à Bertrand d’entrer dans ses sentimens. Il luy fit compter tout l’argent qu’il luy demanda pour payer les troupes, et le renvoya sur la frontière aussi satisfait qu’il étoit venu mécontent à Paris.

Le Besque de Vilaines, qui n’avoit point quité le service d’Henry, roy d’Espagne, eut moins de chagrin que Bertrand, car outre que les armées qu’il commandoit étoient régulierement bien payées, il le recompensa d’ailleurs de la comté de Ribedieu, dont il luy fit present pour reconnoître les dangers qu’il avoit tant de fois essuyez pour le rétablir sur le trône. Il est vray qu’on ne doit pas accuser Charles le Sage d’avarice, parce qu’il n’envoyoit pas à Guesclin tout l’argent dont il avoit besoin pour soutenir la guerre, c’est que ce bon prince apprehendoit de fouler ses sujets par de nouveaux subsides, et tiroit le moins qu’il pouvoit sur ses peuples. Quand Henry se vit au dessus de ses ennemis et de ses affaires, et maître absolu de toutte l’Espagne, il ne songea plus qu’au secours qu’il avoit promis à la France contre les Anglois. Il fit équiper une flote de vingt deux voiles et remplit ses vaisseaux de beaucoup d’archers et d’arbalêtriers espagnols, qui se promettoient de faire sur mer une grande execution contre ces insulaires et contre ceux de Bordeaux, leurs sujets. En effet, ils se rendirent si redoutables sur l’Océan, que nul bâtiment n’osoit se presenter devant eux, et quand ils rencontroient Flamands, Brabançons, Picards ou Normands, ils les pilloient tous, et ne faisoient point de scrupule de les jetter dans la mer après les avoir mis en chemise. Charles le Sage de son côté mit sur mer auprés d’Harfleur une flote de douze gros vaisseaux, dans lesquels il fit embarquer cinq cens hommes d’armes et trois cens archers, avec ordre d’aller joindre celle d’Espagne. Mais les François ayant été repoussez par les vents ne purent à jour nommé faire le trajet qu’ils avoient medité. Tandis qu’ils étoient sur les mers, ils appperçurent devant eux l’isle de Grenesay, qui relevoit du roy d’Angleterre. Yvain de Galles, qui commandoit la flote françoise et qui ne demandoit qu’à se venger de l’outrage qu’il pretendoit avoir reçu de son maître, qui l’avoit dépoüillé de tous les biens qu’il possedoit en son païs, voulut descendre dans cette isle pour s’y dédommager de touttes ses pertes. Il alla donc débarquer au port Saint Pierre. Ceux de l’isle crierent aux armes, et se mirent en devoir de se bien defendre.

Il y avoit là quelques six vingt Anglois qui, chargez d’un gros butin qu’ils menoient à Londres, se rafraîchissoient dans cette isle, qu’ils regardoient comme un entrepost, en attendant qu’ils cinglassent en Angleterre, pour y transporter touttes les dépoüilles qu’ils avoient amassées en écumant et piratant sur touttes les mers. Les François les attaquerent vivement et les pousserent avec tant de vigueur, qu’ils les obligerent de se réfugier dans un château. Cet asyle prétendu ne leur fut pas d’un grand secours, et n’empêcha pas que cette isle ne fût pillée, saccagée, dépoüillée de tout ce qu’elle avoit de meilleur et de plus riche. Ivain de Galles y fit un fort bon butin, qui servit à le consoler un peu de la misère où l’injustice de son Roy l’avoit mis. Les François après avoir fait le sac de Grenesay se presenterent devant une autre isle qui relevoit encore des Anglois, et qui craignant d’essüyer le même sort que la premiere, aima mieux se saigner et fournir de grosses sommes pour se racheter du pillage qu’elle ne pouvoit pas autrement éviter. Ivain de Galles se remit en mer après s’être enrichy luy et ses François de la dépoüille de ces deux isles, et cinglant toûjours dans le dessein de joindre la flote espagnole, il rencontra seize vaisseaux qui avoient moüillé l’ancre. Il s’imagina d’abord que c’étoient les Anglois, et se promettoit bien de les battre et d’y faire un riche butin. Mais quand il fut aux approches, il découvrit que c’étoient des vaisseaux marchands qui venoient d’Espagne, et qui se reposoient là dans l’attente d’un vent favorable, pour retourner en Flandres, à Anvers et dans le Brabant. Les François firent quelque mine de les attaquer, ne les voulans pas reconnoître pour marchands ; mais Ivain de Galles leur remontra que ce seroit violer le droit des gens, que de courre sus à ceux dont la profession les met sous la foy publique.

Cet amiral ayant empêché qu’on ne leur fit aucune insulte, se contenta de recevoir quelques vivres qu’ils luy presenterent et de leur demander si dans le cours de leur navigation ils n’avoient point découvert quelques bâtimens anglois. Ces marchands luy répondirent qu’ils avoient rencontré dans la mer de Bordeaux une belle flote composée de dix-huit grosses ramberges et de quinze autres moindres vaisseaux, et que le comte de Pembroc, qui la commandoit, y avoit chargé beaucoup d’or et d’argent qu’il avoit apporté de Londres pour payer les troupes que le roy d’Angleterre entretenoit en Guienne contre les François, parce que ce prince apprehendoit fort que les Gascons ne secoüassent le joug de son obéïssance et ne se donnassent à leur premier maître, et que la Rochelle, suivant leur exemple, ne luy échappât. Ils ajoûterent que le comte de Pembroc alloit droit à cette place pour s’en assûrer, dans la crainte qu’il avoit que Bertrand ne le prévint, et qui avoit déjà fait des tentatives pour débaucher les Rochelois de la fidelité qu’ils devoient à leur souverain. Quand Ivain de Galles eut tiré de ces marchands tous les éclaircissemens dont il avoit besoin, il se promit bien d’en profiter et les remercia, les assurant qu’ils pouvoient demeurer en paix, et qu’il ne leur seroit fait aucun tort. Il fit voile ensuite pour aller à la découverte de tout ce que luy avoient dit ces marchands, qui le voyans partir luy donnerent mille benedictions, et se regarderent les uns les autres comme des gens qui venoient d’échapper d’un fort grand peril, en disant Ce ne fut le gentil Yvain de Galles, ces félons François nous eussent tous meurdris.

Cet amiral, après avoir fait un voyage d’assez long cours, enfin surgit au port de Saint André en Espagne, où l’on preparoit une fort belle flote pour l’envoyer au secours des François contre les Anglois. Ce fut là que se joignirent ces deux armées navales pour faire sur mer quelque importante expedition contre leurs communs ennemis. Le comte de Pembroc en fut l’objet bientôt. Elles le rencontrerent sur la route qu’il prenoit vers la Rochelle. Les Espagnols se servirent d’un artifice, qui pour lors étoit assez rare, pour brûler les grosses ramberges du comte de Pembroc, Ils jetterent à l’eau de petits bateaux tout remplis de bois qu’ils avoient graissé d’huyle et d’autres ingrediens pour en rendre la matière plus combustible. Ils avoient entr’eux des plongeons fort experimentez dans l’art de conduire ces sortes de barques, et de les faire couler touttes brûlantes et tout allumées sous ces grosses ramberges, ausquelles le feu de ces bateaux venant à se communiquer, y causoit un embrasement dont il étoit impossible de se garantir. Ce stratageme, dont les Espagnols se servirent, fit un si grand effet contre les Anglois, qu’ils leur brûlerent treize gros bâtimens ; et tandis que les Anglois se mettoient en devoir d’éteindre ce feu, les François et les Espagnols, profitans du désordre, de l’alarme et de la consternation dans laquelle il les avoient jettez, vinrent les charger à grands coups de dards et de flêches, heurterent le vaisseau du comte de Pembroc avec tant de roideur, ayant le vent sur luy, que ce gros bâtiment venant à s’ouvrir fit eau de tous cotez, et contraignit cet amiral anglois de se rendre à la discretion de ses ennemis, avec Huard d’Angle et Jean d’Arpedenne, qui furent forcez de suivre son exemple avec plus de trois cens autres prisonniers des plus riches de toutte l’Angleterre, sans compter plus de huit cens hommes qui perirent dans cette journée par le feu, par le fer et par l’eau du côté des Anglois. Les vainqueurs trouverent dans les bâtimens qui tomberent sous leur puissance beaucoup d’or et d’argent monnoyé, qu’on avoit apporté de Londres pour payer les troupes qui servoient le roy d’Angleterre dans sa province de Guienne contre les François, et même ils ne purent voir sans étonnement le grand nombre de chaînes que les Anglois avoient chargé dans leurs vaisseaux pour mettre les Rochelois aux fers, et les traiter comme des rebelles sujets, ausquels les François firent voir les patentes et les provisions tout expédiées pour établir dans la Rochelle d’autres officiers de justice que ceux du païs.

Ces lettres étoient touttes scellées et remplies du nom des Anglois que l’on vouloit mettre à leur place, les uns en qualité de baillifs, les autres sous celle de prévôts, d’autres comme receveurs, et d’autres comme capitaines, si bien que les Rochelois voyans qu’on n’avoit apporté d’Angleterre que des chaînes pour eux, et que touttes les charges et tous les emplois étoient destinez pour des étrangers, ils n’eurent point de regret d’ouvrir leurs portes aux vainqueurs et de redevenir François, selon la pente qu’a naturellement chaque nation, d’obeïr à un prince qui soit de son pais. Les Espagnols ayant rendu ce service à la France, se retirerent avec leurs prisonniers et leurs dépoüilles au port de Saint André. Quand Yvain de Galles apperçut le comte de Pembroc au milieu des autres prisonniers, il luy fit mille reproches et luy dit mille injures, se plaignant qu’il avoit été le seul auteur de sa disgrace et de son infortune, par les pernicieux conseils qu’il avoit donné au roy d’Angleterre, son maître, contre luy. Il poussa même si loin son ressentiment, qu’il protesta que s’il avoit été son prisonnier, il l’auroit fait mourir avec infamie, pour se venger des outrages qu’il luy avoit faits. Le comte luy declara qu’il n’avoit aucune part à la disgrâce qu’il avoit encourue et dont il se plaignoit, et qu’il avoit grand tort d’insulter à un malheureux qui ne luy avoit jamais fait aucun préjudice, et dont il devoit plûtôt déplorer la condition que luy faire injure. Enfin les Espagnols enchaînerent leurs prisonniers anglois des mêmes chaînes que ceux cy avoient destiné pour les Rochelois, et ne leur rendirent la liberté qu’après leur avoir fait exactement payer leur rançon.


  1. Lors s’en alerent devers le Roy, qui se seoit au hault dois. Lequel se dreça un peu encontre Bertran, et le prist par la main, en disant : « Bien veignez vous mon amy, que j’aime en bonne foy, et à qui ne doy faillir en mon vivant de riens quelconques, ainçois vous doy honnourer et cherir comme moy. Sire, ce dist Bertran, je m’en apperçoy mauvaisement. Car vous avez osté tout mon estât, et maudit soit l’argent qui se tient ainsi coy. Et ne vault riens le conseil, parquoy ve le tenez ainsi serré. Car trop mieulx le vault départir à ceulx qui guerroyent voz ennemiz… » Quant le Roy oy Bertran parler ainsi, si lui dist, doubcement : « Or ne vous veuillez courroucer assez aurons argent. Et n’aiez desplaisance, se nous vous avons mandé. Car il nous plaisoit de vous veoir, et vous dire nostre plairesir, ne le nostre argent n’est point si enfermé, que vous ne puissiez bien par tout bouter la main. Mais, beau sire, nous lesserons le temps renouveller. Sire, dist Bertran, qui moult estoit courcié, dequoy vivront, pour passer la saison, les gens d’armes que j’ay laissiez derriere pour la frontiere tenir, et garder le pays, si n’ont argent ? Il convendra fuster ledit pays pour eulx, et paier sur les pouvres gens Bertran, dist le Roy, je ne le puis amender. Je ne suis que un seul homme, si ne puis pas estriver contre tous ceulx de mon conseil. Mais dedens trois jours feray deffermer un coffre, où vous pourrez trouver vingt mille frans… Hé ! Dieu, ce dist Bertran, ce n’est que un desjuner Que ne faites vous faillir ces grans sommes de deniers que l’en cueille par le royaume sur marchans et pouvres gens, tant d’impositions, treziesme et quatorziesme, comme foüages et gabelles, le dixirsme ne vient pas à vostre prouffit. Et puis que ainsi est, faites tout abatre, afin que le peuple se resjoysse : et faites venir avant ces chapperons fourrez, c’est assavoir prelaz et advocaz qui mengent les gens. A telz gens doit-on faire ouvrir leurs coffres, et non pas à pouvres gens, qui ne font que languir. Car on doit querir l’argent. Mais je voy aujourduy advenir le contraire : car celui qui n’a que un pou, on lui veult toulir : et celuy qui a du pain, où lui en offre. Tant divisa Bertran, où qu’il fust pris, qu’il envoya à ses soudoyers. (Ménard, p. 456-458.)