Réflexions sur la méthode qui sert de base au précédent
mémoire, et applications diverses de cette méthode ;
Par M. Gergonne.
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La méthode dont M. Kramp vient de faire usage, dans le précédent mémoire, pour résoudre le problème des quadratures, est extrêmement remarquable, et nous paraît tout-à-fait digne de l’attention des géomètres. Elle semble devoir être très-féconde en applications curieuses et utiles ; et nous n’hésitons pas à la regarder comme une des plus belles et des plus ingénieuses inventions d’analise qui aient eu lieu dans ces derniers temps.
L’esprit de cette méthode consiste proprement à chercher, à dessein, des résultats moins approchés que celui dont on est déjà en possession, et à les employer à perfectionner celui-là. C’est exactement prendre de l’élan ; c’est reculer pour mieux sauter. Les détails dans lesquels nous allons entrer pourront faire entrevoir de combien d’applications variées cette méthode peut être susceptible ; ils montreront en même-temps que l’approximation qu’elle est capable de fournir, dans tous les cas, n’a pour ainsi dire d’autre limite que celles de la patience du calculateur. Mais, avant d’entrer en matière, arrêtons-nous encore un moment sur le problème des quadratures.
I. Quelque rapide que puisse être un procédé approximatif, ce procédé doit être jugé imparfait, s’il ne renferme pas en soi quelque moyen d’apprécier l’erreur à laquelle son usage peut exposer. Or, telle serait la méthode des quadratures, développées dans le précédent mémoire, si on ne lui faisait pas subir une légère modification. Cette modification consiste à substituer successivement aux trapèzes des
rectangles inscrits et des rectangles circonscrits. Cela conduira à deux
résultats, l’un plus grand et l’autre plus petit que le véritable, et
dont la différence donnera conséquemment la limite de l’erreur dont
chacun d’eux se trouvera affecté. À la vérité, toutes choses égales
d’ailleurs, ces résultats seront moins approchés que ceux qu’on
déduirait de l’usage des trapèzes ; mais il nous paraît qu’on ne doit
pas balancer à sacrifier quelque chose du côté de la précision et
de la rapidité, lorsqu’il s’agit de remplir une condition sans laquelle
aucun procédé approximatif ne saurait être employé avec quelque
sécurité. Nous verrons d’ailleurs bientôt que cet inconvénient disparaît
presque totalement, par un emploi convenable de la méthode.
Ceci suppose, au surplus, qu’entre les limites de l’intégrale, les
ordonnées de la courbe qu’il s’agit de quarrer sont toujours croissantes ou toujours décroissantes ; mais on sait que, dans le cas
contraire, on peut toujours décomposer l’intégrale en plusieurs parties
telles que, pour chacune d’elles, cette condition se trouve remplie.
Nous appliquerons uniquement ces réflexions au cas où le diviseur
général est et ses aliquotes
Soient
les sept ordonnées équidistantes que, pour fixer les
idées, nous supposerons perpétuellement croissantes ; prenons de
plus pour unité, comme dans le précédent mémoire ; l’intervalle
qui sépare les ordonnées extrêmes. En considérant les rectangles
inscrits dont les bases sont successivement
nous aurons,
pour la somme de leurs aires,
Bases
rectangles
Bases
rectangles
Bases
rectangles
Bases
rectangle
Si nous passons ensuite aux rectangles circonscrits, nous trouverons les sommes d’aires ainsi qu’il suit
Bases
rectangles
Bases
rectangles
Bases
rectangles
Bases
rectangle
Nous aurons toujours d’ailleurs la formule
en y faisant donc successivement les deux substitutions, il viendra
La différence
est la limite de l’erreur que pourra entraîner l’emploi de l’une ou de l’autre de ces deux formules, dont la demi-somme est précisément la formule de M. Kramp, ainsi que ce cela doit être.
Si l’on applique ces formules aux deux exemples de l’auteur, c’est-à-dire, à la recherche du logarithme naturel de et à celle du nombre comme, dans l’un et dans l’autre cas, on a et on aura de sorte que la limite de l’erreur est ou environ Nous allons voir au surplus que la résolution du problème des quadratures peut encore être présentée sous une autre forme qui, sans exiger un grand nombre de divisions de l’étendue de l’intégrale, est néanmoins susceptible d’une approximation presque illimitée.
Supposons toujours qu’il soit question d’obtenir ou, ce qui revient au même, l’intégrale de
entre et en posant
et divisant d’abord l’intervalle en cinq parties égales seulement ; nous aurons
Pour
Comme ici les ordonnées sont continuellement décroissantes, les rectangles inscrits, auxquels nous nous bornerons, et qui, ayant, pour base commune, auront successivement pour hauteur les cinq dernières ordonnées, seront
En multipliant ce résultat par on obtiendra pour première valeur approchée du nombre
Pour obtenir une valeur plus approchée, cherchons-en une suite d’autres qui le soient moins. Soit d’abord divisée l’étendue de l’intégrale en quatre parties égales ; nos quatre rectangles inscrits seront alors tels qu’il suit :
Ce résultat, multiplié par , donnera pour seconde valeur moins approchée de
Divisons le même intervalle en trois parties égales seulement, les rectangles inscrits résultans seront
Ce résultat, multiplié par 4, donnera pour troisième valeur, moins approché que la précédente, du nombre
Divisons ensuite cet intervalle en deux parties égales seulement, les deux rectangles inscrits correspondans seront
résultat qui, multiplié par donne, pour quatrième valeur encore moins approchée du nombre
Considérant enfin l’intervalle entier, nous aurons pour le rectangle inscrit qui, multiplié par donnera, pour la dernière valeur, la moins approchée de
Il est évident qu’aucune des quantités n’est la valeur de et qu’elles sont toutes plus petites que cette valeur ; mais, si on les considère comme répondant respectivement aux indices, il est clair que la valeur de répondra à l’indice ; puisque, pour cet indice, on sera dans le même cas que si l’on avait considéré une infinité de rectangles inscrits infiniment petits. Donc, à l’inverse, si l’on considère respectivement comme une suite de termes répondant aux indices
le terme de cette suite répondant à l’indice ou zéro sera la valeur exacte de ; et, comme il en sera encore évidemment de même en rendant tous les indices fois plus grands ; il s’ensuit que, si l’on construit une courbe telle qu’aux abscisses répondent respectivement les ordonnées la valeur de sera l’ordonnée de cette courbe repondant à l’abscisse zéro.
Or, on a vu, dans le précèdent mémoire, qu’en supposant, pour plus de simplicité, que cette courbe est parabolique, et que son équation ne renferme que des puissances paires de l’abscisse, si représentent les quarrés des abscisses qui répondent respectivement aux ordonnées on doit avoir sensiblement
Faisant donc, dans cette formule, elle deviendra, toutes réductions faites
(V’)
formule dans laquelle il n’est plus question que de substituer les valeurs ci-dessus. On trouve ainsi
Donc
d’où
Cette valeur est encore peu approchée ; mais on doit en être peu surpris, si l’on considère que d’abord nous avons substitué des rectangles aux trapèzes, et qu’en autre nous n’en avons employé que cinq au plus.
On se tromperait toutefois si l’on se figurait que c’est là tout le degré d’approximation auquel il soit possible de parvenir, avec d’aussi faibles moyens. On peut, en effet, traiter ce nouveau résultat comme nous avons traité le premier c’est-à-dire, chercher des résultats moins approchés que lui et les employer à le perfectionner.
Supposons donc que nous n’ayons pas été au-delà de quatre divisions ; c’est-à-dire, faisons abstraction de la valeur nous pourrons alors considérer comme répondant respectivement aux indices
en multipliant par , comme répondant aux indices nous aurons alors à employer la formule
dans laquelle il faudra faire ce qui donnera
(IV’)
En substituant donc nous aurons
Donc
d’où
En n’allant pas au-delà de trois divisions ; c’est-à-dire, en faisant abstraction des valeurs nous pourrons considérer comme répondant respectivement aux indices ou, en multipliant par comme repondant aux indices ; nous aurons alors à employer la formule
dans laquelle il faudra faire ce qui donnera
(III’)
En substituant donc, nous aurons
Donc
d’où
En ne faisant ensuite que deux divisions, nous aurons
ou
ce qui donnera
d’où
et
En ne considérant enfin qu’un seul rectangle inscrit, nous aurons de nouveau, comme ci-dessus,
Nous pouvons présentement traiter les valeurs de moins en moins approchées comme nous avions traité les valeurs c’est-à-dire, les substituer dans la formule
ce qui donnera
Donc
d’où
Voilà présentement une valeur un peu plus approchée que les valeurs et or, de même que nous avons déduit de
nous pourrons déduire de et, en continuant toujours ainsi, nous parviendrons à des valeurs de plus en plus approchées ; à la vérité, le procédé peut paraître un peu long ; mais il l’aurait été beaucoup moins, si nous ne nous étions ; dès l’abord, bornés à dessein à cinq divisions de l’intégrale.
En procédant, comme il vient d’être dit, on aura
d’où on conclura, par la formule (V’), une nouvelle valeur de
Si, ne connaissant pas, à l’avance, la valeur exacte de on voulait juger du degré d’approximation obtenu après un certain nombre de pareilles opérations, il ne s’agirait que de faire un semblable calcul sur les rectangles circonscrits. On n’adopterait alors dans la valeur de que les chiffres décimaux communs aux deux résultats.
Nous allons voir, au surplus, qu’en suivant toujours l’esprit de la même méthode on peut se procurer bien plus rapidement une valeur approchée du nombre et ce sera là notre première application.
II. Supposons, pour un moment, que la géométrie n’offre absolument aucun moyen de calculer, même par approximation, les périmètres des polygones réguliers au-delà de six côtés. Nous allons voir que, tandis que les procédés ordinaires, étendus jusqu’au polygone de 96 côtés, donnent une valeur qui n’est exacte que dans les deux
premiers chiffres décimaux, notre méthode, au contraire, bornée à l’hexagone, donne un résultat qui n’est fautif que dans la sixième décimale seulement.
Observons auparavant que deux diamètres qui se confondent, dans un cercle dont le rayon est un, forment un véritable polygone régulier inscrit de deux côtés, dont le périmètre est quatre.
En conséquence, nous aurons les demi-périmètres des polygones réguliers inscrits au cercle dont le rayon est un ainsi qu’il suit :
De
deux côtés
De
trois
De
quatre
De
cinq
De
six
Si l’on considère les demi-périmètres comme répondant respectivement aux indices
le nombre devra répondre à l’indice et il en sera encore de même, en prenant les indices fois plus grands Faisant donc, dans la formule (V)
elle deviendra
ce qui donnera, en substituant,
Donc
d’où
résultat qui ne commence à être fautif qu’à la sixième décimale.
Si, ne connaissant point à l’avance la valeur exacte du nombre on voulait juger du degré d’approximation de ce résultat, il suffirait de faire un semblable calcul relativement aux polygones circonscrits ; et l’on n’admettrait ensuite, dans la valeur approchée du nombre que les chiffres décimaux communs aux deux résultats.
On aurait tort de penser au surplus que l’approximation à laquelle nous venons de parvenir est toute celle que peut donner la considération des cinq premiers polygones réguliers ; si, en effet, nous nous arrêtons successivement au 4.e, au 3.e, au 2.e, et au 1.er
en désignant respectivement par
les valeurs approchées de résultant de leur considération ; nous pourrons considérer comme des termes répondant respectivement aux indices
et, en cherchant, comme ci-dessus, le terme qui répond à l’indice ou ce sera une valeur plus approchée de
III. Notre deuxième application aura encore pour objet la recherche du nombre mais nous y procéderons de manière à faire voir comment la méthode dont nous cherchons ici à étendre l’usage s’applique à la sommation des séries convergentes, dont on connaît seulement un petit nombre des premiers termes, sans que même il soit aucunement besoin d’en connaître la loi.
Prenons la série connue de Leibnitz.
en réduisant chaque terme de rang pair avec le terme de rang impair qui le précède immédiatement, elle deviendra
Nous allons essayer de la sommer au moyen de ses six premiers termes seulement.
On a
Si nous considérons ces nombres comme répondant respectivement aux indices il est évident que devra réppndre à l’indice et qu’il en sera encore de même pour les indices fois plus grands Faisant donc, dans la formule du n.o 13 du précédent mémoire, on aura
ce qui donnera en substituant
Donc
d’où
On ne sera pas surpris du peu d’exactitude de cette valeur, si l’on fait attention à l’extrême lenteur de la série, qui tend sans cesse à n'être plus convergente.
Il est d’ailleurs aisé ici, comme dans les précédens exemples, de se procurer une valeur plus approchée, en en cherchant d’autres qui le soient moins ; si, en effet, on désigne respectivement par
les valeurs qu’on obtient, en se bornant successivement à cinq, quatre, trois, deux et un termes, on aura
En substituant ces valeurs dans la précédente formule à la place de et divisant le résultat par attendu qu’elles n’expriment plus ici mais lui-même, on obtiendra
valeur plus approchée que la précédente, et de laquelle il serait facile, par les mêmes moyens, d’en déduire d’autres qui le soient davantage encore. Ainsi, malgré le peu de convergence de la série, il ne faudra qu’un peu de patience pour obtenir, à l’aide de ses six premiers termes seulement, des valeurs de plus en plus approchées de la somme de tous ses termes.
Si, ne connaissant pas à l’avance la valeur rigoureuse du nombre on voulait juger de la précision des résultats successivement obtenus, on remarquerait que la série de Leibnitz peut aussi être mise sous cette autre forme
faisant donc le calcul du nombre par cette nouvelle série, comme par la première, on n’admettrait, dans sa valeur définitive, que
les chiffres décimaux communs aux deux résultats.
IV. Pour troisième application, nous choisirons le problème important
et délicat de l’interpolation des suites ; mais ici les formes de l’application de la méthode pouvant être variées d’une multitude de
manières différentes ; nous insisterons principalement sur quelques
procédés, en nous bornant par rapport aux autres à une briève indication.
On sait que le problème qui nous occupe se réduit à former
l’équation d’une courbe parabolique passant par un certain nombre
de points dont on connaît les coordonnées, ou du moins s’écartant
le moins possible de ces points, que l’on peut supposer n’être qu’à
peu près sur la courbe qu’on cherche. Supposons donc, en premier
lieu, pour suivre exactement l’esprit du procédé de M. Kramp,
que l’on ait sept ordonnées équidistantes
on pourra chetcher successivement l’expression générale de l’ordonnée
de la parabole 1.o du sixième degré, passant par les extrémités
de ces ordonnées ; 2.o du troisième degré, passant par les extrémités des mêmes ordonnées prises de deux en deux seulement ;
3.o du deuxième degré, passant par leurs extrémités, de trois en
trois ; 4.o enfin du premier degré, passant uniquement par les extrémités des deux ordonnées extrêmes.
Désignant alors respectivement ces expressions par
et les considérant comme répondant aux indices respectifs
ou, ce qui revient au même, aux indices le terme
qui répondra à l’indice zéro équivaudra sensiblement à la valeur
générale de l’ordonnée qui répondrait au cas où on aurait fait entrer
en considération une infinité d’ordonnées intermédiaires entre les ordonnées extrêmes ; et sera conséquemment une expression plus exacte
de l’ordonnée générale que celle qu’avait fourni la considération des
sept points donnés.
L’application de ce procédé exige que le nombre des points donnés diminué d’une unité ; ait le plus grand nombre possible de diviseurs.
Voici un autre procédé qui n’est point sujet à cette limitation.
Lorsque les ordonnées données sont équidistantes et en nombre
impair, on peut toujours, pour plus de simplicité, prendre leur commune distance pour unité, et supposer en outre que l’ordonnée
moyenne répond à l’origine. Supposons donc qu’on ait les cinq
ordonnées consécutives
répondant respectivement aux abscisses
; et proposons-nous de trouver l’ordonnée qui doit répondre à l’abscisse quelconque
1.o Ne considérons d’abord que l’ordonnée et posons
2.o Considérons en second lieu les deux ordonnées
en désignant par l’ordonnée générale de la droite qui joint leurs
extrémités supérieures, nous aurons
3.o Considérons ensuite les trois ordonnées
en désignant par l’ordonnée générale de la parabole ordinaire qui
joint leurs extrémités supérieures, nous aurons
4.o Appelant de même l’ordonnée générale de la parabole du
troisième degré qui joint les extrémités supérieures des quatre ordonnées
nons aurons
5.o Appelant enfin l’ordonnée générale de la parabole du
quatrième degré qui résulte de l’emploi total de cinq données on aura
Si présentement on considère les valeurs successives
comme répondant successivement aux indices
ou, ce qui revient au même, aux indices fois plus grands le terme répondant à l’indice sera sensibletnent ce qu’on obtiendrait pour en ayant égard à une infinité d’autres ordonnées qui seraient censées suivre suivant la loi qui régit les premières ; on trouve dans ce cas, comme nous l’avons déjà vu,
et il ne restera plus que les substitutions à exécuter.
On pourra ensuite procéder d’une manière inverse, c’est-à-dire, prendre successivement une, deux, trois, quatre et cinq ordonnées en allant de vers on obtiendra ainsi une nouvelle expression de , qui ne différera au surplus de la précédente qu’en ce que et y seront respectivement changés en et et réciproquement. Cette nouvelle sera relative à l’hypothèse où l’on aurait eu égard à une infinité d’ordonnées précédant La demi-somme de ces expressions donnera l’expression la plus convenable à employer.
Leur différence qui sera nécessairement très-petite fera connaître sensiblement l’erreur dans laquelle l’emploi de chacune d’elles peut entraîner.
Mais de toutes les manières d’appliquer la nouvelle méthode à l’interpolation des suites la plus exacte paraît devoir être la suivante.
Soient le nombre des valeurs données et correspondantes de et de Soient les fonctions des degrés représentant le plus exactement possible les valeurs données ; ces fonctions étant obtenues par la méthode des moindres quarrés, ainsi qu’il a été expliqué dans ce volume (pag. 242
et suiv.). On considérera
comme répondant respectivement aux indices
et cherchant, comme ci-dessus, le terme qui doit répondre à l’indice zéro, on prendra ce terme pour la valeur de
Nous n’entrerons point actuellement dans plus de détails à ce sujet, sur lequel nous pourrons peut-être revenir une autre fois. Il nous suffit pour le présent d’avoir montré que l’analise possède, dans la méthode développée par M. Kramp, un nouvel instrument, susceptible sans doute de perfectionnement ; mais qui, tel qu’il est, peut déjà, dans un grand nombre de circonstances, devenir d’un usage très-précieux.