Anthropologie (trad. Tissot)/Observation de soi-même

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Traduction par Joseph Tissot.
Librairie Ladrange (p. 18-22).

le journal d’un observateur de soi-même, et qui conduit facilement au mysticisme et à la folie.

L’attention à soi-même, si l’on a affaire aux hommes, est sans doute nécessaire, mais elle ne doit pas se faire sentir dans le monde ; autrement elle produit la gêne ou l’affectation. Le contraire de ces deux choses est l’aisance, ou la confiance de n’être pas jugé défavorablement pour sa tenue. Celui qui pose comme s’il voulait se juger dans une glace, voir son air, ou qui parle comme s’il s’écoutait lui-même (et non simplement comme s’il était écouté par un autre), est une espèce de comédien. Il veut représenter, et se compose un air qui le perd dans le jugement d’autrui dès qu’on s’aperçoit de ses efforts, parce qu’il fait naître la pensée qu’il a quelque dessein de tromper. — La franchise dans la manière de se montrer extérieurement ne donne lieu à aucun soupçon de cette espèce ; c’est une façon d’agir naturelle (qui n’exclut cependant pas toute forme artificielle, ni la culture du goût), qui plaît par la simple véracité dans les expressions. Mais lorsque l’abandon résulte de la simplicité, c’est-à-dire de l’absence de tout déguisement artificiel et calculé, lorsqu’il se montre dans le langage, il prend alors le nom de naïveté.

La manière ouverte de s’expliquer chez une jeune personne qui approche de l’âge nubile, celle d’un campagnard étranger aux façons polies des villes, provoque par l’innocence et la simplicité (l’ignorance dans l’art de paraître) le sourire de ceux qui sont déjà exercés et stylés dans cet art. Ce n’est pas un sourire de mépris ; il n’empêche pas de rendre hommage à la pureté du cœur et à la sincérité ; c’est plutôt une hilarité accompagnée de bienveillance et de douceur, et provoquée par l’inexpérience dans l’art peu estimable de paraître, art qui, bien que fondé sur notre nature humaine déjà corrompue, mériterait plutôt la pitié que la moquerie, si l’on venait à le comparer avec l’idéal d’une nature encore saine et pure[1]. C’est une satisfaction d’un clin d’œil ; c’est un ciel nuageux qui s’entr’ouvre un instant pour laisser échapper un faible rayon de soleil, mais qui se referme aussitôt par ménagement pour l’œil malade de l’amour-propre.

Ce paragraphe, qui a pour objet d’avertir de ne pas s’observer trop minutieusement et pour ainsi dire avec la résolution prise de faire une histoire intérieure du cours spontané de ses pensées et de ses sentiments, est motivé par le péril que l’on court en s’observant ainsi, de tomber dans la folle persuasion qu’on est inspiré d’en haut, qu’on subit l’influence de forces secrètes qui nous mènent sans intervention de notre part ; en d’autres termes, dans le péril de devenir illuminé ou en proie à une terreur sans fondement. En effet, nos prétendues découvertes successives n’ont ici d’autre objet que ce que nous avons insensiblement introduit nous-mêmes au dedans de nous : c’est le cas d’une Bourignon avec ses visions flatteuses, ou d’un Pascal avec ses représentations effrayantes et terribles. Tel fut aussi le cas d’un homme d’ailleurs très-distingué, Albert Haller. Grâce au journal de ses états internes, journal longtemps écrit, souvent interrompu, Haller finit par demander à un théologien célèbre, son ancien camarade d’études, le docteur Less, s’il ne pourrait pas trouver dans le vaste trésor de sa science théologique une consolation pour son âme pleine d’angoisses.

C’est une chose digne de réflexion, une chose utile et nécessaire pour la logique et la métaphysique, d’observer en soi les différents actes de la faculté représentative, lorsqu’on les provoque. — Mais vouloir s’épiloguer, prétendre connaître la manière dont ces actes surgissent d’eux-mêmes dans l’âme sans être suscités (ce qui arrive par le jeu spontané de l’imagination créatrice), c’est un renversement de l’ordre naturel dans la faculté de connaître, parce qu’alors les principes de la pensée ne précèdent pas (comme cela devrait être), mais viennent après ; c’est déjà ou une maladie de l’esprit (une rêverie), ou un acheminement à la folie. Celui qui est en état de raconter beaucoup de choses des expériences intérieures (de la grâce, des tentations), ne peut jamais, dans son voyage à la recherche et à la découverte de lui-même, aborder qu’aux Anticyres ; car il n’en est pas des expériences internes comme des externes, touchant les objets dans l’espace : ici les objets apparaissent en dehors les uns des autres et avec une existence permanente ; le sens intime, au contraire, ne voit les rapports de ces déterminations que dans le temps, par conséquent à l’état labile, état où la contemplation manque de la durée cependant nécessaire à l’expérience[2].


Notes de Kant[modifier]

  1. À propos de cette nature, on pourrait ainsi parodier le vers connu de Perse : Naturam videant ingemiscantque relicta.
  2. Quand nous nous représentons deux actes accompagnés de conscience, d’une part la réflexion ou l’action intérieure (la spontanéité), qui rend une notion (une pensée) possible ; d’autre part, l’appréhension ou la capacité (réceptivité) d’avoir une perception, c’est-à-dire une intuition empirique ; alors la conscience de soi-même (apperceptio) peut être divisée en conscience de la réflexion, et en conscience de l’appréhension : la première est une conscience de l’entendement, la deuxième, le sens intime. Celle-là est la perception pure, celle-ci est la perception empirique ; la première est donc appelée faussement sens intime. — En psychologie nous nous examinons par rapport à nos représentations du sens intime ; mais en logique nous ne recherchons en nous que ce qui nous est offert par la conscience intellectuelle. — Ici donc le moi semble être double (ce qui serait contradictoire) : 1° le moi comme sujet de la pensée (en logique), et qui est l’objet de la perception pure (le moi purement réflexif), et dont on ne peut rien dire de plus, mais qui est une représentation tout à fait simple ; 2° le moi comme objet de la perception, par conséquent comme objet du sens intime, contenant une multiplicité de déterminations qui rendent possible une expérience interne.

    La question de savoir si dans les différents changements internes de l’âme (de son souvenir ou des principes admis par elle), l’homme, ayant conscience de ses changements, peut encore dire qu’il est le même (quant à l’âme), est une question absurde ; car il ne peut avoir conscience de ces changements qu’à la condition de se concevoir comme un seul et même sujet dans les différents états ; le moi de l’homme est double, quant à la forme (du mode de représentation), mais non quant à la matière (au contenu de la représentation).


Notes du traducteur[modifier]