Anthropologie (trad. Tissot)/Représentations sans conscience

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Traduction par Joseph Tissot.
Librairie Ladrange (p. 23-27).



§ V.

Des représentations dont nous n'avons pas conscience.


Avoir des représentations sans cependant en avoir conscience semble contradictoire ; comment, en effet, pouvons-nous savoir que nous les avons, si nous n'en avons pas conscience ? Locke se faisait déjà cette objection, et rejetait en conséquence ces sortes de représentations comme non existantes. — Et cependant nous pouvons avoir la conscience médiate d'avoir une représentation, sauf à avoir de cette représention une conscience immédiate. — Des représentations de cette nature s'appellent obscures ; les autres sont claires ; et si leur clarté s'étend jusqu'aux représentations partielles qui en composent l'ensemble, ainsi qu'à leur union, les représentations sont alors lucides ou distinctes, qu'elles appartiennent à la pensée ou à l'intention, peu importe.

Si je suis sûr d'apercevoir un homme loin de moi dans une prairie, quoique je n'aie pas conscience de voir ses yeux, son nez, sa bouche, etc., j'en conclus proprement cela seul, que cet objet est un homme ; car, si de ce que je n'ai pas conscience de percevoir ces parties de la tête (non plus que les autres parties du corps de cet homme), je prétendais affirmer que je manque absolument de leur représentation dans mon intuition, je ne pourrais pas dire non plus que je vois un homme, puisque la représentation totale (de la tête ou de l’homme) se compose de ces représentations partielles.

Il y a de quoi nous surprendre et nous étonner en voyant que le champ des intuitions sensibles et des perceptions dont nous n’avons pas conscience, quoique nous puissions indubitablement conclure que nous les avons, c’est-à-dire que le champ des représentations obscures est immense dans l’homme (de même que dans les animaux), quand au contraire les représentations claires, celles dont la conscience est évidente, ne sont qu’en très petit nombre, qu’elles ne forment que quelques points éclairés sur la grande carte de notre esprit. Une puissance supérieure n’aurait qu’à dire, en effet : que la lumière soit ! pour qu’aussitôt, sans aucune addition (si par exemple nous prenons un littérateur avec tous ses souvenirs), la moitié d’un monde parût en quelque sorte à ses yeux. Tout ce que découvre l’œil armé du télescope (dans la lune, par exemple), ou du microscope (par exemple les infusoires), est déjà perçu à l’œil nu ; car ces moyens d’optique ne produisent pas plus de rayons lumineux, ni par conséquent plus d’images dans l’œil qu’il ne s’en produit déjà sur la rétine sans ces auxiliaires artificiels ; seulement, ces images s’en trouvent agrandies, et nous en avons conscience. — Il faut en dire autant des sensations de l’ouïe, lorsque avec ses dix doigts et ses deux pieds le musicien exécute une fantaisie sur l’orgue, tout en conversant avec une personne qui se trouve placée à ses côtés ; une multitude de représentations sont alors excitées dans son âme en un clin d’œil ; le choix de chacune d’elles exigerait déjà un jugement particulier sur sa convenance. En effet, un seul doigté qui ne serait pas conforme à l’harmonie produirait aussitôt une dissonnance. Et cependant l’ensemble s’exécute si bien, que le musicien qui improvise peut souvent désirer d’avoir noté plusieurs morceaux exécutés par lui avec bonheur, et qu’il n’espérerait peut-être pas reproduire aussi bien en y mettant toute son attention.

Ainsi, le champ des représentations obscures est le plus grand dans l’homme. — Mais comme il ne peut se percevoir que dans sa partie passive, comme jeu des sensations, la théorie de ces représentations n’appartient qu’à l’anthropologie physiologique, et non à l’anthropologie pratique, qui est proprement celle dont il s’agit ici.

Souvent en effet nous jouons avec nos représentations obscures, ayant un intérêt à placer dans l’ombre, en face de l’imagination, des objets qui nous plaisent ou nous déplaisent ; mais plus souvent encore nous sommes nous-mêmes le jouet des représentations obscures, et notre entendement ne peut échapper aux absurdités dans lesquelles le précipite leur influence, bien qu’il en connaisse le côté illusoire.

C’est ce qui arrive avec l’amour, considéré proprement, non comme un sentiment de bienveillance, mais plutôt comme la jouissance de son objet. Combien d’esprit ne dépense-t-on pas pour couvrir de fleurs légères ce qui sans doute est aimé, mais qui cependant fait voir l’homme dans une si étroite parenté avec le reste des animaux, qu’il en est saisi de honte et que les expressions propres ne seraient pas tolérables dans la bonne compagnie, bien que celles dont on se sert soient encore assez transparentes pour provoquer le sourire. — L’imagination peut ici se donner carrière dans l’obscur, et ce n’est pas toujours un art vulgaire que d’éviter le cynisme sans risquer de tomber dans une pruderie ridicule.

Souvent encore nous sommes le jouet de représentations obscures, qui ne veulent pas disparaître quoique éclairées par l’entendement. Ainsi, c’est une grande affaire pour plus d’un mortel d’avoir sa sépulture dans son jardin ou sous un arbre touffu, dans un champ ou un terrain sec, quoique dans le premier cas il n’ait pas de raison d’espérer une belle vue, ni dans le second de redouter un rhume.

Même pour les gens éclairés, l’habit fait l’homme jusqu’à un certain point. Le proverbe russe dit, à la vérité que : « l’on reçoit l’étranger suivant son habit, et qu’on le reconduit suivant son esprit ; » mais l’entendement ne peut cependant pas prévenir l’impression de représentations obscures d’une certaine importance que fait une personne bien habillée ; en tout cas seulement il peut se proposer de rectifier plus tard le jugement porté d’abord sur cette personne.

On recourt même assez souvent à l’obscurité par un dessein préconçu, pour se donner un air de profondeur et de solidité : de la même manière à peu près que des objets aperçus au crépuscule ou à travers un brouillard semblent toujours plus grands qu’ils ne sont en réalité[1]. Obscurcissons, telle est la maxime de tous les mystiques, pour attirer par des ténèbres artificielles ceux qui courent après la sagesse. — En général même un certain degré d’obscurité dans un ouvrage ne déplaît pas au lecteur ; il sent mieux alors sa pénétration, son habileté à résoudre ce qui est obscur en notions claires.


Notes de Kant[modifier]

  1. Au contraire, quand nous voyons une chose à la lumière du jour, ce qui est plus éclairé nous semble aussi plus grand que les objets qui l’entourent : par exemple des bas blancs donnent à la jambe une apparence plus forte que des bas noirs ; un feu de nuit, placé sur une haute montagne, paraît plus grand qu’il n’est en réalité. — C’est peut-être ainsi qu’il faut expliquer encore la grandeur apparente de la lune à son lever, et l’éloignement plus grand, quant à l’apparence, des étoiles les unes à l’égard des antres, lorsqu’on les voit à l’horizon ; dans ces deux cas en effet nous apparaissent des objets brillants qui sont vus à l’horizon à travers une couche d’air plus épaisse que celles qui occupent les régions plus élevées du ciel ; et ce qui est obscur est aussi jugé plus petit à cause de la lumière qui l’entoure. Dans le tir, la cible devrait donc être noire, et entourée d’un cercle blanc au milieu ; il y aurait alors plus de chance d’attraper juste qu’avec la construction contraire.


Notes du traducteur[modifier]