Art de faire le beurre et les meilleurs fromages/Cinquième mémoire
CINQUIÈME MÉMOIRE.
FROMAGE DE GRUYÈRES
FABRIQUÉ À LA VOIVRE, PRÈS DE VAUCOULEURS,
La Société royale et centrale d’agriculture avait manifesté à M. Bonvié, son correspondant, le désir d’avoir des renseignemens sur la fabrique de fromage, façon de gruyère, qu’il a établie à la Voivre, près Vaucouleurs, département de la Meuse. M. Bonvié s’est empressé d’envoyer une notice sur cette fabrication, et M. le secrétaire perpétuel en a donné lecture à la Société.
Une notice bien détaillée et accompagnée de figures sur un sujet aussi important que la fabrication des fromages, façon de gruyère, ne pouvait manquer d’intéresser vivement la Société : aussi plusieurs membres, frappés de la clarté et de la précision des détails donnés sur cette fabrication, ont-ils demandés que ce travail fût imprimé. Il s’est alors élevé la question de savoir si les procédés développés dans le mémoire étaient nouveaux, et s’ils n’avaient point été déjà décrits dans les ouvrages qui traitent de la fabrication des fromages. La Société a chargé MM. Tessier, Huzard, Bosc et Huzard fils de lui faire un rapport à ce sujet : voici ce rapport, nous avons cru qu’il ne serait pas déplacé ici.
Dans quelques recueils d’ouvrages relatifs à l’économie rurale, on trouve en effet des détails sur la fabrication de ces sortes de fromages ; dans quelques uns, on trouve même les figures des instrumens de fabrication.
Le premier que nous avons consulté a été celui des Mémoires de la Société : la première série ne contient rien de relatif à la fabrication des fromages de Gruyères[1], la seconde série ne contient (année 1812) qu’un rapport d’une commission sur le concours ouvert par la Société pour le perfectionnement de la fabrication des fromages, rapport dans lequel il est dit que MM. Charles Lullin de Genève, et Lepelletier propriétaire au Tilleul, ont chacun envoyé des fromages façon de gruyère, et des mémoires relatifs à cette fabrication ; mais les mémoires ne sont point imprimés à la suite du rapport, même par extrait.
La Société économique de Berne, dans ses excellens Mémoires, n’a publié que des réflexions sur l’amélioration des fruiteries ; encore ces réflexions font-elles seulement partie d’un Mémoire sur l’Économie des Alpes, par Jacques Dick, et ne contiennent-elles aucune donnée sur la fabrication des fromages de Gruyères[2].
L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des Sciences, Arts et Métiers, in-folio, ne contient aucun détail à ce sujet[3].
Les Annales de Chimie[4], les Annales de Chimie et de Physique[5] ne contiennent également rien sur le fromage de Gruyères.
Il en est de même des Annales des Arts et Manufactures, par O’Reilly[6] ; — des Mémoires de Mathématiques et de Physique présentés à l’Académie royale des sciences[7] ; des Secrets concernant les Arts et Métiers[8] ; de la Feuille du Cultivateur[9] ; de la Bibliothèque britannique, partie des Sciences et des Arts ; des Archives des découvertes et des inventions nouvelles faites dans les sciences, etc.[10] ; de la Correspondance rurale, par Delabretonnerie[11] ; du Guide du Fermier[12] ; du Dictionnaire de l’Industrie[13] ; du Journal économique[14].
Il n’en est pas tout à fait des ouvrages suivans.
Dans le Dictionnaire portatif des Arts et Métiers (5 vol. in-8o), on trouve, entre autres procèdes de fabrication de divers fromages, celui qui est suivi pour faire le fromage de Gruyères ; mais les détails sont si brefs, qu’on peut les regarder comme insuffisans ; ils ne sont pas accompagnés de la figure des instrumens de manutention.
Dans le Dictionnaire des Découvertes faites en France, de 1789 à la fin de 1820, dans les sciences, la littérature et les arts, est inséré un extrait très étendu d’un mémoire de M. Droz sur la fabrication du fromage de Gruyères dans la Franche-Comté, mémoire qui a été inséré dans les Annales d’Agriculture, et sur lequel nous reviendrons plus loin[15].
La Bibliothèque physico-économique n’est guère plus riche. On n’y trouve qu’une note très insignifiante, de deux pages, sur différens emplois du lait et de la crême, pour obtenir des fromages de Suisse [3e série, t. IV][16].
Les Annales d’Agriculture, outre le Mémoire de M. Droz, dont nous venons de parler, sur la fabrication des fromages de Gruyères dans le Jura ou le Doubs (t. XV, p. 387), contiennent quelques autres détails : ainsi, dans le t. XXXVII, p. 145, M. J.-P. Pictet en donne de nouveaux sur la fabrication de ces fromages ; seulement il s’occupe plus particulièrement des espèces de règles qui dirigent les associations connues sous le nom de fruiteries. — Dans le tome XLVIII, p. 122, on trouve un extrait de l’ouvrage de M. Lullin, de Genève, sur les associations rurales connues, en Suisse, sous le nom de fruiteries, par M. Bosc. — Enfin, dans le tome LI, p. 377, est inséré le Rapport sur le concours ouvert par la Société d’agriculture de la Seine, pour le perfectionnement de la fabrication des fromages ; rapport dont nous avons déjà parlé au sujet des Mémoires publiés par la Société d’agriculture de Paris.
Cependant, ce qui est dit dans ces mémoires ou rapports est insuffisant, et celui de M. Droz, le plus étendu, est encore trop abrégé, et ne montre pas les instrumens de fabrication[17].
Les Bulletins de la Société d’encouragement ne présentent (1re année, n° VIII) que l’extrait du mémoire de M. Droz, dont nous venons de parler[18].
L’ouvrage de Parmentier et Deyeux sur le lait[19] renferme des détails très étendus sur la matière qui nous occupe ; mais les auteurs ont traité plutôt de la théorie de la fabrication que des procédés particuliers de confection de tel ou tel fromage, et celle du fromage de Gruyères n’est enseignée que d’une manière générale avec celles des fromages de Hollande, d’Angleterre et d’Italie, dans le chapitre, ayant pour titre Des fromages dépouillés de la sérosité par le moyen de la compression et du feu.
Scheuchzer est peut-être le premier qui ait donné une description détaillée de la fabrication des fromages de Gruyères. Dès 1708, dans son ouvrage intitulé : Itinera alpina, 1 vol. in-4, imprimé à Londres, il a publié les détails de cette fabrication, et il les a accompagnés de la figure des instrumens qui y sont employés : ce sont les mêmes qui sont encore en usage aujourd’hui, et qui sont aussi figurés dans le mémoire de M. Bonvié. Aux figures de ceux-ci Scheuchzer a joint celles de tous les instrumens qui servent dans les fruiteries à la manipulation du lait. Les procédés qu’il a décrits sont, à quelques détails près et peu important, les mêmes que ceux de M. Bonvié ; mais sa description est intercalée de tant de citations, de digressions, qu’il devient pénible de la suivre dans une langue, dont peu d’agriculteurs ont conservé l’habitude. Les différentes éditions de l’ouvrage sont, au reste, très rares ; elles sont chères, et l’ouvrage n’est qu’en très peu de mains.
Desmarets, membre de l’Académie royale des sciences, est, après Scheuchzer, qu’il cite, celui qui a donné la description la plus étendue de la fabrication des fromages de Gruyères : c’est dans l’Encyclopédie méthodique ou par ordre des matières (Arts et Métiers mécaniques, t. III, p. 73, Art de faire les fromages), que se trouve son travail. Comme celui de Scheuchzer, il est accompagné de la figure de tous les instrumens employés dans les fruiteries. C’est dans la Franche-Comté qu’il a observé la méthode qu’il décrit. Ce sont toujours les mêmes procédés et les mêmes Instrumens ; sa description est claire, et peut diriger très bien la personne qui chercherait à opérer cette fabrication.
L’un de nous, M. Bosc, a aussi donné, dans l’Encyclopédie méthodique (partie Argiculture, t. IV, p. 477) une fort bonne description de la manière de faire ces fromages, et qui, comme celle de Desmarets, peut servir de guide dans les opérations qu’elle comporte ; mais il n’a pas ajouté la figure des instrumens, et, sous ce rapport, son travail peut être regardé comme moins complet.
Un autre membre de la Société, Witte, correspondant étranger à Berlin, a, comme Scheuchzer et Desmarets, donné la description des procédés de fabrication et la figure des instrumens qui y servent. C’est dans l’ouvrage qu’il avait si bien commencé et intitulé : Les races des bêtes à cornes d’Allemagne (3e cahier), qu’on trouve son travail à ce sujet. Ce sont encore les mêmes instrumens et les mêmes procédés ; mais ces derniers sont décrits d’une manière très brève, je dirai même imparfaite, en comparaison de la description qu’en ont donnée MM. Desmarets et Bosc : l’ouvrage est d’ailleurs excessivement rare.
Rozier, dans son Cours complet d’Agriculture en 10 vol. in-4o (tome V, 1784) a copié ce qu’avait dit Desmarets, dans l’Encyclopédie méthodique de la fabrication du fromage de Gruyères ; il a pris jusqu’aux figures qui y sont gravées.
Dans l’espèce d’extrait de l’ouvrage de Rozier, intitulé Cours complet d’Agriculture pratique, d’Économie rurale et domestique, etc. 7 vol. in-8o, notre collègue, M. Cadet de Vaux, en 1809, n’a donné sur la fabrication du fromage de Gruyères, à l’article Lait, qu’un extrait de ce que MM. Desmarets et Bosc en avaient dit dans l’Encyclopédie méthodique.
Dans le Nouveau Cours complet d’Agriculture théorique et pratique, en 13 volumes, Parmentier a donné un extrait de l’ouvrage qu’il avait fait conjointement avec M. Deyeux, et dont nous avons déjà parlé.
Dans la seconde édition en 16 volumes de ce même Cours complet d’Agriculture, M. Bosc a reporté à l’article Fromage ce qu’il avait dit de la fabrication du fromage de Gruyères dans la partie de l’Agriculture de l’Encyclopédie méthodique ; il n’a pu encore y joindre les instrumens de fabrication.
M. Charles Lullin, de Genève, s’est occupé d’une manière spéciale de la fabrication du fromage de Gruyères ; son ouvrage, intitulé Des associations rurales pour la fabrication du lait, connues en Suisse sous le nom de fruiteries, in-8°, 1811, est, sans contredit, ce qu’il y a de mieux sous ce rapport. Si les instrumens de fabrication ne sont pas aussi bien figurés que dans l’ouvrage de Scheuchzer et de Desmarets, tous ceux employés en Suisse aux fruiteries y sont également figurés, et la description des procédés de fabrication est bien détaillée et accompagnée d’un grand nombre de bonnes observations et réflexions. Son ouvrage est, sous le rapport de la pratique de la fabrication du gruyère, ce que celui de MM. Parmentier et Deyeux est sous le rapport de la théorie, c’est à dire le plus complet[20].
En 1822, M. Guyétant a de nouveau parlé de cette fabrication dans son ouvrage intitulé : Essai sur l’état actuel de l’Agriculture dans le Jura ; Lons-le-Saulnier. Quoique le fromage ait le nom de vachelin dans les châlets et les fruitiers du pays, il porte celui de gruyère dans le commerce et est vendu comme tel. Les procédés pour le faire sont les mêmes, et ils sont suffisamment décrits dans l’ouvrage de M. Guyétant ; ils ne sont pas aussi détaillés cependant que dans ceux de Desmarets et de M. Lullin, et l’ouvrage ne contient pas de figures.
Enfin, le dernier ouvrage publié sur cet objet est celui intitulé : La Laiterie, ou Art de traiter le laitage, de faire le beurre et de fabriquer les diverses sortes de fromages, in-12, Paris, 1823, sans nom d’auteur. Mais cet ouvrage, sans figures, qui traite de tout ce qui a rapport à l’emploi du lait, est très abrégé et est loin de valoir ceux cités de MM. Desmarets, Bosc et Lullin, sous le rapport de la fabrication des fromages de Gruyères ; il est bien loin de celui de Parmentier, sous le rapport de la théorie.
Il résulte, Messieurs, des recherches que nous avons faites et que nous venons de mettre sous vos yeux, que l’objet dont s’occupe M. Bonvié a été traité déjà au long et très bien par cinq auteurs, Scheuchzer, Desmarets, Rozier, Bosc et Lullin, ; que quatre de ces écrivains ont joint à leur travail, comme M. Bonvié au sien, les figures des instrumens qui servent à la fabrication dont il s’agit ; qu’ils ont même représenté un beaucoup plus grand nombre d’instrumens ; que le travail de M. Bonvié n’est donc pas le plus complet sur cette matière.
Mais, Messieurs, vous vous rappellerez que la Société n’a point demandé à M. Bonvié un travail complet ; qu’elle l’a prié de lui donner seulement la description des procédés suivis dans sa fabrique de la Voivre.
C’est à cette demande seule que notre correspondant a eu l’intention de répondre, et il a rempli parfaitement cet objet. Vous savez tous combien son Mémoire est clair, précis, et avec quel soin sont figurés les instrumens employés dans sa fromagerie.
Si l’on fait maintenant attention que la consommation des fromages cuits est plus grande en France que la fabrication de ces fromages, et par suite de cet état de choses, qu’il y a importation de ce produit ; tandis qu’un grand nombre de nos cantons pourraient le fabriquer avec avantage ; si l’on considère que l’industrie agricole est la dernière à laquelle on se livre, et celle sur laquelle il est le plus nécessaire de rappeler l’attention des capitalistes en leur faisant voir un bénéfice dans une nouvelle branche de travaux ; qu’il faut souvent même attirer vingt fois l’attention sur le même objet, pour parvenir à l’y fixer, il vous paraîtra peut-être utile de faire imprimer le mémoire de M. Bonvié, comme un travail qui lui a été demandé par la Société, et comme l’exposé pur et simple des procédés qui sont suivis dans sa fabrique de fromages, façon de gruyère, à la Voivre.
Dans tous les cas, la Société lui doit des remercîmens pour les renseignemens qu’il lui a donnés et pour la clarté et la précision de son travail[21].
Fabrication du fromage de Gruyères, telle qu’elle a lieu à la Voivre.
Lorsque l’on veut fabriquer du fromage, façon de gruyère on commence par faire construire une laiterie en un lieu où la fraîcheur soit toujours la même. Cet endroit doit être pavé, un peu en pente du côté où les eaux de lavage doivent s’écouler en dehors. Il est bon qu’il soit voûté et aéré par de petites fenêtres, pour y maintenir toujours un courant d’air, qui renouvelle celui de l’intérieur, lequel se charge promptement des émanations du lait, d’un acide particulier et de gaz acide carbonique.
Cette laiterie est garnie, dans son pourtour, de tablettes qui s’élèvent les unes sur les autres à une certaine distance, pour pouvoir y placer les baquets, dans lesquels on met le premier lait ; je dis premier lait, parce qu’on verra dans la suite qu’un fromage se compose de deux traites de vache, c’est à dire d’une traite de la veille au soir, et d’une seconde, celle du matin.
Lorsque cette laiterie est ainsi disposée, on fait traire les vaches vers les trois ou quatre heures du soir : on porte le lait dans les baquets, construits en bois de sapin, tels qu’il en est représenté un Pl. 2e, fig. 1re, on les place l’un à côté de l’autre dans la laiterie sur les tablettes dont il a été parlé ci-dessus. Pour remplir les baquets, on aura attention d’y verser le lait doucement, afin d’exciter le moins de mousse possible, et pendant que ce lait est encore chaud on enlève de cette mousse le plus que l’on peut, parce qu’on a observé que sa présence s’opposait à l’élévation de la crême à la surface : ce dépôt reste ainsi jusqu’au lendemain matin, et c’est ce que l’on appelle le premier lait.
Le lendemain, vers les six heures du matin, on trait de nouveau les vaches, et le lait de cette traite est porté immédiatement dans la chaudière, représentée Pl. 2e, fig. 2e, et qui sert à faire cailler le lait. Pour le verser dans cette chaudière, on a soin de le couler à travers une espèce d’étamine, afin qu’il tombe dans la chaudière avec le moins de mousse possible. Pour cet effet, on pose sur la chaudière un petit chevalet, dépeint Pl. 2e, fig. 3e et 4e. Ce chevalet soutient un entonnoir, qui est garni à son orifice inférieur d’un bouchon de paille. Lorsque tout le lait est passé dans la chaudière, on va à la laiterie chercher celui qui y est déposé de la veille : avant de l’enlever, on l’examine et on remarque s’il est gras ; alors on l’écrème, et on réserve cette crême à d’autres usages. Si l’on trouve que le lait n’est pas suffisamment gras, on laisse deux ou trois baquets, suivant le nombre que l’on en a, sans les écrémer. La quantité ou l’épaisseur de la crème venue à la surface indique la qualité du lait. Lorsque cette opération est faite, on enlève le lait ; on le verse dans la chaudière en le mêlant avec celui de la traite du matin.
Ce mélange étant fini et la chaudière remplie, on l’amène sur un bon feu clair ; on laisse chauffer jusqu’à ce que tout le liquide ait atteint un degré de chaleur égal à celui qu’a le lait sorti de la mamelle de la vache, qui est à peu près de vingt-cinq degrés au thermomètre centigrade ; l’habitude et le tact indiquent ce degré de température. Alors on retire la chaudière de dessus le feu et on met toute la masse en présure pour le caillage : cette opération n’est pas la moins difficile de la manipulation, et pour être sûr de ne pas la manquer, on se sert d’un lait d’essai.
Ce lait d’essai se compose de deux cuillerées de lait et d’une d’eau de caillette de veau ou de présure. On donnera à la fin la manière de faire cette présure.
Lorsque le mélange caille promptement, et qu’en le remuant ce même mélange se remet en lait, on a la certitude que la présure est bonne : alors on procède au caillage.
Dans une chaudière remplie de lait, que l’habitude vous fait juger pouvoir donner un fromage de trente kilogrammes, on emploie deux litres de présure. On mêle le tout et on laisse ainsi la masse se prendre ; ce qui dure environ une demi-heure ou trois quarts d’heure, selon le degré de température de l’atelier.
Lorsque le lait est caillé suffisamment, ce que l’expérience apprend, on le coupe en plusieurs sens, de manière à former de petites masses de la grosseur d’une fève. Ces petites masses ou grains étant bien formés ou bien préparés, on commence à travailler la masse entière en la remuant constamment avec un bâton armé de petites broches, qui le traversent de distance en distance, Pl. 5e, fig. 3e.
Ce travail environ dix minutes. On remet la chaudière sur un petit feu, que l’on entretient et que l’on augmente peu à peu, jusqu’à donner à cette masse une chaleur telle que l’on ne puisse y tenir le bras. Cette chaleur marque quarante degrés au thermomètre centigrade. Pendant ce temps, le même travail a lieu, c’est à dire que l’on brasse long-temps la masse avec le bâton à broches. Il est à observer que ce degré de chaleur a besoin souvent d’être porté plus haut ; et on remarque que la qualité de la nourriture des vacher exige cette élévation. Cela a lieu lorsque les vaches mangent de l’herbe nouvelle, ou la seconde herbe, nouvellement crue après la première fauchaison.
Quand on a travaillé ainsi pendant le temps nécessaire, la masse qui est sur le feu, et qu’on lui a donné le degré de chaleur qu’indique la raison ou la nature des herbes dont les vaches se sont nourries, on retire la chaudière de dessus le feu, sans discontinuer néanmoins de travailler et d’agiter la masse : ce qui dure environ trois quarts d’heure, ou jusqu’à ce qu’enfin la masse se soit rapprochée et ait acquis une espèce d’élasticité que l’on reconnaît en pressant le grain entre les doigts. Dans cet état, l’ouvrier ou le fromager passe en dessous de toute la masse, dans la chaudière même, une étamine faite de toile claire ; il enlève cette masse, qui prend alors le nom de fromage, et la porte de suite sous la presse représentée Pl. 2e, fig. 5e, 6e et 7e : il le met dans un cercle de bois de sapin, qui pose sur un plateau ; il recouvre le cercle d’un autre plateau et abat la presse dessus.
Le fromage reste comprimé ainsi pendant un quart d’heure, après lequel on retire l’étamine ; on en met une autre, et cela se fait plusieurs fois successivement, jusqu’à ce qu’enfin le fromage soit dépouillé de son petit-lait. À chaque changement d’étamine, on resserre le cercle d’autant que le fromage a diminué, le cercle, étant mobile dans le jeu de sa circonférence, est maintenu dans son pourtour extérieur avec un lien.
Quand on juge que le fromage est dépouillé de son petit-lait, on serre la presse et on le laisse en cet état pendant vingt-quatre heures. Après ce temps, le fromage est confectionné, a pris sa forme ; on le retire et on le porte à la cave sur des tablettes dressées à cet effet ; ensuite on procède à la salaison.
Le fromage placé dans la cave sur les tablettes, on prend du sel marin que l’on a écrasé, on le met dans un tamis, et on agite le tamis au dessus pour y répandre le sel ; on retourne le fromage, et on fait la même opération sur l’autre surface : tous les jours on réitère cette opération pendant l’espace de quatre à cinq mois ; et chaque fois, avant de verser de nouveau sel, on aura soin d’essuyer celui de la veille et de l’enlever ; on aura soin également de nettoyer les tablettes sur lesquelles les fromages reposent. Pendant les chaleurs de l’été, cette opération doit se faire plus fréquemment, afin de rafraîchir le fromage par de fortes salaisons, et afin d’empêcher un mouvement de fermentation qui passerait promptement à la putridité.
En général, la plus grande propreté pour la fabrication doit être observée. Tous les ustensiles, faits en bois de sapin, seront nettoyés et lavés dans du petit-lait bouillant ; ils seront égouttés promptement, afin d’empêcher ces vases de contracter des odeurs désagréables.
Manière de faire la présure.
Lorsque la matière caséeuse a été retirée de la chaudière, il reste le petit-lait ; on en prend une certaine quantité, on la fait bouillir, on y ajoute un peu d’eau d’une autre part, on a du petit-lait aigre, conservé à cet effet dans un petit tonneau, où il fermente. On en prend une quantité égale à celle de l’eau qu’on a mise précédemment dans la chaudière ; on laisse sur le feu, et dans cet état le petit-lait se clarifie, en portant à sa surface une certaine quantité de matière caséeuse qu’il avait conservée et qu’on appelle braote ; on enlève cette matière caséeuse ; on écume ; on continue toujours le feu, et on maintient la chaleur égale à celle que peut supporter la main en s’y plongeant : alors on ajoute une caillette de veau, dans laquelle on aura introduit une petite poignée de sel ; on laisse refroidir, et cette liqueur forme la présure. On en prépare environ trois pots à la fois de la contenance de deux litres chacun, et à mesure que l’on s’en sert, on a soin d’en préparer de nouvelle.
Observation.
Il y a plus de bénéfice pour le fabricant de faire les fromages les plus gras possible ; mais ces fromages ne se conservent pas aussi bien, et le travail de la cave se fait plus difficilement ; les yeux, dans la plupart, s’aplatissent lorsque la pâte se rabaisse après s’être soulevée par la fermentation. En vieillissant, ils deviennent forts, à cause de la grande quantité de partie butireuse. Un fromage de trente kilogrammes, fait avec toute la crême, a pesé trois kilogrammes et demi de plus que s’il avait été écrémé ; ce fromage écrémé n’aurait donné qu’un kilogramme et demi de beurre.
FABRICATION
DU FROMAGE DE GRUYÈRES ;
Il s’en fait en Suisse, dans la Savoie, en Franche-Comté et dans les Vosges. J’exposerai ici les détails qui concernent cet objet curieux d’économie rurale, tels que je les ai observés et recueillis dans les Vosges : ils sont assez semblables, quant au fond, à ceux que Scheuchzer a publiés dans ses Itinera alpina, etc. Je me suis cependant attaché à rendre la description de tous les procédés plus précise et plus pratique que celle du naturaliste suisse, laquelle est toujours vague et souvent incomplète. J’ai suivi avec scrupule les manipulations les plus délicates, lorsqu’elles m’ont paru contribuer au succès de l’opération ou à l’éclaircissement de la théorie.
On fait le fromage cuit ou de Gruyères dans des chaumes construits sur les sommets aplatis des plus hautes montagnes des Vosges, pendant tout le temps qu’ils sont accessibles et habitables, c’est à dire depuis la fonte des neiges, en mai, jusqu’à la fin de septembre, où les neiges commencent à couvrir ces montagnes. Une chaumière, destinée au logement des markaires et de leurs vaches, et placée au milieu d’un district affecté pour les pâturages, a donné le nom à ces chaumes. Le terme de markaire est consacré pour indiquer les pâtres qui ont soin des vaches et qui préparent le fromage, ainsi que ceux qui sont à la tête de ces établissemens économiques. De markaire on a formé markairerie, qui signifie également et la chaumière où se font les fromages cuits et la science de les faire. Dans les cantons de la Suisse française, on les appelle fruiteries.
Ces habitations ou markaireries sont composées d’un logement pour les markaires, d’une laiterie et d’une écurie pour les vaches ; le plus souvent la laiterie n’est pas distinguée du logement des markaires ; mais il y a toujours à part une petite galerie destinée à placer sur des tablettes de sapin fort larges les fromages que l’on sale.
Le corps de ces constructions est fait de madriers de sapin placés horizontalement les uns sur les autres et maintenus par de gros piquets. L’intervalle des madriers est rempli de mousse et d’argile, ou scellé de planches ; toute cette cage, qui n’a pas plus de sept pieds d’élévation, est surmontée par une charpente fort légère en comble, couverte de planches.
L’écurie est le plus souvent un bâtiment séparé de l’habitation des markaires ; on a soin de la placer au dessous d’une petite source, telle qu’il s’en trouve fréquemment sur ces montagnes élevées. L’eau, conservée d’abord dans un réservoir qui domine ces habitations, est conduite par des tuyaux de sapin mis bout à bout dans le logement des markaires et surtout dans l’écurie. La construction de l’intérieur de l’écurie paraît avoir été arrangée dans une intention bien décidée de tirer parti de cette eau. Le sol de l’écurie est garni des deux côtés de deux espèces d’estrades faites de planches de sapin, et élevées d’un pied au dessus du canal, qui les sépare et qui occupe le milieu de l’écurie. Chacune de ces estrades n’a que la largeur nécessaire pour que les vaches puissent s’y reposer ou s’y tenir debout en rang. De cette manière, les planches ne sont que très peu salies par la fiente des vaches, et seulement à l’extrémité qui avoisine le canal. La fiente tombe presque directement, pour la plus grande partie, dans ce canal : les markaires ont grand soin, le matin et sur les deux heures, lorsqu’ils ont lâché les vaches, de nettoyer les planches ; ensuite ils font couler l’eau, qui traverse le canal et entraîne au dehors tout le fumier qui Page:Art de faire le beurre et les meilleurs fromages, 1833.djvu/183 Page:Art de faire le beurre et les meilleurs fromages, 1833.djvu/184 Page:Art de faire le beurre et les meilleurs fromages, 1833.djvu/185 Page:Art de faire le beurre et les meilleurs fromages, 1833.djvu/186 Page:Art de faire le beurre et les meilleurs fromages, 1833.djvu/187 Page:Art de faire le beurre et les meilleurs fromages, 1833.djvu/188 Page:Art de faire le beurre et les meilleurs fromages, 1833.djvu/189 Page:Art de faire le beurre et les meilleurs fromages, 1833.djvu/190 Page:Art de faire le beurre et les meilleurs fromages, 1833.djvu/191 Page:Art de faire le beurre et les meilleurs fromages, 1833.djvu/192 Page:Art de faire le beurre et les meilleurs fromages, 1833.djvu/193 Page:Art de faire le beurre et les meilleurs fromages, 1833.djvu/194 Page:Art de faire le beurre et les meilleurs fromages, 1833.djvu/195 Page:Art de faire le beurre et les meilleurs fromages, 1833.djvu/196 Page:Art de faire le beurre et les meilleurs fromages, 1833.djvu/197 Page:Art de faire le beurre et les meilleurs fromages, 1833.djvu/198 Page:Art de faire le beurre et les meilleurs fromages, 1833.djvu/199 Page:Art de faire le beurre et les meilleurs fromages, 1833.djvu/200 Page:Art de faire le beurre et les meilleurs fromages, 1833.djvu/201
- ↑ On ne trouve dans ce recueil qu’un Mémoire de M. Duffours-Dupons, sur l’emploi du lait de brebis dans le Languedoc pour la fabrication des petits fromages appelés fromageons. Trimestre de print., 1787, p. 99.
- ↑ Mémoires et observations recueillis par la Société économique de Berne, 1790 à 1773.
- ↑ L’auteur de l’article Lait et Fromage s’étend principalement sur les qualités médicales et hygiéniques de ces deux alimens.
- ↑ On trouve dans les Annales de Chimie, t. IV. p. 31, Observations sur les caves et le fromage de Roquefort. Extrait du Mémoire envoyé par l’auteur (Marcorelle) à la Société royale d’Agriculture de Paris ; par M. Chaptal. — T. XXXII, p. 287, Notice sur la fabrication du fromage de Lodésan, connu sous le nom de parmesan ; par Gaspard Monge ; — T. L, p. 272, Mémoire sur le lait et sur l’acide lactique ; par Bouillon-Lagrange. — T. LXXI, p. 79, Mémoire sur l’acide saccharo-lactique et sa transformation en acide succinique ; par M. Tromsdorff.
- ↑ T. X, p. 29, Recherches sur le principe qui assaisonne les fromages. — T. X, p. 42, Analyse de quelques fromages. (Clef de l’Industrie.)
- ↑ T. XI, p. 96, Fabrication du fromage de Chester. (Clef de l’Industrie.)
- ↑ Mémoire de M. Marcorelle sur le fromage de Roquefort, t. III, p. 585. (Clef de l’Industrie.)
- ↑ Amélioration et conservation des fromages, t. IV, p. 44. (Clef de l’Industrie.)
- ↑ Introduction, p. 151, Mémoire sur l’emploi de brebis dans le Bas-Languedoc, pour faire des fromages. — T. Ier, p. 229, Observations sur la conduite des laiteries et principalement sur ce qui est relatif à l’art de faire le beurre ; par Anderson. — T. IV, p. 77, Manière de faire des fromages, façon de la ci-devant Brie ; — selon la méthode Bresse ; — et façon d’Angleterre. — T. V, p. 56, Manière dont se fait la répartition du beurre et du fromage chez les Grisons, dont les vaches sont dans des pâturages communs. — T. VI, p. 137, Détails importans sur la fabrication des fromages connus sous le nom de parmesan, et sur la manière de nourrir les vaches destinées à en fournir la matière. — T. VIII, p. 8, Procédés pour faire les fromages de Herve persillés ; — t. VIII, p. 15, pour faire des fromages de Herve imitant ceux de Marolles ; — t. VIII, p. 26, pour faire des fromages de Rekem-Mersem cuits.
- ↑ Fabrication du fromage de Hollande, t. XII, p. 402. — T. XIII, p. 419, Fabrication du fromage de chèvre du Mont-d’Or ; par M. Grognier. (Clef de l’Industrie.)
- ↑ Trois vol. in-12, t. Ier, p. 421, Fabrication du fromage de Brie.
- ↑ Ou Instructions pour élever, nourrir, acheter toute sorte de bétail, 2 vol. in-12. Il est seulement parlé de la fabrication de quelques fromages d’Angleterre.
- ↑ Six vol. in-8o. Paris. Cet ouvrage ne contient que quelques notions insuffisantes sur la fabrication des fromages en général, et en particulier sur la fabrication du fromage du Mont-d’Or, et sur celui de pomme de terre.
- ↑ 1761, août, septembre et octobre, Dissertation de M. Targioni Tozetti sur des coliques attribuées à un fromage de mauvaise qualité. — 1763, août, septembre, Mémoire sur la meilleure manière de gouverner les laiteries, principalement quant au commerce des beurres frais et salée. — 1764, avril, p. 161, De quelques façons particulières de faire les meilleurs fromages ; — Manière de faire les fromages façon de Brie ; id. selon la méthode Bresse ; — id. le fromage sec aux orties ; id. mou aux orties ; id. façon d’Angleterre. (Article aussi inséré dans la feuille du Cultivateur.) — 1772, p. 264, Procédé pour faire des fromages connus à Lyon sous la dénomination de fromages de chèvre du Mont-d’Or. (1751 à 1672, 21 vol. in-12 et 15 vol. gr. in-8o, fig.)
- ↑ On y trouve encore une Disertation chimique de M. Proust sur l’acide du fromage ; dissertation qui est aussi dans les Bulletins de la Société philomatique de 1819, et dans les Annales de Chimie et de Physique, t. X, p. 29.
- ↑ On trouve dans ce recueil : Année 1781, p. 336, Méthode pour améliorer toutes sortes de fromages. — Id., p. 371, Moyen pour prévenir la vermification des les fromages. — 1784, p. 362, Manière de préparer le fromage de Sassenage. — 1785, p. 361, Manière de faire le fromage de chèvre dit du Mont-d’Or. — 17887, t. Ier, p. 123, Fromages difficiles à faire avec le lait battu en été et échauffé ; moyen d’y remédier. — Id., p. 125, Moyen d’aider l’action de la présure pour faire les fromages. — 1788, t. Ier, p. 127, Manière de faire en Angleterre les fromages de Gloucester, Cheshire et Stilton. — 1789, t. II, p. 96, Manière de faire les fromageots ou de laits de brebis. — 1790, t. II, p. 323, Moyen conseillé pour préserver les fromages blancs d’être attaqués par des vers en été. — 2e série, 1802, t. I{er}}, p. 103, Notice sur la fabrication du fromage de Lodésan, connu sous le nom de parmesan. (C’est un extrait du Mémoire de Monge inséré dans les Annales de Chimie). — 1813, t. Ier, p. 175, du Fromage de brebis et de l’emploi de leur lait, par Denys Montfort ; fromage du Texel, fromage du Languedoc, fromage de Montpellier. — 3e série, t. III, p. 112, Recette pour faire le fromage de pomme de terre. (Note de deux pages.) — T. V, p. 195, Fromage gras dit de boîte. (Note de deux pages.) — T. IX, p. 200, Sur la fabrication des fromages de Hollande et sur les procédés à employer pour améliorer les fromages du Cantal. (Note de trois pages.)
- ↑ Outre ces détails, on trouve encore dans ce recueil, t. LXII, p. 289, Mémoire sur les moyens d’améliorer la fabrication du fromage du Cantal ; par M. Boyssou. — T. LX, p. 323, Essai sur la fabrication du fromage dit parmesan ; par M. Joseph Bayle Barelle ; traduit de l’italien. — T. LXII, p. 109, Du fromage de parmentière ou pomme de terre. — T. LXIII, p. 63, Fromages. Lettres de M. Tiolier sur les besoins et les ressources de l’agriculture dans les départemens du Puy-de-Dôme et du Cantal. — Dans la 2e série, t. VII, De la fabrication du fromage en Angleterre ; par Parkinson ; traduit de l’anglais par M. J. Cavoleau. — T. IX, p. 113, Des montagnes, du fromage et du beurre. Chapitre VII du Mémoire de M. Devèze de Chabriol, relatif aux bêtes à cornes de l’arrondissement de Saint-Flour, Cantal. — T. X, p. 298, fabrication des fromages de chèvres du Mont-d’Or ; par M. Grognier. — T. XXI, p. 5, Fabrication du fromage de Parmesan ; par Huzard fils. — Même volume, Observations de M. Grognier, sur la fabrication du fromage du Cantal, dans le mémoires intitulé : Considérations sur la statique bovine du Cantal. — T. XXII, p. 262, Fromage de Parmesan, fabriqué près Paris par Huzard fils. — T. XXVIII, p. 49, Note sur le fromage des Parmesan, fabriqué par Huzard fils. — T. XXX, p. 363, un Rapport de M. Coquebert-Montbret sur un ouvrage hollandais de M. Lefranck de Berkley, relatif à l’histoire naturelle des bêtes à cornes de la Hollande, Natuurlike Historie van Het Rundvee in Holland, etc., et qui traite très en détail de la fabrication des diverses espèces de fromages de Hollande. (La Société centrale d’Agriculture donnerait très probablement un prix à l’auteur de la traduction de cet ouvrage.)
- ↑ Dix-huitième année, n° 182, Rapport sur les fromages de Hollande, fabriqués par M. Dumarais à Neuilly, près Isiguy (Calvados), par M. Bosc. — Dix-neuvième année, n° 192, Note sur la fabrication des fromages des chèvres du Mont-d’Or ; par M. Grognier, déjà cité. (Clef de l’Industrie.)
- ↑ Précis d’expériences et Observations sur différentes espèces de lait, in-8o, an 7.
- ↑ Nous pensons bien fermement que la description donnée par M. Bonvié un peu plus loin ne laissera aucune difficulté sur cette manipulation.
- ↑ La Société royale et centrale d’Agriculture a décidé que le travail de M. Bonvié, ainsi que ce rapport, seraient insérés dans le recueil de ses Mémoires, et dans les Annales d’Agriculture.