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Aurora Floyd/27

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 105-111).

CHAPITRE XXVII

« Ma femme !… ma femme !… ma femme !…
je n’ai plus de femme ! »

Le Lion d’Or avait repris sa tranquillité accoutumée quand Mellish y rentra. Les jurés étaient retournés à leurs diverses occupations, enchantés d’en avoir été quittes si facilement. Les villageois, qui avaient encombré les abords de l’auberge pour entendre ce qu’ils pourraient sur ce qui s’était passé à la séance, s’étaient tous dispersés. L’hôtelier, enfin, était en train de dîner, avec sa femme et sa famille, dans une petite salle très-confortable. Le digne aubergiste déposa son couteau et sa fourchette quand John entra dans la première salle, et il quitta son repas pour recevoir un visiteur aussi distingué.

M. Hayward et M. Lofthouse sont dans le café : voulez-vous prendre la peine de venir par ici, monsieur ?

Il ouvrit la porte d’une chambre tapissée, meublée de tables en acajou et ornée d’une demi-douzaine de gravures coloriées représentant les courses de Doncastre, la grande course entre Voltigeur et Flying-Dutchman, ainsi que d’autres événements hippiques qui avaient eu une certaine célébrité. Le coroner était assis à l’extrémité d’une des longues tables, et Lofthouse se tenait debout près de lui. Dork, le constable de Meslingham, se tenait près de la porte, le chapeau à la main ; il avait l’air très-alarmé. Hayward et Lofthouse étaient tous les deux fort pâles.

Un coup d’œil rapide suffit à John pour voir tout cela et quelque chose de plus : une cuvette pleine d’eau teinte de sang et une feuille oblongue de papier mouillé qu’Hayward tenait pressée sous sa main.

— Qu’y a-t-il, et pourquoi m’avez-vous envoyé chercher ? — demanda John.

Alarmé et intrigué comme il l’avait été par le message qui le rappelait immédiatement à l’auberge, il le fut encore davantage par l’embarras évident dont était empreint le ton du coroner lorsqu’il répondit à sa question.

— Je vous en prie, asseyez-vous, monsieur Mellish, — dit-il, — je… je… vous ai envoyé chercher… sur l’avis de… M. Lofthouse, qui, comme ministre et père de famille, a cru que je devais le faire.

Lofthouse posa la main sur l’épaule du coroner comme pour l’avertir de quelque chose. Hayward s’arrêta un moment, toussa pour s’éclaircir la voix, puis il continua de parler, mais d’une voix altérée.

— J’ai eu l’occasion de réprimander Dork pour une infraction à son devoir, qui peut cependant bien avoir été, comme il le dit, tout à fait accidentelle.

— C’est la vérité, monsieur, — murmura le constable avec soumission. — Si j’avais su…

— Le fait est, monsieur Mellish, que la nuit du meurtre, Dork, en examinant les vêtements du défunt, a trouvé un papier qui avait été caché par le malheureux homme entre l’étoffe et la doublure de son gilet. Ce papier était tellement imprégné du sang dont le gilet avait été littéralement inondé, qu’il fut impossible à Dork de déchiffrer un seul mot de son contenu. Il ignorait donc complètement l’importance de ce papier, et dans la précipitation et la confusion des devoirs qu’il a eu à remplir pendant ces deux derniers jours, il a oublié de le produire à l’enquête. Il a eu l’occasion de fouiller dans son portefeuille presque immédiatement après que le verdict venait d’être rendu, et cette circonstance lui a remis dans l’esprit l’existence du papier. Il est aussitôt venu me trouver et me demander conseil au sujet de cette maladresse ; j’ai examiné le papier, j’ai lavé en partie les taches de sang qui empêchaient de le lire, et je suis parvenu à en déchiffrer une portion.

— Ce papier a donc quelque importance ? — demanda John.

Il s’était assis à quelque distance de la table ; sa tête retombait en avant, et ses doigts s’agitaient contre le bois de la chaise par un mouvement nerveux. La lenteur pompeuse du coroner l’irritait horriblement. Pourquoi l’avait-on rappelé ? Quel était ce papier ? Comment pouvait-il le concerner ?

— Oui, — répondit Hayward, — ce document est d’une grande importance. Je l’ai montré à M. Lofthouse afin d’avoir son avis ; je ne l’ai pas fait voir à Dork, mais j’ai retenu ce dernier afin que vous apprissiez de lui comment et où il a trouvé ce papier, et pourquoi il n’a pas été produit à l’enquête.

— Pourquoi ferais-je des questions là-dessus ? — fit John en redressant la tête et regardant alternativement le coroner et Lofthouse. — En quoi ce papier me concerne-t-il ?

— J’ai le regret de dire qu’il vous concerne on ne peut plus, monsieur Mellish, — répondit doucement le recteur.

Cette douceur mettait John hors de lui. Quel droit ces hommes avaient-ils de lui parler comme ils le faisaient ? Pourquoi baissaient-ils la voix et lui adressaient-ils la parole avec ce ton mielleux dont se servent les porteurs de mauvaises nouvelles ? Pourquoi jetaient-ils sur lui ces regards d’intérêt et de commisération ?

— Faites-moi voir ce papier, puisqu’il me concerne ; — dit John avec indifférence. — Oh ! mon Dieu, quel nouveau malheur va me frapper ?… Quelle est cette hideuse avalanche de douleurs qui descend lentement pour m’écraser ?

— Vous ne désirez rien apprendre de Dork ? — fit le coroner tranquillement.

— Non ! non ! — s’écria John avec fureur ; — je veux seulement voir cet écrit.

Il montrait, en parlant, le papier taché de sang qu’Hayward tenait sous sa main.

— Alors vous pouvez vous retirer, Dork, — dit tranquillement le coroner, et surtout ne parlez de cette affaire à personne. C’est une affaire d’intérêt purement privé et qui n’a pas rapport au meurtre. Ne l’oubliez pas.

Le constable salua respectueusement les trois gentlemen et se retira. Il était enchanté d’en être quitte à si bon compte.

— Maintenant, — dit John, qui se leva et s’approcha de la table au moment où la porte se refermait sur le constable, — maintenant, monsieur Hayward, montrez-moi ce papier. Si c’est moi qu’il concerne, où toute autre personne qui me touche, j’ai le droit de le voir.

— C’est un droit que je ne vous contesterai pas, — répondit le coroner avec gravité, passant en même temps le papier taché de sang à Mellish. — Je vous prie seulement de croire à ma profonde sympathie en cette occasion.

— Laissez-moi !… — s’écria John en arrachant le papier des mains d’Hayward ; — laissez-moi !… Ne voyez-vous pas que je suis aux trois quarts fou ?

Il s’approcha de la fenêtre, et, tournant le dos au coroner et à Lofthouse, il examina le papier rouge de sang qu’il tenait à la main. Il considéra longtemps ces lignes effacées, presque inintelligibles, avant de comprendre leur véritable signification ; mais à la fin, le sens véritable de ce misérable papier devint clair pour lui, et, laissant échapper un cri terrible, il retomba sur la chaise d’où il s’était levé et couvrit son visage de ses mains.

— Mon Dieu ! — s’écria-t-il après ce premier cri de douleur ; — mon Dieu ! je n’avais jamais songé à cela. Jamais je n’aurais pu m’imaginer…

Ni le coroner ni le recteur ne parlaient. Qu’auraient-ils pu lui dire ? Des paroles de sympathie n’auraient eu aucun pouvoir pour apaiser une telle douleur ; elles n’auraient fait qu’exciter l’angoisse de cet homme ; il valait mieux lui obéir et le laisser seul.

Il se leva enfin après un silence qui parut bien long aux spectateurs de cette douleur terrible.

— Messieurs, — dit-il d’une voix ferme et pleine de résolution qui vibrait dans la petite chambre, — je vous donne ma parole d’honneur qu’à l’époque où la fille d’Archibald Floyd consentit à notre mariage, elle croyait que cet homme, que ce James Conyers était mort.

Il frappa un violent coup de poing sur la table, et regarda les deux hommes d’un air de défi. Puis sa main gauche, cette main qui serrait convulsivement la feuille de papier, resta plongée dans sa poitrine, et il quitta la salle de l’auberge, mais non pour rentrer chez lui. Une allée verte, s’ouvrant en face du Lion d’Or, menait à une vaste pelouse qu’on appelait Harper’s Common. Mellish s’avançait lentement par ce chemin. En fermant la petite barrière à l’extrémité de l’allée, et en entrant sur la vaste pelouse, on eût dit qu’il fermait la porte du monde derrière lui. Le paysage sinistre qu’il avait sous les yeux et l’atmosphère grise qui était au-dessus de sa tête semblaient en étrange harmonie avec sa douleur. Les flaques d’eau encombrées de roseaux, la verdure stérile légèrement brunie par le soleil d’été, la bruyère desséchée et les buissons sans fleurs, tout ce qu’il regardait prenait la couleur sinistre de sa propre désolation et semblait le désoler encore davantage. L’enfant gâté de la fortune ; le jeune gentleman si aimé, qui n’avait jamais été contrarié pendant près de trente-deux ans, l’heureux époux, dont l’orgueil pour sa femme avait touché cette limite étroite qui sépare le sublime du ridicule, ah ! où étaient-elles donc allées toutes ces ombres des heureux jours d’autrefois ? Elles s’étaient évanouies, elles étaient tombées dans le sombre gouffre de l’inexorable passé. Le monstre qui dévore ses enfants avait repris ces joies, ces ravissements, et n’avait laissé après eux qu’un homme désolé. Un homme désolé qui tenait son regard fixé sur un large fossé et sur un rivage semé de joncs, à quelques pas de l’endroit où il se tenait, et qui se disait en lui-même :

— Est-ce bien moi qui, il y a un mois à peine, sautais par-dessus ce fossé pour cueillir des myosotis que désirait Aurora ?

Il se faisait cette question, lecteur, que nous devons tous nous faire quelquefois. Était-il réellement la créature de l’irrévocable passé ? En écrivant ceci, je vois ce terrain dont je parle, l’herbe brûlée par le soleil, les flaques d’eau encombrées de joncs, le paysage s’étendant au loin de tous côtés vers des régions qui me sont étrangères. Je puis me rappeler tous les détails de ce simple tableau : l’atmosphère de ce jour sans soleil, les bruits de l’été, les voix des gens qui passent près de moi ; je me souviens de tout, excepté de moi-même. Ce misérable moi est la seule chose dont je ne puisse me rappeler, la seule chose qui me paraisse étrangère, la seule chose que je puisse à peine croire. Si je retournais demain à cet endroit, je reconnaîtrais chaque coteau, chaque bouquet de fougère ou de joncs. Les quelques années qui se sont passées depuis que je ne l’ai vu n’auront guère changé l’aspect de ce lieu familier. Les lentes altérations de la nature immuable dans ses harmonieuses lois auront accompli leur œuvre, selon cette loi inaltérable ; mais ce misérable moi a subi un changement si complet, que si l’on me ramenait à cet alter ego du passé, je serais à peine capable de reconnaître l’étrange créature. Et pourtant, ce n’est par aucun choc volcanique, par aucun mouvement de masses rocheuses, par aucune grande convulsion ou terrible agonie de la nature, que ce changement s’est opéré. C’est plutôt par une lente et monotone usure des points saillants, un changement imperceptible de telle ou telle partie originelle, une addition ici, une soustraction là, que s’accomplit la transformation. Il est difficile de faire croire un homme aux physiologistes, qui déclarent que la main qui tient sa plume aujourd’hui n’est pas la même qui guidait cette autre plume avec laquelle il écrivait il y a sept ans. Il trouve bien difficile de croire cela ; mais qu’il prenne dans quelque vieux pupitre oublié, relégué dans un coin de son grenier, ces lettres qu’il écrivait il y a sept ans, et qui lui furent plus tard rendues par la femme à laquelle elles étaient adressées, et la question qu’il se fera, en lisant les lignes fades sera assurément celle-ci : « Est-ce bien ma main qui a écrit cela ? Est-ce bien moi qui appelais une femme aux cils roux l’étoile d’une vie déserte ? Est-ce bien moi qui étais si indiciblement malheureux, et qui voyais venir avec une inexprimable inquiétude cette soirée dans Onslow Square, où j’allais revoir ces doux yeux bleus ? Quelle soirée dans Onslow Square ? Non mi recordo. Ces doux yeux bleus étaient garnis de cils roux, et la dame à laquelle s’adressaient ces lettres m’abandonna lâchement pour épouser un riche marchand de savon. » La loi elle-même comprend et tient compte de cette merveilleuse transformation. La dette que Smith contracte en 1850 est nulle en 1857. Ce Smith peut avoir été un prodigue en 1850 et être devenu, en 1857, un homme consciencieux qui ne voudrait pas faire tort d’un liard à ses créanciers. Smith II sera-t-il tenu de payer les dettes de Smith Ier ? Je laisse cette question à Smith et aux métaphysiciens. Assurément, la même loi devrait agir dans le même sens avec les promesses de mariage. Smith Ier peut avoir adoré Mlle Brown, et Smith II la détester. Smith sera-t-il tenu, en 1857, de tenir l’engagement pris par l’autre Smith en 1850 ? La loi criminelle en France va plus loin encore. Le meurtrier dont le crime reste secret pendant dix ans peut rire au nez des agents de police qui découvrent son crime pendant le onzième. Assurément, cela doit être, parce que le meurtrier réel n’est plus passible de la justice, parce que la main qui a frappé le coup et le cerveau qui l’a conçu n’existent plus.

Pauvre Mellish, le monde du passé est amoncelé à ses pieds ; il voit de loin le lugubre avenir, et pleure ceux qui sont morts et partis.

Il se jeta de toute sa hauteur sur l’herbe épaisse, et sortant le papier rougi de son sein, il le déplia et l’étendit sous ses yeux.

C’était un certificat de mariage. Le certificat d’un mariage qui avait été célébré à l’église de Douvres, le 2 juillet 1856, entre James Conyers, de Londres, entraîneur, fils de Joseph Conyers, cocher de place, et de Susan, sa femme, et Aurora Floyd, fille d’Archibald Floyd, de Felden Woods, Kent, banquier.