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Aurora Floyd/29

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 122-135).

CHAPITRE XXIX

Mellish trouve sa maison dans la désolation.

Le soleil était bas à l’occident et les cloches du village éloigné avaient sonné sept heures quand John s’éloigna lentement de cette solitaire étendue d’herbe rabougrie, et qu’il se mit à errer du côté de la maison pendant cette paisible soirée.

John était encore très-pâle. Il marchait la tête penchée sur sa poitrine, et sa main tenait le papier froissé entre sa chemise et son gilet ; mais une lueur d’espérance brilla à ses yeux, et les lignes sévères de sa bouche se détendirent en un tendre sourire, un sourire d’amour… et de pardon. Oui, il avait prié pour elle, il lui avait pardonné, et il était calme. Il avait plaidé sa cause cent fois dans le calme solennel d’une soirée d’été, et il l’avait excusée et lui avait pardonné. Pas facilement, le ciel en est témoin ; non sans un combat intime et cruel, dont les tortures jusqu’alors inconnues avaient déchiré son cœur.

Cette révélation du passé était une honte bien amère pour lui, une bien horrible dégradation, une infamie bien irrévocable. Son amour, son idole, son impératrice, sa déesse, c’était à elle qu’il pensait. Mais par quel maléfice de l’enfer avait-elle été amenée à cette alliance dégradante, relatée dans ce misérable morceau de papier ? L’orgueil de cinq siècles sans souillure s’était soulevé, hautain et indomptable, dans la poitrine du gentilhomme, à l’idée de voir cet outrage souiller la femme qu’il aimait. Ô Dieu ! est-ce que la glorification qu’il avait tirée d’elle n’aurait été que la vaine forfanterie d’un fou qui ne savait pas ce dont il parlait ? Il était responsable devant le monde de son passé aussi bien que de son présent. Il avait élevé un autel à cette idole et avait crié à haute voix à tous ceux qui l’approchaient, de s’agenouiller, et d’adorer ; et il était responsable devant le monde de la pureté de sa divinité. Il ne pouvait pas avoir moins de respect pour elle que pour l’idole que son amour en avait faite parfaite, sans tache, inattaquable. La honte, quand il s’agissait d’elle, ne connaissait aucun degré dans son esprit.

Ce n’était pas à sa propre humiliation qu’il pensait, alors que sa figure devint pourpre quand il songea à la rumeur qu’il y aurait dans le pays si cette fatale révélation de la jeunesse d’Aurora venait à se répandre : c’était la pensée de sa honte à elle qui lui tombait sur le cœur. Jamais il ne s’inquiéta du ridicule qui probablement retomberait sur lui.

C’est en cela que Mellish et Bulstrode étaient si essentiellement différents dans leur manière d’aimer et de souffrir. Talbot avait recherché une femme dont l’honneur pourrait rejaillir sur lui, et s’était éloigné d’Aurora à la première épreuve de son amour, ébranlé par d’horribles appréhensions sur son propre danger. Mellish avait noyé sa personnalité dans celle de la femme qu’il aimait. Elle était sa foi et son adoration, et c’était pour sa réputation perdue qu’il pleurait dans ce cruel jour de honte. L’offense qu’il avait trouvée si difficile à pardonner, ce n’était pas le tort qu’elle lui avait fait à lui, mais cet autre et plus fatal tort que cela lui faisait à elle-même. J’ai dit que son affection était absolue et participait à toutes les plus hautes attributions de cette sublime abnégation de soi-même qui s’appelle amour. La souffrance qu’il ressentit ce jour-là était la même que celle qu’Archibald Floyd avait éprouvée bien des années auparavant. C’était une torture qu’il supportait pour Aurora et non pour lui ; et, dans sa lutte contre la colère pleine de douleur qu’il ressentait pour sa folie, chacune de ses perfections prirent les armes de l’indignation et combattirent contre leur propre maîtresse. Si elle avait été moins belle, moins semblable à une reine, moins généreuse, moins grande et moins noble, il aurait pu lui pardonner plus aisément la honte qu’elle s’était attirée. Mais elle était si parfaite ; et combien l’était-elle… combien l’était-elle ?

Il déplia le misérable papier une demi-douzaine de fois, et lut et relut chaque mot de ce vulgaire document légal avant de pouvoir se convaincre que ce n’était pas une misérable invention de Conyers, créée pour lui extorquer quelques sommes d’argent. Puis il pria pour elle et lui pardonna. Il eut pitié d’elle avec une pitié plus tendre que celle d’une mère, avec une angoisse plus douloureuse que celle d’un père.

— Ma pauvre chérie ! — dit-il ; — ma pauvre chérie ! elle n’était encore qu’une petite pensionnaire quand ce certificat a été écrit pour la première fois ; une innocente enfant prête à croire tous les mensonges qu’un misérable a pu lui faire.

Un sombre froncement de sourcils obscurcit le front de l’habitant du comté d’York quand il songea à cela : un froncement de sourcils qui n’aurait rien promis de bon à Conyers, si l’entraîneur n’avait dépassé la portée de tout bien et de tout mal sur la terre.

— Dieu aura-t-il pitié d’un pareil misérable ? — pensa Mellish ; — cet homme sera-t-il pardonné pour avoir apporté à une fille confiante le malheur et le déshonneur ?

On sera peut-être étonné que Mellish, qui souffrait que ses domestiques gouvernassent la maison et qui permettait à son sommelier de lui imposer les vins qu’il devait boire, qui parlait librement à ses grooms, et priait le piqueur de s’asseoir en sa présence, on sera peut-être étonné que ce jeune homme franc, à la parole ouverte, aux manières simples, puisse avoir ressenti si amèrement la honte de l’odieux mariage d’Aurora. Il y avait un dicton populaire à Doncastre, qui disait que M. Mellish, de Mellish Park, n’avait point de fierté ; il frappait volontiers sur l’épaule des pauvres gens et donnait sans façon le bonsoir à ceux qui passaient dans les rues tranquilles ; il allait s’asseoir sur le comptoir de l’épicier, faisant claquer son fouet au-dessus de ces occiputs populaires ; il y avait même une légende répandue à ce sujet, qui disait qu’ils étaient toujours nettoyés par du champagne ; il discutait les espérances des courses de septembre, et il n’y avait pas dans les trois Ridings un meilleur hôte et un gentilhomme mieux doué du côté du cœur. Et tout cela était parfaitement vrai. Mellish était sans aucun orgueil personnel ; mais il avait un autre orgueil qui était tout à fait inséparable de son éducation et de sa position, et celui-là c’était l’orgueil de caste. Il était conservateur, et quoiqu’il fût prêt à parler à son bon ami le sellier, ou à son confident intime le groom aussi librement qu’à ses égaux, il aurait opposé toute la force de son influence contre le sellier, si cet honnête commerçant eût essayé de se présenter aux électeurs de sa ville natale, et aurait anéanti le groom d’un regard de colère, si le domestique eût violé seulement d’un pouce le large territoire qui le séparait de son maître.

Le combat était fini avant que Mellish se fût relevé du gazon et se fût dirigé vers la maison qu’il avait quittée le matin de bonne heure, ignorant le grand chagrin qui allait l’accabler, mais ayant seulement le sombre pressentiment d’une horrible chose inconnue. Le combat était fini, et un seul espoir habitait maintenant son cœur : l’espoir de serrer sa femme contre sa poitrine et de la consoler de tout ce qui s’était passé. Quelque amèrement qu’il pût ressentir l’humiliation de la folie de son ignorante jeunesse, ce n’était cependant pas à lui de la lui rappeler : son devoir était de mettre en présence les calomnies du monde avec ses ridicules et d’offrir sa propre poitrine à l’orage, tandis qu’elle serait protégée par le grand bouclier de son amour. Son cœur soupirait ardemment après quelque paisible retraite à l’étranger, dans laquelle son idole serait bien loin de tous ceux qui pourraient dire son secret et où elle pourrait régner une fois de plus glorieuse et sans reproche. Il était prêt à imposer au monde sa fourberie, dans son avidité de louange et d’adoration pour elle… pour elle. Comme il pensait tendrement à elle en revenant lentement à la maison par cette tranquille soirée ! Il pensait qu’elle l’attendait pour apprendre de lui l’issue de l’enquête, et il se reprochait sa négligence en se rappelant qu’il était resté si longtemps absent.

— Mais ma chérie sera à peine inquiète, — pensa-t-il ; — elle apprendra, par les uns et par les autres, ce qui est résulté de l’enquête, et elle pensera que j’ai été à Doncastre pour affaires. Elle ne saura rien de la trouvaille de cette détestable preuve. Personne n’a besoin de le savoir. Lofthouse et Hayward sont gens d’honneur, et ils garderont le secret de ma pauvre enfant ; ils garderont le secret de sa folle jeunesse… ma pauvre fille… ma pauvre fille !

Il soupirait après ce moment qu’il imaginait si près, le moment où il devait la serrer dans ses bras et dire :

— Ma très-chère, soyez en paix : il n’y aura plus de secrets entre nous. Dorénavant vos chagrins seront mes chagrins, et ce serait par trop fort si je ne pouvais vous aider à en porter légèrement le fardeau. Nous ne faisons qu’un, ma chère âme. Depuis la première fois que je vous ai vue avant le jour des fiançailles, nous sommes vraiment unis.

Il s’attendait à trouver Aurora dans sa chambre, car elle avait déclaré qu’elle voulait y rester toute la journée, et il courut à travers la large pelouse vers la vérandah ombragée de roses qui protégeait sa retraite favorite. Les persiennes étaient descendues et la fenêtre était fermée, depuis qu’Aurora avait renvoyé Hargraves. Il frappa à la fenêtre, mais personne ne lui répondit

— Lolly s’est fatiguée d’attendre, — pensa-t-il.

La seconde cloche du dîner sonna dans la cour tandis que Mellish hésitait en dehors de la fenêtre close. Ce son lui rappela ses devoirs sociaux.

— J’attendrai jusqu’à ce que le dîner soit fini avant de parler à ma chérie, — pensa-t-il ; — je dois ne rien changer à mes habitudes ordinaires, pour l’édification de Mme Powell et des domestiques, avant de pouvoir prendre ma chérie sur mon cœur, et de délivrer pour toujours son esprit de ce fardeau.

Mellish se soumit à l’indiscutable force des lois de l’étiquette dont nous avons fait nos maîtresses, et il était prêt à manger son dîner sans appétit et à attendre deux heures un moment dont son cœur désirait ardemment l’arrivée, plutôt que d’éveiller la curiosité de Mme Powell par la plus petite dérogation au cours ordinaire des événements.

Les fenêtres du salon furent ouvertes, et la lueur d’une pâle toilette de mousseline apparut à l’une d’elles. C’était Mme Powell qui était assise dans une attitude contemplative et qui considérait le ciel.

Elle ne pensait pas à cette gloire de l’occident se fondant dans des teintes rougies et dorées par l’astre du jour. Elle pensait que si Mellish renvoyait la femme qui l’avait trompé et qui n’avait jamais légalement été sa femme, le domaine du comté d’York serait une belle place pour y vivre, une belle place pour une femme de charge qui savait la manière d’obtenir de l’influence sur son maître et qui avait son secret et celui de la faute de sa femme pour l’aider à dominer.

— Il est tellement aveugle et tellement infatué d’elle, — pensa la veuve de l’enseigne, — que s’il rompt avec elle demain, il l’aimera toujours de même, et fera quoi que ce soit pour garder son secret. Laissons aller tout comme cela voudra ; ils seront en mon pouvoir, ils seront tous deux en mon pouvoir, et je ne serai plus longtemps dans leur dépendance, et ils ne pourront plus me renvoyer en m’avertissant trois mois d’avance quand il leur plaira de se fatiguer de moi.

Le pain de la servitude n’est pas un agréable régime ; mais il y a plusieurs manières de manger une même nourriture. Mme Powell avait l’habitude de recevoir des faveurs à contre-cœur, comme elle les aurait données, si son sort avait été de donner au lieu de recevoir. Elle mesurait les autres à son niveau, et était impuissante à comprendre ou à croire aux franches impulsions d’une nature généreuse. Elle savait qu’elle était un membre inutile dans le ménage du pauvre John et que le squire pouvait facilement se dispenser de sa présence. Elle savait enfin qu’Aurora l’avait gardée par pitié et n’ignorait pas son manque d’amitié pour elle ; et n’ayant ni reconnaissance, ni bons sentiments à rendre en retour d’un abri confortable, elle sentait la pauvreté de sa nature et haïssait ceux qui la faisaient vivre, à cause de leur générosité. C’est le propre des natures étroites de se venger des qualités qu’elles peuvent envier, mais qu’elles ne peuvent comprendre, et Mme Powell avait été bien plus à son aise dans des maisons où elle avait été traitée comme une esclave et en souffre-douleur, qu’elle ne l’avait jamais été à Mellish Park, où elle était reçue comme une égale et comme une hôte. Elle avait mangé le pain amer dont elle avait vécu si longtemps avec un esprit méchant, et toute sa nature s’était tournée en fiel par suite de ce mauvais régime. Une personne modérément généreuse peut accorder une faveur ; mais recevoir un bienfait avec une grâce parfaite demande une nature bien plus noble et bien plus généreuse.

Mellish s’approcha de la fenêtre ouverte près de laquelle la veuve de l’enseigne était assise, et regarda dans la pièce. Aurora n’y était pas. Le grand salon semblait vide et désolé. Les décorations du temple avaient un air froid et triste, car la divinité était absente.

— Il n’y a personne ! — s’écria Mellish désespéré.

— Personne que moi, — murmura Mme Powell avec un accent de douce supplication.

— Mais où est ma femme, madame ?

Il prononça ces deux mots, « ma femme, » avec un tel accent de défiance que Mme Powell le regarda tandis qu’il parlait et pensa :

— Il a lu le certificat.

— Où est Aurora ? — redemanda John.

— Je crois que Mme Mellish est sortie.

— Sortie !… Où est-elle allée ?

— Vous oubliez, monsieur, — dit la femme de l’enseigne avec reproche, — vous semblez oublier votre ordre formel d’avoir à m’abstenir de toute surveillance sur les actions de Mme Mellish. Avant cette défense, que j’ose croire avoir été inutilement faite, je m’étais certainement considérée comme l’humble personne choisie par la tante de Mlle Floyd et investie par elle d’une sorte d’autorité sur les actions de la jeune dame, et en quelque sorte responsable de…

Mellish s’irrita horriblement sous cet impitoyable torrent de phrases que Mme Powell faisait tomber sur sa tête.

— Pour l’amour du ciel, — dit-il avec impatience, — vous me direz cela une autre fois, madame. Je désire seulement savoir où est ma femme. Deux mots peuvent me le dire, je crois.

— Je suis fâchée de ne pouvoir vous donner des informations à ce sujet, — répondit Mme Powell ; — Mme Mellish a quitté la maison à trois heures et demie, habillée pour la promenade. Je ne l’ai pas vue depuis !

Que le ciel pardonne à Aurora pour les chagrins qu’elle donnait à tous ceux qui l’aimaient le plus ! Le cœur de John devint fou de terreur à la première déception de son espérance. Il se l’était représentée l’attendant pour le recevoir, prête à se jeter sur son cœur à ces paroles passionnées : Aurora, viens ! viens, cher amour, ton secret est découvert et est pardonné.

— Je crois que quelqu’un sait où ma femme est allée, madame Powell, dit-il furieux, tournant sur la veuve de l’enseigne un regard plein de rage, de désappointement et d’alarme.

Ce n’était qu’un grand enfant après tout, ayant des alternatives enfantines d’espérance et de désespoir, et l’affection passionnée d’un enfant pour ceux qu’il aimait, et l’instinctive frayeur du danger pour ceux qu’il chérissait.

Mme Mellish aura pris Parsons pour sa confidente, — répliqua la veuve de l’enseigne. — Mais pour sûr elle ne m’a pas mise au courant de ses intentions. Sonnerai-je pour appeler Parsons ?

— S’il vous plaît.

Mellish resta sur le seuil de la porte vitrée, ne se souciant pas d’entrer dans la belle pièce dont il était le maître. Pourquoi entrerait-il dans la maison ? Pour lui il n’y avait plus de demeure sans la femme qui la lui avait rendue si chère et si sacrée ; chère à lui-même dans les heures les plus douloureuses de peine et d’anxiété ; sacrée, même malgré les chagrins que son amour lui avait attirés.

Parsons apparut en réponse au message envoyé par Mme Powell ; et John entra dans la chambre et l’interrogea vivement sur le départ de sa maîtresse.

La jeune fille ne pouvait dire que peu de chose, si ce n’est que Mme Mellish lui avait dit qu’elle allait dans le jardin, et qu’elle avait laissé une lettre dans le cabinet pour le maître de la maison. Mme Powell était peut-être plus instruite de l’existence de cette lettre que l’Abigaïl elle-même. Elle s’était glissée furtivement dans le cabinet de John après son entrevue avec l’idiot, et là elle avait rencontré fortuitement Aurora. Elle avait trouvé la lettre posée sur la table, cachetée d’un cimier et d’une devise gravée sur une pierre bleue que Mme Mellish portait parmi les breloques de sa chaîne de montre. Il n’était donc pas possible de toucher à cette lettre avec sûreté, et Mme Powell s’était contentée de la fatale découverte du matin, et instinctivement elle avait saisi le sens de la lettre cachetée. C’était peut-être une lettre d’explication et d’adieu, peut-être seulement une lettre d’adieu.

John traversa à grands pas le corridor qui conduisait à sa chambre favorite. Cette chambre était obscurément éclairée par les rayons du soleil couchant, qui, pénétrant à travers les persiennes de Venise, formaient des lignes d’or sur le plancher couvert de nattes. Mais, même à cette lumière sombre et incertaine, il aperçut le papier blanc sur la table, et sauta avec une vivacité de tigre sur la lettre que sa femme avait laissée pour lui.

Il releva la persienne et se plaça dans l’embrasure de la fenêtre, le soleil du soir donnant sur sa figure, et il lut la lettre d’Aurora. Sa figure n’exprimait aucune colère ni aucune alarme tandis qu’il lisait, mais seulement un grand amour et une grande compassion.

— Ma pauvre chérie !… ma pauvre fille !… Comment a-t-elle pu penser qu’il pouvait y avoir entre nous un mot d’adieu ! croyait-elle que mon amour était si léger qu’il pouvait lui manquer quand elle en a le plus besoin ? Quoi, si cet homme avait vécu, et sa figure s’assombrissait à la pensée de cette misérable argile qui était encore dans la loge du nord ; si cet homme avait vécu, il l’aurait réclamée et me l’aurait reprise par le droit que lui donnait le papier qui est dans ma poitrine, je me serais alors attaché à elle, je l’aurais suivi partout où il serait allé, et j’aurais voulu vivre près de lui, afin qu’elle pût trouver un défenseur contre tout mal ! J’aurais été son serviteur, le serviteur volontaire et le familier résigné d’un manant, si j’avais pu lui être utile en endurant son insolence. Ainsi, ma chérie, ma chérie, murmura le jeune squire avec un tendre sourire, c’est plus mal encore qu’insensé de m’écrire cette lettre, et encore plus inutile que cruel de quitter l’homme qui vous aurait suivie jusqu’aux confins les plus éloignés de notre vaste monde.

Il mit la lettre dans sa poche et prit son chapeau sur la table. Il était prêt à partir ; à peine savait-il pour quelle destination ; pour le bout du monde, peut-être, à la recherche de la femme qu’il aimait. Mais il allait à Felden avant de commencer ce long voyage, car il croyait fermement que, dans sa terreur insensée, Aurora se serait enfuie chez son père.

— Ne pas penser que, quoi qu’il arrive, rien ne pourra changer ni affaiblir mon amour pour elle, — dit-il ; — folle enfant !… folle enfant !…

Il sonna un domestique et commanda de préparer son plus petit portemanteau. Il devait partir pour la ville pour un jour ou deux, et devait partir seul. Il regarda sa montre ; il n’était que huit heures un quart, et la malle quittait Doncastre seulement à minuit et demi. Il y avait donc beaucoup trop de temps à attendre pour la fiévreuse impatience de Mellish, qui aurait fait chauffer une machine pour lui seul, si les employés du chemin de fer l’eussent voulu. Il y avait quatre longues heures pendant lesquelles il devait patienter, se déchirant le cœur dans son désir anxieux de suivre la femme qu’il aimait, de la prendre sur sa poitrine, de la consoler, de la protéger, de lui dire que le véritable amour ne cesse ni ne change. Il ordonna que sa voiture fût prête pour onze heures. Il y avait bien un train omnibus qui partait de Doncastre à dix heures ; mais comme il arrivait à Londres seulement dix minutes avant la malle, il n’était guère préférable. Mais lorsque l’heure de son départ se fut écoulée, Mellish se reprocha amèrement la perte de ces dix minutes, et se tourmenta de l’idée que, par ce retard, il avait pu manquer la chance de retrouver immédiatement Aurora.

Il était neuf heures avant qu’il se soumît à la nécessité de faire semblant de se mettre à table pour dîner. Il prit sa place au bout de la table et envoya chercher Mme Powell, qui apparut pour répondre à son invitation, et s’assit avec un air parfaitement affecté de ne pas s’apercevoir que le dîner avait été retardé d’une heure et demie.

— Je suis fâché de vous avoir fait attendre si longtemps, madame Powell, — dit-il en envoyant à la veuve de l’enseigne une assiette pleine d’une soupe claire, qui était de la consistance de la limonade, — la vérité est que je… je… je suis forcé d’aller à Londres par le train poste.

— Pas pour des affaires désagréables, j’espère ?

— Oh ! non, pas du tout. Mme Mellish est allée chez son père et m’a demandé de venir la rejoindre, — ajouta John, disant un mensonge avec beaucoup d’embarras, mais sans beaucoup de remords.

Il ne parla plus de tout le dîner. Il mangea quelque chose que les domestiques posèrent devant lui, et but beaucoup de vin ; mais il mangea et but sans le savoir, et quand la nappe fut enlevée et qu’on le laissa seul avec Mme Powell, il resta assis et fixa son regard sur la lumière des candélabres reflétée dans l’acajou. Ce ne fut que quand la dame de compagnie se laissa aller à une petite toux de convenance, et qu’elle se leva avec l’intention de quitter la salle à manger, qu’il sortit de sa longue rêverie et leva subitement la tête.

— Ne vous en allez pas maintenant, s’il vous plaît, madame Powell, — dit-il, je serais bien aise que vous restassiez assise quelques minutes encore. Je désire vous dire un mot ou deux avant de quitter Mellish Park.

Il se leva en parlant, et désigna une chaise. Mme Powell s’assit elle regarda sérieusement avec une gravité de vipère, et avec un mouvement nerveux dans ses lèvres minces.

— Lorsque vous vîntes ici, madame Powell, — dit John gravement, — vous vîntes comme l’hôte de ma femme et comme son amie. Je n’ai guère besoin de vous dire que vous n’aviez pas besoin de meilleur titre à mon amitié et à mon hospitalité. Si vous aviez amené un régiment de dragons avec vous, comme condition de votre séjour ici, ils auraient été les bienvenus, car je croyais que votre arrivée ferait plaisir à ma pauvre enfant. Si ma femme vous avait été redevable pour un mot de bienveillance, pour un regard affectueux, je vous aurais remboursé cette dette un millier de fois, s’il avait été en mon pouvoir de le faire. Vous n’auriez rien perdu pour votre amour pour ma pauvre enfant, si quelque dévouement de ma part eût pu vous récompenser pour cette tendresse. Il était raisonnable que je vous regardasse comme l’amie naturelle et la conseillère de ma chérie, et je le fis honnêtement et avec confiance. Pardonnez-moi si je vous dis que bientôt je découvris combien je m’étais trompé en entretenant de pareilles espérances. Je vis promptement que vous n’étiez pas l’amie de ma femme.

— Monsieur Mellish !

— Oh ! ma chère dame, vous croyez que parce que j’entasse des bottes de chasse et des armes dans la chambre que j’appelle mon cabinet, et parce que je ne me rappelle pas plus du latin que mon précepteur m’a mis dans la tête que de la première ligne de la syntaxe d’Eton, vous pensez que je ne suis pas spirituel et que je dois nécessairement être un niais. Je ne suis pas assez spirituel pour être un sot ; j’ai juste assez de perception pour voir le danger qui menace ceux que j’aime. Vous n’aimez pas ma femme : vous êtes envieuse de sa jeunesse, de sa beauté et de mon amour insensé pour elle ; et vous avez surveillé, écouté, comploté, comme une vraie femme bien entendu, pour lui faire du mal. Pardonnez-moi si je vous parle ouvertement. Je sens très-vivement ce qui concerne Aurora. Lui faire mal au petit doigt, c’est torturer tout mon corps. La battre une fois, c’est me battre cent fois. Je n’ai pas le désir d’être discourtois envers une femme, je suis seulement fâché que vous n’ayez pu aimer une jeune femme qui a rarement manqué de se faire des amis de tous ceux qui l’ont connue. Quittons-nous sans animosité, mais comprenons-nous pour la première fois. Vous ne nous aimez pas, et il vaut mieux que nous nous quittions avant que vous nous haïssiez.

La veuve de l’enseigne attendit dans la dernière stupéfaction que Mellish s’arrêtât, manquant de respiration plutôt que de paroles.

Toute sa nature de vipère se redressa contre lui pendant qu’il arpentait la chambre, s’irritant par le souvenir du mal qu’elle lui avait fait en n’aimant pas sa femme.

— Vous êtes peut-être instruit, monsieur Mellish, — dit-elle après une affreuse pause, — que dans de telles circonstances, les appointements annuels, qui me sont dus pour mon service, ne peuvent pas cesser à votre caprice, quoique vous puissiez me mettre à la porte…

Mme Powell descendit à cette vulgaire locution, et s’arrêta à l’expression du pays, dans son désir d’être spirituelle.

… Vous comprenez que vous êtes tenu de me payer mes appointements jusqu’à l’expiration de…

— Oh ! ne vous imaginez pas que je vais repousser les réclamations que vous me ferez, madame Powell, — dit John ; — le ciel sait que cela n’a pas été un plaisir pour moi de vous parler aussi ouvertement ce soir. Je vais vous faire un bon pour la somme que vous jugerez nécessaire pour compenser le changement de nos conditions. J’aurais pu être plus poli peut-être, j’aurais pu vous dire que ma femme et moi songeons à voyager sur le continent, et que, par conséquent, nous renvoyons nos domestiques ; j’ai préféré vous dire la vérité. Pardonnez-moi si je vous ai blessée.

Mme Powell se leva pâle, menaçante, terrible ; terrible dans sa faible fureur et dans la conscience qu’elle pouvait frapper le cœur de l’homme qui l’affrontait.

— Vous avez simplement été au-devant de mes intentions, monsieur Mellish, — dit-elle. — Je n’aurais pu rester dans votre maison après les choses désagréables qui ont transpiré dernièrement. Mon plus mauvais désir est que vous ne vous trouviez pas frappé par un plus grand chagrin par votre alliance avec la fille de M. Floyd. Laissez-moi ajouter un mot d’avertissement avant que j’aie l’honneur de vous souhaiter le bonsoir. Les méchantes gens seraient tentées de sourire à votre enthousiaste description de votre femme en se rappelant que la personne à laquelle vous faites allusion est Aurora Conyers, la veuve de votre entraîneur, et qu’elle n’a jamais possédé aucun droit légitime au titre que vous lui donnez !

Si Mme Powell eût été un homme, elle aurait mis sa tête en contact avec le tapis turc de la salle à manger avant de pouvoir achever son discours ; mais comme c’était une femme, Mellish la regarda en plein visage, attendant qu’elle eût fini de parler. Il supporta le coup qu’elle lui infligeait, sans plier sous cette douleur cruelle, et il lui enleva la satisfaction qu’elle espérait avoir : il ne lui laissa voir aucune angoisse.

— Si Lofthouse lui a dit le secret, — dit-il, quand la porte fut fermée sur Mme Powell, — je le cravacherai en pleine église.