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Aurora Floyd/30

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 135-151).

CHAPITRE XXX

Un visiteur inattendu.

Aurora trouva à la station de Doncastre un employé des plus polis tout prêt à lui prendre son billet et à lui trouver une place confortable dans un wagon vide ; mais avant que le train partît, deux fermiers grossiers prirent place sur les coussins, en face de Mme Mellish. C’étaient d’opulentes gens qui cultivaient leurs propres terres et voyageaient par les trains express ; mais ils apportaient une forte odeur d’écurie dans la voiture, et ils avaient cet honnête accent nasillard du Nord qui est toujours agréable aux oreilles de l’auteur de cette histoire. Aurora, avec son voile baissé sur sa figure, attira peu leur attention. Ils parlaient marchés et courses de chevaux, et regardaient à chaque instant par la portière, et ensuite levaient les épaules quand ils voyaient autre chose que de l’agriculture.

Je crois qu’ils connaissaient le rapport de chaque acre de terre entre Doncastre et Harrow, et qu’ils savaient comment on aurait pu lui faire produire dix shillings de plus, comme ils se le disaient.

Combien leur conversation devait paraître fatigante à cette pauvre créature isolée qui fuyait l’homme qu’elle aimait, l’homme qui l’aimait, et l’aimerait jusqu’à la fin des siècles !

— Je ne pensais pas ce que j’écrivais, se disait-elle. — Mon pauvre mari ne m’en aimera pas moins. Son grand cœur est fait d’un amour qui n’est pas égoïste et d’un généreux dévouement ; mais il sera fâché… si fâché pour moi… si fâché !… Il ne pourra plus être fier de moi, il ne pourra plus s’enorgueillir de moi. Il croira toujours ressentir une insulte ou s’imaginera un manque de respect. Ce serait trop pénible pour lui : il verrait sa femme montrée du doigt comme la femme qui a épousé son groom. Il se trouverait mêlé dans mille querelles, dans cent misères. Je veux lui rendre la seule chose que je puisse lui donner pour sa bonté pour moi : la tranquillité ; je l’abandonnerai, je m’en irai me cacher pour toujours.

Elle essaya de s’imaginer ce que la vie de John serait sans la sienne, elle essaya de penser à lui dans un temps à venir, lorsqu’il aurait laissé de côté ses chagrins et qu’il aurait oublié sa perte, mais elle ne le put pas ; elle ne put jamais se représenter le moment où il abandonnerait son amour pour elle.

— Comment pourrai-je toujours penser à lui sans penser à l’amour qu’il a pour moi ? — se dit-elle. — Il m’a aimée depuis le premier moment qu’il m’a vue : je ne l’ai jamais connu que comme amant : généreux, sincère et fidèle.

Dans cet état d’esprit, Aurora regardait les plus petites stations qui ressemblaient à de simples bandes de bois lorsque l’express passait, quoique chacune d’elle fût une borne milliaire sur le long chemin qui la séparait de l’homme qu’elle aimait.

Ah ! femmes insouciantes qui pensez que c’est une petite chose, peut-être, que vos maris soient honnêtes, généreux, constants et fidèles, et qui êtes prêtes à murmurer parce qu’une voiture s’est arrêtée à la porte de vos voisins, tandis que vous êtes obligées de vous contenter d’une promenade à dix-huit pence, dans les véhicules pris à la station la plus proche, arrêtez-vous et pensez à cette malheureuse jeune femme, qui, dans cette heure de désolation, se rappelle mille petits maux qu’elle a fait endurer à son mari et aurait voulu se mettre sous ses pieds pour expier ses petites tyrannies, ses petits caprices ! Pensez à elle dans sa solitude, avec son cœur qui désire revenir vers l’homme qu’elle aime et avec son amour qui se dresse contre elle et plaide pour lui. Elle changea d’idée cent fois durant quatre heures de voyage ; quelquefois elle pensait qu’elle devrait retourner par le prochain train à Mellish Park, puis ensuite elle songeait que son premier sentiment avait été le seul vrai, et que le cœur de John s’était tourné contre elle dans l’humiliation de sa découverte du matin.

Avez-vous jamais essayé de vous imaginer la colère d’une personne qui ne s’est jamais mise en colère ? Avez-vous jamais évoqué l’image d’une figure qui vous a toujours regardé avec douceur et amour, et avez-vous mis sur cette physionomie habituelle la froide dureté de l’éloignement ?

Aurora le fit. Elle se représenta maintes fois, dans son cerveau fatigué, la scène qui aurait pu avoir lieu entre elle et son époux. Elle se rappela cette banale pièce de théâtre dont tout le monde se moque et dont on pleure en secret. Elle se souvint de Mme Haller et de l’étranger, des enfants, de la comtesse, du cottage, des joyaux, des parchemins, et de toutes les vieilles et familières particularités du cinquième acte si connu de ce drame si simple et si vrai, et elle se figurait John se retirant dans quelque pays éloigné avec son piqueur Langley, et devenant un ermite misanthrope comme l’Allemand trompé.

Que sera sa vie désormais ? Elle fermait les yeux sur ce lugubre avenir.

— Je retournerai chez mon père, — pensait-elle, — je retournerai vers lui comme j’y suis déjà revenue une fois, mais, cette fois-ci, il n’y aura point de tromperie, point d’équivoque, et rien ne me fera le quitter.

Au milieu de toutes ses perplexités, elle s’attacha à l’idée que Lucy et Talbot l’aideraient : elle voulait implorer Bulstrode en faveur de John qui avait le cœur brisé.

— Talbot me dira ce qui est juste et honorable de faire, — pensa-t-elle ; — je ferai ce qu’il me dira ; il sera l’arbitre de ma destinée.

Je ne crois pas qu’Aurora eût jamais ressenti un amour très-passionné pour le bel habitant de Cornouailles, mais il est certain qu’elle l’avait toujours respecté. Il se peut que l’amour qu’elle avait eu pour lui se fût changé en un grand respect et que son estime pour son caractère fût rendue d’autant plus grande par le contraste qui existait entre lui et le vil séducteur auquel sa jeunesse avait été sacrifiée. Elle s’était soumise au décret qui l’avait séparée de son fiancé, car elle avait cru en sa justice, et elle était prête maintenant à se soumettre à la décision prononcée par cet homme, dont le sentiment d’honneur lui inspirait une confiance sans limite.

Elle songea à plusieurs reprises à ces choses pendant que les fermiers parlaient de brebis et de raves, du mélange de Thorley, des semences et des haricots, du blé, du trèfle, et des mystérieuses maladies des bestiaux et du houblon, etc. Ils changèrent de conversation et parlèrent de courses, et même, au milieu de ses chagrins absorbants et de ses souffrances domestiques, Mme Mellish lança un regard furieux sur ces innocents fermiers quand ils se moquèrent de l’écurie de John et démolirent la réputation de son homonyme, la jument baie, et déclarèrent qu’aucun cheval sortant des écuries du squire ne valait plus de vingt livres.

Le voyage tira à sa fin, seulement trop vite au gré d’Aurora : trop vite, car chaque mille élargissait l’abîme qu’elle avait mis entre elle et la maison qu’elle aimait ; chaque moment rendait sa résolution irrémédiable.

— Je suivrai le conseil de Bulstrode, — dit-elle en elle-même.

Et, en vérité, cette pensée était le seul roseau auquel elle s’accrocha dans sa douleur. Elle n’était pas forte d’esprit. Elle avait une de ces natures généreuses et vives qui naturellement se portent vers les autres pour les aider et les consoler. La dissimulation n’entrait pas dans son organisation, et la nécessité de cacher quelque chose de sa vie avait été un perpétuel chagrin et une souffrance intense pour elle.

Il était huit heures passées quand elle se trouva seule parmi le bruit et la confusion du débarcadère de King’s Cross. Elle envoya un commissionnaire chercher un cab et donna ordre au cocher de la conduire à Halfmoon Street.

Quelques jours seulement s’étaient écoulés depuis qu’elle avait rencontré Lucy et Talbot à Felden et elle savait que Bulstrode et sa femme étaient retenus à la ville, attendant la prorogation du Parlement.

C’était un samedi soir, et par conséquent un jour de congé pour le jeune défenseur des mineurs de Cornouailles ; mais Talbot employait ses loisirs parmi les livres bleus et les procès-verbaux du Parlement, et la pauvre Lucy, qui aurait pu briller, comme une pâle étoile, à quelque conversazione encombrée, était forcée de renoncer au plaisir de se démener sur l’escalier d’un de ces sages personnages qui persistent à inviter deux fois plus de monde que leur appartement ne peut en contenir.

Lucy abandonnait volontiers ses propres plaisirs ; car elle avait au suprême ce tact social qui n’appartient qu’aux femmes et qui avait fait partie de son éducation. Sa nature placide ne connaissait pas de tendances anormales. Elle aimait les amusements que les autres jeunes femmes de sa position aimaient. Elle n’avait aucune de ces prédilections excentriques qui avaient été si fatales à sa cousine. Elle n’était pas comme cette charmante et illustre dame espagnole qui, disait-on, aimait mieux le cirque que l’opéra, et qui appréciait davantage les sauts à travers les cercles couverts de papier que les fioritures d’un ténor ou d’un soprano. Donc elle abandonna, en se résignant, les plaisirs stéréotypés de la saison de Londres. Mais Dieu sait combien il était doux pour elle de faire ce sacrifice. Ses goûts étaient des agneaux gras qu’elle immolait volontiers sur l’autel de son idole. Elle n’était jamais plus heureuse que lorsque, assise à côté de son époux, elle faisait des extraits des livres bleus qui devaient être cités dans quelque écrit qu’il composait, si ce n’est lorsqu’elle était assise dans la tribune réservée aux dames, faisant un effort pour regarder à travers les grillages, qui la cachaient aux regards errants des membres distraits, pour voir son mari à sa place sur les bancs du gouvernement, et très-souvent n’apercevant plus rien que le fond du chapeau de Bulstrode.

Ce même soir, elle était assise auprès de Talbot, occupée à quelque joli ouvrage d’aiguille, et écoutant avec une attention patiente la lecture des feuilles d’épreuves de la dernière brochure de son mari. C’était un noble spécimen d’un style imposant et vigoureux, qui anéantissait quelqu’un complètement (Lucy ne savait pas exactement qui c’était), et qui établissait quelque chose de la manière la plus incontestable, quoique mistress Bulstrode ne pouvait comprendre exactement quoi. C’était assez pour elle qu’il eût écrit cette étonnante composition, et que ce fût sa voix de baryton qui prononçât à haute voix cette harangue écrite dans le style de l’école de Johnson. S’il lui avait plu de lui lire du grec, elle aurait été contente de l’écouter. Il y avait de petits passages d’Homère que Bulstrode aimait à réciter de temps en temps à sa femme, et que la petite hypocrite prétendait admirer. Aucun nuage n’avait obscurci le ciel serein de la vie de Lucy. Elle aimait et était aimée. C’était un côté de sa nature d’aimer dans une attitude respectueuse et elle n’avait aucun désir de s’approcher davantage de son idole. S’asseoir aux pieds de son sultan et lui remplir son chibouque : le veiller pendant qu’il dormait et agiter le punkah sur sa tête de séraphin ; l’aimer, l’admirer, et prier pour lui, étaient les plus grands désirs de son cœur.

Il était près de neuf heures quand Bulstrode lut interrompu dans sa péroraison par un double coup frappé à la porte de la rue. Les maisons d’Halfmoon Street sont petites, et Talbot jeta sa feuille d’épreuve avec un geste exprimant une grande irritation. Lucy regarda son seigneur et maître moitié par sympathie, moitié pour l’excuser. Elle se tint elle-même de manière à le mettre à son aise et à le réconforter.

— Qui cela peut-il être, — murmura-t-elle, — à cette heure ?

— Un ennui ou un autre, j’en suis sûr, ma chère, — répondit Talbot. — Mais, qui que ce soit, je ne recevrai pas ce soir. Je crois, Lucy, que je vous ai donné une assez jolie idée de l’effet que ceci doit produire sur mon honorable ami le représentant de…

Avant que Bulstrode pût dire le nom du bourg dont son honorable ami était le représentant, un domestique annonça que Mme Mellish attendait en bas le maître de la maison.

— Aurora !… — s’écria Lucy s’élançant de son siège et laissant tomber son ouvrage en désordre sur le plancher ; — Aurora !… Cela ne peut, pas être, Talbot. Elle est revenue du comté d’York il n’y a que quelques jours.

M. et Mme Mellish sont tous les deux en bas, je suppose ? — dit Bulstrode à son domestique.

— Non, monsieur, Mme Mellish est venue seule dans un cab depuis la gare, je crois. Mme Melilsh est dans la bibliothèque, monsieur. Je l’ai priée de monter, mais elle a demandé à voir monsieur seul.

— J’y vais tout de suite, — répondit Talbot. — Dites à Mme Mellish que je suis à elle à l’instant.

La porte se ferma sur le domestique, et Lucy courut dans sa hâte d’aller voir sa cousine.

— Pauvre Aurora, — dit-elle, — il doit être arrivé quelque malheur, j’en suis sûre. Mon oncle Archibald est tombé malade, peut-être ; il n’avait pas l’air bien portant quand nous avons quitté Felden. Je vais vers elle, Talbot ; je suis sûre qu’elle aimera mieux me voir la première.

— Non, Lucy, non, — répondit Bulstrode posant la main sur la porte et se mettant entre elle et sa femme. — Je préfère que vous ne voyiez pas votre cousine avant que je l’aie vue. Il vaut mieux que je la voie le premier.

Sa figure devint sérieuse et ses manières presque graves en disant cela. Lucy s’éloigna de lui comme s’il l’avait blessée. Elle comprit, vaguement il est vrai, mais elle comprit qu’il avait des doutes ou des soupçons sur sa cousine, et, pour la première fois de sa vie, Bulstrode vit dans les yeux bleus de sa femme un regard de mécontentement.

— Pourquoi voulez-vous m’empêcher de voir Aurora ? — demanda Lucy. — C’est la meilleure personne du monde, et je l’aime par-dessus tout, pourquoi ne la verrais-je pas ?

Talbot regarda sa femme avec un grand étonnement.

— Soyez raisonnable, ma chère Lucy, — répondit-il très-doucement. — J’espère toujours pouvoir respecter votre cousine… autant que je vous respecte. Mais si Mme Mellish a quitté son mari dans le comté d’York et est venue ici sans sa permission, car il ne lui aurait jamais permis devenir seule, elle doit m’expliquer pourquoi elle l’a fait, avant que je consente à ce que ma femme la reçoive.

La belle tête de la pauvre Lucy se baissa à ce reproche. Elle se rappela sa dernière conversation avec sa cousine, cette conversation dans laquelle Aurora avait parlé d’un jour de douleurs éloigné, qui pouvait la conduire, pour demander une consolation et une protection, à Halfmoon Street. Ce jour de chagrin était-il déjà venu ?

— Est-ce donc mal à Aurora d’être venue seule, Talbot ? — demanda Lucy doucement.

— Si c’est mal ? — répéta Bulstrode furieux. — Serait-ce mal à vous de vous en aller seule d’ici dans le pays de Cornouailles, chère enfant ?

Il était irrité à la simple idée d’un tel outrage, et il regarda Lucy comme s’il la soupçonnait à demi d’une telle intention.

— Mais Aurora a pu avoir quelque raison particulière, cher Talbot ? — dit sa femme.

— Je ne puis imaginer aucune raison assez puissante, pour justifier un tel procédé, — répondit Talbot ; — mais je pourrai mieux juger cela quand j’aurai entendu ce que Mme Mellish a à me dire. Restez ici, Lucy, jusqu’à ce que je vous fasse appeler.

— Oui, Talbot.

Elle obéit, soumise comme un enfant ; mais elle se traîna vers la porte, après que son mari l’eut fermée sur elle, avec un douloureux désir dans le cœur. Elle désirait voir sa cousine et la consoler, si elle avait besoin de consolation. Elle tremblait à l’idée de ce que devaient produire les manières froides de son mari sur l’impressionnable nature d’Aurora.

Bulstrode descendit à la bibliothèque pour voir sa parente. Il eût été étrange qu’il ne se fût pas rappelé cette soirée de Noël, dans laquelle il s’était rendu dans le petit salon de Felden, avec l’espérance, dont son cœur battait, de demander une consolation à la femme qu’il aimait. Il eût été singulier que, dans le court intervalle qui s’était écoulé depuis qu’il avait quitté le salon et était entré dans la bibliothèque, son esprit ne se fût pas reporté en arrière à ce jour de consolation. S’il y eut une infidélité à Lucy dans le vif frémissement de douleur qui traversa son cœur lorsque revint ce vieux souvenir, le péché ne fut pas de plus longue durée que la peine qui l’amena. Il pouvait maintenant dire, dans la droiture de son cœur :

— J’ai fait un choix sage, et je ne me repentirai jamais de l’avoir fait.

La bibliothèque était une petite pièce située derrière la salle à manger. Elle était obscure, car Aurora avait baissé la lampe. Elle ne désirait pas que Bulstrode vît sa figure.

— Ma chère madame Mellish, — dit Talbot gravement, — je suis si surpris de votre visite, que je sais à peine comment vous dire que je suis bien aise de vous voir. Je crains que quelque malheur ne soit arrivé et vous force à voyager seule. John est malade, peut-être…

Il aurait pu en dire davantage, si Aurora ne l’eût interrompu en se jetant à ses genoux et en le regardant avec un visage plein d’angoisse qui semblait presque horrible à cette vague lumière de la lampe.

Il serait impossible de décrire l’horreur qui se répandit sur la figure de Bulstrode quand elle agit ainsi. C’était de nouveau la scène de Felden. Il venait à elle dans l’espoir qu’elle voudrait se justifier, et, tacitement, elle reconnaissait son humiliation.

Elle était donc coupable, c’était donc une créature criminelle, qu’il aurait dû rejeter de sa chaste maison. C’était une misérable, une malheureuse, perdue, souillée, qui ne devait pas être admise dans la sainte atmosphère de la maison d’un gentilhomme et d’un chrétien.

— Madame Mellish !… madame Mellish !… qu’est-ce que cela veut dire ? Pourquoi me causez-vous encore une fois cette horrible souffrance ? Pourquoi persistez-vous à vous humilier, ainsi que moi, par une pareille scène ?

— Oh ! Talbot !… Talbot !… — répondit Aurora, — je suis venue vers vous parce que vous êtes bon et honorable. Je suis une femme désolée, misérable ; et j’ai besoin de votre aide… J’ai besoin de vos conseils. Je me règlerai d’après vos avis ; je le veux, Talbot ; ainsi aidez-moi, au nom du ciel.

Sa voix était brisée par ses sanglots. Dans sa douleur et sa confusion, elle oubliait qu’il était possible qu’un tel appel puisse n’avoir aucun effet sur Talbot. Mais peut-être, même au milieu de son étonnement, le jeune homme s’imagina voir quelque chose dans l’action d’Aurora qui n’avait rien de commun avec la faute, quelle qu’elle fût, dont il avait frémi de prime abord. Je crois qu’il dut en être ainsi, car sa voix et ses manières devinrent plus douces quand il s’adressa à elle.

— Aurora, — dit-il, — pour l’amour de Dieu, soyez calme. Pourquoi avez-vous quitté Mellish Park ? Quelle est l’affaire dans laquelle je puisse vous aider de mes conseils ? Dieu sait combien je désire être votre ami, car je suis un frère pour vous, vous le savez, ma chère enfant, et je réclame le droit qu’a un frère de vous questionner sur vos actions. Je suis fâché que vous soyez venue seule à Londres, car cette action peut vous compromettre ; mais si vous voulez être calme et me dire pourquoi vous êtes venue, je pourrai comprendre vos motifs. Allons, Aurora, essayez d’être calme.

Elle était encore à genoux et sanglotait. Talbot aurait bien appelé sa femme pour l’assister, mais il ne pouvait supporter l’idée de voir ces deux femmes réunies avant qu’il eût découvert la cause de l’agitation d’Aurora.

Il versa de l’eau dans un verre et le lui donna. Il la plaça dans un fauteuil à côté d’une fenêtre ouverte et marcha dans la chambre jusqu’à ce qu’elle fût remise.

— Talbot, — dit-elle tranquillement après une longue pause, — j’ai besoin de vous pour m’aider dans la crise suprême de ma vie. Je dois être sincère avec vous et vous dire maintenant ce que j’aurais préféré mourir que de vous révéler il y a deux ans. Vous vous rappelez la soirée où vous avez quitté Felden ?

— Si je me la rappelle… Oh ! oui !… oui !…

— Le secret qui nous séparait alors, Talbot, était l’unique secret de ma vie, le secret de ma désobéissance, le secret du chagrin de mon père. Vous me demandiez de vous faire un récit de cette année qui manquait à l’histoire de ma vie. Je ne le pouvais pas, Talbot ; je ne le voulais pas. Mon orgueil se révoltait de nouveau contre cette horrible humiliation. Si vous aviez découvert vous-même ce secret et si vous m’aviez accusée de la triste vérité, je n’aurais pas essayé de nier ; mais prononcer de mes propres lèvres l’affreuse vérité… Non, non, je ne pouvais pas supporter quelque chose d’aussi horrible que cela. Mais maintenant que mon secret est connu, qu’il est au pouvoir des gens de police et des garçons d’écurie, je puis tout vous dire. Quand je quittai la pension de la rue Saint-Dominique, je me sauvais pour me marier avec le groom de mon père.

— Aurora !…

Bulstrode se laissa tomber sur la chaise la plus proche de lui, et s’assit blême et frémissant en regardant sa cousine. Était-ce là l’humiliation secrète qui l’avait fait se prosterner à ses pieds dans la chambre de Felden ?

— Ô Talbot ! comment aurais-je pu vous dire cela ? Comment puis-je vous dire maintenant pourquoi j’ai fait cette folie et cette mauvaise action, comment j’ai flétri le bonheur de ma jeunesse par ma propre faute, et apporté la honte et le chagrin à mon père ? Je n’avais pas pour cet homme un amour fou, qui m’accaparât tout mon être. Je ne puis mettre en avant l’excuse que quelques femmes ont pour leur folie. J’avais seulement une fantaisie sentimentale de jeune pensionnaire pour ses manières brillantes, seulement une admiration frivole de jeune fille pour sa belle figure. Je l’épousais parce qu’il avait des yeux bleu foncé et des cils noirs, et des dents blanches, et des cheveux bruns. Il s’était mis sur le pied d’une espèce de familiarité avec moi, en me rapportant les commérages des courses, en faisant attention à mes chevaux favoris, et en caressant mes caprices. Toutes ces choses amenèrent entre nous quelques rapports : il m’accompagnait toujours quand je montais à cheval, et il cherchait depuis longtemps à me raconter son histoire. Bah ! pourquoi vous en ennuierais-je ? — dit Aurora douloureusement. — C’était un prince déguisé, naturellement ; il était le fils d’un gentilhomme ; son père avait eu des chevaux de chasse ; il avait été en guerre avec la fortune ; on avait mal agi avec lui, et il avait été écrasé dans la bataille de la vie. Sa parole donnait à tout cela un certain air, et je le crus. Pourquoi ne l’aurais-je pas cru ? J’avais vécu toute ma vie dans une atmosphère de vérité. Ma gouvernante et moi, nous parlions continuellement de l’histoire romanesque du groom. C’était une sotte femme, et elle encourageait ma folie, rien que par simple stupidité, je crois, et sans avoir le soupçon du mal qu’elle faisait. Nous faisions la revue de la figure du beau groom, de ses mains blanches, de ses manières aristocratiques. Je prenais son insolence pour une bonne éducation ; que le ciel me vienne en aide ! Et comme nous vivions dans ce temps sans voir presque aucune société, je comparais le groom de mon père avec les quelques hôtes qui venaient à Felden, et le misérable profita de la comparaison avec des gentilshommes de province. Pourquoi essayerais-je de vous expliquer ma folie, Talbot ? Jamais je n’y arriverais, quand bien même je parlerais pendant une semaine entière ; je ne peux pas même me l’expliquer à moi-même. Je ne puis que regarder en arrière, revoir cet horrible temps, et me demander de quoi j’étais folle.

— Ma pauvre Aurora !… ma pauvre Aurora !…

Il parlait avec ce ton de pitié avec lequel il l’aurait consolée, si elle eût été un enfant. Il pensait à elle exposée, dans son ignorance enfantine, aux avances insidieuses d’un imposteur sans scrupule, et son cœur saigna pour la pauvre enfant privée de mère.

— Mon père trouva quelques lettres écrites par cet homme et découvrit que sa fille s’était fiancée à son groom. Il fit cette découverte pendant que j’étais sortie à cheval avec James Conyers, le nom du groom était Conyers, et, quand je revins à la maison, une terrible scène eut lieu. Je fus assez folle pour défendre ma conduite et je reprochai à mon père son peu de libéralité dans les sentiments. J’allai plus loin : je lui rappelai que la maison Floyd et Floyd était d’une très-humble origine. Il me mena à Paris le jour suivant. Je pensais qu’on me traitait cruellement. Je me révoltai contre la froide monotonie du couvent ; je détestai les études, qui étaient dix fois plus difficiles que ce que j’avais fait avec ma gouvernante ; je souffris terriblement de la réclusion du couvent, car j’avais été habituée à courir en liberté par les chemins des environs de Felden ; et avec tout cela, le groom me poursuivait avec des lettres et des messages, car il m’avait suivie à Paris et avait dépensé son argent avec insouciance, pour gagner les domestiques de la pension. Il jouait sur une grande échelle, et il joua si désespérément qu’il gagna. Je me suis sauvée de la pension et me suis mariée à Douvres huit ou neuf heures après mon évasion de la rue Saint-Dominique.

Elle cacha sa figure dans ses mains, et demeura silencieuse quelque temps.

— Que le ciel ait pitié de ma misérable ignorance ! — dit-elle à la fin. L’illusion qui fit que j’épousai cet homme s’évanouit en une semaine environ. Au bout de ce temps, je découvris que j’étais à la merci d’un misérable, qui cherchait à se servir de moi le plus qu’il pouvait pour arracher de l’argent à mon père. Pendant quelque temps je me soumis, et mon père paya et paya chèrement pour la folie de sa fille ; mais il refusa de recevoir l’homme que j’avais épousé, ou de me voir jusqu’à ce que je fusse séparée de lui. Il offrit au groom une rente, à condition qu’il irait en Australie et cesserait tout rapport avec moi. Mais cet homme voulait jouer un jeu plus fort : il désirait arriver à une réconciliation avec mon père, et il pensait qu’avec le temps la résolution de ce tendre père cèderait par la force de son amour. Ce fut un peu plus d’un an après notre mariage que je fis une découverte qui me transforma en un moment, de jeune fille que j’étais, en une femme, une femme pleine du désir de la vengeance, monsieur Bulstrode. Je découvris que j’avais été insultée, trompée, outragée par un misérable qui riait de mon ignorante confiance en lui. J’avais appris à haïr cet homme longtemps avant que cela arrivât ; j’avais appris à mépriser ses mensonges éhontés, ses prétentions insolentes ; mais je ne crois pas que j’aie senti ses profondes infamies bien vivement avant cela. Nous voyagions dans le sud de la France, mon mari faisant le grand seigneur avec l’argent de mon père, quand je fis cette découverte ; ou plutôt non, car elle me fut révélée par une femme qui savait mon histoire et me prenait en pitié. Une demi-heure après, j’agis en conséquence. J’écrivis à Conyers, lui disant que j’avais découvert ce qui me donnait le droit d’en appeler à la loi pour me délivrer de lui, et que si je m’abstenais de le faire, c’était par amour pour mon père, et non pas pour lui. Je lui dis que tant qu’il me laisserait tranquille et qu’il garderait mon secret, je lui ferais remettre de temps en temps de l’argent. Je lui dis que je le laissais avec les relations qu’il s’était choisies, et que ma seule prière était que Dieu, dans sa grâce, pût m’accorder de l’oublier complétement. Je laissai la lettre à la concierge, et je quittai l’hôtel de manière qu’il ne trouvât aucune trace du chemin que j’avais pris. Je m’arrêtai à Paris quelques jours, attendant une réponse à une lettre que j’avais écrite à mon père, pour lui dire que Conyers était mort. Peut-être fut-ce le plus grand péché de ma vie, Talbot. Je trompais mon père, mais je crus que je faisais une sage et bonne action en lui rendant le calme et le repos. Il n’aurait jamais été heureux aussi longtemps qu’il eût cru que cet homme vivait. Vous comprenez tout maintenant, Talbot, dit-elle tristement.

— Vous vous rappelez le matin à Brighton ?

— Oui, oui, et le journal avec le passage marqué, l’annonce de la mort du jockey.

— Ce rapport était faux, Talbot, dit Aurora, Conyers n’était pas encore mort.

La figure de Talbot devint subitement pâle. Il commença à comprendre quelque chose de la nature du trouble qui avait amené Aurora à lui.

— Quoi ! il était encore vivant ? — dit-il anxieusement.

— Oui, jusqu’à avant-hier soir.

— Mais où… où était-il pendant tout ce temps ?

— Pendant les dix derniers jours… à Mellish Park.

Elle lui raconta la terrible histoire du meurtre. La mort de l’entraîneur n’avait pas encore été insérée dans les journaux de Londres. Elle lui dit cette horrible histoire, et puis, le regardant avec une figure sérieuse, implorante, comme elle l’aurait fait s’il eût été son frère, elle le supplia de l’aider et de lui donner un conseil dans ce terrible moment.

— Enseignez-moi ce qu’il y a à faire pour mon cher mari, dit-elle, ne pensez ni à moi ni à mon bonheur, Talbot, ne pensez qu’à lui. Je ferai tous les sacrifices : je me soumettrai à tout. Je désire expier envers mon pauvre mari tous les chagrins que je lui ai apportés.

Bulstrode ne fit aucune réponse à cet appel désespéré. Son esprit était à l’œuvre : il était occupé à résumer les faits, à les mettre devant lui, pour les combattre : et il n’avait aucune peine à prendre pour cacher sa pensée ou son émotion. Il se promenait dans la chambre, les sourcils froncés et la tête baissée.

— Combien de gens connaissent ce secret, Aurora ? — demanda-t-il.

— Je ne puis vous le dire : mais je crains qu’il ne soit généralement connu, — répondit Mme Mellish, en frémissant au souvenir de l’insolence de l’idiot. — J’ai entendu parler d’une découverte faite par un des garçons d’écurie, un homme qui me hait… un homme que… avec lequel j’ai eu une altercation.

— N’avez-vous aucune idée de la personne qui a tiré sur ce Conyers ?

— Non, pas la moindre.

— Vous ne soupçonnez même pas quelqu’un ?

— Non.

Talbot fit quelques tours de plus dans la petite chambre, dans un trouble évident et une grande perplexité d’esprit. Il quitta enfin la chambre, et appela au pied de l’escalier :

— Lucy, ma chère, venez voir votre cousine.

Je crains fort que Mme Bulstrode ne se fût mise aux aguets, quelque part près du salon, car elle vola au bas de l’escalier, au son de la voix forte, et fut à côté de son mari deux ou trois secondes après qu’il l’eut appelée.

— Ô Talbot, — dit-elle, — que vous avez été long ! Je pensais que vous ne m’appelleriez jamais. Qu’est-ce qui est arrivé à la pauvre chérie ?

— Entrez et allez la consoler, ma chère, — dit Bulstrode gravement. — Elle a eu assez de chagrin, le ciel le sait, la pauvre enfant ! Ne lui faites point de questions, Lucy : mais consolez-la aussi bien que vous le pourrez, et donnez-lui la meilleure chambre que vous trouverez ; elle demeurera avec nous aussi longtemps qu’elle restera à Londres.

— Cher !… cher Talbot, — murmura la jeune femme reconnaissante. — Que vous êtes bon !

— Allons ! — dit Bulstrode ; — elle a besoin d’amis, Lucy ; et Dieu le sait, je veux agir en frère avec elle, fidèlement et bravement. Oui, bravement, — ajouta-t-il en relevant la tête avec un geste de défi, tandis qu’il montait lentement les escaliers.

Quel était le sombre nuage qu’il voyait monter si fatalement au loin dans l’horizon ? Il n’osait pas penser à ce que c’était, il n’osait même pas reconnaître sa présence : mais il y avait dans son cœur un sentiment de trouble et d’horreur qui lui disait que l’ombre était là.

Lucy accourut dans la bibliothèque, et, se jetant dans les bras de sa cousine, elle pleura avec elle. Elle ne demanda pas la nature du chagrin qui avait amené Aurora comme un hôte inattendu et non invité dans la modeste petite habitation. Elle savait seulement que sa cousine était dans le chagrin, et que c’était un heureux privilège de l’abriter et de la consoler. Elle se serait battue, dans une bataille terrible, pour la défense de ce privilège ; mais elle adorait son mari pour la générosité avec laquelle il le lui avait accordé sans combat. Pour la première fois de sa vie, la pauvre et douce Lucy prit une nouvelle position vis-à-vis de sa cousine. C’était à son tour de protéger Aurora ; c’était à son tour de déployer une douce tendresse maternelle pour la créature désolée dont la tête souffrante reposait sur son sein.

Les cloches du West End frappaient trois heures dans le calme imposant de la nuit, quand Mme Mellish tomba dans un assoupissement fiévreux, répétant sans cesse et toujours, même dans son sommeil :

— Mon pauvre John !… mon pauvre John !… cher amour ! Que deviendra-t-il ? mon seul chéri fidèle !