Aller au contenu

Aurora Floyd/31

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 151-160).

CHAPITRE XXXI

Le conseil de Bulstrode.

Bulstrode sortit de bonne heure, le tranquille dimanche matin, après l’arrivée d’Aurora, et descendit au bureau du télégraphe, à Charing Cross, d’où il envoya une dépêche à Mellish. C’était une dépêche très-courte, lui disant seulement de venir à la ville sans délai, et qu’il trouverait Aurora à Halfmoon Street. Bulstrode retourna tranquillement à la maison, par un brillant soleil matinal, après avoir accompli son devoir. Les rues de Londres étaient claires et humides de rosée, car il n’était qu’un peu plus de sept heures, et les fraîches brises du matin venaient essuyer les toits des maisons, apportant la santé et la pureté. Les brumes du matin étaient doucement amoncelées sur l’herbe usée de Green Park, et de tristes créatures, qui n’avaient pas eu de meilleur abri que le ciel tranquille, s’en allaient en se glissant furtivement pour trouver quelque misérable endroit pour se reposer, dans cette libre cité dans laquelle s’asseoir pendant un temps déraisonnable sur les marches d’une porte, et demander du pain à un riche citoyen, c’est commettre une offense qui ne peut se dire.

Il était sérieusement impossible pour un jeune législateur pas encore tout à fait aguerri au long combat de la vie avec le temps, que l’on ne pense jamais être bien employé, il était sérieusement impossible pour un jeune libéral au cœur ardent, de se promener dans ces rues tranquilles sans penser à ces choses. Talbot réfléchissait sérieusement et très-tristement. À quel but tendaient ses travaux après tout ? Il combattait pour les mineurs de Cornouailles ; livrant bataille avec l’esprit rampant des circonlocutions pour l’amour de misérables enfoncés dans l’obscurité du noir abîme de l’ignorance, cent fois plus profond et plus sombre que les matières obscures dans lesquelles ils travaillaient. Il faisait de son mieux pour que ces hommes puissent apprendre, d’une manière facile et sans prétention, les plus simples éléments de l’amour chrétien et des devoirs domestiques. Il travaillait pour ces créatures mises à part, dans leur coin oublié de la terre, et tout autour et près de lui était une ignorance encore plus terrible, parce que là se donnait la main, avec l’ignorance de tout ce qu’il y a de bien, la fatale expérience du mal. Le simple mineur des Cornouailles qui enfonce sa pioche dans le crâne de son ami, quand il désire renforcer un argument, agit ainsi parce qu’il n’a pas d’autre genre de force ; mais à Londres, dans les universités du crime, la fourberie et le vice, la violence et le péché s’immatriculent et s’élèvent de jour en jour pour prendre leurs degrés dans les refuges du crime ou sur l’échafaud. Comment pouvait-il être autrement que plein de tristesse en pensant à tout cela ? Est-ce que les Villes de la Plaine étaient pires que cette dernière cité, dans laquelle il y a tant d’hommes sérieux et bons, travaillant patiemment tous les jours et prenant peu de repos ? Est-ce que la grande accumulation du mal était si lourde qu’elle devait rouler toujours en arrière sur les Sysiphes non fatigués ? Ou faisaient-ils quelques pas imperceptibles vers le sommet de la montagne, malgré tous les découragements ?

En débattant cette fatigante question dans son cerveau, Bulstrode marchait le long de Piccadilly ; mais à la porte de la taverne de Gloucester, il s’arrêta pour regarder une nerveuse jument bai brun, qui s’entêtait à faire plusieurs exercices sur ses jambes de derrière, au grand ennui d’un garçon d’écurie non rasé, et particulièrement peu à l’avantage d’un brillant petit dog-cart auquel elle était attelée.

— Vous n’avez pas besoin de lui mettre la bouche en sang, mon garçon, — cria une voix, depuis l’entrée de l’hôtel ; — menez-la doucement, et elle sera bientôt tranquille. Là, ma fille…, là…, — ajouta celui auquel appartenait la voix, marchant vers le dog-cart tout en parlant.

Talbot avait raison de s’arrêter court, car c’était Mellish, dont le visage pâle et défait, les cheveux en désordre, indiquaient une nuit sans sommeil.

Il allait sauter dans le dog-cart, quand son vieil ami lui tapa sur les épaules.

— C’est un heureux hasard, John ; car vous êtes la personne que je désire voir, — dit Bulstrode. — Je viens de vous envoyer une dépêche par le télégraphe.

John le regarda étonné avec une figure livide.

— Ne m’arrêtez pas, je vous prie, — dit-il, — je vous parlerai un peu plus tard. J’irai chez vous dans un jour ou deux ; je pars pour Felden. Je suis seulement ici depuis une heure et demie, et je serais déjà parti si je n’avais craint de réveiller la maison !

Il fit un second essai pour monter dans la voiture, mais Talbot lui prit le bras.

— Vous n’avez pas besoin d’aller à Felden, — dit-il, — votre femme est beaucoup plus près !

— Elle !

— Elle est chez moi. Venez déjeuner.

Il n’y avait point d’ombre dans l’esprit de Bulstrode, quand son vieux camarade d’école le prit par la main, et lui disloqua presque le poignet dans un élan de joie et de reconnaissance. Il lui était impossible de regarder au-delà du soudain rayon de soleil qui éclata sur la figure de John. Si Mellish eût été séparé de sa femme depuis dix ans, et fût revenu des antipodes dans le seul but de la revoir, il aurait à peine paru plus enchanté à l’idée de cette rapide rencontre.

— Aurora ici !… — dit-il, — chez vous !… Mon vieil ami, que me dites-vous là ? Mais j’aurais pu deviner qu’elle était venue chez vous. Elle ne pouvait faire quelque chose de mieux ou de plus sage, après avoir été si insensée que de douter de moi.

— Elle est venue à moi pour me demander conseil, John ! Elle m’a demandé de la conseiller pour savoir comment il fallait agir pour votre bonheur, votre bonheur à vous et non pas le sien.

— Que son noble cœur soit béni, — dit Mellish, — et vous lui avez dit ?…

— Je ne lui ai rien dit, mon cher ami, mais je vous conseille d’aller demain chez votre notaire, de prendre une nouvelle autorisation, et d’épouser votre femme pour la seconde fois, dans quelque petite église de la Cité, bien tranquille et bien écartée.

Aurora s’était levée de très-bonne heure ce tranquille dimanche matin. Quelques heures d’un sommeil fiévreux et agité lui avaient apporté peu de repos. Elle se tenait debout, la tête appuyée contre le chambranle de la fenêtre et regardait sans espoir dans les rues désertes de Londres.

Elle songeait au commencement désolé d’une nouvelle vie, à l’incertitude d’un avenir inconnu. Toutes les petites misères particulières à une toilette faite dans une chambre étrangère étaient doublement misérables pour elle. Lucy avait apporté à la pauvre voyageuse sans bagages, toutes les mille nécessités d’une table de toilette et avait arrangé tout de ses propres mains.

Mais la moindre petite chose qu’Aurora touchait dans la chambre de sa cousine reportait sa mémoire vers quelque objet de prix choisi pour elle par son époux. Elle avait voyagé dans sa blanche toilette du matin, et les fines dentelles et la mousseline avaient perdu leur fraîcheur dans son voyage : mais comme deux toilettes de Lucy, réunies ensemble, auraient à peine été à sa forte cousine, Mme Mellish fut obligée de se contenter de cette robe de mousseline fanée. Qu’importait ? Les charmants yeux qui observaient chaque nœud de ruban, chaque morceau de lacet, chaque pli de son vêtement, étaient peut-être destinés à ne plus jamais les voir. Elle enroula ses cheveux en une masse négligée derrière sa tête et avait achevé sa toilette quand Lucy vint à la porte, tendrement inquiète, pour savoir comment elle avait dormi.

— J’agirai d’après les conseils de Talbot, — répéta-t-elle de nouveau, — s’il dit que le mieux à faire pour mon cher mari est que je parte, je m’en irai pour toujours. Je demanderai à mon père de m’emmener bien loin, et mon pauvre chéri ne saura seulement pas où je serai allée. Je serai sincère dans ce que je ferai et je veux le faire exactement.

Elle regardait Bulstrode comme un juge infaillible, elle se soumettait d’avance et très-volontiers à sa sentence. Peut-être fit-elle cela parce que son cœur répétait toujours : « Retourne vers l’homme qui t’aime ; retourne, retourne. Tu ne peux pas lui faire plus de mal qu’en l’abandonnant. Il n’y a pas de malheur que tu puisses lui apporter qui soit égal au malheur de te perdre. Laisse-moi être ton guide. Retourne, retourne ! »

Mais ce moniteur égoïste ne doit pas être écouté. Combien cette pauvre femme, si vieille en expérience de chagrin, se rappelait amèrement l’égoïsme de son mariage insensé ! Elle avait refusé de sacrifier l’illusion d’une jeune pensionnaire ! Elle avait désobéi à son père qui lui avait donné dix-sept ans de patient amour et de dévouement : et elle regardait toutes les peines de sa jeunesse comme la fatale conséquence de la mauvaise semence qu’avait produite sa désobéissance. Sûrement une pareille leçon ne devait pas être méconnue complètement ! Sûrement elle était assez forte pour lui enseigner le devoir et le sacrifice ! C’étaient ces pensées qui la fortifiaient contre les sujétions de sa propre affection. C’était pour cela qu’elle regardait Bulstrode comme l’arbitre de son avenir. Si elle eût été catholique romaine, elle serait allée vers son confesseur et se serait adressée à un prêtre, qui, n’ayant aucun lien social, devait naturellement être le meilleur juge de tous les devoirs qu’exigent les relations domestiques pour la secourir et la consoler ; mais appartenant à une autre foi, elle alla vers l’homme qu’elle respectait le plus et qui, étant marié lui-même, pouvait, comme elle le pensait, être à même de comprendre les devoirs qu’elle avait à remplir vis-à-vis de son mari.

Elle descendit avec Lucy dans une petite chambre sur le même palier que le salon, gentil petit appartement qui s’ouvrait sur une toute petite serre. C’était l’habitude de M. et Mme Bulstrode de déjeuner dans cette agréable petite chambre, plutôt que dans cet horrible temple de maroquin luisant, de bronze funéraire, et d’affreux acajou, que les tapissiers ont inventé comme la seule place convenable dans laquelle un Anglais peut prendre ses repas. Lucy aimait à s’asseoir en face de son mari à la petite table et à apaiser son appétit du matin dans son joli service à déjeuner d’argent et de porcelaine de Chine. Elle savait, au plus petit poids employé à Apothecaries’Hall, je pense, combien de sucre Bulstrode aimait dans son thé. Elle versait la crème dans sa tasse aussi soigneusement que si elle eût rempli une ordonnance. Il prenait ce simple breuvage dans une grande coupe de Sèvres qui avait coûté sept guinées, et avait été faite pour Mme du Barry, à ce que le marchand de rococo avait dit à Talbot. (Si son acheteur avait été une dame, je crois que Marie Antoinette-aurait été désignée comme ayant primitivement possédé cette porcelaine.) Mme Bulstrode aimait à servir son époux. Elle enlevait les foies gras des oies martyrisées de pâtés de Strasbourg pour sa délectation ; elle étendait le beurre sur son pain grillé, et le caressait et le servait comme certaines femmes servent leurs idoles. Mais ce matin-là elle avait sa cousine à consoler, et elle plaça Aurora dans un vaste fauteuil, sur le seuil de la serre, et s’assit à ses pieds.

— Ma pauvre chérie, que vous êtes pâle ! — dit-elle tendrement, — que puis-je faire pour ramener les roses sur vos joues ?

— Aimez-moi et ayez pitié de moi, chère, — répondit Aurora gravement, — mais ne me faites pas de questions.

Les deux femmes étaient assises ainsi depuis quelque temps ; la belle tête d’Aurora était baissée sur la gracieuse figure de Lucy, et ses mains serraient celles de sa cousine. Elles parlaient très-peu, et ne disaient que des choses indifférentes à propos du bonheur de Lucy et de la carrière parlementaire de Talbot. La petite pendule de la cheminée sonna huit heures moins un quart ; elles étaient matinales, ces douces jeunes femmes, et, une minute après, Mme Bulstrode entendit le pas de son mari, revenant de la promenade avant le déjeuner. C’était son habitude de faire une course pour sa santé dans Green Park, aussi Lucy ne s’était-elle pas inquiétée de son excursion matinale.

— Talbot est entré avec le passe-partout dit Mme Bulstrode, et je puis verser le thé, Aurora. Mais écoutez donc : il me semble qu’il y a quelqu’un avec lui.

Ce n’était pas nécessaire de prier Aurora d’écouter : elle s’était levée de son siège, et restait raide et sans mouvement, respirant d’une manière précipitée et agitée, en regardant la porte. Outre le pas de Bulstrode, il y en avait un autre plus prompt et plus lourd, un pas qu’elle connaissait bien.

La porte s’ouvrit, et Talbot entra, suivi par un visiteur qui poussa son hôte de côté, avec très-peu d’égard pour les lois sociales, et, en vérité, jeta Bulstrode en arrière, tout près d’une corbeille de fleurs. Mais ce vigoureux Mellish n’avait aucune intention d’être si sans façon et si brutal. Il mit de côté son ami comme il aurait poussé ou essayé de pousser de côté un régiment de soldats, la baïonnette au fusil, ou un canon de Lancastre, ou un océan en colère, ou tout autre obstacle qui serait venu se placer entre lui et Aurora. Elle tomba dans ses bras avant même que, dans sa surprise, elle pût prononcer son nom à haute voix ; et, un moment après, elle sanglotait sur sa poitrine.

— Ma chérie !… ma mignonne !… — dit-il en lissant ses cheveux dépeignés avec sa large main, et la bénissant et pleurant sur elle ; — mon seul amour ! Comment avez-vous pu faire cela ? Comment avez-vous pu me faire autant de mal ? Ma précieuse chérie, n’aviez-vous pas appris à m’aimer mieux que cela dans notre heureuse vie de mariage ?

— Je venais pour demander conseil à Talbot, — dit-elle sérieusement, — et je pense me conduire d’après ses avis, quelque cruels qu’ils soient.

Bulstrode souriait gravement en regardant ces deux insensés. Il était charmé de la part qu’il avait prise dans ce drame domestique, et il les contemplait avec la conscience intime d’être l’auteur de tout ce bonheur. Car ils étaient heureux. Le poète a dit qu’il y a quelques moments, très-rares, très-précieux, très-courts, qui ne relèvent que d’eux-mêmes, et ont leur parfaite somme de joie, ne prenant rien du passé, ne demandant rien à l’avenir. Si John et Aurora avaient su qu’ils devaient être séparés par la longueur de l’Europe pour le reste de leur vie, ils n’en auraient pas moins versé des larmes de joie à la pure félicité de cette réunion.

— Vous m’avez demandé un conseil, Aurora, — dit Talbot, — et je vous l’apporte. Laissez mourir le passé avec l’homme qui est mort l’autre soir. L’avenir n’est pas à vous pour que vous puissiez en disposer : il appartient à votre époux.

Ayant ainsi donné son opinion, Bulstrode se mit à table et regarda dans l’intérieur mystérieux d’un grand pâté avec une telle intensité qu’il semblait qu’il ne pourrait jamais en sortir. Il employa plusieurs minutes à cette sérieuse contemplation, et lorsqu’il leva la tête, Aurora était calme, pendant que Mellish affectait une gaieté qui n’était pas naturelle, et ne montrait pour tout signe d’émotion passée qu’une légère inflammation des paupières.

Mais ce mari vigoureux, dévoué, impressionnable, fit le plus extraordinaire repas en l’honneur de cette réunion. Il répandit de la moutarde sur ses gâteaux. Il versa de la sauce de Worcester dans son café et de la crème sur ses côtelettes. Il manifesta sa reconnaissance à Lucy en chargeant son assiette de mets qu’elle ne désirait pas. Il parlait perpétuellement, et dévorait des viandes d’une manière peu convenable. Il serra les mains de Talbot tellement souvent à travers la table du déjeuner, qu’il exposait les plats et les membres de toute la compagnie à l’imminent péril de recevoir une partie de l’eau bouillante contenue dans la bouilloire. Il fut pris d’un accès de toux et se rendit la figure écarlate par un usage peu judicieux de poivre de Cayenne, et il montra en même temps une gaieté tellement insensée, que Talbot fut forcé d’avoir recours à toute sorte d’expédients pour tenir les domestiques hors de la chambre pendant le cours de ce repas bruyant et effrayant.

Les journaux du dimanche furent apportés au maître de la maison avant que le déjeuner fût fini, et tandis, que John parlait, mangeait, gesticulait, Bulstrode se cacha derrière la feuille ouverte de la dernière édition du Weekly Dispath, pour lire un paragraphe qui était dans ce journal.

Ce paragraphe donnait un court récit du meurtre et de l’enquête qui avait eu lieu à Mellish, et se terminait par la phrase stéréotypée :

« La police locale donne une attention constante à cette affaire, et nous pensons pouvoir affirmer qu’elle a obtenu un indice qui pourra probablement mener à la prompte découverte du coupable. »

Bulstrode, tenant le journal devant sa figure, resta encore un petit moment à froncer le sourcil sur la page sur laquelle se trouvait le paragraphe en question. L’ombre horrible dont il ne voulait pas reconnaître la nature apparut encore une fois à l’horizon qui venait de paraître si brillant et si clair.

— Je donnerais mille livres, — pensa-t-il, — pour trouver le meurtrier de cet homme.