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Aurora Floyd/32

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 160-173).

CHAPITRE XXXII

En garde !

Peu après déjeuner, ce même jour de sabbat, jour de réunion et de contentement général, John ramena Aurora à Felden. Il était nécessaire que Floyd apprît le récit de la mort de l’entraîneur des lèvres de ses propres enfants, avant que les journaux vinssent l’effrayer par quelque exagération ou quelque infraction à la vérité.

L’élégant phaéton dans lequel Bulstrode avait coutume de conduire sa femme fut amené devant la porte au moment où les cloches des églises appelaient les pieux citadins à leurs devoirs du matin ; ce fut à cette heure invraisemblable que Mellish fit claquer son fouet et partit dans la direction de Westminster Bridge.

Les chevaux de Bulstrode eurent bientôt laissé Londres derrière eux, et bientôt aussi le phaéton roula sur des chemins semblables aux allées d’un parc, ombragés de feuillages luxuriants et bordés çà et là de jardins ravissants et de villas rustiques qu’inondait la blanche lumière du soleil. La sainte paix du jour du Seigneur régnait sur chacun des objets qu’ils laissaient derrière eux, et il semblait à Aurora que les feuilles et les fleurs même en étaient empreintes. Les oiseaux faisaient entendre en sourdine d’harmonieuses symphonies ; et c’est à peine si une légère brise d’été parvenait à faire frissonner l’herbe épaisse, d’où le bétail paresseux regardait passer le phaéton.

Ah ! combien Aurora se trouvait heureuse, assise à côté de l’homme dont l’amour avait lassé tous les obstacles. Quel bonheur ! Cette sombre muraille qui les avait séparés était aplanie, et ils étaient bien réellement unis l’un à l’autre ! Mellish était pour elle aussi tendre, aussi attentionné que l’est une mère pour l’enfant auquel elle a pardonné. Il ne demandait pas d’explication ; il ne cherchait pas à connaître le passé. Il se trouvait heureux de croire qu’elle avait été légère et trompée, et que l’erreur et la faute de sa vie allaient être enterrées dans la tombe avec le malheureux entraîneur.

Le garde-portier de Felden Wood ne put retenir une exclamation en ouvrant la porte pour laisser entrer la fille de son maître. C’était un vieillard, et il avait ouvert cette même porte, plus de vingt ans auparavant, lorsque la fiancée du banquier était entrée, pour la première fois, dans la maison de son mari.

Floyd accueillit avec joie ses enfants. Comment eût-il pu n’être pas heureux en présence de son enfant chérie, que ses visites fussent rares ou fréquentes, ou son temps bien ou mal choisi ?

Mme Mellish conduisit son père dans son cabinet.

— Il faut que je te parle à toi seul, père, — dit-elle ; — mais John sait tout ce que j’ai à te dire. Il n’y a plus de secrets entre nous maintenant. Jamais, désormais, il n’y en aura.

C’était un récit pénible que celui qu’Aurora allait faire à son père, car elle avait à lui avouer qu’elle l’avait trompé lors de son retour à Felden, après sa séparation d’avec Conyers.

— Je t’ai menti, père, — dit-elle, — quand je t’ai dit que mon mari était mort. Mais le ciel m’est témoin que je croyais que ce mensonge me serait pardonné, car je pensais t’épargner ainsi une inquiétude, une douleur ; et sûrement tout ce qui devait amener ce résultat était excusable. Le bien ne peut sans doute jamais naître du mal, car j’ai sévèrement expié ma faute. J’ai reçu quelques mois après mon retour un journal qui contenait un récit détaillé de la mort de Conyers. Ce récit n’était pas exact, car cet homme avait été sauvé ; et quand j’épousai John, mon premier mari vivait encore.

Floyd laissa échapper un cri de désespoir et se leva à demi de son fauteuil ; mais Aurora s’était jetée à genoux devant lui, elle l’entourait de ses bras, le calmait et le consolait.

— Tout est fini maintenant, cher père, — dit-elle, tout est fini ; cet homme est mort. Je te dirai tout à l’heure comment il est mort… Tout est fini ; John sait tout, et nous devons nous marier de nouveau. Talbot dit que cela est indispensable, parce que notre mariage n’est pas légal. Mon père bien-aimé ! il ne doit plus y avoir de secrets, plus de malheur, rien que de l’amour, du calme, et une union parfaite pour nous tous.

Elle fit alors au vieillard le récit de la mort de l’entraîneur, s’appesantissant peu sur les détails et passant sous silence ce qu’elle-même avait fait ce soir-là, si ce n’est qu’elle s’était trouvée dans le bois au moment du meurtre, et qu’elle avait entendu la détonation d’un pistolet.

Ce n’était pas un récit agréable que celui d’un meurtre, de violences, de trahisons accomplies, pour ainsi dire, à l’ombre de la demeure de sa fille. Malgré l’assurance que lui donnait Aurora que toute douleur était passée, que le doute et l’incertitude devaient faire place au calme et à la sécurité, Floyd ne pouvait maîtriser ce sentiment. Il était, malgré lui, inquiet et mal à l’aise. Il emmena John sur la terrasse qu’inondait le soleil, pendant qu’Aurora dormait étendue sur un sofa du grand salon, et, tout en allant et venant, il l’entretint de la mort de l’entraîneur. Il ne tira rien du jeune campagnard qui pût jeter quelque lumière sur la catastrophe, et Floyd tenta vainement de deviner le mot de cette sombre énigme.

— Pensez-vous que quelqu’un ait pu avoir des motifs pour se débarrasser de cet homme ? — demanda le banquier.

John haussa les épaules. Bien souvent déjà on lui avait adressé la même question, et toujours il avait été obligé de faire la même réponse.

— Non ; je ne vois autour de Mellish personne qui pût avoir de semblables raisons.

— Cet homme avait-il de l’argent sur lui ? — demanda Floyd.

— Qui peut savoir s’il en avait ou non ? — répondit John d’un ton indifférent ; — mais je suis porté à croire qu’il n’en avait pas beaucoup. Il avait été sans place, à ce que je crois du moins, longtemps avant de venir me trouver, et il avait passé plusieurs mois dans un hôpital prussien. Je ne suppose pas qu’il eût rien qui valût la peine qu’on le volât.

Le banquier se rappela les deux mille livres qu’il avait données à sa fille. Qu’avait fait Aurora de cet argent ? Connaissait-elle, lorsqu’elle le lui avait demandé, la situation de l’entraîneur ? et l’avait-elle demandé à son intention ? Elle n’avait point expliqué tout ceci dans le récit écourté qu’elle avait fait du meurtre ; et maintenant, pourrait-il revenir et la presser sur un aussi pénible sujet ? Pourquoi n’accepterait-il pas l’assurance qu’elle lui avait donnée que tout était fini, et qu’il n’avait plus à attendre que des jours de tranquillité ?

Floyd et ses enfants passèrent ensemble une journée paisible, sans parler beaucoup, car Aurora était complétement exténuée par la fatigue et les émotions qu’elle avait éprouvées. Sa vie n’avait-elle pas été une suite d’agitations et de terreurs continuelles depuis le jour où la lettre de Pastern était arrivée à Mellish pour lui faire connaître, à elle, que son premier mari vivait encore ? Elle avait dormi pendant presque toute la journée, étendue sur un sofa ; Mellish, assis à ses côtés, veillait sur elle. Elle avait dormi pendant que les cloches de l’église de Beckenham appelaient les fidèles paroissiens au service de l’après-midi ; pendant que son père assistait à ces offices, agenouillé sur la natte qui tapissait son vieux banc, et priait pour le bonheur de son enfant bien-aimée. Dieu sait avec quelle ferveur le vieillard priait pour sa fille, et combien celle-ci remplissait sa pensée ; sans se distraire de pensées plus saintes, il mêlait sans cesse dans son adoration, son image à ses prières et à ses actions de grâces. Ceux qui le virent ainsi, sa tête grise éclairée par un rayon de soleil, écoutant attentivement le sermon, ne savaient guère combien de tourments s’étaient mêlés dans sa vie à sa grande prospérité. Ils le montraient respectueusement aux étrangers, comme un homme dont la signature apposée sur un morceau de papier pouvait faire de ce chiffon une somme d’argent incalculable ; comme un homme qui avait atteint le pinacle doré des Rothschild, des Montefiores, et des Coutts ; qui pourrait solder la dette nationale le jour où la fantaisie lui en prendrait, et qui, malgré cela, n’était pas fier du tout, mais simple comme un enfant, ajoutaient les paroissiens ses admirateurs ; et, comme en effet chacun pouvait le voir, le banquier, en sortant de l’église, donnait des poignées de main à droite et à gauche, et adressait des signes de tête pleins de bienveillance aux enfants de charité.

Je crains bien que ces enfants ne témoignassent plus de respect à Floyd qu’au vicaire de Beckenham lui-même ; car ils avaient appris à confondre l’image du banquier avec les gâteaux et le thé, avec les pièces de six pence et les oranges, avec leurs gambades sur leurs pelouses moelleuses de Felden, avec des fêtes de toutes sortes sous d’immenses tentes, où des bandes de musiciens faisaient entendre des rythmes joyeux, et mieux encore avec certaines grandes réjouissances, telles, par exemple, que des excursions à certain Palais de cristal élevé sur une colline, véritable pays enchanté, d’où il était délicieux de revenir dans la brume du soir en chantant des hymnes de joie qui faisaient trembler les carrioles dans lesquelles on voyageait.

Le banquier avait répandu le bonheur de tous côtés ; mais l’argent qui aurait pu payer la dette nationale avait été impuissant à sauver la vie de la femme qu’il avait tendrement aimée, ou lui épargner de douloureuses inquiétudes au sujet de l’enfant qu’il idolâtrait. Cette richesse toute-puissante n’avait-elle pas été la cause première des chagrins de sa fille, puisque c’est elle qui l’avait jetée, jeune, inexpérimentée et confiante, dans les mains profanes d’un méchant homme, qui n’eût pas pris garde à elle sans la fortune qui avait fait d’elle une proie pour tout aventurier auquel viendrait l’idée de tenter de la capturer ?

Avec ce souvenir toujours présent à l’esprit, il n’était pas étrange que Floyd supportât avec une certaine crainte le fardeau de ses richesses, sachant que, quoi qu’il pût être à la Bourse ou à la Banque, il n’était, aux yeux du ciel, qu’un faible vieillard soumis comme tous aux douleurs, aux chagrins, et dépendant humblement de la miséricorde de la Main qui est seule assez puissante pour épargner ou affliger, selon la volonté de Celui qui la guide.

Aurora s’éveilla de son long sommeil pendant que son père était à l’église. En s’éveillant, elle trouva son mari qui veillait à ses côtés, les journaux du dimanche oubliés sur ses genoux, et son regard honnête fixé sur les traits qu’il aimait.

— Mon bien cher John, — dit-elle en soulevant sa tête, en s’appuyant sur son coude et en tendant une main à Mellish, — mon bien cher ami, combien nous sommes heureux ensemble maintenant ! Quelque chose viendra-t-il encore briser notre bonheur, cher, et se peut-il que le ciel soit assez cruel pour nous affliger davantage ?

La fille du banquier, dans la souveraine vitalité de sa nature, s’était révoltée contre l’affliction, comme si c’était une partie de sa vie étrangère et anormale. Elle avait demandé le bonheur presque comme un droit ; elle s’était étonnée de ses maux, et n’avait pu comprendre pourquoi elle était ainsi affligée. Il est des natures qui acceptent la souffrance avec une douceur patiente et reconnaissent la justice des maux dont elles souffrent ; mais Aurora n’avait jamais rien admis de semblable. Son âme s’était révoltée contre la douleur, et elle s’éveillait maintenant en plein dans la joie qu’elle ressentait d’être débarrassée de liens qui lui avaient été si odieux, et elle provoquait la Providence par ses prétentions à être toujours heureuse.

John réfléchissait sérieusement à tout cela. Il ne pouvait oublier la soirée du meurtre, la soirée où il était demeuré seul dans la chambre de sa femme songeant à son indignité.

— Pensez-vous que nous méritions d’être heureux, Lolly ? — dit-il bientôt. — Ne vous méprenez pas sur le sens de mes paroles, chère enfant. Je sais que vous êtes la plus belle et la meilleure des créatures. Vous êtes aimante, bonne, généreuse et franche : mais pensez-vous, Lolly chérie, que nous prenions la vie assez sérieusement ? Je crains quelquefois que nous soyons comme ces enfants insouciants de l’allégorie enfantine, qui jouèrent parmi les fleurs du jardin magnifique, jusqu’à ce qu’il fût trop tard pour entreprendre sur la sombre route le voyage qui devait les conduire au paradis. Que ferons-nous, chère enfant, pour mériter les dons que Dieu nous a si libéralement accordés : la jeunesse, la santé, l’amour et la richesse ? Que ferons-nous, chère ? Ce n’est pas que je veuille positivement faire de Mellish un phalanstère, ni que je veuille me défaire de mes écuries, si je puis m’en dispenser, dit John d’un air rêveur ; mais je veux faire quelque chose, Lolly, pour prouver que je suis reconnaissant envers la Providence. Construirons-nous une demi-douzaine d’écoles, ou une église, ou des maisons de charité, ou quelque chose de semblable ? Lofthouse voudrait me voir mettre des vitraux de couleur dans l’église de Mellish, et une chaire nouvelle, avec un plafond acoustique breveté ; mais je ne vois guère le bien que produiraient de semblables innovations. Je veux faire quelque chose, Aurora, pour prouver ma reconnaissance à la Providence, qui m’a donné la plus charmante et la meilleure des femmes pour épouse bien-aimée.

La jeune femme eut pour son cher époux un sourire presque triste.

— Ai-je été un tel bienfait pour vous John, — dit-elle, — que vous en soyez reconnaissant ? Ne vous ai-je pas apporté plus de tristesse que de bonheur, cher ami ?

— Non, — s’écria Mellish avec feu, — le chagrin que vous m’avez apporté n’a rien été auprès de la joie que j’ai ressentie de votre amour. Ma très-chère enfant, me trouver aujourd’hui assis à côté de vous et vous entendre dire que vous m’aimez, est un bonheur assez grand pour me faire oublier toute la peine que j’ai endurée depuis que cet homme, qui est mort maintenant, est venu à Mellish.

J’espère qu’on pardonnera à mon pauvre Mellish, s’il lui arriva de dire des absurdités à la femme qu’il aimait. Il l’avait aimée dès le premier moment où il l’avait vue à la Parade de Brighton ; et il l’aimait toujours. Pas une ombre de satiété ni de mésestime n’était née de son intimité avec elle, et je suis tenté de protester en passant contre ce vieux proverbe, ou du moins de penser que la satiété et le mépris ne viennent que de la constatation répétée, choses qui sont elles-mêmes viles et méprisables.

Floyd revint de l’église, et trouva ses deux enfants assis dans l’embrasure d’une des vastes fenêtres ; ils épiaient son retour en causant à voix basse comme des amoureux.

Ils dînèrent gaiement ensemble, et un peu après la tombée de la nuit le phaéton reparut au perron et Aurora embrassa son père en lui souhaitant une bonne nuit.

— Vous viendrez, assister au mariage, monsieur, — murmura John à l’oreille du vieillard, en lui prenant la main ; — Bulstrode arrangera tout. Cela aura lieu à quelque petite église de la Cité. Il n’en sera ni plus ni moins, et Aurora et moi nous retournerons à Mellish le plus tranquillement possible. Il n’y a que Lofthouse et Hayward qui sachent le secret du certificat et ils…

Mellish s’arrêta brusquement. Il se souvenait de l’allusion lancée par Mme Powell. Elle savait ce secret. Mais comment avait-elle pu l’apprendre ? Il était impossible que Lofthouse ou Hayward le lui eussent dit. Tous deux étaient hommes d’honneur, et ils s’étaient engagés à n’en point parler. Floyd ne remarqua pas l’embarras de son gendre, et le phaéton s’éloigna, laissant sur le perron le vieillard qui suivait sa fille des yeux.

— Il faudra que je parte d’ici, — pensa-t-il, — et que j’aille finir mes jours à Mellish. Je ne puis supporter ces séparations ; je ne puis endurer ces incertitudes. C’est une pitoyable plaisanterie que toute cette maison, tout ce luxe inutile. Je partirai d’ici, j’irai demander à ma fille un petit coin bien tranquille dans sa propriété du comté d’York, et une tombe dans le cimetière de la paroisse.

Le garde sortit de sa confortable maison gothique pour ouvrir la grille au phaéton ; mais John retint ses chevaux avant qu’ils s’élançassent sur la route, car il vit que l’homme voulait lui parler.

— Qu’est-ce, Forbes ? — demanda-t-il.

— Oh ! rien de bien particulier, monsieur, et peut-être aurais-je dû ne pas vous en parler ; mais attendiez-vous quelqu’un aujourd’hui, monsieur ?

— Quelqu’un ici ?… non ! — répondit John.

— Il est venu une personne vous demander, je pourrais même dire deux personnes ; mais une surtout a demandé si vous étiez ici, et si Mme Mellish y était aussi ; et quand j’ai dit que vous y étiez, le monsieur a dit qu’il était inutile de vous déranger, qu’il était venu pour affaires, mais qu’il reviendrait une autre fois. Puis il m’a demandé aussi à quelle heure environ vous quittiez Felden, et j’ai répondu que je pensais bien que vous dîneriez ici. « C’est bien, » a-t-il ajouté, et ils sont partis.

— Il n’a rien laissé pour moi, alors ?

— Non, monsieur, il n’a rien dit de plus que ce que je vous ai rapporté.

— Alors, Forbes, mon ami, dit John en riant, — il faut croire que l’affaire qui l’amenait n’était pas d’une bien grande importance. Ainsi il est inutile que nous nous cassions la tête pour savoir ce qu’il me voulait. Bonsoir.

Mellish glissa une pièce de cinq shillings dans la main du garde, rendit les rênes aux chevaux de Talbot, et le phaéton roula vers Londres sur le bruyant cailloutis des routes si bien entretenues de Beckenham.

— Qui cet homme pouvait-il être ? — demanda Aurora au moment où ils franchissaient la grille.

— Qui sait, ma chère ? — répondit John avec indifférence, — quelqu’un pour affaires de courses, peut-être. Tout ce qui concerne les courses est en soi-même si mystérieux, qu’il n’est pas étonnant que tout ce qui est mystérieux soit toujours accusé d’y avoir rapport. Aurora se contenta donc de cette explication, mais ce ne fut pas sans une certaine surprise.

— Je ne m’explique pas quel peut être cet homme qui vient vous chercher à Felden, John, — dit-elle. — Comment peut-il savoir que vous y étiez aujourd’hui ?

— C’est vrai, comment a-t-il pu le savoir, Lolly ? — repartit Mellish. — Il est venu à tout hasard, je suppose. Ce doit être un rusé compère, qui a un cheval à vendre, sans doute, et qui a entendu dire que je payais bien ce qui était bon.

Mellish aurait pu aller encore plus loin, car il y avait dans les environs plusieurs gentlemen amateurs de chevaux, passés maîtres dans l’art qu’ils pratiquaient, qui avaient coutume de dire que le jeune squire, habilement préparé, pourrait donner un très-beau prix pour une très-mauvaise chose ; et plusieurs chevaux boiteux ou peu solides des jambes auraient pu, dans les écuries mêmes de Mellish, témoigner du fait. Ces chevaliers d’esprit besoigneux qui pensent que les propriétaires ont été créés par la Providence et doués des biens de ce monde à leur profit, de même que les pigeons sont plumés et apprêtés pour réjouir le palais des faucons, spéculaient grandement sur la naïveté et la confiance du jeune homme. Je crois que c’est Éliza Cook qui dit « qu’il vaut mieux être crédule et être trompé que posséder le vil et pauvre esprit qui trompe, » or, s’il y a quelque bonheur à être refait, le pauvre John jouissait assez fréquemment de ce bonheur généralement peu envié.

La route décrivait une courbe entre Beckenham et Norwood ; et comme le phaéton avançait, un dog-cart, de mesquine apparence, traîné par un cheval efflanqué, l’atteignit, et l’homme qui le conduisait pria le squire de vouloir bien lui indiquer le plus court chemin pour gagner Londres. Ce véhicule avait cheminé derrière eux depuis Felden ; mais jusqu’à ce moment, il s’était tenu à une distance respectueuse.

— Allez-vous dans la Cité ou dans le West End ? — demanda John.

— Dans le West End.

— S’il en est ainsi, vous n’avez rien de mieux à faire qu’à nous suivre, — répondit Mellish ; — la route est assez bonne, et votre cheval a l’air de bien marcher ; vous pourrez ne pas nous perdre de vue, sans doute !

— Oui, monsieur, merci.

— Eh bien, c’est cela.

Les pur-sang de Bulstrode partirent, mais le cheval efflanqué se maintenait derrière eux. Il avait quelque chose de l’assurance insolente d’un cheval de boucher habitué à traîner un maître sans chapeau et revêtu d’une blouse bleue, dans l’air vif du matin.

— Je ne me suis pas trompé, Lolly. — dit Mellish, quand il eut laissé en arrière le dog-cart.

— Comment l’entendez-vous, cher ? — demanda Aurora.

— L’homme qui vient de me parler est le même qui est venu me demander à Felden. C’est un homme du comté d’York.

— Du comté !

— Oui ; n’avez-vous pas remarqué cet accent particulier aux gens des comtés du Nord.

Elle n’avait pas écouté l’homme, elle ne l’avait pas remarqué. Pourquoi aurait-elle pensé à autre chose qu’à son bonheur nouveau, à la confiance nouvelle qui existait entre elle et le mari qu’elle aimait ?

Ne la croyez pas endurcie ou cruelle, si elle oubliait que c’était la mort d’un de ses semblables, d’un pécheur fauché à la fleur de l’âge dans toute sa force, qui lui avait procuré cette tranquillité bénie. Elle avait tant souffert qu’elle ne pouvait faire autrement que de bénir le calme, de quelque façon qu’il lui arrivât.

Sa nature franche et ouverte avait été liée, emprisonnée pour ainsi dire par le secret qui obscurcissait sa vie. Peut-on s’étonner dès lors qu’elle se réjouît maintenant que ce secret n’était plus et que cet esprit généreux pouvait s’épancher à volonté.

Il était plus de dix heures quand le phaéton tourna dans Halfmoon Street. Les gens du dog-cart avaient suivi à la lettre la direction de John ; car ce n’était qu’arrivé dans Piccadilly, que Mellish les avait perdus de vue au milieu d’autres voitures qui allaient et venaient dans ce quartier si fréquenté.

Talbot et Lucy reçurent leurs visiteurs dans un joli petit salon. Le jeune mari et sa femme avaient passé ensemble une journée tranquille ; ils étaient allés à l’église le matin, et l’après-midi ils avaient dîné seuls, et, assis maintenant dans une demi-obscurité, ils causaient confidentiellement. Bulstrode était très-scrupuleux sur l’emploi du dimanche, et John avait quelque raison de se croire tout particulièrement privilégié, d’autant plus qu’on avait permis que les chevaux sortissent de l’écurie pour son service ; sans parler du groom, qui n’avait pas occupé son banc à la chapelle à la mode, afin d’accompagner John et Aurora à Felden.

La petite société veilla assez tard ; Aurora et Lucy causaient affectueusement ensemble, côte à côte, sur un sofa dans l’ombre, tandis que les deux hommes étaient accoudés à la fenêtre ouverte. John racontait à son hôte son histoire de la journée, sans oublier de parler de l’homme qui lui avait demandé le chemin de Londres.

Chose étrange à dire, Bulstrode semblait prendre un intérêt tout particulier à cette partie du récit. Il fit plusieurs questions au sujet des deux hommes. Il demanda de quoi ils avaient l’air, ce qu’avait dit l’un, ce qu’avait dit l’autre, et fit beaucoup d’autres questions qui semblaient également vulgaires.

— Donc, ils vous ont suivi en ville, John ? — dit-il pour finir.

— Oui ; je ne les ai perdus de vue que dans Piccadilly, cinq minutes avant que je tournasse le coin de la rue.

— Pensez-vous qu’ils eussent quelque motif pour vous suivre ? — demanda Talbot.

— Mais je suis porté à le croire ; ils prenaient des informations, sans doute. L’homme qui m’a adressé la parole avait assez l’aspect d’un maquignon. J’ai entendu dire que lord Stamford s’inquiétait fort au sujet de mon jeune poulain d’Australie Pork Butcher. Peut-être ses gens ont-ils mis ces hommes en campagne pour savoir si j’allais l’engager pour le Saint-Léger.

Bulstrode sourit tristement à cette vanité d’amateur de chevaux. C’était un pénible spectacle que ce jeune squire si léger, qui contemplait avec un calme imperturbable un horizon où des hommes plus sérieux et plus observateurs pouvaient voir poindre une ombre menaçante. Bulstrode se tenait debout près du balcon ; il fit un pas en avant près des vases de Chine remplis de fleurs, et regarda dans la rue silencieuse en ce moment. Un homme était appuyé contre le réverbère, à quelques pas seulement de la maison : il fumait un cigare et sa tête était tournée du côté du balcon. Il acheva résolûment son cigare, en jeta le bout sur le pavé, et s’éloigna pendant que Talbot l’épiait. Mais Bulstrode n’abandonna pas son poste d’observation, et un quart d’heure après il vit le même individu qui arpentait lentement le trottoir de l’autre côté de la rue. John, qui se tenait derrière les rideaux de la fenêtre, et qui s’appuyait contre eux en froissant leurs plis délicats par la lourde pression de son large dos, ignorait absolument ce qui se passait.

Le lendemain de grand matin, Bulstrode et Mellish prirent un cab et se firent conduire aux Doctors’Commons, où pour la seconde fois de sa vie John fit promesse de mariage, et par un heureux hasard obtint la sanction de l’archevêque de Cantorbéry pour son mariage avec Aurora Floyd, veuve de James Conyers, et fille unique d’Archibald Floyd, banquier. De là les deux gentlemen se rendirent à une certaine église peu fréquentée non loin des cloches de Bow, mais si complètement cachée par les murailles des entrepôts, les tuyaux de cheminée, les toits en pente et diverses excentricités de maçonnerie, que l’infortuné fiancé qui devait s’y marier avait à craindre de passer toute la journée de ses noces en vaines tentatives pour découvrir la porte de l’église. L’église trouvée, John aperçut un bedeau qu’alla chercher, dans une maison du voisinage et non sans bien des difficultés, un jeune garçon qui aurait été quérir le diable lui-même moyennant quelques pièces de cuivre. Mellish prévint le bedeau qu’un mariage aurait lieu le lendemain par autorisation spéciale.

— Je prendrai mon second certificat avec moi, — dit John en quittant l’église, — et après cela je voudrais bien voir celui qui oserait me regarder en face et me dire que la chère enfant n’est pas ma femme légitime.

Il pensait à Mme Powell en disant ces mots. Il pensait aux regards de dépit lancés sur lui et à la langue de cette femme qui le poignardait avec un tel acharnement. Il serait en état de la braver maintenant, elle ainsi que toutes les créatures du monde qui voudraient murmurer une syllabe contre sa femme.

Le lendemain, de très-bonne heure le mariage eut lieu. Floyd, Bulstrode et Lucy seuls y assistaient, c’est-à-dire à l’exception du bedeau et du sacristain, et d’un couple d’hommes qui demeurèrent dans l’église pendant la cérémonie, causant ensemble à voix basse jusqu’à ce que le prêtre eut ôté son surplis et que John eût emmené sa femme à la sacristie.

M. et Mme Mellish ne rentrèrent pas à Halfmoon Street ; ils se firent conduire à l’embarcadère du Great Northern, d’où ils partirent pour Doncastre par le train express de l’après-midi. John avait hâte de rentrer, car il avait laissé sa maison dans des circonstances particulières, et d’étranges bruits pouvaient s’être élevés sur son compte.

Le jeune châtelain n’y aurait pas pensé si cette idée ne lui avait été suggérée par Bulstrode, qui insista pour qu’il retournât immédiatement chez lui.

— Rentrez, John, — dit Bulstrode, — sans perdre une heure. Si par hasard il s’élevait quelque autre désagrément au sujet du meurtre, il vaut mieux pour vous et pour Aurora que vous soyez sur les lieux. J’irai moi-même à Mellish dans un jour ou deux, et j’emmènerai Lucy avec moi si vous le permettez.

— Vous le permettre, mon cher Talbot !

— J’irai alors. Adieu, et que Dieu vous garde ! Ayez bien soin de votre femme.