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Aurora Floyd/33

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 174-191).

CHAPITRE XXXIII

Le Capitaine Prodder retourne à Doncastre.

Prodder, en revenant à Londres, après avoir joué son rôle insignifiant dans le drame de Mellish Park, trouva cette ville singulièrement triste et sombre. Il descendit dans une pension bourgeoise, située dans un labyrinthe inextricable de briques et de mortier entre la Tour et Wapping, et ayant des rapports avec une autre pension de Liverpool. Il établit son séjour dans cet endroit, dans lequel il était connu et considéré. Il but un mélange de rhum et d’eau, et joua au cribbage avec d’autres marins, faits sur le même modèle que lui. Dans la nuit du samedi après le meurtre, il se rendit même dans un théâtre du East End, et assista à la représentation d’un drame naval, qu’il aurait été enchanté de tenir pour vrai, si l’on n’y avait mis en avant des théories tellement sauvages dans l’art de naviguer, et fait voir des essais tellement extraordinaires dans la manœuvre d’un vaisseau de guerre, sur lequel l’action de la pièce se passait, qu’elles firent dresser les cheveux du Capitaine, tant son étonnement était grand. Les choses qui se faisaient sur le bâtiment figeaient le sang de Prodder, lorsqu’il s’assit au milieu de la magnificence isolée d’une loge à dix-huit pence. C’était tout à fait ordinaire pour les acteurs de sauter par-dessus les bastingages et de disparaître dans ce qui devait représenter la mer. Tout ce que le Capitaine de ce noble vaisseau supportait de langage arrogant et d’humiliations ; le degré d’autorité exercée par un matelot dont les jambes se permettaient des licences ; les souffrances du mal de mer, représentées par un provincial comique qui n’avait que cette occupation à bord de la noble embarcation ; le concours de la danse, des joueurs de cors, et des chanteurs nautiques dans la pièce, tout se réunissait pour donner au pauvre Samuel une idée tellement neuve du service naval de Sa Majesté, qu’il fut bien aise lorsque le Capitaine, qui avait été humilié, se repentit tout à coup de tous ses péchés, non sans un prompt avertissement du souffleur qui informa à voix basse les personnages du drame qu’il était minuit passé et qu’il valait mieux en finir tout de suite, et mit l’une dans l’autre les mains du matelot révolté et celles d’une jeune femme habillée de mousseline blanche, et les invita à être heureux.

C’était en vain que le Capitaine cherchait à se distraire de l’unique idée à laquelle il songeait toujours, depuis le soir de sa visite à Mellish Park. On pouvait avoir besoin de lui dans le comté d’York, pour qu’il dise ce qu’il connaissait de la sombre histoire de cette nuit fatale. On l’appellerait pour qu’il déclarât l’heure à laquelle il était entré dans le bois, qui il y avait rencontré, ce qu’il y avait vu et entendu. On voudrait lui arracher ce qu’il serait plutôt mort que de dire. On l’interrogerait contradictoirement, on l’effrayerait, on le tourmenterait jusqu’à ce qu’il avouât toute chose, jusqu’à ce qu’il répétât, syllabe par syllabe, les mots passionnés qui avaient été prononcés, jusqu’à ce qu’il dît comment, dans le quart d’heure qui avait précédé la détonation du pistolet, il avait été témoin d’une scène entre sa nièce et l’homme assassiné, scène dans laquelle une haine concentrée, une furie pleine de vengeance, un dédain et une répulsion sans limite avaient été manifestés par elle, par elle seule ; l’homme avait été calme et assez tranquille. C’était elle qui s’était mise en colère ; c’était elle qui avait exprimé sa haine à haute voix.

Maintenant, en raison d’une de ces singulières inconséquences communes à une nature faible, le Capitaine, quoique possédé jour et nuit par une terreur insensée de se trouver subitement saisi par les représentants de la loi, et forcé de conserver le secret de sa nièce, non-seulement ne put pas rester dans sa sûre retraite, au milieu des labyrinthes de Wapping, mais encore désira fortement retourner vers la scène du meurtre. Il avait besoin de connaître le résultat de l’enquête. Les journaux du dimanche en donnaient un très-court récit, faisant seulement supposer d’une manière obscure l’intervention d’individus suspects. Il avait besoin de s’assurer par lui-même de ce que l’enquête avait amené, et si son absence avait fait naître des soupçons. Il avait besoin de revoir sa nièce, de la voir au jour et calme de toute passion. Il avait besoin de voir de jour cette belle tigresse dans ses moments tranquilles, si toutefois elle en avait. Dieu sait si le Capitaine était moins inquiet, quand il pensait à l’enfant de sa sœur Éliza et aux terribles circonstances de sa première, de sa seule rencontre avec elle.

Était-ce elle… ce qu’il craignait que l’on vînt à penser quand on saurait l’histoire de la scène dans la forêt ? Non, non, non !

C’était l’enfant de sa sœur, l’enfant de cette gaie et impétueuse petite fille qui déchirait ses tabliers et qui jouait à la marelle. Il se souvint qu’il l’avait vu se mettre en colère contre un nommé Tommy Barnes pour avoir triché à ce jeu, et lui faire des reproches presque aussi vifs qu’Aurora en avait fait à l’homme mort. Mais si Tommy avait été trouvé étranglé par une corde à sauter, ou tué par une sarbacane dans la rue voisine un quart d’heure après, est-ce que le frère d’Éliza aurait pu penser qu’il était probable qu’elle fût coupable du meurtre de ce garçon ? Dans le trouble de son esprit, le Capitaine avait été assez loin pour penser ainsi. L’enfant de sa sœur Éliza devait sans doute être aussi violente et aussi impétueuse ; mais l’enfant de sa sœur Éliza devait être une créature généreuse, ayant bon cœur, et incapable de faire du mal, soit en pensée, soit en action. Il se rappelait sa sœur Éliza le souffletant parce qu’il avait arraché les yeux de sa poupée de cire ; mais il se rappelait aussi cette enfant aux yeux noirs, sanglotant en voyant passer un agneau qu’un boucher inhumain menait à l’abattoir.

Mais plus Prodder retournait cette question dans son esprit, plus il était poussé vers Doncastre, et de bonne heure, dans la même matinée où le tranquille mariage avait eu lieu dans l’obscure église de la Cité, il se rendit aux Minories, dans un magnifique temple de modes juives, et y demanda un vêtement complet semblable à ceux que portent les provinciaux élégants. Le marchand juif lui recommanda quelque chose de clair et de gai, dans le genre fantaisie, et Prodder, se soumettant à cette autorité, se vêtit d’un habillement qu’il avait solennellement contemplé à travers la vaste étendue d’une glace, avant d’entrer dans le temple des Grâces. C’était un aristocratique vêtement de voyage, à soixante-dix-sept shillings six pence, et il était fait d’un drap laineux ayant une apparence poudreuse : les couleurs brique cuite et non cuite prédominaient sur un fond couleur pierre de cheminée ; couleur que les tailleurs du West End avaient en vain cherché à trouver, d’après la déclaration du marchand.

Le Capitaine, avec ce vêtement qui était du genre le plus nouveau et le plus distingué, avait peut-être plus l’air d’un mannequin que de la représentation d’un être humain faite par un artiste. Pour ne pas ressembler au marin qui avait apporté les nouvelles du meurtre à Mellish Park, le Capitaine s’était mis à la torture en substituant à l’honnête demi-aune de linge blanc de neige qu’il avait l’habitude de porter renversée sur le large col de sa veste bleu, un col rond, étroit, et une touffe de ruban couleur pourpre. Il eut beaucoup à souffrir de cette invention moderne, mais il supporta cela bravement, et de chez le tailleur il se dirigea tout droit à la station de Great Northern Railway, où il prit son billet pour Doncastre. Il avait l’idée de visiter cette ville comme un touriste de noble race ; il voulait se tenir à distance du voisinage de Mellish Park, mais il voulait être sûr d’entendre parler du résultat de l’enquête, et être à même de s’assurer que rien n’était arrivé à l’enfant de sa sœur.

Le Capitaine ne voyagea pas par l’express qui avait transporté M. et Mme Mellish à Doncastre, mais ce fut par un train plus matinal et moins rapide, se traînant lourdement le long du chemin, emmenant des personnes d’une classe inférieure, pour lesquelles le temps n’était pas aussi précieux que l’or, et qui fumaient, dormaient, mangeaient et buvaient d’une manière assez résignée pendant les huit ou neuf heures de voyage.

Il faisait sombre lorsque Prodder atteignit la tranquille ville des courses, qu’il avait fuie au fort de la nuit si peu de temps auparavant. Il quitta la station, se dirigea vers le marché, et de là entra dans une ruelle étroite qui le conduisit dans une rue obscure aux extrémités de la ville. Il avait une grande frayeur d’être conduit par quelque malheureux accident du côté du Grand Cerf, de peur d’être reconnu par quelque serviteur de l’hôtel.

À mi-chemin, entre le commencement de cette rue écartée et l’endroit où elle dégénérait et se perdait dans un chemin de campagne, le Capitaine trouva une petite auberge appelée le Lapin bossu, endroit hospitalier si obscur et si écarté que Samuel se crut en sûreté en cherchant dans ses sombres murs le repos et quelque nourriture. Il y avait une enseigne encadrée et vitrée, portant ces mots : « Bons lits, » accrochée derrière le carreau de la fenêtre, lits pour lesquels l’aubergiste du Lapin bossu avait l’habitude de demander et de recevoir des prix fabuleux pendant la grande semaine du Saint-Léger. Mais pour le moment, il paraissait qu’il y avait assez peu à faire dans la modeste taverne, et le capitaine Prodder entra hardiment, demanda au comptoir une côtelette, une pinte d’ale, un verre de rhum et d’eau pour prendre après son repas, et retint pour lui un des bons lits. L’aubergiste, qui était un gros homme, frottait son dos contre le comptoir, tout en lisant les nouvelles des courses dans le Manchester Guardian, et ce fut la maîtresse de l’auberge qui prit les ordres de Prodder, et lui montra le chemin pour entrer dans une salle affreusement aménagée, qui était beaucoup plus basse que le seuil de la maison, et dans laquelle le visiteur inexpérimenté risquait de se précipiter, la tête la première, comme dans un puits ou dans un trou. Il y avait dans cette salle plusieurs petites tables en acajou, ornées d’arabesques gluantes, provenant des impressions humides des fonds des pots d’étain : il y avait tellement de crachoirs qu’il était à peu près impossible d’aller d’un bout de la salle à l’autre sans prendre involontairement des bains de pied de sciure de bois : il y avait une vieille table à jeu, dont le drap, de vert qu’il était primitivement, était devenu d’un jaune foncé, et qui était aussi râpé et déguenillé que l’habit d’un misérable ; et il y avait une fenêtre basse, dont le soubassement était presque de niveau avec le pavé de la rue.

Le Capitaine marchand ôta son chapeau, défi la bande de ruban et le col rond que lui avait vendus le fournisseur juif, et se jeta dans un fauteuil en acajou brillant près de la fenêtre. Les carreaux étaient couverts à l’intérieur d’un rideau cramoisi, et, le levant avec beaucoup de précaution, il regarda quelques moments dans la rue. Elle était assez solitaire et assez tranquille pendant cette sombre soirée d’été. Par-ci par-là des lumières brillaient à la fenêtre d’une boutique, et sur une porte ou deux un homme était debout à causer avec son voisin. Une seule pensée dominant toujours son esprit, il n’est pas étrange que Prodder se figurât que ces gens devaient nécessairement parler du meurtre.

La maîtresse de l’auberge apporta au Capitaine la côtelette qu’il avait commandée, et le voyageur fatigué s’assit devant une des tables et fît disparaître son unique plat. Il n’avait rien mangé depuis sept heures du matin et il ne lui fallut pas prendre beaucoup de peine pour engloutir les trois quarts de livre de viande que l’on avait fait cuire pour lui. Il finit sa bière, but son rhum et son eau, fuma une pipe ; et comme il avait encore la salle pour lui seul, il fit à l’improviste un lit avec les chaises mises en ligne, et, dans son propre langage, il se tourna sur ce dur hamac pour prendre un repos de courte durée.

Il aurait peut-être pu tranquilliser son esprit, avant cela, s’il avait voulu. Il aurait pu interroger la maîtresse du logis au sujet du meurtre de Mellish Park ; elle était probablement au courant aussi bien que qui que ce fût qu’il pouvait rencontrer au Lapin bossu. Mais il s’était abstenu de le faire, ne désirant attirer en aucune manière l’attention sur lui comme une personne intéressée au plus petit degré au meurtre. Comment saurait-il les informations probablement prises sur le témoin manquant ? Il y avait peut-être une grande récompense offerte pour sa capture, et un mot ou un regard aurait pu le trahir aux yeux avides des gens en quête de l’obtenir.

Rappelez-vous que ce marin aux larges épaules était aussi ignorant qu’un enfant sur tout ce qui était en dehors du pont de son navire, et qu’il avait l’habitude de naviguer sur les grands chemins des eaux. La vie sur terre était un mystère pour lui, les lois britanniques une complication d’énigmes impénétrables, et faites seulement pour en parler et y penser comme d’une merveille et d’une chose à vénérer. Si quelqu’un lui avait dit qu’il serait probablement arrêté comme complice et qu’il serait pendu pour sa part passive à la catastrophe de Mellish Park, il l’aurait cru. Comment pouvait-il savoir combien d’actes du Parlement pouvaient avoir eu lieu au sujet de sa conduite en quittant Doncastre sans se montrer ? Il aurait pu y avoir haute-trahison, lèse-majesté, tout ce qui dans ce monde est affreux et ne peut se dire, et ce simple marin n’aurait pas su le contraire. Mais au fond, ce n’était pas à sa propre sûreté que le Capitaine pensait ; c’était d’une trop petite importance pour ce marin au cœur léger, à l’allure facile. Il avait trop souvent exposé sa vie sur les hautes mers pour y attacher une valeur exagérée, à terre. « S’ils font pendre un homme innocent, ils feront ce qu’ils voudront : ce sera leur faute et non la mienne » ; et il avait la foi d’un simple homme de mer, un peu vague peut-être, et se réduisant à quelque chose comme trente-neuf articles, qui lui disaient qu’il y avait de gentils petits chérubins assis en haut dans les airs qui prendraient bien soin que toute erreur terrestre soit rectifiée dans le livre de loch d’en haut, sur lesquelles pages Prodder espérait se trouver inscrit comme un actif et honnête matelot, obéissant toujours humblement au signal de son commandant.

C’était pour le sort de sa nièce que le marin tremblait à l’idée de la découverte de sa présence, et c’était pour elle qu’il était résolu d’user de la plus grande prudence dont sa simple nature était capable.

— Je ne veux pas faire une seule question, — pensa-t-il ; — il y aura certainement une quantité de paltoquets qui viendront ici, tout à l’heure, et je les entendrai parler de l’affaire comme si cela ne me regardait pas. Ces gens du pays n’auraient rien à dire s’ils ne feuilletaient pas les livres de bord de leurs supérieurs.

Le Capitaine dormit profondément environ une heure, et fut réveillé à la fin de ce temps par le son de plusieurs voix qui parlaient dans la chambre et par la fumée du tabac. Le gaz étincelait dans la salle basse lorsqu’il ouvrit les yeux, et au premier instant il put à peine distinguer ceux qui occupaient la chambre, à cause de l’éclat aveuglant de la lumière.

— Je ne me lèverai pas, — pensa-t-il. — Je veux feindre d’être endormi pour un moment encore et attendre qu’ils arrivent à parler de l’affaire.

Il y avait seulement trois hommes dans la chambre. L’un était l’aubergiste que Prodder avait vu lire au comptoir, et les deux autres étaient des hommes à l’air râpé et n’ayant nullement, ni sur leurs personnes, ni dans leurs manières, aucun cachet respectable. L’un d’eux portait un habit de velours grossier avec de larges boutons de cuivre, des culottes, des bas bleus et des souliers couvrant le cou-de-pied. L’autre était un homme au visage pâle, ayant des favoris en côtelettes et recouvert d’un élégant habit râpé qui indiquait chez lui plutôt l’état d’un vagabond que celui d’un homme ayant une profession spéciale.

Ils parlaient de chevaux lorsque Prodder se réveilla, et le marin resta quelque temps à écouter un jargon qui, pour lui, était complètement inintelligible. Les hommes parlaient de l’écurie de lord Zetland, de celle de lord Glascow, du Saint-Léger et de la Grande Coupe, et ils offrirent de parier l’un contre l’autre et se disputèrent pour les prix sans s’accorder jamais, tout cela d’une manière qui effraya le pauvre Samuel ; mais il attendit patiemment, feignant d’être endormi, et nullement dérangé par ces hommes, qui ne daignaient même pas faire attention à lui.

— Ils vont parler de l’affaire maintenant, — pensa-t-il, — il est sûr qu’ils vont en parler.

Prodder avait raison.

Après avoir discuté les mérites contradictoires de la moitié des chevaux appartenant au calendrier des courses, les trois hommes abandonnèrent ce sujet entraînant, et l’aubergiste, rentrant dans la chambre qu’il avait quittée pour aller chercher un nouveau supplément de bière pour ses hôtes, leur demanda si l’un ou l’autre n’avait pas entendu quelque chose de nouveau sur l’affaire de Mellish Park.

— Il y a une lettre dans le Guardian d’aujourd’hui, — ajouta-t-il avant de recevoir aucune réponse à sa demande, et elle est joliment forte. On cherche à rejeter le meurtre sur quelqu’un de la maison, mais on ne nomme personne d’une manière précise. Je crois que pendant un certain temps ce ne serait pas prudent de le faire.

Sur la demande des deux hommes, l’aubergiste du Lapin bossu lut la lettre dans le journal quotidien de Manchester. C’était une lettre très-habile et pleine de vigueur, faisant un récit des débuts de l’enquête, et commentant avec beaucoup de sévérité la manière dont les investigations avaient été menées. Prodder s’affaissa au point que les chaises tremblèrent sous lui quand l’aubergiste lut un passage dans lequel on remarqua que l’étranger qui avait porté la nouvelle du meurtre à la maison du maître de la victime, celui qui avait entendu le coup de pistolet, et qui avait été le plus important témoin en trouvant le corps, n’avait pas été mis en état d’arrestation dans l’enquête.

« Il a disparu mystérieusement et subitement, et aucun effort n’a été fait pour le trouver, » écrivait le correspondant du Guardian. « Quelle assurance peut-on donner pour la sûreté de la vie de l’homme, quand un crime tel que le meurtre de Mellish Park est entouré de recherches aussi molles et faites d’une manière aussi indifférente ? La catastrophe a eu lieu dans les limites de l’enceinte du Park. Qu’on découvre si aucune personne de la maison de Mellish n’a eu un motif pour la destruction de James Conyers. Cet homme était étranger au pays. Il n’est pas probable, par conséquent, qu’il se soit fait des ennemis en dehors des limites de la propriété de son maître, mais il pouvait y avoir quelque secrète vengeance dans l’intérieur. Qui était-il ? D’où venait-il ? Quels étaient ses antécédents et ses relations ? Que chacune de ces quatre questions soit examinée d’une manière scrupuleuse, qu’un cordon soit tiré tout autour de la maison, et que chaque créature vivante y soit tenue sous la surveillance de la loi jusqu’à ce qu’une investigation patiente ait fait son travail, et que l’on ait trouvé une évidence telle qu’elle conduise à la découverte du coupable. »

Telle était la lettre que l’aubergiste lut d’une façon didactique très-imposante, non toutefois sans s’embarrasser de prononcer les mots difficiles et sans sauter tout d’un coup très-souvent à d’autres.

Prodder n’avait pas compris grand’chose à tout cela, sauf qu’il n’avait pas assisté à l’enquête et que son absence avait été commentée. L’aubergiste et l’homme à l’habit élégant et râpé parlèrent longuement de l’affaire ; l’homme à l’habit de velours grossier, qui était évidemment un cockney accompli et tout nouvellement arrivé à Doncastre, demanda que l’histoire lui fût racontée afin qu’il fût au même point que les deux autres. Il était très-calme, parlait généralement entre ses dents, prenait rarement la peine inutile d’ôter sa courte pipe de terre de sa bouche, sauf quand il fallait la remplir. Il écouta l’histoire du meurtre, très-attentivement, en ne perdant de vue ni celui qui parlait, ni sa pipe, et approuvant de temps en temps par un signe de tête qu’il plaçait dans le cours du récit.

Quand l’histoire fut finie, il retira sa pipe de sa bouche et sortit de son gilet une poche de caoutchouc qui devait être retournée d’une manière mystérieuse avant qu’on pût en faire sortir le tabac. Tandis qu’il bourrait le fourneau de sa pipe des débris de tabac avec son petit doigt, il dit avec un suprême abandon :

— Je connaissais James Conyers.

— Vous le connaissiez ! — s’écria l’aubergiste, ouvrant ses yeux tout grands.

— Je le connaissais, — répéta l’homme, — aussi intimement que je connaissais ma mère : et quand je lus ce meurtre, dans les papiers de dimanche passé, vous auriez pu me renverser comme une plume. James a choppé, à là fin, me suis-je dit ; car c’était un de ces gaillards qui vont à travers le monde en bousculant tellement les autres pour se faire une place, que, lorsqu’ils tombent, il n’y a pas grand malheur. C’était un des individus les plus égoïstes qu’il y ait sur terre ; et quand un gars arrange sa vie en faisant son grand principe de ne se soucier de qui que ce soit, il ne doit pas être surpris si sa fin n’intéresse personne. Oui, j’ai connu James Conyers, — ajouta l’homme, lentement et tout pensif, — et je l’ai connu dans des circonstances particulières.

L’aubergiste et l’autre homme dressèrent les oreilles en cet endroit de la conversation.

L’entraîneur de Mellish Park avait, comme nous le savons, acquis une certaine popularité dès l’heure où il était tombé sur le gazon plein de rosée du bois, frappé au cœur.

— Si vous n’avez pas d’objections particulières, — dit l’aubergiste du Lapin bossu, — j’entendrais avec un plaisir infini ce que vous pouvez avoir à dire sur ce pauvre garçon. Tout Doncastre prend grand intérêt à cette affaire, et mes habitués ont rarement entendu parler d’autre chose depuis le commencement de l’enquête.

L’homme à la casaque de velours se frotta le menton et fuma sa pipe en réfléchissant. Évidemment il n’était pas communicatif ; mais il était aussi certain qu’il était assez flatté de la distinction de sa position dans la petite salle de l’auberge.

Celui-ci n’était autre que Matthew Harrison, le marchand de chiens, le pensionnaire d’Aurora, l’homme qui avait trafiqué de son secret, et qui avait lui-même forgé la chaîne qui existait entre elle et l’indigne mari qu’elle avait abandonné.

Prodder se releva de dessus ses chaises à ce moment critique. Il était trop intéressé à la conversation pour pouvoir feindre plus longtemps de dormir. Il se leva, étendit ses jambes et ses bras, donna des signes évidents qu’il venait de se réveiller d’un long et bienfaisant sommeil, et pria l’aubergiste de lui préparer un autre grog à l’ananas.

Le Capitaine alluma sa pipe, tandis que l’hôtelier s’en allait faire sa commission. Le marin jeta un regard quelque peu scrutateur sur Harrison ; mais il était impatient de voir la conversation reprendre son cours, et lui offrir l’occasion de faire quelques questions.

— Les circonstances particulières qui me firent connaître James Conyers, — continua le marchand de chiens, après avoir pris son temps et fumé une demi-pipe de tabac, à la grande contrariété de l’auditoire, — sont une femme, et une ébouriffante femme encore ; une de ces parfaites lionnes, qui viendra vous trouver au milieu de la quinzaine prochaine, si vous lui demandez comment elle a agi dans une voie qu’elle ne justifie pas. C’était une femme, une belle femme encore : mais c’était un rude parti pour James, avec toute sa monnaie. Moi qui vous parle, j’ai vu ses grands yeux noirs jeter du feu sur lui, — dit Harrison, regardant en songeant devant lui, comme s’il voyait à ce moment même les yeux ardents dont il parlait. — Je l’ai vue le regarder, comme si elle le soulevait du sol qu’il foulait, par le mépris qu’elle avait pour lui.

Prodder devint singulièrement mal à son aise, lorsqu’il entendit cet homme parler des yeux noirs flamboyants et des regards de colère dirigés sur Conyers. N’avait-il pas vu les yeux éclatants de sa nièce jeter des flammes sur cet homme mort, seulement un quart d’heure avant qu’il reçût la blessure mortelle ? Oui, aussi peu de temps, que le ciel vienne en aide à cette malheureuse femme ! aussi peu de temps avant que l’homme contre lequel elle avait exprimé sa haine entière, tombât sous la balle d’un meurtrier inconnu.

— Elle devait être méchante, votre jeune femme, — fit observer l’aubergiste à Harrison.

— Elle était méchante, — répondit le marchand de chiens ; — mais, juste pour tout le reste : et, qui plus est, c’était une amie pour moi. Il ne se passe pas un jour de terme que je n’aie lieu de parler ainsi.

Il but un verre de bière nouvelle, tout en parlant, et repoussa la liqueur dans sa vaste gorge en murmurant :

— Voilà pour elle.

Un autre homme était entré, tandis que Prodder était assis, fumant sa pipe et buvant son rhum et son eau, un homme bossu, à la figure pâle, qui se glissa furtivement dans la salle de l’auberge, comme s’il n’avait pas le droit de s’y trouver, et s’assit sans bruit à une table.

Prodder se rappela cet homme. Il l’avait vu à travers la fenêtre, dans la salle éclairée du cottage, lorsque le corps de Conyers y avait été transporté. Il n’était pas probable, cependant, que cet homme eût vu le Capitaine.

— Du diable si ce n’est pas Hargraves, du Park, — s’écria l’aubergiste, quand il regarda autour de lui et reconnut l’idiot — ; il peut nous dire beaucoup de choses, j’en suis sûr. Nous parlions du meurtre, Steeve, — ajouta-t-il d’un air conciliant.

Hargraves frotta ses rudes mains sur sa tête et regarda à la dérobée, mais en les dévisageant, tous les membres de la petite assemblée.

— Oh ! bien sûr, — dit-il, — on ne me semble pas parler d’autre chose. Cela allait déjà assez bien au Park, mais il paraît que c’est encore pire à Doncastre.

— Restes-tu à la ville, Steeve, — demanda l’aubergiste qui semblait être dans une intimité assez grande avec le nouveau venu.

— Oui, je reste à la ville pour le moment ; je suis sans place depuis cette affaire : vous savez comment j’ai été mis dehors de la maison qui m’a abrité depuis mon enfance, et vous savez qui l’a fait. Cela ne fait rien : je suis maintenant dehors, mais vous pouvez me tirer un pot de bière, j’ai encore assez d’argent pour payer.

Prodder regarda l’idiot avec un grand intérêt. Il avait joué un petit rôle dans la catastrophe, et maintenant il était peu probable qu’il pût jeter quelque lumière sur ce mystère. Qu’était-il autre chose qu’un pauvre idiot dépendant de l’homme assassiné, et qui avait tout perdu par la mort inattendue de son maître ?

L’idiot but sa bière, s’assit, silencieux, gauche, et désagréable à voir parmi les autres hommes.

— C’est une vraie agitation dans les journaux de Manchester sur cet assassinat, Steeve, — dit l’aubergiste, comme pour entamer la conversation ; — il ne me paraît pas que l’affaire soit prête à tomber tranquillement. Il y aura une seconde enquête, du moins c’est mon avis, un examen, un mémoire du secrétaire d’État ou quelque autre chose de cette sorte avant longtemps.

La figure de l’idiot, presque toujours sans expression, n’exprima rien qu’une indifférence stupide, la stupide indifférence d’un ignorant dépourvu d’intelligence, pour lequel, même le meurtre de son propre maître, était un événement reculé et obscur, impuissant à éveiller aucun effort d’attention.

— Oui, je dis qu’on se remuera à ce propos avant qu’il soit longtemps, — continua l’aubergiste ; — les journaux disent d’une manière formelle que le meurtre a dû être commis par quelqu’un de la maison, par quelqu’un qui connaît la victime et qui a plus de raison de lui en vouloir que des étrangers. Maintenant, Hargraves, tu vivais dans l’endroit, tu dois avoir vu et entendu des choses que d’autres n’ont pas eu l’occasion de voir et d’entendre. Qu’en penses-tu ?

Hargraves se grattait la tête en réfléchissant.

— Les journaux sont plus habiles que moi, — dit-il enfin, — il ne faudrait pas qu’un pauvre diable comme moi allât contre eux. Je pense que c’est quelqu’un qui était dans la place qui a fait le coup, quelqu’un qui avait ses raisons d’en vouloir à celui qui est mort.

Un imperceptible frisson traversa le corps de l’idiot quand il fit allusion à l’homme assassiné. C’était étonnant de voir avec quel acharnement les trois autres hommes discutaient sur cet horrible sujet, y revenant avec persistance, malgré quelques interruptions, et comme en se léchant les lèvres de ces tristes détails. Cela semblait d’autant plus étrange encore qu’Hargraves montrait quelque répugnance à parler librement sur ce triste thème.

— Et qui penses-tu, Steeve, qui eût lieu de lui en vouloir ? — demanda l’aubergiste. — Est-ce que lui et M. Mellish se sont querellés sur la gestion de l’écurie ?

— Lui et M. Mellish n’ont jamais échangé une parole, à ce que j’ai entendu dire, — répondit l’idiot.

Il appuya tellement sur le mot monsieur, que les trois hommes le regardèrent avec étonnement, et Prodder ôta sa pipe de sa bouche et saisit le dos de la chaise voisine aussi fermement que s’il avait l’idée de lancer cette partie de l’ameublement sur la tête de l’idiot.

— Qui donc alors pouvait avoir quelque chose contre cet homme ? — demanda quelqu’un.

Prodder savait à peine qui parlait, car toute son attention était concentrée sur Hargraves, et son regard ne se détourna pas une fois de cette figure blême, triste, clignotant des yeux.

— Qui est-ce qui l’a rejoint tard, le soir, près de la grille du nord ? — murmura Stephen. — Qui est-ce qui ne pouvait trouver des mots assez durs pour lui, ni des regards assez irrités pour lui ? Qui est-ce qui lui a écrit une lettre ? Je l’ai prise et je compte bien la garder. Qui est-ce qui lui a demandé de se trouver à tel et tel moment dans le bois, le soir même du crime ? Qui est-ce qui l’a rencontré dans l’obscurité, comme d’autres pourraient le dire aussi bien que moi ? Qui était-ce qui a fait cela ?

Personne ne répondit. Les hommes se regardaient les uns les autres, puis regardaient l’idiot, bouche béante, mais ne disaient rien. Prodder saisit le barreau le plus élevé de la chaise de bois encore plus fortement, et sa large poitrine se soulevait et retombait sous son vêtement bourgeois comme une mer en colère ; mais il était assis dans l’ombre et personne ne le remarqua.

— Qui est-ce qui s’est sauvée de sa maison et s’est cachée après l’enquête ? — murmura l’idiot. — Qui est-ce qui a été effrayée de rester dans sa demeure et s’est enfuie à Londres sans laisser à qui que ce soit un mot pour dire où elle allait ? Qui est-ce qu’on a vu le matin du jour du meurtre, s’occupant des fusils et des pistolets de son mari, et d’autres que moi l’ont vue, et ces autres en témoigneront quand le temps viendra ? Qui est-ce ?

De nouveau il n’y eut pas de réponse. La mer courroucée se débattait encore plus difficilement sous l’habit de Prodder et ses poings serraient plus fortement, si cela était possible, le barreau de la chaise ; mais il ne prononça pas un mot. Il pouvait en arriver davantage encore, et il aurait pu avoir besoin de toutes les chaises de la chambre pour apaiser sa vengeance.

— Vous parliez justement, quand je suis entré il y a un instant, d’une jeune femme qui était en relation avec James Conyers, monsieur, — dit l’idiot se tournant vers Harrison, — une femme aux yeux noirs, disiez-vous. Aurait-elle pu être sa femme ?

Le marchand de chiens fut étonné et réfléchit quelques moments avant de répondre.

— Ma foi, elle était comme qui dirait sa femme, — dit-il à la fin, quoique avec répugnance.

— Elle était un peu au-dessus de lui, n’est-ce pas ? — demanda l’idiot. — Elle avait plus d’argent qu’elle n’en pouvait dépenser, hein ?

Le marchand de chiens regarda le questionneur.

— Vous savez qui elle était, je présume, — dit-il insidieusement.

— Je crois que je le sais, — murmura Hargraves. — Elle était la fille de M. Floyd, riche banquier de Londres ; et elle épousa notre maître pendant que son premier mari était encore en vie : et elle a écrit une lettre à celui qui est mort, pour lui demander un rendez-vous le soir du meurtre.

Le Capitaine jeta sa chaise loin de lui : c’était une trop pauvre arme pour assouvir sa vengeance, et d’un bond il courut sur l’idiot, saisit le misérable par le cou et le renversa sur une table remplie d’une masse de verres et de pots d’étain qui allèrent rouler dans les coins de la chambre.

— C’est un mensonge ! — hurla le marin. — Chien de menteur ! vous savez que c’est un mensonge ! Donnez-moi quelque chose, — cria Prodder. — Donnez-moi quelque chose, quoi que ce soit, et vite, que je puisse écraser cet homme comme un biscuit de mer trempé, car si j’use de mes poings, je le tuerai aussi sûr que je suis ici. C’est l’enfant de ma sœur Éliza que vous voulez perdre, n’est-ce pas ? Vous auriez mieux fait de tenir votre bouche fermée tandis que vous étiez dans la société de son oncle. Quand je pense que je suis resté tranquille ici, s’écria le Capitaine avec un vague ressouvenir qu’il s’était trahi, ainsi que son projet. Mais pouvais-je rester tranquille et entendre dire des mensonges sur ma propre nièce ? Faites attention, ajouta-t-il en secouant l’idiot au point que les dents d’Hargraves s’entrechoquaient, ou j’enfonce vos dents crochues dans votre affreux gosier, pour vous empêcher de dire davantage de mensonges sur l’unique enfant de ma pauvre sœur.

— Ce n’est pas des mensonges, — murmura l’idiot en grognant. — J’ai dit que je m’étais emparé de la lettre, et je l’ai. Lâchez-moi et je vous la montrerai.

Le marin lâcha le sale morceau de cravate par lequel il avait tenu Hargraves ; mais, néanmoins ! il le tenait par le collet de son habit.

— Dois-je vous montrer cette lettre ? — dit l’idiot.

— Oui !

Hargraves fouilla dans ses poches pendant quelques minutes et en retira un sale morceau de papier froissé.

C’étaient les quelques mots qu’Aurora avait adressés à Conyers, pour lui dire qu’elle le retrouverait dans le bois. Après l’avoir lu, l’homme assassiné avait jeté ce papier sans y faire attention, et il avait été ramassé par Hargraves.

Il ne voulut pas confier ce précieux document à d’autres qu’à ses mains grossières ; mais il le tint devant Prodder pour qu’il le regardât.

Le marin le fixa, anxieux, effrayé, craintif : à peine comprenait-il l’importance de ce misérable fragment de conviction formidable. Il y avait là des mots écrits d’une main hardie, à peine féminine. Mais ces mots eux-mêmes ne signifiaient rien jusqu’à ce qu’il ait été prouvé que c’était sa nièce qui les avait écrits.

— Comment savez-vous que c’est l’enfant de ma sœur qui a écrit cela ? — demanda-t-il.

— Ah ! j’en suis bien sûr, et c’est bien elle qui a écrit tout cela, — répondit l’idiot. Allons, lâchez-moi, s’il vous plaît, — ajouta-t-il avec une servile politesse. — Je ne savais pas que vous étiez son oncle. Comment pouvais-je le savoir ? Je n’ai pas envie de faire de la peine à Mme Mellish, quoiqu’elle n’ait pas été bonne pour moi. Je n’ai rien dit à l’enquête, n’est-ce pas ? quoique j’aurais pu en dire autant que ce soir, et que je n’aie pas dit de mensonges. Mais quand les gens me tourmentent à propos de celui qui est mort et demandent ceci, ou cela, et autre chose encore comme si j’avais le droit de tout savoir, je suis libre de dire mes pensées, je pense. Bien sûr, bien sûr… que je suis libre de dire mes pensées.

— Je vais de ce pas trouver M. Mellish pour lui répéter ce que vous avez dit, misérable coquin ! — cria le Capitaine.

— Ah ! faites, dit Hargraves avec malice ; — il y a là dedans quelque autre chose qui sera du nouveau pour lui cependant.