Belliou la fumée/4

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis Postif.
Hachette (p. 108-130).

LE RÊVE DU COURTAUD

I

« C’est drôle que tu ne joues jamais, disait le Courtaud à la Fumée, un soir, à la Corne d’Élan. Est-ce que tu n’as pas cela dans le sang ?

— Si : mais j’ai les statistiques dans la tête, répondit la Fumée. Quand je risque mon argent, je veux que ce soit à chances égales. »

Tout autour d’eux, dans le vaste bar, résonnaient les cliquetis, râtelages et roulements d’une douzaine de tables de jeux, où des gens vêtus de fourrures et chaussés de mocassins tentaient la fortune. La Fumée les engloba d’un geste large.

« Regarde-les, dit-il. C’est une certitude toute mathématique qu’ils perdront plus qu’ils ne gagneront ce soir, et que la plupart perdent en ce moment même.

— Pour sûr, tu es fort en chiffres, murmura le Courtaud avec admiration. Et, à tout prendre, tu as raison. Mais il existe aussi des faits, et un fait positif, c’est les séries de veine. Il y a des moments où le premier venu gagne, et je le sais par expérience : plus d’une fois, dans des jeux de ce genre, j’ai vu sauter la banque. La seule manière de gagner est d’attendre que vous sentiez la bosse vous venir dans le dos, c’est-à-dire la série de veine, et alors de la pousser à fond.

— Ça paraît simple, railla la Fumée, si simple que je ne comprends pas comment les gens peuvent perdre.

— L’ennui, c’est que la plupart des types se fourrent leur bosse dans l’œil, concéda le Courtaud. Pour sûr, il y a des fois où la mienne me trompe. Le tout, c’est de se risquer, pour voir. »

La Fumée hocha la tête.

« Cela aussi, c’est une statistique de constater que la plupart des gens se trompent sur leur bosse.

— Voyons ! n’as-tu jamais senti venir une de ces séries de veine, avec la certitude que tu n’as autre chose à faire que de mettre ton argent sur la table pour ramasser la grosse somme ? »

La Fumée se mit à rire.

« J’ai trop la venette du pourcentage dressé contre ma veine. Mais je vais te dire ce que nous allons faire, le Courtaud. Je risque un dollar sur la bonne carte et nous verrons si ça nous rapporte de quoi prendre un verre. »

La Fumée se frayait un chemin vers la table de pharaon, quand le Courtaud lui saisit le bras.

« Arrête un peu ! Je sens une de ces bosses qui me grimpe dans le dos. Mets ton dollar sur la roulette. »

Ils allèrent à la table de roulette près du comptoir.

« Attends que je te donne le signal, conseilla le Courtaud.

— Sur quel numéro ? demanda la Fumée.

— Choisis-le toi-même. Mais ne lâche pas l’argent avant que je te prévienne.

— Tu ne viendras pas me dire que j’ai des chances égales à cette table ?

— Tu en as autant que tes voisins.

— Mais pas autant que la banque.

— Patience ! nous allons voir. Maintenant, vas-y ! »

Le croupier venait de lancer la petite balle d’ivoire, qui tourbillonnait autour du rebord poli sur la roue en révolution avec ses nombreuses cases. La Fumée, au bas bout de la table, étendit le bras par-dessus un joueur et laissa tomber son dollar à l’aveuglette. Il glissa sur le tapis vert et s’immobilisa au centre du 34.

La bille s’étant arrêtée, le croupier annonça :

« Le trente-quatre gagne ! »

Il ratissa les enjeux et mit une pile de trente-cinq dollars à côté de celui de la Fumée.

La Fumée prit l’argent, et le Courtaud lui frappa sur l’épaule.

« Elle était de bonne qualité, ma bosse, hein, la Fumée ? Comment pouvais-je le deviner ? On ne peut pas le dire. Mais je savais que tu allais gagner. Et, si ton dollar était tombé sur n’importe quel autre numéro, il aurait gagné quand même. Quand la bosse est juste on ne peut manquer de gagner.

— Suppose que la boule se soit arrêtée au double-zéro ? demanda la Fumée en se dirigeant vers le comptoir.

— Alors ton dollar se serait trouvé sur le double-zéro, répondit le Courtaud. Il n’y a pas à sortir de là. La bosse est la bosse, voilà. Revenons à la table. Ma bosse me dit qu’après t’avoir choisi un coup gagnant, je peux en gagner quelques-uns moi-même.

— Est-ce que tu joues d’après un système ? » demanda la Fumée au bout de dix minutes, quand son partenaire se fut allégé de cent dollars.

Le Courtaud secoua la tête avec indignation : il plaça ses jetons au voisinage des numéros 3, 11, 17, et lança un jeton de réserve sur le vert.

« Pour sûr, l’enfer est bondé de gens qui ont joué des systèmes », déclara-t-il, au moment où le croupier balayait la table.

La Fumée, qui avait d’abord observé le jeu d’un air désœuvré, semblait maintenant fasciné, et en suivait attentivement tous les détails, depuis le lancer de la bille jusqu’à la mise au paiement des enjeux. Cependant il ne jouait pas, mais se contentait de regarder. Et il s’intéressait à tel point que le Courtaud, après avoir annoncé qu’il en avait assez, eut peine à l’arracher de la table.

Le croupier rendit au Courtaud le sachet de poudre d’or qu’il avait déposé comme caution, avec un bout de papier sur lequel était griffonnée cette note : « À prendre : 350 dollars. » Le Courtaud porta le tout au peseur d’or assis à l’autre bout de la salle, derrière sa balance. L’homme retira du sac la quantité indiquée et la versa dans le coffre de la maison.

« Ta bosse était encore destinée à enfler une de ces mâtines de statistiques, railla la Fumée.

— Il me fallait bien jouer pour le savoir, n’est-ce pas ? répliqua le Courtaud. Mais je crois que j’y ai donné le coup de pouce un peu fort pour essayer de te convaincre de l’existence des bosses.

— Ne t’en fais pas, le Courtaud, dit la Fumée en riant. Je sens une bosse juste en ce moment.

— Qu’est-ce que c’est ? Dépêche-toi et joue-la pronto s’bito.

— Non, ce n’est pas le même genre de bosse, le Courtaud. La mienne me dit qu’un de ces jours je vais élaborer un système qui raflera toute la poudre d’or de dessus cette table-là.

— Un système ! grogna le Courtaud ; et il regarda son compagnon d’un air de profonde pitié. La Fumée, crois-en ton camarade de harnais et laisse les systèmes tranquilles. Les systèmes sont sûrs de perdre. Il n’y a pas de bosses dans les systèmes.

— C’est pourquoi je les aime, répondit la Fumée. Un système, c’est une affaire de statistique. Quand tu tiens le bon système, tu ne peux pas perdre ; et c’est là la différence entre lui et la bosse. Tu ne sais jamais quand la bosse va de travers.

— Mais je sais un tas de systèmes qui sont allés de travers, et je n’ai jamais vu un système gagner. »

Le Courtaud fit une pause et poussa un soupir :

« Écoute, la Fumée, si tu deviens maboul sur les systèmes, cet endroit-ci ne vaut rien pour toi, et il serait temps que nous reprenions la piste. »

II

Durant les quelques semaines suivantes, les deux associés jouèrent aux propos interrompus. La Fumée semblait s’être juré de passer tout son temps à observer la roulette à la Corne d’Elan, et le Courtaud n’était pas moins obstiné à vouloir repartir. La Fumée finit par mettre obstacle au projet de son camarade quand celui-ci lui proposa une excursion de trois cent vingt kilomètres pour descendre le Yukon.

« Écoute, le Courtaud, dit-il, je ne marche pas. Ce voyage-là prendrait dix jours, et d’ici là j’espère que ma martingale sera en état de fonctionner. Pourquoi diable veux-tu me traîner comme cela dans le pays ?

— La Fumée, je dois prendre soin de ton salut. Tu es en passe de devenir toqué. Je t’entraînerais dans une ruée à Jéricho ou au pôle Nord pour t’arracher de cette maudite table.

— C’est très bien cela, mon vieux. Mais il ne faut pas oublier que j’ai atteint l’âge de raison et que je suis de taille à manger de la viande. Tout ce que tu auras à traîner, c’est la poudre d’or que je vais gagner avec mon système ; c’est toi qui la rapporteras à la maison, et tu seras probablement obligé de te servir d’un traîneau à chiens. »

Le Courtaud ne répondit que par un gémissement.

« Et je ne voudrais pas que tu te plonges dans le jeu de ton côté, poursuivit la Fumée. Nous partagerons les gains, mais j’ai besoin de tout l’argent pour lancer mon système. Il est encore jeune, et pourrait bien m’occasionner quelques faux pas avant d’être mis au point. »

III

Enfin, après avoir passé de longues heures chaque jour à observer la table de jeu, la Fumée, un beau soir, annonça qu’il était prêt, et le Courtaud, morose et pessimiste comme s’il allait à un enterrement, accompagna son ami à la Corne d’Élan.

La Fumée se procura une pile de jetons et prit place au bout de la table où trônait le croupier. À maintes reprises la balle fut lancée et les autres joueurs gagnèrent ou perdirent, sans que la Fumée risquât un jeton. Le Courtaud s’impatientait.

« Vas-y, vas-y donc ! le pressait-il. Finissons-en avec cette cérémonie funèbre. Qu’est-ce qui te retient ? As-tu la frousse ? »

La Fumée secoua la tête et attendit. Il laissa passer une douzaine de coups, puis soudain plaça dix jetons d’un dollar sur le 26. Le numéro gagna, et le croupier paya à la Fumée trois cent cinquante dollars. Une douzaine de coups passèrent encore, puis vingt, puis trente, et enfin la Fumée mit dix dollars sur le 32. Cette fois encore il reçut trois cent cinquante dollars.

« C’est une bosse ! murmura le Courtaud dans le tuyau de l’oreille. Chevauche-la jusqu’au bout ! Tiens bon ! »

Une demi-heure s’écoula, pendant laquelle la Fumée demeura inactif, puis il mit dix dollars sur le 34 et gagna.

« Une vraie bosse ! lui murmura le Courtaud.

— Pas du tout ! répondit la Fumée sur le même ton. C’est ma martingale : n’est-ce pas qu’elle est coquette ?

— Ce n’est pas à moi qu’il faut en conter de pareilles, soutint le Courtaud. Les bosses viennent quelquefois de singulière façon. On pourrait croire que c’est un système, mais ce n’en est pas un. Les systèmes sont impossibles. Pour sûr, c’est une bosse que tu joues. »

À ce moment, la Fumée modifia son jeu. Il pontait plus souvent un seul jeton à la fois sur les numéros les plus divers, et perdait plus fréquemment qu’il ne gagnait.

« Abandonne ! conseillait le Courtaud. Règle ton compte. Tu as fait trois fois rigodon et tu as dépassé le mille. Ça ne peut pas toujours durer. »

Au même instant, la bille commençait à tourbillonner, et la Fumée laissa tomber dix jetons sur le 26. La bille tomba dans l’échancrure du 26 et le croupier lui compta encore trois cent cinquante dollars.

« Si tu es tout à fait piqué et que tu possèdes l’inépuisable filon, risque le maximum, dit le Courtaud. Mets-en vingt-cinq au prochain coup. »

Pendant un quart d’heure, la Fumée gagna et perdit, au hasard, de faibles enjeux. Puis, avec la soudaineté qui caractérisait ses grosses parties, il mit vingt-cinq dollars sur le double-zéro, et le croupier lui paya huit cent soixante-quinze dollars.

« Réveille-moi, la Fumée ; je rêve ! » gémit le Courtaud.

La Fumée sourit, tira son carnet de sa poche et s’absorba dans des calculs. À chaque instant il le consultait, et de temps à autre y inscrivait des chiffres.

Une cohue se pressait autour de la table, et les joueurs s’efforçaient de miser sur les mêmes numéros que lui. Alors il modifia son jeu. Dix fois de suite il plaça dix dollars sur le 18 et perdit, si bien que les plus hardis finirent par l’abandonner. Tout à coup il changea de numéro et gagna encore trois cent cinquante dollars. Immédiatement les joueurs lui revinrent, mais ils le laissèrent de nouveau à la suite d’une autre série de pertes.

« Quitte le jeu, la Fumée ! conseilla le Courtaud. La plus longue série de bosses a une limite, et tu es au bout de ta chaîne. Plus de rigodons à faire pour toi !

— Je veux mettre encore une fois dans le mille avant d’encaisser », dit la Fumée.

Pendant quelques minutes il éparpilla ses jetons sur la table avec des chances diverses, puis laissa tomber vingt-cinq dollars sur le double-zéro.

« Maintenant vous allez me donner ma fiche, dit-il au croupier au moment même où la bille s’arrêtait sur ce numéro.

— Oh ! tu n’as pas besoin de me la montrer, dit le Courtaud comme ils se dirigeaient vers le peseur d’or. J’ai tenu la piste. Tu as quelque chose comme trois mille six cents dollars à ton compte. Je ne dois pas me tromper de beaucoup.

— Trois mille six cent trente, répondit la Fumée. Et c’est toi qui dois rapporter la poudre d’or à la maison. C’est spécifié dans notre contrat. »

IV

« Ne pressure pas ta bosse, conseilla le Courtaud à la Fumée, qui se préparait, le lendemain soir, à retourner à la Corne d’Élan. Tu as joué une belle série à la veine, mais c’est fini. Si tu retournes là-bas, tu vas perdre tout ce que tu as gagné.

— Je te répète que ce n’est pas de la bosse, le Courtaud. C’est de la statistique. C’est un système. Il ne peut pas perdre.

— La peste soit des systèmes ! Ça n’existe pas. J’ai vu mon numéro passer dix-sept fois de suite à une table de cribbage. Était-ce un système ? Pas du tout. C’était une veine insensée, que malheureusement je n’ai pas eu le nerf de poursuivre. Si j’étais allé jusqu’au bout, j’aurais gagné plus de trente mille dollars avec une première mise de vingt cents seulement.

— Parle toujours, le Courtaud, mais le mien est un vrai système.

— Euh ! il faut me le faire voir.

— Je te l’ai fait voir. Viens avec moi maintenant, et je te le montrerai encore. »

Quand ils entrèrent à la Corne d’Élan, tous les yeux convergèrent vers la Fumée, les joueurs se pressèrent autour de la table et lui firent place. Il s’assit comme d’habitude près du croupier. Son jeu fut tout à fait différent de celui de la veille. En une heure et demie, il ne joua que quatre coups, mais sa mise était de vingt-cinq dollars, et il gagna chaque fois. Il toucha trois mille cinq cents dollars, et le Courtaud rapporta la poudre d’or à la cabane.

« Maintenant il est temps de tirer ton épingle du jeu, déclara ce dernier en s’asseyant sur le bord de sa couchette et en ôtant ses mocassins. Il faudrait être imbécile pour harceler encore une chance pareille.

— Le Courtaud, il faudrait être toqué et quinteux pour ne pas adhérer à un système gagnant comme le mien.

— La Fumée, pour sûr, tu es un garçon épatant. Tu as appris dans un collège. Tu en sais plus en une minute que je ne pourrais en savoir en quarante mille ans. Mais tout de même tu te mets le doigt dans l’œil quand tu appelles la veine un système. J’ai roulé pas mal et j’ai vu un fait ou deux, et je te le dis en face, en toute confidence et certitude, un système capable de battre la banque est une chose impossible.

— Mais celui-là, je te le démontre. Il est concluant.

— Non, la Fumée, c’est un rêve d’opium. Je suis endormi : tout à l’heure je vais m’éveiller, et allumer le feu, et mettre le déjeuner à cuire.

— Eh bien, mon incrédule ami, voici la poudre. Soupèse-la ! »

Ce disant, la Fumée lança le sac d’or bien gonflé sur les genoux de son partenaire. Il pesait trente-cinq livres, et le Courtaud fut pleinement averti de la réalité du choc.

« Ça, c’est un fait authentique, ajouta la Fumée pour lui river son clou.

— Euh ! j’ai vu dans mon temps des rêves bigrement vraisemblables. En songe tout est possible, mais dans la vie réelle un système ne l’est pas. Moi qui n’ai jamais été au collège, j’ai parfaitement le droit de croire que toute cette orgie de jeu n’est qu’un rêve, pour sûr.

— D’après la loi d’Hamilton sur le moindre effort, commenta la Fumée en riant.

— Je n’ai jamais entendu parler de ce pierrot-là, mais pour sûr sa drogue est bonne. Je rêve, la Fumée, et toi tu fourres ton nez dans mon rêve et tu me harcèles avec ton système. Si tu m’aimes, si, pour sûr, tu as de l’amitié pour moi, tu vas tout à coup beugler : « Le Courtaud ! Debout ! » Alors je m’éveillerai, et je me mettrai à faire la cuisine. »

V

Le troisième soir où la Fumée vint jouer, dès qu’il fit sa première mise, le croupier repoussa vers lui quinze dollars sur vingt-cinq.

« Vous ne pouvez jouer que dix dollars, déclara-t-il. Le maximum a été abaissé.

— On accepte les picaillons ! gouailla le Courtaud.

— Personne n’est obligé de jouer à cette table contre son gré, riposta le croupier. Et je vous dirai franchement que nous aimerions autant voir jouer ailleurs votre associé.

— Son système vous donne la frousse, hein ? dit le Courtaud d’un air provocateur, au moment où le croupier payait les trois cent cinquante dollars.

— Je ne peux pas dire que ce soit un système, car je n’y crois pas. Il n’y a jamais eu de système capable de battre la roulette ou tout autre jeu de hasard. Mais, tout de même, j’ai vu d’étranges séries de veine, et je ne laisserai pas sauter cette banque si je puis l’empêcher.

— Vous avez le trac ?

— Le jeu est un commerce comme un autre, mon bon. Nous ne sommes pas des philanthropes. »

Les soirées se succédaient, et la Fumée gagnait toujours, bien qu’il variât sa méthode. En vain, l’un après l’autre, les joueurs experts pressés autour de la table prenaient note de ses mises et de ses numéros, et s’efforçaient de surprendre le secret de son système. Ils s’avouaient incapables d’y trouver un fil conducteur et juraient que c’était de la pure veine, mais qu’ils n’en avaient jamais vu une série si prolongée.

Ce qui les déroutait le plus était la diversité de son jeu. Parfois, consultant son carnet, ou perdu dans de longs calculs, la Fumée laissait passer une heure sans risquer une mise. Puis il gagnait trois maximums de suite et raflait quelque chose comme un millier de dollars en cinq ou dix minutes. D’autre fois encore, sa tactique consistait à prodiguer de simples jetons qu’il éparpillait d’une manière extraordinaire sur le tableau : il continuait ainsi pendant dix à trente minutes, puis, au moment où la bille accomplissait ses derniers tours de valse, il pontait tout à coup le maximum sur la colonne, la couleur et le numéro, et gagnait les trois. Une fois, pour dérouter complètement les esprits attentifs à deviner son secret, il perdit quarante coups de suite, tous au maximum. Mais quelle que fût la variété de son jeu, chaque soir le Courtaud rapportait à la maison ses trois mille cinq cent dollars.

« Ce n’est pas un système, arguait le Courtaud dans une de leurs discussions en se mettant au lit. Je t’ai suivi, et il n’y a rien à tirer du calcul. Tu ne joues jamais deux fois de la même manière. Tout ce que tu fais, c’est de choisir les numéros gagnants quand cela te plaît, et, quand tu n’en as pas envie, tu fais exprès de ne pas les prendre.

— Tu es peut-être plus près de la vérité que tu ne le crois, le Courtaud. Je suis obligé parfois de choisir un mauvais numéro. Cela fait partie du système.

— Ne nous rase pas avec ton système. J’ai causé avec tous les joueurs de la ville : jusqu’au dernier ils sont d’accord qu’il n’existe pas de chose pareille.

— Cependant je ne cesse de leur en montrer un.

— Écoute, la Fumée, dit le Courtaud, se retenant au moment de souffler la bougie. Je suis véritablement exaspéré. Tu crois peut-être que ceci est une chandelle : pas du tout. Et moi non plus je ne suis pas moi-même. Je suis quelque part sur la piste, roulé dans mes couvertures, couché sur le dos la bouche ouverte, en train de rêver tout ceci. Et ce n’est pas toi qui me parles, pas plus que ce lumignon qui m’éclaire.

— C’est drôle, tout de même, que je sois moi aussi en train de rêver avec toi, insista la Fumée.

— Non, ce n’est pas drôle. Tu fais partie de mon

Belliou-la-Fumée observait les joueurs avec attention.
Belliou-la-Fumée observait les joueurs avec attention.
rêve, voilà tout. J’ai entendu bien des hommes me parler dans mes rêves. Je vais te dire une chose, la

Fumée. Je suis piqué, je deviens fou. Si ce rêve-ci continue longtemps encore, je vais me mordre les veines et me mettre à hurler. »

VI

La sixième nuit du jeu à la Corne d’Élan, le maximum fut abaissé à cinq dollars.

« Ça va bien, affirma la Fumée au croupier. Il me faut mes trois mille cinq cents dollars ce soir comme d’habitude, et vous me forcez tout simplement à rester plus longtemps. Je serai obligé de choisir deux fois plus de numéros gagnants, voilà tout.

— Pourquoi ne favorisez-vous pas quelque autre table de votre présence ? demanda le croupier avec emportement.

— Parce que celle-ci me plaît. Et puis, ici, il n’y a pas de courants d’air. On y est au chaud et à l’aise. »

La Fumée regarda le poêle rouge à quelques pieds de distance.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La neuvième nuit, après avoir transporté la poudre d’or à la maison, le Courtaud eut une attaque.

« J’y renonce, la Fumée, j’abandonne tout, commença-t-il. Je sais quand j’ai mon compte. Je ne rêve pas : je suis bien éveillé. Il ne peut exister de système, et tu en as tout de même un. La table de multiplication est déséquilibrée. La règle de trois est détraquée. L’almanach est fichu, le monde est en miettes. Plus rien de régulier ni de constant. Deux représente huit ; neuf veut dire onze ; et deux fois deux font huit cent quarante-six et demi. La partie est le tout, zéro égale l’infini, et le double de tout est de la crème à la glace, du lait qui gicle et des chevaux bigarrés. Le calcul est battu par les chiffres. Tu as un système. Ce qui n’est pas existe, et ce qui n’existe plus ne peut pas ne pas être. Le soleil se lève à l’Ouest, la lune est une tarte, les étoiles sont des boîtes de conserve, le scorbut est une bénédiction de Dieu, les morts continuent à gigoter, les rochers flottent, l’eau est un gaz, je ne suis pas moi, tu es quelqu’un d’autre, et peut-être sommes-nous jumeaux, à moins que notre substance ne soit que du hachis de pommes de terre rissolé dans du vert-de-gris. Holà ! quelqu’un. Réveillez-moi ! Oh ! de grâce, réveillez-moi ! »

VII

Le lendemain, un visiteur se présenta à la cabane. La Fumée le connaissait. C’était M. Harvey Moran, le propriétaire de tous les jeux du Tivoli. On pouvait discerner une note de persuasion dans la voix grave et rude avec laquelle il entra en matière.

« Voici ce qu’il en est, la Fumée, déclara-t-il. Vous nous avez tous plongés dans les conjectures. Avec neuf autres propriétaires de jeux, je représente ici tous les salons de la ville. Nous n’y comprenons rien. Nous savons qu’aucun système n’a jamais prévalu contre la roulette. Toutes les têtes à X des collèges nous l’ont confirmé, à nous, les joueurs. Ils disent que la roulette est par elle-même le système, le seul et que par conséquent aucun système ne peut la battre, car cela voudrait dire que l’arithmétique est devenue folle. »

Le Courtaud hocha énergiquement la tête pour exprimer sa fervente approbation.

« D’ailleurs, dès lors qu’un système pourrait en vaincre un autre, il n’existerait pas de système, continua le patron des jeux. Autrement, n’importe quoi serait possible : une même chose pourrait être en deux endroits à la fois ou deux choses là où il n’y a place que pour une.

— Eh bien, vous m’avez vu jouer, répondit la Fumée d’un ton de défi. Et si vous êtes convaincu qu’il n’y a là qu’une série de chances en ma faveur, pourquoi vous tracasser ?

— Voilà l’ennui. Nous ne pouvons pas nous empêcher de nous tracasser. Nous voyons que vous avez un système, et en même temps nous savons bien que c’est impossible. Voilà cinq nuits que je vous observe, et tout ce que j’ai pu découvrir, c’est que vous manifestez une préférence pour certains numéros et que vous continuez à gagner. Or, nous nous sommes concertés tous les dix, et nous voulons vous faire une proposition amicale. Nous installerons une roulette dans un salon de derrière, à la Corne d’Élan ; nous amasserons une banque commune contre vous, et vous serez libre de nous nettoyer. Tout se passera tranquillement et en particulier, entre vous, le Courtaud et nous autres. Qu’en dites-vous ?

— Je crois qu’il faut renverser la proposition, répondit la Fumée. C’est à vous de venir à moi. Je jouerai ce soir dans le salon de jeu de la Corne d’Élan. Vous pourrez m’y observer tout aussi bien qu’ailleurs. »

VIII

Ce soir-là, dès que la Fumée prit sa place habituelle, le croupier arrêta le jeu.

« Le jeu est fermé, déclara-t-il. Ordre du patron. »

Mais les patrons réunis là n’étaient pas d’humeur à se laisser déjouer. En quelques minutes ils eurent constitué un fonds commun, chacun y mettant mille dollars, et ils s’installèrent à la table.

« Allez-y ! Écrasez-nous, cria Harvey Moran d’un ton de défi, au moment où le croupier lançait la bille dans son premier tour de valse.

— Donnez-moi le maximum de vingt-cinq, suggéra la Fumée.

— Entendu : marchez ! »

La Fumée plaça immédiatement vingt-cinq jetons sur le double-zéro, et gagna. Moran s’épongea le front.

« Continuez, dit-il, nous avons dix mille dollars en banque. »

Au bout d’une heure et demie les dix mille dollars appartenaient à la Fumée.

« La banque a sauté, annonça le croupier.

— En avez-vous assez ? » demanda la Fumée.

Les propriétaires des jeux se regardaient, terrifiés. Eux, les gras favoris de la souveraine chance, ils étaient supplantés. Ils se heurtaient à quelqu’un qui avait une connaissance plus intime de ces lois, ou qui en invoquait d’autres plus puissantes et inconnues.

« Nous abandonnons la partie, dit Moran. N’est-ce pas, Burke ? »

Le gros Burke, propriétaire des jeux du salon M. et G., fit un signe affirmatif.

« L’impossible s’est produit, dit-il. Ce la Fumée possède bel et bien un système. Si nous le laissons aller, nous sommes tous flambés. Je ne vois autre chose à faire, si nous continuons à tenir nos tables, que de réduire le maximum à un dollar, ou à dix cents, ou à un cent. Avec des mises pareilles, il ne gagnera pas grand-chose en une nuit. »

Tous les regards se tournèrent vers la Fumée. Celui-ci haussa les épaules.

« Dans ce cas, messieurs, je serai obligé d’embaucher une équipe pour jouer à toutes vos tables. En payant mes hommes dix dollars chacun pour une partie de quatre heures, je puis faire encore de l’argent.

— Alors nous fermerons la boutique, répliqua le gros Burke. À moins que… Il hésita et consulta du regard ses collègues. À moins que vous ne soyez disposé à parler affaires. Combien vendriez-vous votre système ?

— Trente mille dollars, répondit la Fumée, ce qui fait trois mille pour chacun de vous.

Ils délibérèrent par signes.

« Et vous nous expliquerez votre système ?

— Parfaitement.

— Et vous promettez de ne plus jamais jouer à la roulette à Dawson ?

— Oui, monsieur, affirma la Fumée. Je promettrai de ne plus jouer ce système-là.

— Grand Dieu ! s’écria Moran. Est-ce que vous auriez encore d’autres systèmes ?

— Un instant ! intervint le Courtaud. Je voudrais causer avec mon associé. Viens un peu me parler à part, la Fumée. »

Il l’entraîna dans un coin tranquille de la salle, où des centaines de regards les suivirent avec curiosité.

« Écoute, la Fumée, murmura-t-il d’une voix de rogomme. Il se peut que ce ne soit pas un rêve. En ce cas tu vends ton truc bigrement bon marché. Pour sûr, tu tiens le monde par son fond de culotte. Il y a des millions là-dedans. Secoue-le, secoue-le dur !

— Mais si c’est un rêve ? demanda doucement la Fumée.

— Alors, pour l’amour du rêve ou pour l’amour du diable, fais sur ces joueurs-là tant que tu pourras. À quoi bon rêver si l’on ne peut poursuivre le rêve comme il faut, en toute certitude et jusqu’au bout ?

— Heureusement, ceci n’est pas un rêve, le Courtaud.

— Eh bien ! si tu vends ton secret pour trente mille, je ne te le pardonnerai jamais de ma vie.

— Quand je l’aurai vendu pour trente mille, tu te jetteras dans mes bras et tu ouvriras les yeux pour découvrir que tu n’as pas rêvé du tout. Ceci n’est pas un songe, le Courtaud. Dans deux minutes environ tu vas voir que tu étais parfaitement éveillé tout le temps. Laisse-moi te dire seulement que, si je vends mon secret, c’est que je suis obligé d’en arriver là. »

La Fumée revint à la table et informa les propriétaires des jeux que son offre tenait toujours. Ils signèrent des bons pour une somme de trois mille dollars chacun.

« Insiste pour avoir de la poudre d’or, lui conseilla le Courtaud.

— J’allais spécifier que je préférais la somme pesée », dit la Fumée.

Le propriétaire de la Corne d’Élan fit payer leurs bons, et le Courtaud prit possession de la poudre d’or.

« Maintenant je ne voudrais pas m’éveiller, gloussa-t-il en soupesant les sacs l’un après l’autre. Au total, ça fait un rêve de soixante-dix mille dollars. J’y perdrais réellement trop à ouvrir mes yeux, à me dépêtrer de mes couvertures et à mettre le déjeuner en train.

— Quel est votre système ? demanda le gros Burke. Nous l’avons payé, nous voulons le connaître. »

La Fumée les conduisit vers la table.

« Maintenant, messieurs, veuillez m’accorder votre attention. Mon système n’est pas un système ordinaire. C’est tout au plus si l’on peut dire qu’il est légitime ; mais sa grande vertu est qu’il fonctionne. J’ai mes soupçons à moi, mais je n’en dis rien. Ouvrez l’œil, monsieur le Croupier, tenez-vous prêt à lancer la bille. Attendez, je vais prendre le numéro 26. C’est un de ceux sur lesquels j’avais l’habitude de miser. Tenez-vous prêt, monsieur le Croupier… Allez ! »

La bille tourbillonna.

« Vous remarquerez, continua la Fumée, que le numéro 9 était juste en face. »

La bille s’arrêta sur le 26.

Le gros Burke jura à voix basse. Les autres attendaient.

« Pour que le double-zéro gagne, il faut que le numéro 2 soit en face. Essayez vous-même et vous verrez.

— Mais le système ? demanda Moran avec impatience. Nous savons que vous pouvez choisir des numéros gagnants et nous savons quels sont ces numéros ; mais comment vous y preniez-vous ?

— Je me suis basé sur des séquences. Deux fois par hasard j’ai remarqué que la bille était lancée quand le numéro 9 était en face, et les deux fois le 26 a gagné. Puis j’ai vu la chose se reproduire. Alors j’ai observé s’il n’y aurait pas d’autres séquences, et j’en ai découvert de nouvelles : ainsi le 32 gagne quand le double-zéro est en face, et le double-zéro quand il est en face du 11. Cela ne se produit pas toujours, mais ça arrive généralement. Remarquez, je dis généralement. Je vous répète que j’ai mes soupçons, mais je ne veux rien dire. »

Le gros Burke, de l’air de quelqu’un qui commence à comprendre, se pencha sur la table, arrêta la roue et l’examina minutieusement. Les neuf autres têtes se rapprochèrent avec la même attention. Puis le gros Burke se redressa et jeta un regard sur le poêle voisin.

« Mille diables ! s’écria-t-il. Ce n’est pas du tout un système. La table est trop près du feu et la mâtine de roue est gondolée. Nous avons été roulés, battus à plate couture. Ce n’est pas étonnant s’il préférait cette table-là. Ailleurs il n’aurait pas même gagné des pommes vertes. »

Harvey Moran laissa échapper un gros soupir de soulagement et s’épongea le front.

« De toute façon, dit-il, ce n’est pas trop payé, même à ce prix-là, de savoir que ce n’était pas un système. »

Ses traits se mirent en branle, puis il éclata de rire et frappa sur l’épaule de la Fumée.

« La Fumée, vous nous avez fait marcher assez longtemps ; et dire que nous nous donnions des tapes dans le dos en voyant que vous laissiez nos tables tranquilles ! Maintenant, j’ai du bon mousseux dont je ferai sauter le bouchon en votre honneur si vous voulez tous venir au Tivoli avec moi. »

Plus tard, de retour à la cabane, le Courtaud s’amusa en silence à traîner et à soupeser les nombreux sacs bombés de poudre d’or. Il finit par les empiler sur la table, s’assit sur le rebord de sa couchette, et ôta ses mocassins.

« Soixante-dix mille dollars, calcula-t-il. Ça pèse trois cent cinquante livres. Et tout cela grâce à une roue voilée et un coup d’œil alerte. La Fumée, tu les manges tout crus, tu les dévores vivants, tu travailles en douce et tu me donnes la tremblote. Mais tout de même je sais que c’est un rêve. Il n’y a que dans les songes que les bonnes choses se réalisent. Je ne suis pas du tout pressé de m’éveiller. J’espère dormir toujours !

— Console-toi, tu ne te réveilleras pas, répondit la Fumée. Un tas de forts en philosophie estiment que les hommes sont des somnambules. Tu es en bonne compagnie. »

Le Courtaud se leva, marcha vers la table, et, choisissant le sac le plus lourd, se mit à le dorloter dans ses bras comme un bébé.

« Je suis peut-être somnambule, chantonna-t-il, mais, comme tu dis, je suis en fameuse compagnie ! »