Belliou la fumée/3

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Traduction par Louis Postif.
Hachette (p. 77-107).

LA RUÉE À LA RIVIÈRE DE LA SQUAW

I

Deux mois après leur départ à la recherche de la viande, Belliou-la-Fumée et le Courtaud étaient de retour dans le bar de la Corne d’Élan, à Dawson. Leur chasse terminée, la viande apportée en traîneau et vendue deux dollars et demi la livre, ils possédaient, en commun, trois mille dollars en poudre d’or et un bon attelage de chiens. La chance les avait favorisés. Bien que l’affluence des chercheurs d’or eût repoussé le gibier à cent cinquante kilomètres au moins dans la montagne, ils avaient tué quatre élans dans une étroite gorge située à peine à moitié de cette distance.

Leur veine de chasseurs n’était pas moins anormale que l’énigme de ces animaux égarés, car le soir même quatre familles d’Indiens affamés, rentrant les mains vides d’une chasse de trois jours, vinrent camper au voisinage. Un peu de viande fut troquée contre des chiens étiques. Après les avoir bien nourris pendant une semaine, la Fumée et le Courtaud les attelèrent pour transporter leur charge au marché de Dawson, où la viande faisait prime.

Les deux hommes affrontaient maintenant un autre problème, celui de transformer leur poudre d’or en victuailles. Le prix courant de la farine et des haricots était d’un dollar et demi la livre, et la difficulté restait de trouver un vendeur. Dawson était en proie à la disette. Des centaines d’hommes, munis d’argent mais dépourvus de nourriture, avaient été obligés de quitter le pays. Beaucoup d’entre eux avaient descendu le fleuve juste avant le gel, et un plus grand nombre encore, avec des provisions à peine suffisantes, avaient entrepris à pied, sur la glace, les neuf cent cinquante kilomètres qui les séparaient de Dyea.

Dans le bar bien chauffé, la Fumée vit entrer le Courtaud, qui semblait de joyeuse humeur.

« La vie n’a pas d’attrait sans whisky ni sucre, dit le Courtaud en guise de salutations ; en même temps il ôtait de sa moustache dégelée des morceaux de glace qu’il envoyait cliqueter sur le plancher.

— Et du sucre, je viens justement d’en trouver dix-huit livres. Le type ne m’a pris que trois dollars la livre. Et toi, as-tu eu la veine ?

— Oh ! je ne suis pas resté à rien faire, répondit la Fumée avec fierté. J’ai acheté cinquante livres de farine ; et il y a un bonhomme au Creek d’Adam qui m’en a promis cinquante autres demain matin.

— Superbe ! Pour sûr nous aurons de quoi vivre jusqu’au dégel du fleuve. Dis donc, la Fumée, la meilleure affaire de tout ça, c’est nos chiens. Un acheteur m’a offert de les prendre tous les cinq à deux cents dollars pièce. Je lui ai dit qu’il n’y avait rien de fait. Pour sûr, ils ont augmenté de valeur depuis qu’ils ont de la viande à se mettre sous la dent ; tout de même, ça fait mal au cœur de nourrir des chiens avec de la mangeaille qui vaut deux dollars et demi la livre. Viens-tu prendre un verre ? Je veux fêter ces dix-huit livres de sucre. »

Plusieurs minutes après, comme il pesait de la poudre d’or pour payer les consommations, il se frappa le front.

« J’avais complètement oublié le type que je dois rencontrer au Tivoli. Il a du lard avarié qu’il liquiderait à un dollar et demi la livre. Nous pourrons nourrir les chiens avec, et économiser un dollar par jour sur la note d’entretien de chacun. À tout à l’heure !

— À tout à l’heure ! répondit la Fumée. Je rentre à la cabane me coucher. »

À peine le Courtaud venait-il de partir qu’un homme vêtu de fourrures franchit la double porte capitonnée, et son visage s’éclaira lorsqu’il aperçut la Fumée. Celui-ci reconnut Breck, dont il avait piloté le bateau à travers les rapides.

« J’ai entendu dire que vous étiez en ville, dit rapidement Breck en lui serrant la main. Il y a une demi-heure que je vous cherche. Sortez avec moi, j’ai à vous parler. »

La Fumée regarda avec regret le poêle rouge et ronflant.

« Pourquoi pas ici ?

— Non, c’est une affaire importante. Sortons un instant. »

Sitôt dehors, la Fumée ôta une de ses moufles, enflamma une allumette et regarda le thermomètre pendu près de la porte. Il se reganta vivement : le froid le brûlait. Au-dessus de leurs têtes une aurore boréale étageait ses arches flamboyantes, et dans la ville résonnaient les hurlements lugubres de milliers de chiens-loups.

« Combien marque-t-il ? demanda Breck.

— Seize au-dessous. »

Kit cracha à titre d’expérience, et l’on entendit la salive craquer en l’air.

« Et le thermomètre n’est certainement pas au fixe. Il descend tout le temps. Il marquait seulement onze voilà une heure. Ce n’est pas une baisse, c’est une dégringolade, une ruée.

— C’est précisément d’une ruée que je veux vous entretenir, murmura Breck avec précaution, en jetant des regards inquiets autour de lui pour s’assurer qu’aucune oreille indiscrète n’était à portée. Vous connaissez la rivière de la Squaw ? Elle se jette dans le Yukon, sur l’autre rive, à cinquante kilomètres en amont.

— Rien à faire par là, déclara Belliou. Il y a des années qu’elle a été fouillée.

— Comme tous les autres terrains riches. Écoutez-moi : c’est une grosse affaire. Rien qu’une profondeur de deux mètres cinquante à sept mètres pour trouver la roche. Il n’y aura pas un des lots revendiqués qui ne vaille un demi-million. C’est un secret absolu. Deux ou trois de mes meilleurs amis me l’ont confié. J’ai prévenu ma femme que je voulais vous trouver avant de partir. Maintenant, au revoir. Mon équipement est caché plus bas sur la rive. De fait, quand on m’a averti, on m’a fait promettre de ne pas quitter Dawson avant que les gens ne fussent couchés. Vous savez ce qui en résulterait si on vous voyait équipés pour une ruée. Allez chercher votre associé et suivez-nous. Vous devriez pouvoir jalonner le quatrième ou cinquième lot à partir de celui de la Découverte. N’oubliez pas : la rivière de la Squaw. C’est la troisième après avoir passé la rivière de Norvège.

II

En rentrant dans la petite cabane située au flanc de la montagne encadrant Dawson, la Fumée entendit un ronflement familier et secoua l’épaule du Courtaud

« Ouais ! marmotta celui-ci, va te coucher ! Je ne suis pas de service de nuit, remarqua-t-il ensuite ; et comme la poigne insistait avec plus de vigueur : Raconte tes peines au bistro.

— Entre dans tes frusques, dit la Fumée. Nous partons jalonner un couple de lots aurifères. »

Le Courtaud s’assit et se mit à tonner.

Mais la Fumée lui posa la main sur la bouche.

« Chut ! avertit-il. C’est un gros gîte. Pas besoin d’éveiller les voisins. Tout Dawson est endormi.

— Euh ! c’est à voir. Personne ne parle d’un bon filon, pour sûr. Seulement, c’est épatant comme tout le monde trouve la piste quand même.

— C’est à la rivière de la Squaw, murmura la Fumée. Le tuyau est sérieux. C’est Breck qui me l’a donné. La roche a peu de profondeur, et de l’or sous les racines de l’herbe. Amène-toi. Nous prenons chacun un petit paquet en bandoulière, et en route ! »

Le Courtaud ferma les yeux et se rendormit. L’instant d’après, ses couvertures s’envolaient.

« Si tu n’en veux pas, moi j’en veux, dit la Fumée en guise d’explication. »

Le Courtaud suivit ses couvertures et commença à s’habiller.

« Prenons-nous les chiens ? demanda-t-il.

— Non. La piste d’ici à la rivière n’est sûrement pas battue et nous irons plus vite sans eux.

— Alors je vais leur jeter une portion, et il faudra qu’elle dure jusqu’à notre retour. N’oublie pas d’emporter de l’amadou et une chandelle. »

Le Courtaud ouvrit la porte, et ayant senti la morsure du froid, se recula pour abaisser ses oreillères et mettre ses moufles.

Il rentra cinq minutes après en se frottant vigoureusement le nez.

« Pour sûr, la Fumée, cette course-là n’est pas du tout de mon goût. Le temps est froid comme pouvaient l’être les portes de l’enfer mille ans avant que le premier feu ne fût allumé. En outre, c’est un vendredi treize, et il nous arrivera des aventures, pour sûr et certain. »

Portant sur le dos leur petit équipement de course, ils fermèrent la porte derrière eux et descendirent la montagne. L’aurore boréale avait terminé son feu d’artifice. Seules les étoiles palpitaient dans le grand froid, et leur obscure clarté rendait la marche incertaine. À un détour du sentier, le Courtaud s’enlisa dans la neige épaisse, et sa voix s’éleva pour bénir le jour de la semaine, le quantième du mois et la date de l’année.

« Tu ne peux donc pas te taire ? gronda la Fuméee. Laisse l’almanach tranquille. Tu vas mettre tout Dawson en éveil et nous l’amener sur le dos.

— Euh ! Regarde la lumière de cette cabane… et dans cette autre, là-bas. Et écoute cette porte qu’on ferme. Oh ! pour sûr, Dawson est endormi. Ces lumières-là ? C’est pour veiller un mort. Il n’y a pas de ruée, je le parierais sur ta vie. »

Quand ils atteignirent le pied de la montagne et se trouvèrent en pleine ville, des clartés jaillissaient aux fenêtres, des portes battaient de tous côtés, et derrière eux surgissait le bruit de nombreux mocassins frappant la neige battue. Le Courtaud lâcha une réflexion.

« C’est fantastique comme il y a du monde à cet enterrement ! »

Ils dépassèrent un homme qui, debout près du sentier, en appelait un autre à voix basse et inquiète :

« Oh ! Charlot, dépêche-toi ! »

« Tu as vu le fourniment qu’il avait sur le dos, la Fumée ? Le cimetière doit être loin quand les gens du cortège sont obligés d’emporter leurs couvertures ! »

Lorsqu’ils s’engagèrent dans la rue principale, une centaine d’hommes étaient à la file derrière eux, et ils en entendaient d’autres accourir pendant qu’à la douteuse clarté stellaire ils cherchaient le sentier qui descendait vers la rivière. Tout à coup le Courtaud glissa et tomba dans la neige molle au fond d’un ravin de dix mètres. La Fumée le suivit et culbuta pardessus au moment où il se relevait.

« C’est moi qui l’ai trouvé le premier, bredouilla L’autre en ôtant ses moufles pour en secouer la neige entrée dans les parements. »

L’instant d’après ils durent jouer des pieds et des mains pour se soustraire au rude choc des corps qui dégringolaient à leur suite.

Au moment du gel, un tassement s’était produit en cet endroit, et un labyrinthe de glaçons se dressait sous la neige. À la suite de faux pas pénibles et réitérés, la Fumée tira sa bougie et l’alluma, et ceux qui venaient derrière saluèrent de leurs acclamations ce lumignon qui brûlait tranquillement dans l’air immobile. La Fumée prit les devants et marcha plus vite.

« Pour sûr, c’est une ruée, déclara le Courtaud, à moins que tous ces gens-là ne soient des somnambules.

— En tout cas, nous sommes en tête de la procession, répondit la Fumée.

— Oh ! je n’en sais rien. C’est peut-être un ver luisant que j’aperçois là-bas, et celui-là et cet autre encore. Regarde-les et crois-moi. Il y a une belle queue devant nous. »

Il fallait traverser un kilomètre et demi de glace brisée pour atteindre la rive Ouest du Yukon, et les chandelles vacillaient sur toute la longueur de cette piste capricieuse. Derrière eux, d’autres lumières scintillaient jusqu’au sommet de la rive qu’ils venaient de descendre.

« Dis donc, la Fumée, ce n’est pas une ruée, c’est une esq… un eks… un exode. Il doit y avoir un millier d’hommes devant nous et dix mille derrière. Maintenant, écoute un peu ton oncle. Ma médecine est bonne. Quand j’ai le cafard, il y a pour sûr un motif. Nous sommes mal embarqués pour cette excursion. Retournons dormir.

— Tu ferais mieux d’épargner ton souffle si tu veux tenir le pas, répliqua la Fumée d’un ton bourru.

— Euh ! j’ai les jambes courtes, mais je m’abstiens de raidir les jarrets et de fatiguer mes muscles, et pour sûr je pourrais dépasser tous ces individus ici sur la glace. »

La Fumée savait qu’il disait vrai, ayant depuis longtemps apprécié les qualités extraordinaires de son camarade comme marcheur.

« Je me retenais pour te donner une chance de me suivre, plaisanta la Fumée.

— Et je te marche en plein sur les talons. Si tu ne peux faire mieux, laisse-moi passer devant et régler l’allure. »

La Fumée pressa le pas et eut bientôt rattrapé la bande la plus voisine.

« Un coup de collier, la Fumée, exhorta l’autre. Passe par-dessus ces cadavres ambulants. Ceci n’est pas un enterrement ordinaire. Arpente la neige comme si tu allais quelque part. »

La Fumée compta dans cette bande huit hommes et deux femmes, et ils en dépassèrent une autre de vingt personnes avant d’avoir traversé la glace tassée. À quelques pas de la rive Ouest, le sentier tournait au Sud et se prolongeait sur de la glace unie, mais recouverte de cinquante à soixante centimètres de neige. Sur cette marge courait la piste à traîneaux, ruban de neige durcie de soixante-cinq centimètres de large à peine. De chaque côté on enfonçait au moins jusqu’aux genoux. Les gens qu’ils rattrapaient n’étaient guère disposés à leur céder le pas, et plus d’une fois la Fumée et le Courtaud durent faire le plongeon, patauger de toutes leurs forces pour les dépasser.

À ceux qui manifestaient leur ressentiment d’être dépassés, le Courtaud répondait sur le même ton.

« Pourquoi êtes-vous si pressés ? demanda l’un d’eux.

— Et vous ? répondit-il. Une ruée est partie de la rivière Indienne hier après-midi et vous a coupé l’herbe sous le pied. Il ne reste plus de lots.

— S’il en est ainsi, raison de plus, pourquoi êtes-vous si pressé ?

— Qui ? Moi ? Je ne suis pas un chercheur d’or. Je suis un fonctionnaire en mission. Je vais faire le recensement à la rivière de la Squaw. »

À un autre, qui l’avait accueilli par cette apostrophe : « Où vas-tu, petit ? Est-ce que vraiment tu espères jalonner un lot ? » le Courtaud répondit :

« C’est moi qui ai découvert la rivière de la Squaw, et je reviens de faire enregistrer mon lot pour qu’il ne puisse m’être soufflé par quelque sale Chéchaquo. »

En terrain plat, la vitesse moyenne des concurrents était de cinq kilomètres à l’heure. La Fumée et le Courtaud en faisaient six et demi ; par instants, ils allaient plus vite et prenaient même le pas de course.

« Je vais t’user les pieds, le Courtaud, disait la Fumée en guise de défi.

— Bah ! en marchant sur les moignons, je pourrais encore fatiguer les talons de tes mocassins. Mais c’est peine perdue. J’ai fait mes calculs. Les lots de la rivière sont de cent-soixante cinq mètres chacun. Mettons qu’il y en ait six au kilomètre. Nous avons devant nous un millier de concurrents, et la rivière n’a pas cent cinquante kilomètres de long. Certains resteront le bec dans l’eau, et il me semble bien que toi et moi sommes de ceux-là. »

Avant de répondre, la Fumée redoubla le pas d’une façon inattendue, si bien que le Courtaud se trouva distancé de deux mètres.

« Si tu épargnais ton souffle au lieu de rester à la traîne, nous aurions vite dépassé quelques unités de ce millier-là, dit la Fumée, railleur.

— Qui ça ? moi ? Ôte-toi seulement de mon chemin et je te montrerai ce que c’est que de tricoter des jambes. »

La Fumée se mit à rire, et pressa l’allure de nouveau. Toute l’aventure avait changé d’aspect à ses yeux, et il ruminait dans son cerveau une expression de philosophie technique, la « transmutation des valeurs ». En fait, il tenait moins à s’assurer une fortune qu’à battre le Courtaud. Après tout, se disait-il, ce n’est pas l’enjeu qui compte, mais bien le jeu lui-même. Ses muscles et son esprit, son énergie et son âme se trouvaient provoqués dans cette lutte avec un homme qui n’avait jamais pâli sur les livres, qui ne savait pas distinguer un ragtime d’un grand opéra, ni une engelure d’une épopée.

« Le Courtaud, je te dame le pion jusqu’à la gauche. J’ai reconstruit toutes les cellules de mon corps depuis mon débarquement sur la grève de Dyea. Ma viande est filandreuse comme de la corde à fouet, âcre et tenace comme la morsure d’un serpent à sonnettes. Voilà quelques mois, j’aurais voulu me taper dans le dos pour exprimer des choses pareilles, mais je n’aurais pu les mettre sur le papier. Il me fallait les éprouver d’abord, et maintenant que je les vis, je n’ai pas besoin de les écrire. Je suis en vrai tissu, rude et hérissé, et pas un montagnard ne peut se frotter à moi sans que je lui rende sa frottée avec usure. Maintenant, passe devant et mène le train pendant une demi-heure. Quand tu auras fait de ton mieux, je prendrai la tête et je t’offrirai une demi-heure de mieux encore.

— Euh ! ricana le Courtaud de bonne humeur. Et dire que si on lui pressait le nez, il en sortirait encore du lait ! Ôte-toi de mon chemin et laisse ton père t’apprendre à marcher. »

De demi-heure en demi-heure, chacun servait d’entraîneur à son tour. Ils parlaient peu. L’exercice les tenait chauds, bien que leur haleine gelât sur leurs visages, des lèvres au menton. Le froid était si intense qu’ils se frictionnaient presque continuellement le nez et les joues avec leurs moufles ; quelques minutes de relâche suffisaient pour que la chair s’engourdît, et il fallait les efforts les plus vigoureux pour y ramener l’ardente piqûre de la circulation.

Plus d’une fois ils se crurent arrivés en tête de file, mais toujours ils rejoignaient de nouveaux concurrents partis avant eux. De temps en temps des groupes essayaient de suivre leur allure, mais régulièrement ils se décourageaient au bout de deux ou trois kilomètres, et les ténèbres se refermaient sur eux.

« Nous autres, nous avons battu la piste tout l’hiver, commentait le Courtaud, et ces gaillards-là, amollis par les loisirs de leurs cabanes, ont le toupet de croire qu’ils peuvent marcher de pair avec nous. Si leur levure était de bonne qualité, ce serait différent ; car, pour sûr, le propre d’une bonne levure, c’est de faire lever les pattes. »

À un moment donné, la Fumée frotta une allumette pour consulter sa montre. Il ne renouvela pas l’expérience, la morsure du gel sur ses mains nues avait été si prompte qu’il fallut une demi-heure pour les faire revenir à l’état normal.

« Quatre heures, dit-il en remettant ses moufles, et nous en avons déjà dépassé trois cents.

— Trois cent trente-huit, rectifia le Courtaud. Ma comptabilité est à jour. Débarrassez le chemin, noble étranger. Laissez galoper quelqu’un qui sait ce que c’est qu’une ruée. »

Ces derniers mots s’adressaient à un homme, évidemment à bout de forces, qui pouvait à peine soulever ses pieds et bloquait la piste. Celui-ci et un autre furent les deux seuls traînards qu’ils rencontrèrent, car ils étaient tout près de la tête de la colonne.

Ce n’est que plus tard qu’ils entendirent raconter toutes les horreurs de cette nuit. Des hommes, contraints de s’asseoir par la fatigue, ne s’étaient jamais relevés. Sept furent gelés à mort, et de nombreuses amputations de doigts et d’orteils, et même de pieds, furent pratiquées dans les hôpitaux de Dawson. Car entre toutes les nuits de l’année, la ruée s’était produite précisément dans la plus froide. Un peu avant l’aurore, les thermomètres à esprit-de-vin marquèrent cinquante-six degrés au-dessous de zéro. Et, à peu d’exceptions près, les hommes dont se composait la ruée étaient de nouveaux venus dans le pays, qui ne connaissaient pas les périls du froid.

Quelques minutes après, ils rencontrèrent l’autre épave humaine ; elle leur fut révélée par un rayon d’aurore boréale qui jaillissait de l’horizon au zénith comme le faisceau d’un projecteur. L’homme était assis sur un morceau de glace, près de la piste.

« Trotte, frère Jacques ! cria joyeusement le Courtaud. Dépêche-toi ! Si tu restes là, tu vas geler. »

Ne recevant pas de réponse, ils s’arrêtèrent, pour voir ce qu’il y avait.

« Raide comme un piquet, fut le jugement du Courtaud. Si tu le poussais un peu fort, il se casserait.

— Regarde s’il respire », dit la Fumée, qui, s’étant déganté, cherchait le cœur de l’homme sous la fourrure et le lainage.

Le Courtaud souleva un rabat de sa casquette et se pencha vers les lèvres glacées.

« Pas de souffle, déclara-t-il.

— Ni de battement de cœur », ajouta la Fumée.

Il reganta sa main et la battit vigoureusement pendant une minute avant de l’exposer au gel pour enflammer une allumette. C’était un homme âgé, et il était incontestablement mort. À la lueur, ils entrevirent une longue barbe grise chargée de glaçons jusqu’aux narines, des joues blanches de givre et des yeux fermés dont les cils étaient scellés de glace. Puis l’allumette s’éteignit.

« En route, dit le Courtaud, en se frottant l’oreille. Nous ne pouvons rien pour le pauvre diable. Et pour sûr je me suis gelé l’oreille : toute la peau va tomber, et elle sera écorchée pendant une semaine. »

Quelques instants plus tard, une banderole flamboyante, versant dans les cieux sa palpitation lumineuse, leur révéla, à cinq cents mètres en avant, deux silhouettes sur la glace. Au-delà, sur quinze cents mètres de distance, rien ne bougeait.

« Ce sont ceux-là qui mènent la procession, dit la Fumée, tandis que l’obscurité retombait. Essayons de les rejoindre. »

Au bout d’une demi-heure, comme ils ne les avaient pas encore rattrapés, le Courtaud prit le pas gymnastique.

« Si nous les rejoignons, nous ne les dépasserons pas, haleta-t-il. Bon Dieu, quelle allure ! des dollars contre des pets de nonne que ce ne sont pas des Chéchaquos. ce sont de vraies Pâtes-aigres ; tu peux tabler là-dessus. »

La Fumée était devant quand ils finirent par les revoir, et il fut heureux de reprendre haleine, au pas accéléré, sur leurs talons. Presque tout de suite, il eut l’impression que la personne la plus rapprochée de lui était une femme. Il n’aurait pu dire d’où lui venait cette idée. Encapuchonnée et emmitouflée de fourrures, c’était une forme vague comme toutes les autres ; et, pourtant, elle lui semblait familière.

Le prochain flamboiement de l’aurore boréale lui laissa entrevoir des pieds minuscules chaussés de mocassins. Mais, de plus, il reconnut entre toutes la démarche qu’il avait naguère résolu de ne jamais oublier.

« Ça, pour sûr, c’est une marcheuse, lui confia le Courtaud d’une voix rauque. Je parierais que c’est une Indienne.

— Comment allez-vous, mademoiselle Gastell ? héla La Fumée.

— Comment allez-vous ? répondit-elle en tournant la tête pour jeter un rapide coup d’œil. Il fait trop sombre pour voir. Qui êtes-vous ?

— La Fumée. »

Un rire frais s’égrena dans la gelée, et c’était certainement le plus joli gazouillis qu’il eût entendu de sa vie.

« Alors, êtes-vous marié et avez-vous élevé tous les enfants dont vous parliez ? »

Sans lui laisser le temps de répondre, elle continua :

« Combien de Chéchaquos y a-t-il en arrière ?

— Plusieurs milliers, je crois. Nous en avons passé plus de trois cents. Et ils ne perdaient pas de temps.

— C’est la vieille histoire, dit-elle avec amertume. Les nouveaux venus s’emparent des gîtes riches, et les vieilles barbes qui ont eu l’audace et tous les déboires, ceux qui ont créé le pays, n’ont rien. Ce sont des vieux de la vieille qui ont découvert la rivière de la Squaw — je me demande comment la découverte a transpiré — et ils en ont fait parvenir l’avis à tous les durs à cuire du Sea-Lion. Mais cette localité est à quinze kilomètres au-delà de Dawson, et quand ils arriveront ils trouveront la rivière jalonnée jusqu’à l’horizon par les Chéchaquos de Dawson. Ce n’est pas bien, ce n’est pas juste, cette persistance de déveine !

— C’est certainement déplorable, sympathisa la Fumée. Mais je veux bien être pendu si je vois ce que vous pouvez y faire. Premier arrivé, premier servi, vous savez !

— Je voudrais bien pouvoir y remédier, riposta-t-elle avec la vivacité de l’éclair. Qu’ils gèlent tous sur la piste, ou qu’il leur arrive quelque chose de terrible, pourvu que la ruée du Sea-Lion arrive la première.

— Vous êtes tout de même dure pour nous, dit-il en riant.

— Ce n’est pas cela, répondit-elle vivement. Je les connais individuellement, tous ceux du Sea-Lion, et ce sont des hommes. Ils ont crevé de faim dans ce pays au temps passé, et travaillé comme des géants pour le développer. J’en ai vu de dures en leur compagnie sur le Koyokuk quand j’étais petite fille. J’ai subi avec eux la famine du Birch Creek, et celle de Forty Mile. Ce sont des héros qui mériteraient une récompense, et pourtant voilà des milliers de bleus et de mollassons qui ont des kilomètres d’avance sur eux. Et maintenant, si vous voulez bien me pardonner cette tirade, j’épargnerai mon souffle, car, d’un moment à l’autre, vous et tout le reste, allez peut-être essayer de nous dépasser, papa et moi. »

Pendant une heure environ, aucune autre parole ne fut échangée entre Joy et la Fumée ; mais, à un moment, il remarqua qu’elle et son père s’entretenaient à voix basse.

« Je les reconnais à présent, dit le Courtaud à la Fumée ; c’est le vieux Louis Gastell ; et c’est de la bonne marque. Ça doit être sa fillette. Il est venu dans le pays voilà si longtemps que personne ne peut se rappeler quand, et il a amené la petite, tout à fait bébé. Lui et Beetles s’étaient associés pour le commerce et ce sont eux qui ont lancé le premier méchant petit bateau à vapeur sur le Koyokuk.

— Je ne suis pas d’avis que nous essayions de les dépasser, déclara la Fumée. Nous sommes en tête de la ruée, et il n’y a que nous quatre. »

Le Courtaud était dans les mêmes dispositions, et une heure se passa en silence à arpenter régulièrement le terrain. À 7 heures, l’obscurité fut rompue par un dernier déploiement de l’aurore boréale, qui leur permit d’apercevoir à l’Ouest une large déchirure entre les montagnes couvertes de neige.

« La rivière de la Squaw ! s’écria Joy.

— On n’a pas flâné ! dit le Courtaud, exultant. D’après mes calculs, nous ne devions pas y être avant une demi-heure au moins. J’ai dû allonger les jambes. »

À cet endroit, la piste de Dyea, obstruée par un tassement de glaçons, tournait court à travers le Yukon vers la rive orientale. Ils durent abandonner cette sente fréquentée et bien tassée, franchir les glaçons amoncelés, et prendre une autre piste qui vaguait imprécise et à peine durcie sur la rive Ouest.

Louis Gastell marchait en tête : soudain il glissa dans l’obscurité sur la glace raboteuse. Ils le virent s’asseoir, se tenant la cheville à deux mains. Il fit des efforts pour se remettre sur pied et continuer sa route, mais il n’avançait plus que lentement et boitait ostensiblement. Au bout de quelques minutes, il s’arrêta net.

« C’est inutile, dit-il à sa fille. Je me suis donné une entorse. Va devant et jalonne pour moi comme pour toi.

— Pouvons-nous vous aider de quelque façon ? » demanda la Fumée.

Louis Gastell secoua la tête.

« Elle aura presque aussi vite fait de délimiter deux lots qu’un seul. Je vais grimper sur la rive, allumer du feu et me bander la cheville. Tout ira bien. Continue ton chemin, Joy. Marque notre lot au-dessus de celui de la Découverte ; le terrain est plus riche par en haut.

— Voici de l’amadou, dit la Fumée, partageant sa provision en deux parts égales. Nous prendrons soin de votre fille. »

Louis Gastell éclata d’un rire bourru.

« Merci tout de même, dit-il, mais elle est capable de prendre soin d’elle-même. Suivez-la et vous la verrez à l’œuvre.

— Vous permettez que je passe devant ? demanda-t-elle à la Fumée, en prenant la tête. Je connais le pays mieux que vous.

— Conduisez-nous, Mademoiselle, répondit galamment la Fumée ; je suis pourtant d’accord avec vous : c’est honteux de voir que tous ces Chéchaquos comme nous vont battre la bande du Sea-Lion. N’y a-t-il pas un moyen de les semer en route ? »

Elle hocha la tête.

« Nous ne pouvons pas cacher nos traces, et ils nous suivront comme des moutons. »

Au bout de cinq cents mètres, elle obliqua brusquement vers l’Ouest. La Fumée remarqua qu’ils marchaient dans de la neige non tassée, mais ni lui ni le Courtaud ne s’aperçurent que la piste indécise qu’ils avaient suivie jusque-là continuait vers le Sud.

S’ils eussent été témoins de la conduite subséquente de Louis Gastell, l’histoire du Klondike aurait été écrite différemment. Ils auraient vu ce vieux de la vieille, qui ne boitait plus du tout, courir à leur suite le nez sur sente, comme un chien de chasse. Ils l’auraient vu fouler aux pieds et élargir le contour de l’angle qu’ils venaient de faire vers l’Ouest. Enfin ils l’auraient vu poursuivre son chemin sur la vieille piste imprécise qui continuait au Sud.

Il y en avait bien une qui remontait leur rivière, mais elle était si légère qu’ils la perdaient constamment dans l’obscurité. Au bout d’un quart d’heure, Joy Gastell consentit à rester en arrière et à laisser les deux hommes frayer tour à tour leur chemin dans la neige. La lenteur avec laquelle ils procédaient permit à toute la ruée de les rattraper, et quand le jour parut, vers 9 heures, une file ininterrompue serpentait derrière eux à perte de vue. Les yeux noirs de Joy étincelèrent à ce spectacle.

« Depuis combien de temps avons-nous commencé à remonter le ruisseau ? demanda-t-elle.

— Deux bonnes heures, répondit la Fumée.

— Deux, et deux pour retour en font quatre, dit-elle en riant. La ruée du Sea-Lion est sauvée. »

Un vague soupçon traversa l’esprit de la Fumée. Il s’arrêta et la regarda en face.

« Je ne comprends pas, dit-il.

— Naturellement. Je vais vous expliquer. C’est ici la rivière de Norvège. Celle de la Squaw est la prochaine au Sud. »

La Fumée, pendant un instant, eut la parole coupée.

— « Vous l’avez fait exprès ? demanda le Courtaud.

— Je l’ai fait pour donner une chance aux vieux de la vieille. »

Elle éclata d’un rire moqueur. Les deux hommes se regardèrent en grimaçant, et finirent par rire aussi.

« Je vous battrais volontiers, si les femmes n’étaient pas si rares dans le pays, affirma le Courtaud.

— Alors, votre père ne s’est pas foulé le pied : il a attendu que nous fussions hors de vue et a continué tout droit ? » demanda la Fumée.

Elle fit oui de la tête.

« Et vous avez servi d’appât ? »

Elle renouvela son geste, et cette fois le rire de la Fumée sonna clair et sincère. C’était la gaieté spontanée d’un homme franchement battu.

« Pourquoi ne vous mettez-vous pas en colère après moi ? demanda-t-elle d’un air lamentable. Oui, pourquoi ne me corrigez-vous pas ?

— Ma foi, nous pourrions aussi bien retourner sur nos pas, suggéra le Courtaud pour toute réponse. J’attrape froid aux pieds à rester là. »

La Fumée hocha la tête.

« Cela ferait quatre heures de perdues. Nous devons avoir remonté douze à treize kilomètres le long de ce ruisseau, et je puis voir d’ici qu’il fait un long détour vers le Sud. Nous allons le suivre, puis traverser la ligne de partage n’importe où et nous déboucherons sur la rivière de la Squaw quelque part au-dessus de la Découverte. »

Il regarda Joy.

« Ne voulez-vous pas venir avec nous ? J’ai dit à votre père que nous prendrions soin de vous.

— Moi !… — Elle hésita. — Je… je veux bien, si cela ne vous fait rien. »

Elle le regarda bien en face, et son visage n’était plus ni défiant, ni moqueur.

« Vraiment, monsieur la Fumée, vous me faites presque regretter ce que j’ai fait. Mais il fallait bien que quelqu’un sauvât les vieux de la vieille.

— Je m’aperçois que les ruées sont tout au plus des expéditions sportives.

— Et moi je m’aperçois que vous êtes tous deux de fameux joueurs à ce jeu-là. Elle ajouta, avec une ombre de regret ! Quel dommage que vous ne soyez pas des vieux de la vieille ! »

Pendant deux heures encore ils suivirent le lit gelé de la rivière de Norvège, puis tournèrent dans une gorge sauvage et longèrent un mince affluent venant du Sud. À midi, ils commencèrent l’ascension des hautes montagnes. Derrière eux, en bas, la longue file des chercheurs d’or était en train de se briser : des colonnes de fumée, s’élevant de place en place, indiquaient qu’ils dressaient leurs campements.

Pour eux-mêmes l’avance était pénible. Vautrés dans la neige jusqu’à la ceinture, ils étaient obligés de s’arrêter tous les deux ou trois mètres pour respirer. Le Courtaud fut le premier à réclamer une halte.

« Nous sommes sur la piste depuis plus de douze heures, dit-il. La Fumée, je ne cache pas que je suis bel et bien fatigué. Et toi aussi, hein ? Pour sûr, je pourrais me cramponner à ce travail-là comme un Indien affamé à un morceau de viande d’ours. Mais la pauvre fille que voilà ne gardera pas longtemps ses jambes si elle ne se met pas quelque chose dans l’estomac. Voici un endroit où nous pourrions construire un feu. Qu’en dis-tu ? »

Ils s’y prirent avec tant de rapidité, d’adresse et de méthode pour établir ce campement temporaire, que Joy, tout en les observant avec des yeux jaloux, dut s’avouer que des vieux de la vieille n’auraient pas fait mieux. Des branches de sapin, sur lesquelles ils étendirent une couverture, fournirent un lit pour le repos et du combustible pour les opérations culinaires. Et ils eurent soin de ne pas s’exposer à la chaleur du foyer avant de s’être impitoyablement frotté le nez et les joues.

La Fumée cracha en l’air, et le craquement de la salive immédiat lui fit hocher la tête.

« C’est à désespérer, dit-il. Je n’ai jamais vu un froid pareil.

— Un hiver, sur le Koyokuk, le thermomètre est descendu à soixante-cinq au-dessous, dit Joy. Il est au moins à cinquante-cinq ou soixante en ce moment, et je crois bien avoir les joues gelées : elles me brûlent comme du feu. »

Sur cette pente raide de la montagne, il n’y avait pas de glace, mais la neige y était fine et dure comme du sucre cristallisé ; ils en versèrent des quantités dans la battée, et la mirent à fondre pour le café. La Fumée fit frire du lard et dégeler des biscuits. Le Courtaud entretint le feu. Joy dressa le couvert : il était rudimentaire, composé de deux assiettes, deux tasses, deux cuillères, une boîte de poivre et de sel mélangés, et une de sucre. Joy et la Fumée durent manger à la même assiette et boire à la même tasse.

Il était près de 2 heures de l’après-midi quand ils franchirent la crête et commencèrent à descendre un petit affluent de la rivière de la Squaw.

Au début de l’hiver, quelque chasseur d’élans avait tracé une piste dans le cañon ; c’est-à-dire qu’en montant et en descendant il marchait toujours dans ses propres empreintes. Ainsi s’était formée, invisible sous les chutes récentes, une ligne irrégulière de petits monticules tassés, sur lesquels le pied pouvait trouver un point d’appui. Mais si l’on en manquait un, on plongeait dans la neige molle et il s’ensuivait généralement une chute. En outre, ce chasseur avait dû posséder des jambes d’une longueur exceptionnelle.

Belliou fit frire le lard et Courtaud entretint le feu.
Belliou fit frire le lard et Courtaud entretint le feu.

Joy, maintenant, désirait ardemment que les deux hommes pussent jalonner un lot et craignait qu’ils ne ralentissent le pas en considération de sa fatigue manifeste. Elle insista pour prendre la tête. La rapidité et l’habileté avec lesquelles elle se tira de ce passage difficile provoquèrent l’admiration sans réserve de Courtaud.

« Regarde-la donc ! cria-t-il. Ça, c’est de la vraie Pâte-aigre. Regarde ses mocassins se balancer. Pas de talons hauts, ici : elle se sert des jambes que le bon Dieu lui a données. C’est la vraie squaw qu’il faudrait pour un chasseur d’ours. »

Elle se retourna pour lui lancer un sourire de remerciement dont la Fumée eut sa part.

Arrivés au bord de la Squaw, ils se retournèrent et virent la ruée qui s’égrenait en descendant péniblement la pente.

Ils déboulèrent sur la rive jusqu’au lit de la rivière. Gelée d’un seul bloc jusqu’au fond, elle avait une largeur de sept à dix mètres et courait entre des talus d’alluvion de deux mètres à deux mètres cinquante de haut. Aucune trace récente n’avait dérangé la neige qui recouvrait la glace ; ils en conclurent qu’ils étaient en amont du lot de la Découverte et des derniers jalonnements des prospecteurs du Sea-Lion.

« Attention aux sources ! avertit Joy, quand la Fumée prit la tête pour descendre la rivière. À vingt et un degrés au-dessous de zéro, si vous faites un trou, vous y perdrez certainement les pieds. »

Ces sources, communes à presque tous les cours d’eau du Klondike, ne tarissent jamais, même aux plus basses températures. L’eau coule des rives et s’amasse en petites mares garanties du froid par les gels postérieurs de leur surface et les nouvelles chutes de neige. En marchant sur la neige sèche, on est exposé à passer à travers cette croûte de glace de trois centimètres d’épaisseur et à s’enfoncer jusqu’aux genoux dans l’eau. En cinq minutes, si l’on ne peut enlever les vêtements mouillés, on est condamné à l’amputation des membres inférieurs.

Bien qu’il fût seulement 3 heures de l’après-midi, le long crépuscule des régions arctiques étendait déjà sa grisaille. Ils se mirent à chercher sur l’une des deux rives un arbre marqué au feu, qui devait leur indiquer le jalon central du dernier lot délimité. Joy, dans son ardeur impulsive, fut la première à le trouver. Elle s’élança en avant de la Fumée en criant :

« Quelqu’un a passé ici. Voyez la neige. Cherchez l’arbre flambé. Tenez, le voilà ! Regardez ce sapin. »

Tout à coup, elle disparut dans la neige jusqu’à la taille

« Ça y est ! dit-elle piteusement. Puis aussitôt elle s’écria : N’approchez pas, je vais m’en tirer seule ! »

Pas à pas, brisant au fur et à mesure la mince couche de glace dissimulée sous la neige sèche, elle regagna le terrain solide. La Fumée, sans l’attendre, s’était élancé vers la rive où des branchettes et brindilles sèches, logées dans la broussaille par les crues de printemps, n’attendaient qu’une allumette. Au moment où elle arriva près de lui, un feu bien construit jetait ses premières flammes.

« Asseyez-vous », ordonna-t-il.

Elle s’assit docilement dans la neige. Il défit son paquet et étendit une couverture sous ses pieds. D’en haut leur parvinrent les voix des chercheurs d’or qui les suivaient.

« Que le Courtaud jalonne, dit-elle vivement

— Vas-y, le Courtaud ! cria la Fumée en s’attaquant aux mocassins déjà gelés. Compte trois cent trente mètres et place les deux jalons centraux. Nous pourrons fixer plus tard ceux des coins. »

La Fumée trancha les lacets et scia le cuir des mocassins. Ils étaient tellement raidis qu’ils craquaient et cassaient sous la lame. Les chaussettes indiennes et les épais bas de laine n’étaient que des enveloppes de glace. Ses pieds et ses mollets semblaient enfermés dans de la tôle.

« Souffrez-vous ? lui demanda-t-il sans interrompre son travail.

— J’ai les pieds pas mal engourdis. Je ne puis remuer ni sentir mes orteils. Mais tout ira bien. Le feu brûle magnifiquement. Faites attention de ne pas vous geler les mains vous-même. Elles doivent être paralysées à voir la façon dont vous tâtonnez. »

Il se reganta et pendant près d’une minute se battit furieusement les flancs. Dès qu’il sentit le picotement de la circulation, il ôta ses moufles et se remit à arracher, scier et taillader les vêtements gelés. Bientôt apparut la peau blanche d’un pied, puis celle de l’autre, et toute cette chair délicate se trouva exposée à la morsure d’un froid de vingt et un degrés au-dessous de zéro. Puis vinrent les frictions avec de la neige. Il s’en acquitta avec une vigueur et une rudesse cruelles, jusqu’au moment où elle se contracta, se tordit, et réussit enfin à remuer les orteils en criant joyeusement qu’il lui faisait mal.

S’aidant de ses mains, et à moitié traînée par lui, elle s’approcha du feu. Il lui installa les pieds sur la couverture devant la flambée salutaire.

« Il faudra que vous en preniez soin pendant quelque temps », recommanda-t-il.

L’ardeur du foyer lui permit d’ôter ses moufles et de se manipuler les pieds elle-même. Elle le fit avec la prudence d’une initiée, en ayant soin de n’absorber la chaleur que graduellement. Pendant ce temps la Fumée dut s’occuper de ses propres mains, les frottant avec cette neige cristallisée, sèche et dure comme du sable fin. Peu à peu il ressentit dans la chair engourdie les piqûres et les élancements de la circulation ! Il s’empressa alors d’alimenter le feu, puis il déboucla le léger sac qu’elle portait sur le dos et en tira des bas, chaussettes et mocassins de rechange.

Cependant le Courtaud revenait en suivant le lit de la rivière et grimpait près d’eux sur le talus.

« J’ai jalonné mes trois cent trente mètres, proclama-t-il, numéros vingt-sept et vingt-huit. Mais je venais à peine de poser le jalon supérieur de vingt-sept, quand j’ai rencontré le premier type de la bande qui nous suivait. Il prétendait m’empêcher de jalonner le numéro vingt-huit ; et je lui ai dit…

— Oh, oui ! cria Joy. Qu’avez-vous bien pu lui dire ?

— Eh Bien ! je lui ai dit carrément que s’il ne reculait pas de cent soixante mètres, j’écraserais son nez gelé comme une glace à la groseille ou un éclair au chocolat. Il a cédé, et j’ai posé les pieux centraux de deux bons et honnêtes lots de rivière de cent soixante-cinq mètres chacun. Il en a jalonné un autre à la suite, et je crois bien qu’en ce moment la bande a délimité tout le ruisseau de la Squaw jusqu’à sa source, aussi bien que de l’autre côté. Notre lot est en sûreté. Il fait trop noir pour y voir maintenant, mais demain matin nous pourrons poser les jalons latéraux. »

III

Au réveil, ils s’aperçurent qu’un changement de température s’était produit dans la nuit. Le froid sec était fini. Sur leurs couvertures il y avait quinze centimètres de neige cristallisée.

« Bonjour ! Comment vont vos pieds ? » cria la Fumée à Joy Gastell, assise de l’autre côté des cendres du foyer, dans ses enveloppes de fourrure, dont elle avait épousseté soigneusement le givre.

Le Courtaud fit du feu et alla chercher de la glace à la rivière, pendant que la Fumée faisait cuire le déjeuner. Le jour parut comme ils terminaient le repas.

« Va planter les pieux d’angle, la Fumée, dit le Courtaud. Il y a du sable aurifère à l’endroit où j’ai cassé la glace pour faire le café ; je vais faire fondre de l’eau et laver une battée de ce gravier pour essayer notre chance. »

La Fumée s’en alla, la hache à la main, pour placer les pieux. Partant du jalon central en aval du numéro vingt-sept, il traversa à angle droit l’étroite vallée, se dirigeant vers son rebord. Il marchait méthodiquement, presque comme un automate, l’esprit hanté des souvenirs de la nuit. Au bord de la vallée, il ne planta pas le jalon d’angle. Il n’atteignit même pas le bord de la vallée, car il se trouva devant un autre cours d’eau. Surpris, il se repéra sur un saule flambé et un gros sapin facile à reconnaître. Il revint vers la rivière où étaient les jalons centraux. Il en suivit le lit, et s’aperçut qu’il formait une vaste boucle à travers la plaine. Les deux cours d’eau n’en faisaient qu’un. Deux fois il traversa la neige d’un bord à l’autre de la vallée, la première fois en partant du jalon inférieur du lot vingt-sept, la seconde en partant du jalon supérieur du vingt-huit, et il constata que le jalon supérieur de celui-ci était plus bas que le jalon inférieur du premier. Dans la demi-obscurité du crépuscule, le Courtaud avait délimité leurs deux lots sur un fer à cheval.

La Fumée revint à leur petit campement. Le Courtaud, qui achevait de laver une battée de sable, éclata d’enthousiasme en le voyant.

« Nous le tenons, le bon filon ! s’écria-t-il en lui présentant la battée. Regarde ça ! Un vrai mortier d’or ! Il y en a au moins pour deux cents dollars ! La mine est riche jusqu’à la surface du sable. J’ai baratté dans pas mal de placers, mais je n’ai jamais trouvé du beurre pareil. »

La Fumée jeta un coup d’œil indifférent sur l’or brut, s’assit près du feu et se versa une tasse de café. Joy, pressentant que quelque chose allait de travers, le regardait avec des yeux anxieux et interrogateurs. Le Courtaud fut décontenancé par le manque d’entrain de son compagnon.

« Pourquoi n’es-tu pas emballé ? Pourquoi ne piaffes-tu pas ? demanda-t-il. Nous avons là notre fortune toute faite, et tu as une moue de dédain devant des battées de deux cents dollars ! »

La Fumée avala une gorgée de café avant de répondre.

« Le Courtaud, pourquoi nos deux lots ressemblent-ils au canal de Panama ?

— Eh bien ?

— Eh bien ! l’entrée orientale du canal de Panama est à l’Ouest de son entrée occidentale, voilà tout !

— Continue, dit le Courtaud. Je ne saisis pas encore la plaisanterie.

— En un mot, le Courtaud, tu as délimité nos deux lots sur une grande courbe en fer à cheval. »

Le Courtaud posa la « poêle à frire » dans la neige et se redressa.

« Continue, répéta-t-il.

— Le jalon supérieur du vingt-huit est trois mètres trente au-dessous du jalon inférieur du vingt-sept.

— Tu veux dire que nous n’avons rien à nous, la Fumée ?

— Pis que cela : nous avons trois mètres trente de moins que rien. »

Le Courtaud descendit la rive en courant. Cinq minutes après il était de retour. En réponse à un coup d’œil de Joy, il hocha la tête. Sans mot dire, il alla s’asseoir sur un tronc d’arbre et se mit à regarder fixement la neige devant ses mocassins.

« Nous ferions aussi bien de lever le camp et de retourner à Dawson, dit la Fumée en commençant à plier les couvertures.

— J’en suis navré pour vous, la Fumée, dit Joy. C’est entièrement ma faute.

— Ça va bien, répondit-il. Tout cela fait partie du train-train quotidien, vous savez.

— Mais c’est ma faute, c’est ma très grande faute ! insista-t-elle. Papa a jalonné pour moi en dessous de la Découverte, je le sais. Je vous donnerai mon lot. »

Il secoua la tête négativement.

« Le Courtaud ! » implora-t-elle.

Le Courtaud fit le même signe et se prit à rire, d’un rire de colosse, tout en gloussements et explosions contenues, avec des éclats de franche hilarité.

« Ce n’est pas une attaque, expliqua-t-il enfin. Des fois, pour sûr, je m’amuse follement, et c’est le cas cette fois-ci. »

Son regard tomba par hasard sur la battée. Il fit un pas et envoya dedans un coup de pied bas, lançant l’or à la volée.

« Cet or-là n’est pas à nous, dit-il. Il appartient à l’homme que j’ai fait reculer de cent soixante-cinq mètres hier au soir. Et ce qui me chiffonne, c’est que cent soixante-deux de ces mètres étaient parfaitement bien à lui. Allons-nous-en, la Fumée. Ramenons la bête à Dawson. Et si tu as envie de me tuer, je ne lèverai pas le petit doigt pour t’en empêcher. »