Bod-Youl ou Tibet/Chapitre 5

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Texte établi par Musée Guimet, Ernest Leroux (12-13p. 138-149).

CHAPITRE V

Histoire.

1. Histoire ancienne. — 2. Histoire moderne.

1. Histoire ancienne. — Si le fait de ne point avoir d’histoire peut être tenu pour la preuve du bonheur parfait dont a joui une nation, il ne doit pas avoir existé sur la terre de peuple plus heureux que les Tibétains. Des temps anciens et des actes de leurs ancêtres ils n’ont conservé aucun souvenir, ni écrit — ils ne connaissaient pas l’écriture, — ni oral — ils ne paraissent pas avoir de traditions ni même peut-être de contes populaires indigènes. De la chronologie, même encore aujourd’hui, ils n’ont cure, se contentant quand ils remémorent un fait tant soit peu ancien de dire : c’était il y a longtemps, ou bien il y a dix ans, vingt ans, cent ans. Leur histoire ancienne ne commence guère qu’avec l’introduction du bouddhisme dans leur pays, et encore faudrait-il avoir la foi robuste pour accepter comme données historiques les légendes qui relatent les règnes d’une quarantaine de prétendus rois du Tibet, tous — bien entendu — des incarnations du Bouddha Çâkyamouni.

Il faut arriver au moment où le Tibet entre en contact avec la Chine (vers 384 de l’ère vulgaire) pour trouver, dans les annales chinoises, des notices sur cette nation dignes de quelque créance, mais encore tellement vagues qu’il est évident que les deux peuples n’ont fait connaissance que par dessus leurs frontières, et ce n’est guère que vers 634 que les faits deviennent un peu précis. À cette époque les historiens chinois placent le règne d’un roi, qu’ils nomment Loung-dzan (le même que le fameux Srong-tsan Gam-po[1] des écritures bouddhiques), fils, ou tout au moins successeur d’un certain Loung-tsan-so, prince des Khiangs occidentaux, qui aurait fondé en 630 le royaume du Tibet, ou de T’ou-p’o, après avoir soumis à son autorité les tribus jusqu’alors indépendantes de la rive droite du Tsang-po. Loung-dzan, ou pour l’appeler de son vrai nom tibétain, Srong-tsan-Gam-po, aveuglé par un immense orgueil, poussa l’outrecuidance jusqu’à demander la main d’une princesse chinoise, fille du grand empereur Taï-tsoung, de la dynastie des Thang, qui lui fut refusée. Furieux de cette injure, il envahit et ravagea la province du Ssé-tchuen. Vaincu et obligé d’implorer la paix, il n’en renouvela pas moins sa demande en mariage, et, cette fois, Taï-tsoung lui accorda la main d’une princesse de sa famille[2], nommée Wen-tching-koung-tchu[3], en lui donnant les titres de Gendre impérial et de Prince de la mer orientale ou Si-haï[4]. Srong-tsan-Gam-po, qui le premier se para du titre de Gyelpo (rGyal-po), passe pour avoir été le premier civilisateur des grossières peuplades tibétaines, qu’il initia aux usages, aux sciences et aux arts de la Chine[5]. Un de ses petits neveux, appelé par les Chinois Khi-li-sou-tsan[6], épousa aussi une princesse chinoise, nommée Kin-tching-koung-tchu, fille du roi de Young[7]. À partir du règne de ce prince (723-786) jusqu’au commencement du XIIIe siècle, l’histoire du Tibet n’est qu’une incessante succession de luttes contre les Chinois, qui parviennent, en 983, à lui imposer un tribut, mais ne peuvent empêcher l’intraitable esprit d’indépendance des Tibétains de saisir toutes les occasions favorables pour tenter de secouer un joug odieux, et ne présente d’intérêt pour nous qu’au point de vue du développement du bouddhisme ; nous la passons donc sous silence, nous réservant d’y revenir avec quelques détails lorsque nous parlerons de la religion. En somme, le seul point important à retenir c’est que, jusqu’au milieu du VIIe siècle, la population du Tibet était divisée en tribus isolées et indépendantes formant autant d’états, et ne fut groupée en un royaume de quelque importance que sous le règne de Srong-tsan-Gampo.

En 1206, un roi du Tibet, nommé Djanggou, ayant pris parti pour les derniers empereurs de la dynastie Soung, le terrible conquérant Gengis-khan envahit ce pays en 1209 et s’en rendit rapidement maître . C’est au cours de cette expédition que lui apparut, dit-on, la fameuse licorne qui lui barra la route de l’Inde. Son petit-fils, Khoubilaï, traita avec douceur les Tibétains et s’efforça d’adoucir leurs mœurs farouches, soit par politique dans le but de mettre un terme à leurs continuelles révoltes que les rigueurs des gouvernements précédents n’avaient fait que provoquer, soit, ainsi que le prétendent les Chinois, par vénération et reconnaissance pour le lama P’agspa, ou Passépa, qui lui avait prédit la victoire et l’empire au moment où il commençait sa campagne décisive contre les descendants dégénérés des Soung. Quel que fut le mobile qui le dirigeât, il est certain que sous son règne les antiques haines s’apaisèrent, qu’il put réformer les abus et réorganiser l’administration en divisant le pays en provinces et districts dont les chefs indigènes ou chinois furent placés sous la direction suprême de ce même P’agspa, auquel il décerna le titre de Ta-pao-fa-wang « Roi de la grande et précieuse Loi » avec un pouvoir temporel et spirituel si étendu que, sauf le nom, on doit peut-être faire remonter jusqu’à lui l’institution première de la magistrature suprême du Dalaï-Lama[8]. Les successeurs de Khoubilaï continuèrent sa politique paternelle et libérale avec un égal succès sans doute, car pendant toute la durée de leur dynastie, connue sous le nom de Youen (1260-1341), on n’entendit parler d’aucune insurrection tibétaine.

2. Histoire moderne. — La même ligne de conduite, ferme et conciliante à la fois, fut suivie par la dynastie des Ming (1368-1016) qui, pour mieux assurer la tranquillité du Tibet, combla de faveurs et de titres les chefs du pays et surtout ceux du clergé qu’elle avait tout intérêt à gagner afin de profiter de son immense influence sur un peuple dévot et superstitieux à l’excès[9]. De plus, spéculant sur la passion bien connue des Tibétains pour le négoce, elle sut absorber leur attention par le développement qu’elle s’efforça de donner au commerce, et, pour achever de s’attacher les chefs, ajouter aux honneurs et aux fonctions qu’elle leur prodiguait, l’appât des grosses fortunes rapidement acquises, grâce à de fructueux privilèges et monopoles. Aussi l’histoire du Tibet reste-t-elle muette pendant toute cette période de prospérité, où la paix semble n’avoir été troublée que par des querelles intimes d’ambitions personnelles ou de religion, et insensiblement il se transforme en province chinoise.

Avec l’apparition, en 1616, de la dynastie Ta-thsing, encore aujourd’hui sur le trône de Chine , la face des choses change, soit que les nouveaux maîtres aient eu la main moins douce que leurs prédécesseurs, soit, ce qui paraît plus probable, que les haines et les ambitions longtemps assoupies et contenues par une habile diplomatie aient fait brusquement explosion à la faveur de la désorganisation qui précède et suit l’agonie d’une dynastie.

Autant qu’il est permis de le supposer d’après les rares documents que nous possédons sur l’histoire politique du Tibet, il est probable que les Youen et les Ming avaient traité ce pays plutôt en état tributaire qu’en province conquise et que la division administrative opérée par Khoubilaï ne faisait guère que consacrer sous le nom de provinces l’existence d’anciens royaumes indépendants et sanctionner par une reconnaissance officielle le pouvoir de leurs rois, souvent contesté, sans doute, par de turbulents chefs de tribu ; de même qu’en les soumettant tous à la seule autorité qui fut alors redoutée et respectée, celle du chef de la religion, Bouddha vivant, il instituait un arbitre pour leurs dissensions et un intermédiaire écouté pour les ordres émanant de la cour impériale. Marco Polo, en effet, bien placé pour être exactement renseigné, nous parle des huit royaumes qui composent le pays de Tébet, comme s’ils n’avaient aucun lien entre eux. Il est donc à peu près certain qu’il existait au Tibet non un, mais plusieurs rois (ou chefs importants), sans doute se jalousant et presque continuellement en guerre entre eux, afin de se dominer l’un l’autre, et avec le pontife, dont ils devaient supporter impatiemment la suprématie et peut-être les empiètements dans les questions purement temporelles. De l’un de ces chocs d’ambitions et d’intérêts jaillit un beau jour l’étincelle qui ralluma la guerre avec la Chine.

Depuis la mort du réformateur Tsong-khapa, — fondateur du système religieux connu sous le nom de Lamaïsme, dont le successeur Dgédoun-sgroub prit le premier le titre de Rgyal-ba-Rinpotché, ou Dalaï-Lama, — jusqu’en 1640, les Dalaï-Lama paraissent avoir habité de préférence les monastères de Galdan Dgal-ldan, et Tachilhounpo (Bkra-chis-lhoun-po) et être restés en assez bonne intelligence avec les chefs du pays, malgré l’appui que certains d’entre eux prêtaient à la secte dissidente des Lamas rouges[10]. Mais, vers l’époque que nous venons d’indiquer, le cinquième Dalaï-lama, Ngavang Lobzang (Ngag-dbang-blo-bzang-rgya-mts’o), qui transporta définitivement le siège de la papauté bouddhique à Lhasa dans le palais-monastère de Potala, se prit de querelle avec un roi du Tibet oriental, nommé Tsang-ba-rgyal-bo-karma-dandjong-wang-po[11], pour des motifs que nous ignorons, mais auxquels — étant donné le caractère du pontife — l’intolérance et l’ambition ne devaient pas être étrangères. Ce prince, que les écritures lamaïques représentent naturellement comme un impie et un ennemi de la religion, prit aussitôt les armes et marcha sur Lhasa. Dans sa détresse, Ngavang Lobzang appela à son secours Goutchi-khan, chef des tribus de Mongols Kochots habitant la région du lac Koukounoor, qui vainquit l’envahisseur, s’empara de ses états (et peut-être même d’une grande partie du reste du Tibet) où il semble avoir régné comme vassal du Dalaï-lama[12].

Si cette intervention des Mongols servit les intérêts et la vengeance du Dalaï-lama, elle eut pour le pays le terrible résultat d’ouvrir l’ère de sanglantes guerres civiles qui justifièrent un peu plus tard l’intervention des Chinois et la perte de son indépendance.

Ngavang-Lobzang étant mort, le successeur de Goutchi-khan comme roi du Tibet, Tsewang Arabdan, dissimula pendant seize ans la vacance du trône pontifical afin de régner sans partage ; mais un autre prince mongol, Lhazang-khan, entreprit de venger cette violation de l’ordre établi, vainquit l’usurpateur et, avec l’appui ou tout au moins l’approbation de l’empereur Kang-hi, fit procéder à l’élection d’un nouveau Dalaï-lama. Cette victoire du parti dévoué aux Chinois amena bientôt après l’invasion de la province d’Ou par les hordes des Dzoungars, hostiles à l’influence chinoise, qui, commandées par Tsewang Arabdan et sous le prétexte de rétablir la religion dans ses anciennes formes, prirent d’assaut et pillèrent Lhasa en 1717, et déposèrent le Dalaï-lama récemment intronisé. À cette nouvelle, l’empereur Kang-hi fit franchir la frontière du Tibet à une puissante armée de Mandchoux et de Mongols. Les rebelles Tibétains furent vaincus après une vaillante résistance, l’ordre rétabli, et le sixième Dalaï-lama, proclamé par ordre impérial, fut replacé sur le trône pontifical. Ces événements se passaient en 1723, et de cette époque datent la reconnaissance officielle du pouvoir temporel des papes bouddhistes et la mainmise de la Chine sur le Dalaï-lama.

Pour assurer les résultats de cette conquête, le gouvernement chinois distribua aux chefs tibétains, qui avaient servi sa cause, des titres pompeux, en ayant soin de les accompagner de solides prébendes. L’un d’eux, nommé P’olonaï (P’o-lha-nas-bsod-nams-stobs-rgyas), ayant par la suite remporté plusieurs avantages sur les rebelles, fut même promu à la dignité de prince chinois de seconde classe et chargé, avec le titre de roi, du gouvernement politique du Tibet. À sa mort, son fils, Gyourmed Namgyal, hérita de sa charge ; mais, trop ambitieux pour accepter la tutelle chinoise, il levait de nouveau, en 1750, l’étendard de la révolte. Ce fut pour les Chinois l’occasion d’une nouvelle intervention. Fait prisonnier, Gyourmed Namgyal eut la tête tranchée, et le pouvoir royal fut définitivement aboli au Tibet, ou du moins transporté avec toutes ses prérogatives sur la tête du Dalaï-lama, auquel le gouvernement chinois imposa, comme assistants, auxiliaires et surveillants, un vice-roi portant le titre chinois de Fou koue koung (en mongol Nomokhan), quatre ministres appelés Kalons et la hiérarchie administrative que nous avons énumérée plus haut[13]. Pour plus de sécurité, tous les actes du gouvernement de Lhasa sont encore surveillés par deux ambassadeurs chinois, ou légats, appelés Kin-tchaï. À partir de ce moment, 1751, les Chinois règnent en maîtres au Tibet et la paix intérieure n’est plus troublée que par quelques rebellions locales tôt réprimées.

Il est à remarquer que c’est à partir de cette époque que le Tibet fut fermé aux étrangers et particulièrement aux Européens ; la responsabilité de cette mesure ; doit donc remonter tout entière au gouvernement chinois. De cette campagne date également l’annexion de plusieurs provinces tibétaines, et non les moins riches, au territoire chinois, notamment toute la partie du Khams située à l’est du Yang-tsé-kiang réunie au Ssé-tchouen et celle comprise dans la boucle du Hoang-ho réunie au Kan-sou.

Un autre fait historique, non sans valeur, marque aussi la mainmise de la Chine sur le Tibet : il est de règle fondamentale que, lors de la mort du Dalaï-lama ou du Pantchen Rinpotché, les jeunes enfants qui doivent succéder à ces hauts dignitaires sont choisis en toute liberté par le conseil des Khampos (cardinaux), seuls juges compétents pour reconnaître si les candidats sont réellement des incarnations de l’esprit divin qui doit se perpétuer en eux. Jusqu’en 1792 ces élections furent faites sans aucune immixtion du gouvernement chinois ; mais à partir de cette date, la cour de Pékin, pénétrée de l’importance religieuse et politique de ces grands personnages, a pris soin de ne laisser promouvoir à cette dignité que les fils de personnages dont la loyauté et la fidélité étaient au dessus de tout soupçon, et, de plus, de ne permettre leur intronisation qu’après qu’ils sont pourvus d’un diplôme en due forme délivré par le tribunal des rites et signé de l’empereur ; ce qui en fait tout simplement des fonctionnaires chinois.

Pendant toute la période que nous venons d’exposer, il semble que le Tibet n’ait jamais eu maille à partir qu’avec la Chine. Cette éventualité paraît fort improbable, et le silence gardé sur les démêlés du pays de Bod avec ses autres voisins doit tenir, sans doute, à l’absence de documents historiques tibétains et à ce que les historiens chinois ont ignoré les faits qui s’accomplissaient loin de leur frontière, ou les ont tenus comme de trop minime importance pour les consigner dans leurs Annales, tant que le Tibet a joui de quelque indépendance.

Cependant nous savons qu’en 1772, le Râja du Boutan, prétendant avoir des droits sur le district de Koutch-Béhar, voisin du Bengale, s’empara sans autre forme de procès du territoire qu’il convoitait. Fort malmené par les Anglais qui convoitaient également ce morceau de terre, le Raja appela à son aide son suzerain, le Dalaï-lama, appel qui amena une intervention diplomatique, fort courtoise du reste, du gouvernement tibétain qui reconnut les torts de son vassal et obtint la paix. C’est à la suite de ces négociations que furent tentées les deux ambassades de Bogle, en 1774, et de Turner, en 1783, toutes deux restées du reste sans résultats à cause des obstacles accumulés par la diplomatie chinoise.

En 1791, les Ghorkhas du Népal mus par le désir du pillage envahissent le Boutan et le Tsang et s’avancent, chassant devant eux les armées tibétaines comme un troupeau de moutons, jusqu’à Tachilhounpo qu’ils prennent et pillent. Puis, avisés de l’approche d’une armée chinoise de secours, ils se retirent avec leur riche butin dans leurs montagnes, où les Chinois ne tardent pas à les poursuivre et à leur imposer comme condition de paix la reconnaissance de la suzeraineté de la Chine et le paiement d’un tribut annuel.

En 1834, c’est sur sa frontière occidentale que le Tibet est attaqué. Goulab-Singh, roi du Cachemir, envahit victorieusement la province de Ladak, ou Petit Tibet, et s’avance même jusqu’au cœur du Ngari. L’arrivée, tardive, comme toujours, d’une armée chinoise considérable, força le conquérant à rétrograder ; il sut cependant maintenir ses positions dans l’Himalâya et conserver le Ladak, dont la possession lui fut reconnue par les traités de 1842 et 1856.

À peu près à la même époque, 1854-1856, la guerre éclatait de nouveau avec le Népal et cette fois à l’avantage de ce dernier, qui à son tour imposait un tribut au Tibet et se faisait accorder certains avantages commerciaux, entre autres le droit d’avoir à Lhasa un agent commercial népalais.

À peu près en même temps, les Anglais, de leur côté, s’emparaient de la principauté de Sikkim, dépendance du Tibet, et, en 1865, de la partie du Boutan appelée Douar.

Tandis que ces événements s’accomplissaient aux frontières, d’autres non moins graves se passaient à l’intérieur : en 1844, la charge de Nomokhan, ou vice-roi, était occupée par un homme très habile et très ambitieux, jouissant d’une grande popularité, même parmi les lamas, en raison de ses libéralités. Aussitôt au pouvoir, il avait pris sous sa protection les lamas du monastère de Séra, l’un des plus importants de Lhasa, qui en retour lui étaient complètement dévoués. Sur ces entrefaites le Dalaï-Lama étant mort, le Nomokhan fut investi de la régence pendant la minorité de son successeur ; mais bientôt après l’enfant périt, étranglé, dit-on ; un second et un troisième eurent rapidement le même sort ; l’un fut écrasé par la chute du plafond de sa chambre, l’autre empoisonné. Comme on venait de pourvoir à la vacance du siège pour la quatrième fois, le supérieur du monastère de Galdan mourut aussi subitement. Ces morts subites si rapprochées parurent suspectes aux ministres qui les dénoncèrent au gouvernement chinois, et à la suite d’une enquête menée par l’ambassadeur de Chine, le Nomokhan fut arrêté. Mais alors une terrible émeute éclata. La foule des partisans du Nomokhan, à la tête desquels s’étaient mis les lamas de Séra venus en armes à Lhasa, se rua sur la prison pour délivrer le prisonnier et sur le palais du gouvernement pour s’emparer de l’ambassadeur qui put fuir heureusement. L’arrivée d’une importante force chinoise mit fin à l’émeute et le Nomokhan, qui avait peut-être manqué de courage et de décision au moment où ses partisans étaient les maîtres de la situation, fut envoyé en exil dans la Mandchourie.

Mais le branle était donné. Les troubles et les insurrections se succédèrent presque sans interruption, les lamas eux-mêmes donnant l’exemple du désordre par leurs querelles et leurs luttes à mains armées de secte à secte et de monastère à monastère, et de la rébellion par leurs fréquents refus de payer les taxes imposées par le gouvernement chinois. On a pu voir des couvents — tels, par exemple, les lamaseries de Tchong-tien et de Hong-poû[14] — pousser la résistance jusqu’à se laisser assiéger et prendre d’assaut : on a vu en 1869 le vice-roi de Lhasa prendre la fuite devant une émeute de la populace menée par les lamas, et tout bas on murmure que le Dalaï-lama approuve et encourage ces actes. Il est vrai que, rentré à Lhasa après la mort du principal meneur, un lama nommé Pétchi, le Nomokhan pour mettre fin à une nouvelle révolte des grands monastères, fit trancher la tête de tous les supérieurs[15] ; mais cet acte de vigueur, qu’on peut qualifier d’excessive, n’a pas amélioré la situation. La rupture est près de se faire entre le pouvoir temporel et le spirituel ; de sourdes rumeurs circulent dans la population et parmi le clergé relatives à un conflit près d’éclater entre le Dalaï-lama et son compétiteur le Pantchen Rinpotché ; on répand mystérieusement le bruit que le Dalaï-lama en est à sa dernière incarnation et que le Pantchen Rinpotché ne renaîtra plus au Tibet, mais dans la Mongolie, d’où il reviendra à la tête d’une croisade de fervents bouddhistes expulser l’envahisseur chinois et rétablir la religion dans sa pureté primitive. Qui sait si les graves événements qui s’accomplissent en ce moment en Chine n’auront pas, plus promptement qu’on ne peut le prévoir, leur répercussion au Tibet, et si la Nation Ermite n’est pas à la veille d’ouvrir aux Européens ses portes si longtemps closes par la traditionnelle jalousie du Céleste Empire. Le premier pas est fait par l’envoi à Saint-Pétersbourg d’une ambassade officielle, faisant suite aux deux missions successives du Tsanit Khanpo, Agouan-Dordjé. La récente expédition anglaise, qui a forcé les portes de Lhasa, en marque le second.


  1. Srong-btsan Sgam-po.
  2. Ne serait-ce pas plutôt pour arrêter un vainqueur que pour consoler un vaincu que Taï-tsoung consentit à ce mariage ? De tout temps les Chinois ont eu l’habitude de transformer leurs défaites en victoires.
  3. Déifiée par les bouddhistes tibétains sous les noms de Sgrol-ljang et Sgrol-ma.
  4. Le lac Koukou-noor.
  5. Klaproth : Description du Tubet ; Nouv. jour. asiat., t. IV, p. 106. — Voir aussi : Mémoires concernant les Chinois, t. XIV, in-4o.
  6. Sans doute Khri-srong-ldé-btsan.
  7. D’après Klaproth (Nouv. jour. asiat., t. IV, p. 108) qui donne à cet événement la date de 684, date évidemment erronée car Srong-tsan-Gampo, ne mourut qu’en 698. Khri-srong-ldé-btsan étant né en 723, c’est probablement 754 qu’il faut lire au lieu de 684.
  8. De même que le Dalaï-Lama est une incarnation de Tchan-ré-zi, P’ags-pa est l’incarnation de Jam-pa’i ou Manjuçri.
  9. Dans maintes circonstances, les Lamas ont donné le signal de la révolte, ou contribué par leurs exhortations à prolonger la résistance.
  10. Les Dalaï-Lama sont les chefs de la secte jaune.
  11. Schlagintweit (Bouddhisme au Tibet ; Annales du Musée Guimet, t. III, p. 97) lui donne le titre de roi du Tibet et le fait résider à Digartchi.
  12. Klaproth : Description du Tubet ; Nouv. jour. asiat., t. IV, p. 99. — Selon les récits lamaïques, Tsang-pa aurait fait don de tout le Tibet au Dalaï-lama (Schlagintweit ; Annales du Musée Guimet, t. III, p. 97).
  13. Voir page 40.
  14. Desgodins : Mission, p. 409 et 410.
  15. Desgodins : Mission, p. 219.