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Bod-Youl ou Tibet/Chapitre 9

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Texte établi par Musée Guimet, Ernest Leroux (12-13p. 241-).

CHAPITRE IX

Le Culte.

1. Nature et objets du Culte lamaïque. Offrandes et prières. — 2. Images sacrées et symboles.3. Ustensiles du Culte. Instruments de musique.4. Cérémonies et fêtes.5. Baptêmes, Mariages, Funérailles.6. Culte populaire. Divination.

1. Nature et objet du culte lamaïque. Offrandes et prières. — La doctrine purement philosophique du Bouddhisme primitif niait, sinon l’existence même, l’immortalité et la toute-puissance des dieux, — simples agents préposés à la surveillance et à la protection de l’univers, soumis à l’obligation de renaître sur la terre après avoir joui pendant quelques milliers d’années[1] de la félicité de leur céleste séjour, récompense de leurs actes méritoires dans la condition humaine, — ne réclamait pour le Bouddha lui-même aucune prérogative divine, et ne comportait naturellement ni culte ni prières ; nous ne voyons même pas que le Bouddha ait prescrit ou recommandé des actes de vénération en l’honneur de ses illustres prédécesseurs, Dîpankara, Krakoutchanda, Kanakamouni, Kâçyapa, dont il cite cependant parfois les exemples et les hauts faits. Mais il semble bien qu’aussitôt après la mort du Maître l’amour respectueux de ses disciples, l’admiration enthousiaste des laïques, lui aient attribué des qualités et des vertus surnaturelles et voué une pieuse vénération qui devait forcément se changer bientôt en un véritable culte religieux en transformant en Dieu suprême le philosophe négateur de la divinité.

De l’étude des Écritures et surtout des monuments les plus anciens (stoupas de Bhilsa et de Bharhut), il résulte la preuve à peu près certaine que ce culte a commencé par la vénération et ensuite l’adoration des reliques du Grand Réformateur. Ces reliques sont de trois sortes : Çâṛîṛîka, « corporelles », ossements épargnés par le feu et recueillis dans les cendres de son bûcher funéraire, cheveux et rognures d’ongles qu’il donna à plusieurs convertis laïques, à des Nâgas, etc. ; Pâṛibhogika, « objets lui ayant appartenu ou servi », son trône (Vajra ou Bodhimanda sasana), son vase à aumônes (Pâtra), son vase à boire (Kumbha), son bâton, des fragments de ses vêtements ; Uddeçika, objets commémoratifs des événements de sa vie, lieux saints où il naquit, parvint à la dignité de Bouddha, prêcha la Loi et mourut, ainsi que ceux, fort nombreux, où il laissa l’empreinte de ses pieds. Dans cette dernière catégorie rentrent les cavernes où il laissa son ombre (encore visible de nos jours pour les pèlerins suffisamment pourvus de foi), et les livres sacrés (Tripitaka : Vinaya, Sūtra, Abhidharma) qui renferment son esprit, c’est-à-dire son enseignement pieusement recueilli par ses disciples.

Un peu plus tard, c’est sa personne même qui reçoit les honneurs du culte, sacrifices, offrandes, prières, d’abord représentée, à ce qu’il semble, par des symboles tels que le trône placé sous l’arbre Bô, ou bien supportant l’empreinte de ses pieds, ensuite par des images.

Longtemps, sans doute, le Bouddha fut l’unique objet du culte ; puis, vers le commencement de notre ère, sous l’influence du mysticisme grandissant, apparaissent Adi-Bouddha, les Dhyâni-Bouddhas et les Dhyâni-Bodhisattvas qui partagent avec lui le culte des fidèles, bientôt suivis de la multitude des Bouddhas et Bodhisattvas des « Trois mille grands milliers de Mondes ». En même temps, peut-être même avant, non seulement les anciens dieux du brâhmanisme, mais ceux de l’hindouisme et du çivaïsme avaient pris droit de cité dans le bouddhisme Mahâyâna, renforcés au Tibet par de nombreuses divinités indigènes, reléguées à la vérité à un rang inférieur, mais recevant quand même un culte fervent de la part de la masse de la population. Enfin nous trouvons, placés même au-dessus des dieux de toute origine, le groupe des saints, grands disciples du Bouddha, fondateurs de sectes et de monastères, et Lamas incarnés.

Le culte que l’on rend à ces personnages divins comporte des sacrifices, c’est-à-dire des offrandes et des prières.

Il y a sept offrandes essentielles, c’est-à-dire indispensablement nécessaires quelle que soit la nature du sacrifice et la divinité qui en est l’objet : offrande d’eau à boire[2], d’eau pour laver les pieds[3], de fleurs[4], de parfums ou d’encens[5], de lumières[6] (littéralement lampes), de nourriture[7] (riz et gâteaux), et enfin de musique[8]. On y ajoute dans certains cas une offrande d’onguent ou d’eau parfumée[9], pour oindre, réellement ou fictivement, le corps du personnage divin, et celle du Mandala de l’univers, cercle magique (que l’officiant trace effectivement par terre ou seulement en pensée et où il place, au centre, le mont Mérou avec les demeures des dieux, les quatre grands continents et les huit petits, les quatre trésors du monde, les sept choses précieuses, les huit déesses mères, le soleil et la lune. Quelquefois le cercle est remplacé par une représentation de cet univers en cuivre doré.

À ces offrandes indispensables viennent s’ajouter celles, de même nature, eaux, gâteaux, encens, fleurs que présentent les fidèles. Il est particulièrement méritoire d’offrir cent-huit lampes, autant de gâteaux, de tasses de riz cuit ou cru, et de tasses d’eau.

Cette série d’offrandes n’est pas particulière au Tibet. On la retrouve exactement dans la même forme chez les sectes mystiques de la Chine et du Japon[10].

Quand il s’agit de cérémonies magiques en vue d’obtenir la protection ou l’intervention des dieux (Dragçeds) et des déesses (Dâkkinîs) à allures démoniaques, spécialement qualifiés comme adversaires éternels des démons et répartiteurs des grâces et biens matériels que l’on n’oserait pas demander aux Bouddhas, ni même aux Bodhisattvas, les offrandes essentielles se complètent par des oblations de chair d’animaux ou de poissons, de sang et d’une liqueur spiritueuse offerts dans des crânes humains en guise de coupes. Cette liqueur, que la plupart des auteurs anglais dénomment vin, est en réalité de la bière d’orge (tchong) ou un alcool tiré de la fermentation de cette bière. Dans les sacrifices propitiatoires aux démons, la victime est toujours une poule ou un bouc.

Très pieux ; les Tibétains prient continuellement, non seulement dans les temples, mais dans leurs maisons, dans les rues, en travaillant, en se promenant. Souvent même ils se réunissent devant leurs portes ou sur les places pour prier en commun. Les prières, chantées ou psalmodiées plutôt que récitées, ont naturellement un caractère différent suivant la nature des êtres divins auxquels elles s’adressent. Le vrai dévot, à plus forte raison le religieux, ne demandera pas aux Bouddhas des grâces personnelles, pas même d’obtenir une bonne transmigration ; il les implorera afin qu’ils l’éclairent, qu’ils le purifient, le guident et le soutiennent sur le chemin du salut, et n’oubliera pas de demander avant tout le salut de l’univers entier : « Puissent tous les Tathâgatas résider en moi, m’instruire et m’éclairer par la science et la perfection, m’affranchir, me délivrer, me purifier et puisse l’univers entier être affranchi ![11] » L’homme véritablement pénétré de l’altruisme bouddhique renoncera même aux mérites de ses bonnes œuvres et demandera qu’ils soient attribués au salut commun de tous les êtres.

C’est, nous l’avons déjà dit, aux divinités inférieures qu’on s’adresse pour obtenir les grâces personnelles et matérielles, bonheur familial, santé, prospérité, réussite dans une entreprise, etc., et le plus souvent ces prières sont accompagnées de formules mystiques, dhâranîs, tenues pour posséder une influence irrésistible sur le dieu auquel elles s’adressent.

Il y a des dhâranîs à tout usage, pour se préserver des maléfices des démons, pour guérir des maux d’yeux, de la fièvre, etc. La plupart du temps elles se composent de mots de forme sanscrite sans aucun sens, entrecoupés d’interjections magiques telles que : Hrim, Khrim, Om, P’at, Svâhâ, dont chacune s’adresse particulièrement à une divinité. Voici, par exemple, la dhâranî qui assure la protection de la déesse Marîtchî : « Tadyathâ ! om ! Vattali ! Vadâli ! Parali ! Varâhamukhi ! Sarvadustânam ! Pradustânam ! Jharûra mukham bandhamukhi ! Jamdhaya ! Stamdhâya ! Mohâya svâhâ ! Om ! Marîcye svâhâ ! Om ! Vadhâli ! Vadâli ! Varâli ! Varâhamukhi ! Sarvadustânam ! Pradustânam ! Cakshus mukham bandhabandha svâhâ ! »

C’est naturellement au Bouddha lui-même qu’on attribue la révélation de toutes les dhâranîs.

Souvent aussi la prière est une simple invocation du nom d’un dieu précédé de la formule d’adoration Namo et suivi de l’interjection Houm — : « Namo sarva Tathâgata, houm ! Adoration à tous les Tathâgatas, houm ! » et dans ce cas elle se présente parfois sous la forme d’interminables litanies où défilent tous les Bouddhas, Bodhisattvas et dieux du panthéon. D’autres fois, c’est une éjaculation mystique sans désignation de divinité, telle que la célèbre prière à six syllabes Om Ma-ni Pad-me Houm « Ô le joyau (ou le trésor) du (ou dans le) lotus », spécialement consacrée au Bodhisattva Tchanrési[12], qui tient lieu de toute autre prière pour la plupart des Tibétains. Aussi l’entend-on réciter du matin au soir, et peut-on la lire gravée des millions de fois sur les murs et les rochers, écrite dans une répétition incessante à l’intérieur des cylindres, ou moulins à prières.

2. Images sacrées et symboles. — À part Çâkyamouni, qui peut-être a eu une existence historique, tous les Bouddhas, Bodhisattvas et dieux sont en réalité des abstractions personnifiant des idées, des vertus, des intelligences, des forces et des phénomènes naturels, comme d’ailleurs leurs prédécesseurs les dieux du brâhmanisme. Néanmoins, et sans doute pour complaire aux préjugés du vulgaire peu porté à comprendre de pures abstractions, on les représente par des images, statues et peintures, propres à frapper l’imagination, et indiquant par leur expression, leur attitude, leur costume et leurs attributs, le rang qu’ils occupent dans la hiérarchie divine et le rôle qu’ils remplissent.

Nous ignorons complètement à quelle époque apparurent dans l’Inde les premières images divines, et beaucoup d’auteurs estiment que sur ce point les Indiens ont été les tributaires et les élèves des Grecs.

Les récits les plus anciens de la vie du Bouddha, le Lalita Vistara entre autres, rapportent cependant que lorsque Çâkyamouni, encore enfant, fut conduit pour la première fois au temple des dieux, les statues de ceux-ci descendirent de leurs piédestaux et se prosternèrent à ses pieds pour l’adorer ; mais nous savons quel compte il faut tenir des dires de la tradition et des miracles qu’elle enregistre. Un fait certain, c’est qu’il n’existe point d’images du Bouddha sur les monuments les plus anciens de l’Inde (stoupas de Bharhut et de Bhilsa qui remontent au deuxième siècle avant notre ère) et qu’on ne peut attribuer ce fait à l’inexpérience ou l’incapacité des artistes d’alors, puisqu’ils y ont fait figurer des adorateurs et même des génies Yakchas. D’un autre côté, les annales chinoises mentionnent qu’en 124 (av. J.-C.) un général de la dynastie des Han, qui avait pénétré dans l’Asie centrale jusqu’à la mer Caspienne, rapporta comme trophée une statue dorée du Bouddha.

La légende bouddhique nous raconte, le plus naturellement du monde, comment et à quelle occasion fut exécutée la première image du Bouddha . Quelque temps après son accession à l’état de Bouddha, Çâkyamouni monta au ciel Touchita afin d’enseigner la Bonne Loi à sa mère, Mâyâ. Il y séjourna trois mois. Son grand ami, le roi de Magadha, Bimbisara, ne pouvant supporter si longtemps son absence, supplia le saint Maudgâlyâyana de lui procurer un portrait du Maître. Par sa puissance surnaturelle, Maudgâlyâyana conduisit au ciel Touchita un sculpteur habile qui, de retour sur la terre, exécuta en bois de santal une image du Bouddha de grandeur naturelle et si ressemblante qu’il était impossible de la distinguer de l’original à la vie près. Prasénajit, roi de Koçala, autre ami du Bouddha, fit ensuite copier en or massif cette image merveilleuse. Ce furent, dit-on, les deux premières statues du Tathâgata, qui servirent de modèles pour toutes celles qu’on exécuta par la suite non seulement de Çâkyamouni, mais de tous les autres Bouddhas. Et de fait tous, ce ne serait pas assez dire se ressemblent, mais sont absolument identiques de visage et d’expression, homogénéité voulue qui tient sans doute au dogme de l’unité et de l’identité de nature de tous les Bouddhas plus encore qu’à la tradition plastique. Ainsi que nous l’avons signalé plus haut[13], Dhyâni-Bouddhas, Mânouchi-Bouddhas et Pratyékas ne peuvent se reconnaître qu’à la couleur qui leur est attribuée (Çâkyamouni est jaune d’or, Vairotchana est blanc, Akchobya est bleu, Ratna-Sambhava jaune, Amitâbha, rouge, Amoghasiddhi, vert), à leurs gestes et à leurs attributs, ces derniers du reste peu nombreux. Or, comme il n’y a que cinq couleurs et neuf attitudes, plusieurs Bouddhas peuvent être et sont représentés d’une manière identique et la désignation de la plupart d’entre eux est purement conventionnelle et arbitraire. Les Bouddhas Yidams, qui ne sont que cinq, se distinguent facilement par leur couleur, et la présence de leur youm.

Comme les Bouddhas, les grands Bodhisattvas sont identiques de visage et d’expression ; tous portent la même couronne et les mêmes vêtements somptueux ; mais, outre leur couleur, on peut les reconnaître à l’image du Bouddha figuré sur le fleuron central de leur couronne, au nombre de leurs têtes et de leurs bras, à leurs attributs, aux animaux qui les accompagnent souvent, aux fleurs qu’ils tiennent ou qui se dressent à leurs côtés ; mais là encore il y a lieu à de fréquentes hésitations.

Pour les images des dieux, il y a une tradition hiératique qui permet de les déterminer assez facilement, au moins en ce qui concerne les principaux, encore que parfois ils soient susceptibles de changer de noms et de fonctions d’une province à l’autre.

Par contre la tradition hiératique a fixé les traits du visage et le costume des saints — disciples du Bouddha, introducteurs du Bouddhisme au Tibet, fondateurs de sectes, grands Lamas — de telle manière qu’on peut le plus souvent les reconnaître sans hésitation.

C’est à ces images que s’adresse le culte en tant que véritables matérialisations des divinités, qui résident effectivement en elles appelées et fixées par les cérémonies de consécration dites « Ouverture des yeux, de la bouche et des oreilles », cérémonies magiques qui, par des incantations toutes-puissantes, ont pour but et résultat de faire entrer l’esprit du dieu dans l’image désormais animée et douée de toutes les qualités et de la puissance de l’être divin qu’elle renferme et représente.

Mais à côté des images, il est d’autres objets matériels qui reçoivent aussi un culte de vénération et parfois même d’adoration. Ce sont les symboles sacrés qui figurent sur les autels comme représentations de certaines idées abstraites, d’offrandes imaginaires impossibles à réaliser, ou même comme substitut de l’être divin auquel tel ou tel d’entre eux est spécialement consacré, devenant dans ce dernier cas une relique pâribhogika ou uddeçika[14]. Tels sont :

L’arbre sacré de la Bodhi, ou arbre Bô, quelle que soit d’ailleurs son essence. On sait que Çâkyamouni parvint à la sagesse parfaite et acquit l’état sublime de Bouddha, assis au pied d’un Pipal ou ficus religiosa, et chacun des autres Bouddhas connus possède au même titre un arbre spécial, souvent rendu avec assez de vérité pour qu’il soit possible de le déterminer dans les bas-reliefs ou sur les dessins. En ce qui regarde Çâkyamouni, le plakcha, dont Mâyâ-Dévî tenait une branche fleurie au moment où elle mit au monde son fils, et le Çâla à l’ombre duquel il entra dans le Nirvâna, partagent dans une certaine mesure le même caractère sacré, sans toutefois avoir le rôle d’emblème représentant le Bouddha en personne, autant du moins que nous le sachions.

La Roue[15], symbole de la Loi, de la prédication sans cesse répétée de la Loi, et du cercle sans fin des transmigrations. Cette roue a quatre et le plus souvent huit rais. Parfois elle est entourée de flammes, ou bien chacun de ses rais se termine par une flamme, en souvenir, inconscient sans doute, de son origine première de symbole du disque solaire. Quelquefois aussi les rais se prolongent en dehors de la jante en une pointe triangulaire qui fait ressembler la roue sacrée à une roue de moulin. Elle repose habituellement sur un lotus.

Le Svastika[16], ou Croix gammée, le plus ancien des symboles indiens, que l’on suppose représenter soit le soleil (en tant que roue simplifiée et figurée seulement par quatre rayons), soit le feu comme figuration des deux aranis primitifs, ou morceaux de bois desquels on extrayait le feu par friction. Au Tibet, il symbolise la religion et paraît être particulièrement consacré aux Bouddhas personnifications de la lumière et de la vie, Odpagmed et Tsépagmed. Il affecte deux formes : l’une orthodoxe et de bon augure — les crochets des rayons tournés à droite ; l’autre hétérodoxe et néfaste — ses crochets tournés à gauche — , mais dans la pratique courante, il semble qu’on les emploie indifféremment. Souvent il est dessiné sur la poitrine d’Odpagmed ou de Çâkyamouni, considéré, on le sait, comme une émanation du précédent Bouddha. Comme symbole isolé, le Svastika repose presque toujours sur un lotus. Quelquefois, il est inscrit dans la roue ou le disque.

Le Vardhamâna ou Trisula, symbole de bonheur, sorte de trident incurvé en forme de croissant, le plus souvent placé au dessus de la roue. D’ordinaire ses trois pointes se terminent par un ornement en forme de trèfle. Quelquefois aussi la pointe du milieu se réduit à un simple renflement conique, ce qui lui donne une grande ressemblance avec un quartier de lune. Ce parait être une déformation stylisée du trident, arme du dieu Çiva, qui représente l’éclair, ou bien les trois Agni, terrestre, atmosphérique et céleste. Chez les bouddhistes, il symbolise les Tri-Ratna « Trois Trésors », c’est-à-dire les trois Bouddhas du passé, du présent et de l’avenir, ou bien la trinité Bouddha, Darma, Sangha « le Bouddha, la Loi, l’Église ».

Le Lotus[17], fleur qui chez les bouddhistes représente la perfection et la pureté, et paraît avoir été primitivement un symbole solaire à cause de sa propriété de sortir de l’eau au lever du soleil, de s’épanouir au milieu du jour et de se replonger sous l’eau à la chute du jour. Il symbolise la pureté en ce que, né dans la vase, ses fleurs et ses feuilles émergées n’en conservent aucune souillure. On en distingue trois variétés : le lotus rouge[18], dont la fleur épanouie sert de piédestal aux images des Bouddhas, le lotus blanc[19], plus spécialement consacré aux Bodhisattvas et en particulier à Tchanrési ; le lotus bleu, utpala[20], attribué généralement aux divinités féminines et aux dieux inférieurs. Sa fleur, en bouton ou épanouie, figure fréquemment dans les mains des Bodhisattvas, entre autres dans celles de la forme particulière d’Avalokiteçvara qui en tire son nom de Padmapâni, « Celui qui a des mains de lotus » ou « qui tient le lotus dans sa main ». Assez souvent aussi il figure isolé sur l’autel en qualité de symbole-offrande.

Le Joyau ou Pierre précieuse[21]. Trésor par excellence. Perle ou Boule lumineuse dont les rayons éclairent le monde. Symbole de la science parfaite ou Bodhi. Représenté sous la forme d’une sphère, le Joyau sacré repose toujours sur le lotus, quand il ne se trouve pas entre les mains d’un Bodhisattva.

La Châsse à reliques, en tibétain Tchorten[22], petit monument qui contient, ou est censé contenir une relique du Bouddha ou de quelque saint éminent, figure toujours sur le devant de l’autel. Le Tchorten se compose habituellement d’une base cubique reposant sur trois ou cinq degrés, creuse, avec une porte sur chaque face, se continuant en une pyramide surmontée d’un mât, ou flèche, orné de sept à treize disques qui figurent des parasols d’honneur, et du sommet duquel partent quatre chaînettes agrémentées de clochettes en miniature qui vont s’attacher aux quatre angles. Parfois, mais c’est plus rare au Tibet, la base du Tchorten est cylindrique et dans ce cas sa partie supérieure affecte la forme hémisphérique. Lorsque le Tchorten ne contient pas de relique, il renferme d’ordinaire une petite image du Bouddha, Bodhisattva ou dieu auquel le temple, ou la cérémonie, est consacré.

En plus de ces symboles, on voit presque toujours sur les autels deux séries de petites figures supportées par des lotus et disposées en rang qui représentent comme symboles-offrandes les « sept Trésors » : trésor de la roue, de la pierre précieuse, de la femme, du conseiller, de l’éléphant, du cheval et du général victorieux[23] ; et les « huit choses précieuses » la roue, la conque, le parasol royal, la bannière, les deux poissons d’or, le Nandhyavarta[24], le vase d’amrita et le lotus.

3. Ustensiles du culte. — Instruments de musique. — Le rituel des offices, ou des sacrifices, pour nous servir du terme consacré par les Lamas eux-mêmes, est très compliqué et minutieux. Il exige de nombreux ustensiles tant pour la présentation des offrandes que comme accessoires indispensables au prêtre qui officie et à ses acolytes, ustensiles de nature et de formes différentes selon le caractère de l’office célébré, mais dont quelques-uns cependant servent indistinctement et obligatoirement dans toutes les cérémonies.

Ceux servant aux offrandes consistent principalement en coupes, lampes et vases pour l’eau consacrée. Les coupes dans lesquelles se font les oblations de riz, de gâteaux et d’eau pure sont de petites écuelles de cuivre peu profondes et très évasées ; celles que l’on emploie pour les offrandes de sang ou de liqueur alcoolique affectent généralement la forme d’un crâne humain en cuivre ou en argent, et le plus souvent sont de véritables crânes surtout quand il s’agit de cérémonies d’exorcisme ou magiques.

Comme lampes on emploie, la plupart du temps, des écuelles semblables aux coupes d’offrandes qu’on remplit de beurre fondu dans lequel trempe une mèche de coton.

Le vase à eau consacrée, ou Amrita, se nomme Boumpa[25]. De cuivre ou d’argent, richement orné de décors en relief, il a la forme d’une buire persane ou d’une théière sans bec. Son couvercle est mobile et sert, dans certaines cérémonies à recevoir l’eau des libations. Il est toujours accompagné d’une plume de paon qui remplace notre goupillon pour les aspersions tant de purification que de bénédiction.

Les ustensiles à l’usage des prêtres sont beaucoup plus nombreux.

C’est d’abord le Dordje[26], ou foudre, consistant en une poignée, ou manche, cylindrique terminée à ses deux extrémités par cinq pointes, dont les quatre latérales s’incurvent et se rapprochent de celle du milieu. Cet instrument, fait sur le modèle du Vajra d’Indra, tombé miraculeusement du ciel et conservé dans le monastère de Séra, est à la fois une sorte de sceptre, emblème de puissance, et l’arme irrésistible du prêtre pour combattre les démons. Celui-ci le tient en main quand il procède aux exorcismes, aux purifications à tout instant répétées dans le culte et quand il consacre l’eau bénite.

Dordje.
K’orlo.
Drilbu.
P’ourbou.

Une autre arme du prêtre non moins efficace, dit-on, mais qui ne s’emploie que contre les démons est le P’ourbou [27], poignard à lame triangulaire dont la poignée, qui a la forme d’un demi-djorjé, se termine par une tête du dieu Tamdin [28] (Hayagrīva), le plus intraitable ennemi des mauvais esprits.

La sonnette, Drilbou [29], dont le manche est également formé d’un demi vajra, sert à deux fins. Son tintement réveille et appelle les dieux et met on fuite les démons.

Le chapelet, Tenva[30], accessoire essentiel de la tenue des Lamas, joue également un rôle important dans les cérémonies du culte pour la récitation de certaines prières qui doivent être répétées un nombre déterminé de fois. Pendant les cérémonies, il est toujours placé sur une table à gauche de l’officiant qui le prend et le repose suivant les exigences du rituel. Le chapelet des Lamas a cent huit grains, ordinairement tous de même dimension[31], et deux compteurs à prières composés chacun d’une tige métallique sur laquelle glissent dix petits disques de métal, et se terminant l’un par un dordjé, l’autre par un drilbou. Le premier sert à marquer les unités, le second les dizaines. On le fait en toute espèce de matière, mais la forme, la couleur et la nature de ses grains ne sont pas indifférentes : elles varient suivant la divinité priée, sauf dans la secte Gélougpa dont le chapelet, appelé Ser-tén, est fait d’un bois jaune-rougeâtre prétendu celui de l’arbre Bô, ou Ficus religiosa, et sert au culte de tous les dieux sans exception. Ainsi le chapelet à grains de cristal (ou de verre blanc) est consacré à Padmapâni ; celui dont les grains sont faits en bois de santal rouge sert au culte de Tamdin[32] ; pour les Bouddhas en général et Mandjouçri en particulier, on emploie des chapelets jaunes ; pour Târâ il faut un chapelet à grains de turquoise ou de verre bleu ; le chapelet à grains en vertèbres de serpent est uniquement réservé aux cérémonies de sorcellerie et pour la divination. Les grands Lamas, tout en observant les règles relatives aux couleurs consacrées, mettent un grand luxe dans leurs chapelets, généralement faits de pierres précieuses, cristal, corail, ambre, turquoise, etc.

L’usage du chapelet n’est pas exclusivement réservé aux religieux : tous les laïques, hommes et femmes, le portent continuellement sur eux et s’en servent à tous moments pour la comptabilité des prières qu’ils murmurent du matin au soir. Le chapelet des laïques se distingue de celui des Lamas en ce que chaque dizaine est marquée par un grain plus gros et de matière différente. Souvent aussi, il n’a que trente grains, nombre jugé suffisant dans la plupart des cas. De même également les laïques ont toute liberté pour le choix de la matière de leurs chapelets, de pierres précieuses de couleur variée pour les gens riches, d’os, de verroterie ou de simples baies séchées pour la grande masse du peuple. Porté autour du cou ou enroulé autour du bras ce devient un accessoire indispensable de la toilette féminine et masculine.

Il est un autre ustensile religieux qui le dispute en importance au chapelet, le K’or-lo, cylindre ou moulin à prières. Cet objet, précieux au dévot, se compose d’un cylindre métallique tournant autour d’un axe inséré dans un manche en bois et contient un rouleau d’étoffe ou de papier sur lequel sont écrites ou imprimées des prières (ordinairement la formule mystique Om Mani Padmé Houm, répétée des milliers de fois) ou des passages des écritures. Chaque fois qu’on fait tourner le cylindre dans le sens voulu, c’est-à-dire de droite à gauche, on obtient le même mérite que si l’on avait effectivement lu, d’un bout à l’autre, toutes les prières écrites à l’intérieur.

Mais, si universellement usité qu’il soit, on ne se contente pas du cylindre à main. Dans les cours des monastères, le long des avenues qui y conduisent, se voient des rangées d’énormes cylindres renfermant des sections entières des écritures sacrées, que les passants ne manquent jamais de mettre en mouvement d’une poussée de main ; et, mieux encore, sur le sommet des montagnes et le long des cours d’eaux on rencontre partout de ces immenses cylindres qui, mus par le vent ou par l’eau, moulent éternellement leurs muettes prières, en l’honneur des Bouddhas et de la Loi, et pour le plus grand avantage de l’univers et des êtres.

N’oublions pas un autre ustensile qui, bien que secondaire, joue son rôle dans tous les cultes, même dans les rites de sorcellerie : c’est le Miroir (Me-long). Placé, occasionnellement sur l’autel, il symbolise la pureté comme emblème du soleil ou de la lune, mais il sert surtout dans les deux cérémonies appelées Touisol[33] « Ablution » et Ts’é-groub[34] « Obtention d’une longue vie ». La première de ces cérémonies s’applique indifféremment à tous les Bouddhas, la seconde s’adresse à Ts’épagmed (Amitâyus) le Bouddha d’immortalité ou de Vie éternelle. Dans le culte indien il est d’usage de baigner ou laver les images des dieux en les arrosant d’eau consacrée et parfumée, de lait, de beurre et autres matières réputées saintes et purificatoires ; dans le même but, les bouddhistes versent l’eau de consécration sur le miroir disposé de manière à refléter l’image du Bouddha ou du dieu placée sur l’autel. Pour les cérémonies d’exorcisme, c’est sur ce miroir que sont censés apparaître les divinités et les démons évoqués.

Le caractère spécial du Bouddhisme et certainement l’un des éléments les plus puissants de sa domination sur les masses, par l’impression profonde qu’il produit sur l’esprit, l’imagination et même les sens des fidèles, c’est la pompe de son culte. Rien n’y est négligé de ce qui peut frapper les esprits et produire l’émotion religieuse : pénombre mystérieuse des temples, éclairés seulement par la porte, où ressortent les ors des images et l’éclat étincelant des ustensiles sacrés, profusion de lumières sur l’autel, parfums pénétrants de l’encens et des fleurs tropicales, chants et musique.

Tous les Européens à qui il a été donné d’assister à des offices tibétains, entre autres le P. Huc et l’abbé Desgodins, s’accordent à reconnaître l’effet saisissant des chœurs, qu’ils ne craignent pas de comparer au plain chant de nos églises, et de la musique qui les accompagne, toute barbare qu’elle puisse paraître à l’oreille d’un dilettante.

Très primitifs, les instruments de la musique sacrée se composent de cymbales, de trompettes et de tambours. Les cymbales, en cuivre, sont de deux dimensions : les grandes nommées sil-smyan, servent au culte des Bouddhas, les petites, rol-mo, à celui des divinités inférieures et démoniaques. Il y a aussi deux sortes de trompettes à coulisses en cuivre, les petites appelées gye-ling[35], et les grandes, qui ont souvent près de deux mètres de longueur, ra-doung[36], sans compter la trompette, faite d’une conque marine, doung[37], qui sert particulièrement à appeler les religieux aux offices et à leurs divers exercices.

Les tambours (tchoï-na)[38] sont aussi de plusieurs dimensions : les grands étant suspendus et frappés au moyen d’un marteau de bois ; les petits, tenus à la main, mis en action au moyen de deux petites balles de bois ou de cuir, attachées par une lanière au milieu de leur caisse, qui viennent frapper alternativement les deux faces quand on les agite.

Ceci constitue l’orchestre réglementaire, on pourrait dire canonique, des cérémonies courantes, aussi bien des orthodoxes que des schismatiques ; mais, quand il s’agit des rites d’exorcisme, de magie et de sorcellerie, destinés à exercer une action toute puissante sur les dieux dont on invoque l’assistance et sur les démons que l’on se propose de chasser ou de détruire, ces instruments vulgaires sont tenus pour insuffisants et l’on a recours à d’autres, considérés comme possédant une puissance irrésistible. Ces instruments sont fabriqués avec des ossements humains, à l’exception de la conque marine qui sert dans tous les cas. Dans ces circonstances, on emploie des trompettes, kang-ling [39], faites de fémurs ou de tibias, et des tambours à main [40] formés de deux crânes soudés par leur sommet et recouverts de peau (peut-être de peau humaine). Notons en passant que, pour avoir toute leur efficacité, ces instruments doivent être faits avec des ossements de Lamas.

Kang-ling.
Doung.
Dāmaru.

4. Cérémonies et fêtes. — « Comme le Lamaïsme vit principalement par les sens et dépense sa force en fonctions sacerdotales, il est particulièrement riche en rituel. C’est pourquoi son cérémonial a reçu une prédominance spéciale, d’autant plus intéressante que le rituel conserve beaucoup de vestiges des temps archaïques. Les principaux rites, mystiques ou autres, révèlent une combinaison du culte indien et du culte tibétain pré-bouddhique. Tel qu’on le connaît déjà, le rituel le plus élevé suggère la comparaison sur beaucoup de points avec celui de l’église catholique romaine. Mais l’ensemble du culte lamaïque comprend une forte dose de culte démoniaque et de sorcellerie ; car le Lamaïsme n’est que faiblement et imparfaitement verni à la surface de symbolisme bouddhique, par dessous lequel apparaît sombrement le développement sinistre de la superstition polydémoniaque[41]. »

Cette appréciation de l’un des auteurs le plus justement estimés qui aient écrit sur le Bouddhisme tibétain ne nous paraît pas entièrement exacte. Il a raison, très certainement, en ce qui concerne les rites de magie, de sorcellerie et d’exorcismes qui constituent le fond de la religion populaire. Mais, quant au culte canonique, aussi bien des Nyigmapas que des Gélougpas orthodoxes, il nous paraît accorder trop d’importance à l’élément chamanique indigène et oublier qu’il n’est en somme, à quelques nuances près, que la célébration traditionnelle intégrale du culte du Mahâyâna mystique, tel qu’il se pratiquait au Népal[42] et probablement dans toute l’Inde septentrionale à l’époque de l’introduction du Bouddhisme au Tibet, tel qu’il existe encore de nos jours en Chine et au Japon dans les deux sectes de Tendaï et de Singon[43].

Comme toutes les autres religions, le Lamaïsme possède deux sortes de cérémonies cultuelles d’un caractère très tranché : les offices quotidiens et les grands sacrifices, réguliers ou accidentels, célébrés soit aux fêtes gardées, soit à propos de quelque événement important, heureux ou malheureux, actions de grâces ou invocations de détresse.

Des premiers nous avons indiqué l’ordre et la nature à propos des devoirs quotidiens du clergé ; il n’est donc pas utile d’y revenir plus longuement quand nous aurons rappelé qu’ils consistent en récitation psalmodiée d’invocations et d’hymnes à la louange des Bouddhas, principalement d’Odpagmed, des Bodhisattvas et avant tout de Tchanrési, enfin du saint ou du dieu patron du Monastère, et d’offrandes d’eau, de grains consacrés, de fleurs, de parfums, de lumières.

Les seconds méritent une description particulière, tant à cause de leur caractère magique, même quand il s’agit de cérémonies orthodoxes, que de leur ressemblance avec ceux des autres contrées où fleurit le Mahâyâna mystique et également avec certains rites du culte catholique, auquel nombre d’auteurs supposent qu’ils ont pu être empruntés en partie sous l’influence des Nestoriens et des premiers missionnaires, Guillaume de Rubruquis, Ascelin, Pont-Corvin et autres dont les enseignements et les pratiques auraient été connus du grand réformateur Tsong-Khapa. Cette hypothèse ne doit cependant être envisagée qu’avec la plus grande réserve, car selon toutes probabilités il ne s’agit là que de simples coïncidences fortuites.

Toutes les fêtes sont naturellement l’occasion de cérémonies solennelles, et les fêtes sont nombreuses au Tibet.

C’est d’abord la célébration hebdomadaire de l’Uposatha qui correspond à nos dimanches, fête qui se célébrait primitivement le jour de la nouvelle et de la pleine lune, puis plus tard également aux deux quartiers intermédiaires. Outre un office solennel, elle comporte un jeûne rigoureux et une confession générale, Sobyong[44] ou Prâtimokcha, devant tout le chapitre du monastère. Voici en quoi consiste le Prâtimokcha, confession publique complètement distincte de la confession auriculaire secrète que doit faire à son supérieur, ou à quelque ancien, tout moine qui a conscience d’avoir commis un péché d’action, d’omission, de parole ou de pensée. La cérémonie est empreinte d’une grande solennité. Tous les religieux du monastère — ils sont quelquefois plusieurs milliers — s’assemblent dans le temple ou dans la salle de réunion. Après que l’assistance a récité les prières fondamentales, — la formule du Triple Refuge dans le Bouddha, la Loi et l’Église, l’acte de foi en la Loi promulguée par le Bouddha, et le Credo de l’Église bouddhique, — le supérieur s’assure par une série de questions que l’assemblée est régulièrement constituée, enjoint à toute personne impure ou non initiée de se retirer et annonce que l’on va accomplir le Prâtimokcha. Alors le supérieur, ou le plus souvent un ancien désigné par lui, lit les deux cent cinquante articles dans lesquels sont catalogués tous les péchés prévus et les sanctions pénales qu’ils comportent : exclusion perpétuelle ou temporaire de la communauté, pénitences plus ou moins sévères, ou simple réprimande. Après chaque article, le lecteur demande trois fois si quelqu’un des frères a commis le péché indiqué, en invitant le coupable à avouer sa faute. Si aucune voix ne s’élève, l’officiant conclut que l’assemblée est pure de cette transgression. Une fois la lecture de tous les articles terminée, la cérémonie finit par une action de grâces si aucune faute grave n’a été commise, ou par une invocation à la clémence et à la protection du Bouddha s’il s’est révélé quelque crime. Les moines passibles de l’expulsion sont immédiatement dépouillés du costume religieux et chassés du couvent, non sans avoir subi au préalable une sévère correction corporelle d’une centaine de coups de bâton.

Parmi les fêtes à époques fixes, les principales sont :

La fête du Nouvel An, au commencement de février, à l’occasion de laquelle la ville de Lhasa est envahie par les moines des monastères environnants, qui y règnent en maîtres pendant trois jours ;

Celle du Dordjé (vajra) d’Indra, miraculeusement tombé du ciel et conservé, dit-on, au monastère de Séra, qui se célèbre le 27e jour du premier mois ;

Au commencement du troisième mois, exposition à Lhasa des vases et des peintures sacrées ;

Fin avril, fête de la conception ou de la naissance du Bouddha Çâkyamouni, correspondant au 15 du mois indien de Vaiçakha ;

Premier juin, fête du Nirvâna du Bouddha ;

Vingt-cinquième jour du dixième mois (octobre-novembre), fête de la mort ou de l’ascension au ciel de Tsong-Khapa, qui se célèbre dans tout le pays par des illuminations générales.

À ces fêtes régulièrement établies, il faut ajouter celles spéciales à chaque monastère, soit à l’anniversaire de sa fondation, soit à celui de la naissance ou de la mort de son fondateur.

Pour les laïques, ces fêtes sont l’occasion de réjouissances de tout genre et aussi de profits en raison des foires qui se tiennent à ces époques dans les villes ou autour des monastères. Les Tibétains, gens pratiques, trouvent ainsi le moyen de concilier la dévotion, le plaisir et les affaires.

Au point de vue religieux, elles sont toutes marquées de jeûnes (qui durent parfois plusieurs jours, comme par exemple pour le rite appelé Nyoungne[45] qui se prolonge pendant quatre jours avec une sévérité telle qu’il n’est pas permis d’avaler sa salive) et de cérémonies solennelles.

Ces cérémonies, qui portent différents noms suivant leur destination spéciale, sont toutes plus ou moins empreintes d’un caractère magique, leur but étant d’investir l’officiant de toutes les qualités et de la puissance du Bouddha particulièrement invoqué, et même d’en faire une sorte d’incarnation temporaire de ce Bouddha, afin de se substituer à lui en vue du bien et du salut de tous les êtres qui vivent dans l’univers[46].

Quelle que soit leur intention les offices ont toujours sept phases :

D’abord l’officiant — qui doit toujours être un prêtre éminent par ses vertus et sa science des rites, — purifie sa personne par des ablutions et une sorte de signe de croix consistant à toucher, de ses deux mains étroitement unies, son front en prononçant l’invocation Om ; puis il touche de même sa poitrine, son estomac, son épaule gauche puis la droite en disant successivement Ah, Houm, Dam, Yam, et finit par Svaha, gestes et formules qui ont pour effet de faire entrer en lui le corps, l’esprit et la parole du Bouddha[47]. Il procède ensuite à la purification des ornements sacerdotaux, à la consécration de l’eau bénite, à la purification du temple et à l’expulsion des démons, tous actes qu’il exécute en prononçant des invocations mystiques ou magiques, dhâranîs, en faisant certains gestes également magiques, mudrâs, et en brandissant de sa main droite le dordjé.

Ces préliminaires accomplis, il procède aux sept phases (yang-lag-bdun) du sacrifice :

1o Invitation aux Bouddhas, Bodhisattvas et dieux, préparation du chemin qu’ils suivront ; envoi de chars ;

2o Bienvenue aux hôtes célestes ; il les invite à prendre les sièges préparés à leur intention ;

3o Présentation des offrandes : eau pour ablutions et pour boire, riz, gâteaux, fleurs, encens, lumières, musique ;

4o Chant d’hymnes de louanges ;

5o Récitation psalmodiée des formules (mantras et dhâranîs) qui doivent opérer l’incarnation du Bouddha dans la personne du prêtre ;

6o Prières pour obtenir les grâces désirées dans ce monde et dans la vie future ;

7o Bénédiction de l’assistance, soit par aspersion d’eau bénite, soit par l’imposition du chapelet, soit encore en posant sur la tête des fidèles le vase qui contient l’eau consacrée.

Ce rituel ordinaire est parfois susceptible de quelques modifications ; ainsi, dans la cérémonie du Prâtimokcha, il comporte : 1o Salut aux Bouddhas ; 2o Offrandes ; 3o Confession des péchés ; 4o Actions de grâce ; 5o Exhortation ; 6o Prières pour l’obtention de grâces temporelles ; 7o Pour des grâces spirituelles.

Parfois aussi, et notamment dans la cérémonie Ts’égroub célébrée en l’honneur de Tsépagmed afin d’obtenir une longue vie (ou la vie éternelle), l’officiant consacre du tchong (bière d’orge ou de riz) et des gâteaux de farine de froment qu’il distribue ensuite aux assistants religieux et laïques[48].

5. — Baptêmes, Mariages, Funérailles. — D’une façon générale, le Bouddhisme, dont l’idéal est tout entier dans la vie future, se désintéresse complètement des événements de la vie sociale qu’il tient pour un état inférieur, source perpétuelle de tentations et de péchés, le plus grand des obstacles à l’acquisition du Nirvâna. Il n’intervient qu’au moment de la mort afin d’assurer au défunt une bonne transmigration grâce à l’efficacité du secours de la religion.

Au Tibet, cependant, où la tolérance est plus grande, où le prêtre moins retenu se mêle davantage à la vie laïque, il daigne faire quelques concessions, en vue ou sous le prétexte de contribuer par son intervention au bonheur présent et futur des hommes, de les aider à marcher dans la voie de la sagesse et de la sainteté. L’enfant qui vient de naître est une proie livrée sans défense aux démons, s’il n’est protégé par l’égide de la religion, et cette protection lui est acquise par une cérémonie qui a une grande ressemblance avec le baptême chrétien, bien qu’elle découle en réalité d’anciennes pratiques brâhmaniques quelque peu modifiées dans leur forme.

Le troisième ou le dixième jour après sa naissance (époque consacrée par le rituel brâhmanique pour la cérémonie de « dation de nom »), on célèbre pour l’enfant le sacrement appelé Touisol[49]. On dresse à cet effet un autel sur lequel brûlent des lampes et des baguettes d’encens, tandis que le prêtre consacre au moyen de prières et de formules magiques de l’eau bénite avec laquelle il asperge l’enfant ou dans laquelle il le plonge trois fois. Puis il le bénit par imposition des mains ou du chapelet, lui donne un nom et consulte les astres pour établir son horoscope. Il va sans dire que si les présages sont mauvais on peut les corriger, ou tout au moins les atténuer, au moyen de cérémonies magiques d’autant plus efficaces qu’elles seront plus généreusement rétribuées. Dès que l’enfant peut marcher et parler, le prêtre intervient de nouveau pour le bénir, réciter les prières et les formules propres à assurer son bonheur matériel et spirituel, et suspendre à son cou des amulettes qui doivent le défendre contre les maladies, les accidents et les maléfices des démons.

La religion, qui considère le mariage comme un mal toléré par condescendance pour la faiblesse humaine, n’intervient pas pour le sanctifier par ses prières et ses bénédictions. C’est, comme nous l’avons vu, un acte purement civil, occasion naturellement de grandes réjouissances familiales, mais sans aucun rite religieux même individuel, et auquel il est formellement interdit aux moines d’assister. Ils y jouent cependant un rôle, mais préalable. Aucun mariage ne se célèbre au Tibet sans qu’un prêtre astrologue ait consulté les astres et comparé les horoscopes de nativité des deux fiancés afin de savoir si l’union projetée sera heureuse. On a aussi dans ce but des tables de divination que l’on consulte en jetant des dés ou de petits cailloux noirs et blancs qui révèlent l’avenir d’après les cases sur lesquelles ils tombent. Il appartient aussi au prêtre astrologue de déterminer le jour favorable à la célébration du mariage en consultant soit les astres, soit les tables de divination spécialement établies à cet effet.

De tout temps, par contre, les religieux bouddhistes ont généreusement prêté leur ministère aux funérailles. Pour eux c’est affaire de charité, persuadés qu’ils sont de l’efficacité de leurs prières et de leurs mantras pour procurer au mort la rédemption, ou du moins l’atténuation de ses péchés ; pour la masse du peuple c’est affaire de foi, de superstition et d’affection dans l’espoir de procurer à un être cher une heureuse transmigration.

Dans l’idée des Tibétains, nous l’avons vu, toutes les maladies sont l’œuvre des démons et par conséquent, outre qu’ils sont les seuls dépositaires de la science médicale les Lamas possesseurs de la puissance exorciste sont tout indiqués pour venir en aide, soulager ou guérir les malades ; toutefois à notre point de vue européen leur thérapeutique, dans les cas désespérés, d’incantations, d’exorcisme, de processions bruyantes autour du moribond, accompagnées du charivari de tous les instruments imaginables, paraîtrait plutôt susceptible de hâter la fin que de dissiper les souffrances du patient. Lorsque tout espoir est perdu, et que le malade entre en agonie, les Lamas du Monastère le plus voisin — à leur défaut le prêtre du village — viennent réciter les prières des morts afin d’empêcher les démons de s’emparer de l’âme du mourant ; puis, aussitôt que le décès est certain, l’un d’eux saisit la tête du mort, et par une pression énergique fait éclater le crâne afin d’ouvrir une issue à l’âme. Dans quelques régions, c’est avec une bûche de bois que le Lama brise le crâne du défunt ; dans d’autres, il se contente d’arracher une touffe de cheveux ; en tout cas l’intension est identique.

Quatre modes de funérailles sont usités au Tibet : l’incinération, l’enterrement, la dissection et l’exposition.

L’incinération, très coûteuse vu la rareté du bois, n’est usitée que pour les personnages de marque et pour les religieux. Les Lamas, qui ont assisté jusqu’au bout à la crémation, recueillent les ossements et les cendres, et, soit les mélangent à une pâte de farine et de terre glaise, dont ils façonnent des figurines de dieux ou de Bouddhas, soit les enferment dans l’intérieur d’une statuette pieusement conservée dans le temple ou dans le sanctuaire familial.

L’enterrement est exclusivement réservé aux funérailles des Dalaï-Lamas, des Pantchen-Rinpotchés et des Lamas incarnés, l’esprit divin qui les anime n’ayant pas besoin d’attendre la dissolution complète du corps pour se réincarner de nouveau.

Le mode de funérailles considéré comme le plus pieux et le plus honorable pour les gens de condition moyenne, est la dissection. En grande pompe et processionnellement, les Lamas accompagnent le corps dans un enclos consacré à quelque distance de la ville ou du village, et là tandis qu’ils chantent les prières des morts, l’un d’eux découpe le corps en morceaux qu’il jette en pâture aux oiseaux de proie et aux chiens, qui ne manquent point de suivre les convois. Les os, scrupuleusement dépouillés de toute chair, sont alors broyés, pétris avec de la farine d’orge et façonnés en boulettes que l’on distribue également aux chiens et aux oiseaux de proie.

La rémunération qu’il faut donner aux Lamas est assez dispendieuse, aussi les gens de basse classe se contentent-ils de transporter leurs morts sur quelque colline isolée et de les y laisser exposés en pâture aux animaux sauvages.

Ces pratiques qui, pour un Européen, constitueraient une profanation révoltante, s’expliquent chez les Tibétains moins par leur état de demie barbarie que par la croyance que l’âme ou l’esprit du mort ne peut se réincarner tant que les éléments matériels du corps ne sont pas dissous et rendus à la masse des atomes mondiaux. Ce stage d’attente, qu’on nomme Bardo[50], est tenu pour extrêmement douloureux. Sa durée normale obligatoire ne dépasse pas quarante-neuf jours quand les rites funéraires ont été régulièrement accomplis ; mais s’ils ont été négligés, les morts errants autour de la terre reviennent tourmenter leurs parents impies, auxquels ils se manifestent en rêve sous l’aspect de morceaux de chair informes et sanguinolents. Hâter la destruction du corps matériel est donc au premier chef une œuvre pie à laquelle aucun Tibétain n’oserait se soustraire.

6. Culte populaire. Sorcellerie. Divination. — Le Bouddhisme primitif (c’est-à-dire au temps de Çâkyamouni et de ses successeurs directs), doctrine essentiellement philosophique susceptible d’être comprise et mise en pratique par un petit nombre d’esprits éclairés, surtout blasés et dégoûtés des misères du monde, préoccupés avant tout de se soustraire à l’obligation fatale de la renaissance, tenait en médiocre estime les fidèles laïques entachés du tanha ou attachement aux instincts et plaisirs matériels. Il ne les admettait pas dans l’Église (sangha) constituée par les seuls religieux, se contentant de leur imposer le minimum des devoirs moraux prescrits par le Bouddha, et leur donnant pour rôle unique la charge d’entretenir par leurs dons et leurs aumônes la communauté des saints. En récompense de leurs vertus, dont la libéralité était la première, il leur laissait entrevoir la félicité de renaître plus tard en la personne de quelque saint religieux sur le chemin du Nirvâna. Quand une fois il fut constitué en religion il dut forcément compter avec l’élément laïque de plus en plus nombreux, et le Mahâyâna, qui se donnait pour but de faciliter et d’aplanir la route difficile du salut au plus grand nombre possible d’êtres, leur accorda dans une certaine mesure la participation aux bénéfices résultant de la célébration du culte. Toutefois, si les laïques sont admis à assister aux cérémonies solennelles et à profiter de la prédication de la doctrine, ils ne prennent une part active à aucun sacrifice public ou privé. Le prêtre officie bien à leur intention, pour leur plus grand avantage spirituel et matériel, présent et futur ; mais eux se bordent à visiter les temples, prier et se prosterner devant les images sacrées, déposer leurs offrandes sur l’autel.

Les devoirs religieux du bouddhiste tibétain peuvent se résumer ainsi :

« 1o Prendre refuge dans le Bouddha, la Loi et l’Église ;

2o S’efforcer d’atteindre aux plus hauts degrés de la perfection afin de s’unir à l’intelligence suprême (Bodhi) et parvenir au Nirvâna ;

3o Se prosterner devant les images du Bouddha et les adorer ;

4o Déposer devant lui des offrandes agréables aux six sens, telles que lumières, fleurs, guirlandes, encens, parfums, toutes les sortes de choses qui se mangent et se boivent, des étoffes pour vêtements ou tentures, etc. ;

5o Faire de la musique, chanter des hymnes, célébrer les louanges du Bouddha, de sa personne, de sa doctrine, de son amour, de sa miséricorde, de ses perfections, et de ses actes pour le bien de tous les êtres ;

6o Confesser ses péchés d’un cœur contrit, en demander le pardon et prendre la résolution de n’en plus commettre ;

7o Se réjouir des mérites de tous les êtres et souhaiter qu’ils puissent désormais obtenir la délivrance finale, ou Nirvâna ;

8o Prier et supplier les Bouddhas qui sont actuellement dans l’univers de tourner la roue de la loi (c’est-à-dire de prêcher la doctrine) et de ne pas quitter le monde trop tôt, mais d’y demeurer pendant plusieurs kalpas[51]. »

En général le Tibétain est profondément religieux. Les aumônes, les dons de toute nature aux monastères, les visites aux temples de la localité et les offrandes quotidiennes qu’il y apporte ne suffisent pas à satisfaire sa piété. Constamment, en marchant, en se reposant, en vaquant à ses affaires, on peut le voir égrenant des prières sur son chapelet, ou bien faisant tourner des heures entières son cylindre à prières en murmurant la sainte formule mystique, Om Mani Padmé Houm ! enseignée, dit-on, par le Bodhisattva Tchanrési lui-même.

Mais tout ceci constitue la dévotion courante, à la portée de tout le monde et il est un autre acte pieux bien autrement méritoire en raison de la peine et souvent même du danger qu’il comporte, encore qu’il soit presque toujours une occasion de plaisirs de tous genres et aussi de bénéfices pécuniaires. C’est le pèlerinage.

Si nous en croyons les soutras les plus anciens, le Bouddha lui-même enseigna à son disciple bien aimé, Ananda, que l’acte le plus méritoire du fidèle bouddhiste, religieux ou laïque, était la visite des lieux sanctifiés par les quatre évènements principaux de l’existence d’un Tathâgata : sa naissance, son accession à la dignité de Bouddha, sa première prédication de la Loi, et son Nirvâna. Aussi, dans l’Inde ancienne, des foules de pèlerins, venus des points les plus éloignés, même de la Chine, se pressaient-elles à Bouddha-Gâyâ, à Bénarès et à Kapilavastou, et par la suite les lieux où le Bouddha résida ou bien ceux où étaient élevés des monuments contenant de ses reliques (stoupas) devinrent aussi des pèlerinages très fréquentés.

Au Tibet, tous les monastères de quelque importance se targuent de posséder des reliques miraculeuses ou bien un Lama incarné, et leurs fêtes patronales, toujours accompagnées de foires avec divertissements de toutes sortes sont devenues des occasions de pèlerinages auxquels tout Tibétain ne manque pas de se rendre au moins une fois dans sa vie au mépris de la fatigue, de la difficulté des chemins et de la rigueur de la température, causes fréquentes d’accidents mortels.

Parvenu au but de son voyage, le pèlerin visite pieusement le temple, se prosterne devant les images, presque toujours miraculeuses, présente les offrandes qu’il a apportées à grande peine, puis, ses dévotions terminées, s’occupe de ses affaires, ventes ou achats de marchandises diverses, et se livre à tous les plaisirs que lui offre le côté mondain de ces pieuses réunions.

L’acte de dévotion le plus habituel de ces pèlerinages consiste à faire un certain nombre de fois le tour[52] du temple ou du monastère en récitant des prières et en faisant tourner l’inévitable cylindre qui renferme la formule sacrée Om Mani Padmé Houm. Parfois quelque dévot particulièrement zélé fait à genoux cette circumambulation ou bien encore, insouciant de la poussière, de la boue ou de la neige, se prosterne tout de son long, les bras en croix, marquant ainsi de l’empreinte de son corps tout le périmètre du lieu saint, exercice de piété qui demande souvent plusieurs jours.

Si le Tibétain est dévot, il est encore plus superstitieux : il l’est par nature, par tempérament, par atavisme, par tradition, et sa dévotion elle-même n’est au fond que superstition. Il ne faut pas oublier, en effet, que sa croyance première a été le Chamanisme, tel qu’il existe encore en Mongolie, en Sibérie, tel qu’il a existé probablement en Chine dans les premiers siècles de la vie de cette nation, c’est-à-dire le culte ou plutôt la terreur des esprits des morts transformés en démons acharnés à nuire aux vivants. La doctrine bouddhique, qui d’ailleurs n’est pas exempte de superstitions du même genre au moins sous sa forme mystique et tântrique, n’a fait que recouvrir ces croyances d’une sorte de vernis superficiel, et, à quelque classe de la société qu’il appartienne, le Tibétain en est resté profondément imbu. Il adore les Bouddhas, mais ces êtres d’une perfection abstraite ne parlent guère à son imagination que sous leurs formes, en quelque sorte démoniaques, de Yidams, et encore peut-être, au fond, les trouve-t-il trop surhumains pour s’adresser à eux avec une foi entière. De préférence, son adoration se porte sur les déesses, Dâkkinîs, et les dieux d’origine çivaïte, Drag-çeds, qu’il croit sentir plus près de lui et dont la nature à la fois bienveillante et malfaisante répond mieux à ses conceptions ataviques. Il vénère et respecte profondément, superstitieusement les Lamas, mais moins comme dépositaires et organes de la Bonne Loi, que comme possesseurs de la science occulte qui asservit à leurs ordres les lois et les forces de la nature, les démons, les dieux et même les Bouddhas. Pour lui, le Lama (et ce terme s’applique sans distinction à tous les membres du clergé) est avant tout un sorcier et un magicien. Il est hanté de la frayeur perpétuelle des démons, qu’il classe volontiers en de nombreuses catégories, mais qui sont principalement les esprits des morts, toujours prêts à tourmenter et effrayer les vivants si on ne parvient pas à les propitier par des sacrifices, à les éloigner du monde des humains en leur procurant de bonnes et promptes renaissances.

Ce qu’il demande avant tout au prêtre c’est de le protéger et contre les perpétuelles entreprises des démons et contre les maléfices des jeteurs de sorts presque aussi redoutés que les démons leurs auxiliaires habituels. De là le caractère de sorcellerie et de magie que revêtent toutes les cérémonies du culte populaire et qui pénètre même, ainsi que nous l’avons vu, dans celles du culte orthodoxe.

Par goût et pour satisfaire les aspirations superstitieuses de leurs ouailles, nombreux sont les Lamas qui s’adonnent aux sciences occultes, et elles ont usurpé une telle place qu’elles font partie des hautes études religieuses et sont enseignées dans tous les monastères-universités même de la secte orthodoxe. Il y a, toutefois, à ce point de vue, une réserve à faire. On distingue deux sortes de magie : la « magie blanche » (littéralement « mathématiques blanches »), Kartsis[53], et la « magie noire » (mathématiques noires), Naktsis[54], qui toutes deux embrassent toutes les applications des sciences occultes, de l’astrologie à la divination. La première, d’origine indienne, est seule orthodoxe et ne s’appuie que sur les pratiques et les formules consignées dans les Soutras, enseignées, dit-on, par Çâkyamouni lui-même. La seconde, renfermée dans les traités tantriques, découle des enseignements de Padma Sambhava et des religieux de son école qui prétendirent les tirer des terma, — livres mystérieux attribués pour la plupart à Nâgârjuna, découverts dans des cavités de rochers où les avait cachés leur auteur en attendant l’époque où l’intelligence humaine serait assez développée pour en comprendre la doctrine profonde —. La Kartsis seule est enseignée dans les monastères orthodoxes, tandis que la Naktsis se professe spécialement dans les deux monastères de Morou et de Garmakhya.

Tous les maux qui affligent l’humanité, nous le savons, sont l’œuvre des démons et seul le prêtre-sorcier possède la science et la puissance nécessaires pour combattre et mettre en fuite ces éternels ennemis des hommes. On a donc presque journellement recours à lui. Naturellement le culte populaire comprend, bien qu’elles se célèbrent dans les Temples, les cérémonies d’un caractère magique en l’honneur des divinités secondaires, adversaires des démons, telles que Tchakdor, Tamdin, Lhamo, qui consistent principalement en invocations, récitation de mantras et de dhâranîs, et en offrandes de victimes, de sang et de liqueur alcoolique[55]. Nombreuses également sont celles qui s’adressent à Zambhala (le Kuvéra indien) dieu de la richesse, tant pour obtenir les trésors dont il est le dispensateur, que sa protection contre les attaques des hordes de démons, gardiens des trésors cachés et volontiers malfaisants qui sont sous ses ordres. Ces sacrifices comportent généralement l’holocauste (Sreg-pa ou Tchinsreg[56] « Cruel sacrifice ») qui consiste à brûler les offrandes dans un fourneau d’argile, pratique odieuse au Bouddhisme orthodoxe à cause de la quantité d’êtres infimes susceptibles de trouver la mort dans le feu. On peut aussi ranger dans la catégorie du culte populaire, bien qu’elle soit consacrée au Bouddha Ts’épagmed, la cérémonie Ts’é-groub[57] qui a pour but d’obtenir une longue vie.

Les sacrifices de propitiation des dieux et génies locaux s’accomplissent dans les champs, ou dans la maison s’il s’agit du dieu Nang-lha, avec le cérémonial accoutumé de formules magiques et d’offrandes. La victime est d’ordinaire une poule dont on répand le sang sur l’autel du dieu, simple tas de pierres ou petit monticule de terre.

L’exorcisme est le complément obligé de toutes les cérémonies, mais il trouve encore en plus de nombreuses occasions de s’exercer à l’occasion des diverses aventures de la vie courante et surtout en cas de maladies, toutes, on le sait, causées par des démons, et selon les circonstances il revêt des formes variées. Dès qu’il est appelé, la première chose que doit faire le Lama c’est de déterminer par une opération magique quel est le démon qu’il a à combattre, les formules à réciter et les moyens à employer pour le vaincre variant selon sa nature et sa puissance. Dans certains cas de maladie, par exemple, si le démon est jugé peu dangereux, il suffira de clouer à la porte de la maison du patient l’image d’un coq (animal dont le chant met en fuite les mauvais esprits), après que le prêtre, armé du dordjé ou du p’ourbou, aura prononcé la dhâranî appropriée et conjuré l’esprit malfaisant de se retirer au plus vite s’il ne veut être mis en pièces et détruit par la puissance de ces deux armes magiques auxquelles rien ne peut résister. D’autres fois, il faudra dessiner sur un morceau de papier ou modeler en pâte la figure du démon que l’on brûlera ensuite en en dispersant les cendres au vent. D’autres fois encore, on aura recours à une procession autour du malade ou de la maison, avec accompagnement d’une musique bruyante.

Mais de toutes les pratiques magiques, celles qui répondent le plus aux besoins du peuple, ce sont les diverses méthodes de divination. À quelque classe de la société qu’il appartienne, aucun Tibétain n’entreprendrait la chose la plus insignifiante sans avoir consulté le sort sur le résultat de son entreprise et le moment favorable pour l’accomplir : à plus forte raison en va-t-il de même quand il s’agit d’événements sérieux tels que naissance, mariage ou mort. Pour se renseigner, il s’adressera au devin-astrologue qui, par la position respective des astres au moment où on le consulte comparée avec celle qu’ils occupaient à l’instant de la naissance de la personne en cause pronostiquera, par exemple, si les caractères et les destinées de deux fiancés s’accordent, si leur mariage sera heureux et fécond, celui des deux conjoints qui survivra à l’autre, etc. ; s’il s’agit de mort, il indiquera de façon certaine si la condition du défunt sera bonne ou mauvaise, dans quel monde et à quelle époque il se réincarnera.

Pour se tirer des calculs minutieux et difficiles que nécessite le prononcé de son oracle, l’astrologue a à sa disposition de nombreux calendriers et des tables de divination appropriées aux différentes circonstances qui peuvent se présenter, mais dont la consultation demande une étude et une science spéciales. Ainsi les tables appelées Gabtsis[58], « calculs cachés » servent à connaître les rapports des astres ; Groubtsis[59] « parfaite astronomie » à faire connaître le caractère bon ou mauvais et l’influence des planètes ; au moyen des Tsérab lastsis[60] on détermine le destin et la durée de la vie d’un individu ; on consulte les Bagtsis[61] pour les mariages, les Çintsis[62] afin de savoir dans quelles conditions un mort renaîtra, les Naktsis[63] pour connaître les époques heureuses ou malheureuses d’une existence[64].

On peut encore consulter le destin au moyen de tableaux divisés en cercles, carrés ou losanges renfermant des nombres, des sentences laconiques ordinairement à double entente, des figures de divinités, d’hommes ou d’animaux ayant une valeur bonne ou mauvaise conventionnelle qui de plus varie selon que nombres ou figures se trouvent dans des relations données. Pour les interroger on jette des dés, ou bien des petits cailloux noirs et blancs dont la couleur influe sur le sens définitif de la case où ils tombent.

N’oublions pas enfin les procédés plus primitifs qui consistent à prédire l’avenir par les craquelures d’une omoplate de mouton calcinée, par la disposition que prennent un certain nombre de baguettes jetées au hasard, ou par le premier mot d’une page d’un livre sacré.

Ces opérations magiques, toujours bien rémunérées sont une source considérable de profits pour les Lamas ; mais moins encore que celles que l’on sollicite d’eux afin d’écarter ou d’atténuer les mauvais présages ; car ils arguent que ces sortes de sortilèges sont beaucoup plus difficiles à mener à bien. Néanmoins ils en garantissent l’efficacité quand on sait y mettre le prix.


Monastère de Ghian-ts’é.
Monastère de Ghian-ts’é.
Monastère de Ghian-ts’é.
  1. 13000 ans, d'après la croyance générale.
  2. Mc’od-yon.
  3. Z’abs-gsil.
  4. Me-tok.
  5. Dug-spos.
  6. Snang-gsal.
  7. Zal-sas.
  8. Rol-mo, litt. « cymbales ».
  9. Dri-c’ab.
  10. Voir Si-do-in-dzou, p. 70.
  11. Sir Monier Williams : Buddhism, p. 385.
  12. Spyan-ras-gzigs, Avalokiteçvara.
  13. Voir page 197.
  14. Voir page 242.
  15. K’orlo, sc. Cakra.
  16. Yun-drung.
  17. Pa-dma.
  18. Nelumbium speciosum.
  19. Nymphœa esculenta.
  20. Nymphœa speciosa.
  21. Nor-bu, sc. Rat-na, Mani et Çinta-mani.
  22. C’or-rten ; sc. Caitya ou Stûpa.
  23. Ce sont les sept trésors bien connus du Cakravartin.
  24. Sorte de grecque enchevêtrée, complication du Svastika.
  25. Ou Las-Bum.
  26. Rdo-rje, sc. Vajra.
  27. P’ur-bu.
  28. Rta-mgrin.
  29. Dril-bu.
  30. Pren-ba.
  31. De la grosseur d’un gros pois.
  32. En général les chapelets de couleur rouge sont employés dans tous les sacrifices aux divinités dont le rôle est de combattre les démons.
  33. Bkrus-gsol.
  34. Ts’é-grub.
  35. Rgyas-gling.
  36. Rag-dung.
  37. Dung.
  38. C’os-rnga.
  39. Rkang-gling.
  40. Nga-c’un, sc. dâmaru.
  41. L. A. Waddell : Lamaism, Intr. XI.
  42. B. H. Hodgson : Illustrations of the literature and religion of the Buddhists.
  43. Horiou Toki : Si-dô-in-dzou.
  44. Gso-sbyong.
  45. Snyung-gnas ou Snyung-par-gnas-pai-tch’o-ga.
  46. Voir Si-dô-in-dzou, p. 31.
  47. L.-A. Waddell : Lamaism, p. 423. — Si-dô-in-dzou, p. 31 et suiv.
  48. Quelques auteurs européens donnent, mais improprement, le nom d’Eucharistie à cette cérémonie à cause de sa ressemblance avec la communion sous les deux espèces.
  49. Bkrus-gsol, ablution.
  50. Bar-rdo.
  51. F. Schlagintweit : Le Bouddhisme au Tibet, p. 67.
  52. Il faut toujours avoir le monument sacré à sa droite.
  53. Dkar-rstis.
  54. Nag-rtsis.
  55. Voir page 244.
  56. Sbyin-sreg.
  57. Voir page 257.
  58. Gab-rtsis.
  59. Grub-rtsis.
  60. Ts’erabs-las-rtsis.
  61. Bag-rtsis.
  62. Gçin-rtsis.
  63. Nag-rtsis.
  64. E. Schlagintweit, Le Boudhisme au Tibet, p. 177. — Voir aussi L. A. Waddell ; Lamaism, pp. 450, 465 et 466.