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Bod-Youl ou Tibet/Chapitre 8

La bibliothèque libre.
Texte établi par Musée Guimet, Ernest Leroux (12-13p. 220-240).

CHAPITRE VIII

Le Clergé.

1. Les Lamas et leur hiérarchie. — 2. Admission dans l’ordre.3. Initiation.4. Ordination.5. Études supérieures qui confèrent le titre de Lama.6. Lamas incarnés ou Bouddhas vivants. Le Dalaï-Lama et le Pantchen Rinpotché.7. Vie et devoirs des Lamas.8. Les Religieuses.

1. — Les Lamas et leur hiérarchie. — Il est d’un usage généralement répandu en Europe de refuser à la collectivité des religieux bouddhistes le nom de clergé sous le prétexte que ce ne sont que des moines contemplatifs et non des prêtres. Si cette opinion est exacte en ce qui concerne les disciples de Çâkyamouni, les membres des premières communautés et jusqu’à un certain point encore les Bhikchous de Ceylan, voire même de Birmanie et de Siam, elle est erronée quand il s’agit des religieux tibétains, Chinois et Japonais. Au Tibet, le religieux, au moins pour la plupart, est un véritable prêtre, car après avoir été soumis pendant plusieurs années à un enseignement doctrinal et théologique et avoir fait preuve des qualités requises pour l’exercice du sacerdoce, il reçoit une ordination qui lui confère le pouvoir et le droit de remplir toutes les fonctions de son ministère et d’accomplir les rites sacrés.

Au Tibet, on donne indistinctement à tous les religieux le titre de Lama [1] ; mais c’est là une simple formule de politesse, comme chez nous le titre d’abbé, car en réalité le mot Lama, qui signifie « supérieur » ou « maître vénérable » ne s’applique qu’à de hauts dignitaires, relativement peu nombreux, qui ne l’acquièrent qu’après avoir fait preuve d’une science profonde. En fait, le clergé tibétain se compose de cinq classes distinctes, suivant une hiérarchie assez semblable à celle de l’Église romaine :

Gényén[2] (dge-bsnyen), auditeur.

Gétsoul[3] (dge-ts’ul), premier degré de la prêtrise, novice.

Gélong[4] (dge-slong), prêtre ordonné ;

Lama[5] (bla-ma), prêtre supérieur ;

Khanpo[6] (mk’an-po), abbé, évêque.

Au dessus de ces rangs qui s’acquièrent par le mérite et la sainteté, il en est deux autres conférés ceux-là par droit de naissance, ceux de Khoubilgan, incarnation d’un saint tibétain, et de Khoutouktou, incarnation d’un saint indien, et enfin, comme couronnement de l’édifice, les deux dignités sublimes de Pantchen Rinpotché (Pan-c’en Rin-po-c’e) et de Dalaï Lama (Ta-le bla-ma ou Rgya-mts’o).

2. Admission dans l’ordre. — Le respect dont les Tibétains entourent les Lamas, les nombreux privilèges dont ils jouissent, la puissance spirituelle et temporelle qu’ils exercent, et aussi, il faut bien le dire, l’attrait de la vie facile qu’on mène dans les monastères, attirent dans l’ordre de nombreuses recrues. Toutes les familles tiennent à honneur de compter l’un des leurs dans ses rangs, et même, comme il ne saurait jamais y avoir un trop grand nombre de ces saints personnages, une loi dénommée btsun-gral oblige chaque famille à vouer au sacerdoce au moins un de ses enfants, d’ordinaire l’aîné. On comprend que dans ces conditions l’admission dans l’ordre ne doit pas être très difficile.

C’est d’ordinaire vers l’âge de 7 à 8 ans que les enfants destinés à la vie religieuse sont présentés dans un monastère par leur père, mère ou tuteur, qui choisissent de préférence un couvent où réside quelque moine de leur famille ou de leurs amis. Après une enquête ordinairement très sommaire sur la situation et l’honorabilité de la famille du jeune postulant (enquête très minutieuse quand il s’agit de certains monastères qui ne reçoivent que des religieux de haute classe), on lui fait subir un examen, que l’on pourrait appeler médical, afin de s’assurer s’il n’est atteint d’aucune infirmité ou maladie rédhibitoire : un aveugle, un borgne, un boiteux, un bossu, un sourd, un bègue, un lépreux, un phtysique, un épileptique ne peuvent être admis. L’enfant est alors confié au religieux son parent, ou à son défaut à un moine âgé, qui est chargé de lui apprendre à lire, à écrire, de lui enseigner les cinq commandements et les dix interdictions, les préceptes généraux de la morale et de la religion, enfin de lui faire apprendre de mémoire quelques courts soutras. Il conserve ses vêtements laïques, n’est pas obligé de faire couper ses cheveux et peut recevoir toutes les semaines la visite de ses parents.

Après deux ou trois ans d’études (légalement deux ans suffisent), le tuteur religieux, Gégan[7], du postulant demande l’admission dans la confrérie à titre d’auditeur ou Gènyen et l’inscription à l’une des écoles du couvent, ce qui donne lieu à un examen minutieux de sa conduite et de son savoir.

3. Initiation. — À l’âge minimum de quinze ans, le Gényen peut solliciter son admission au noviciat. Assisté de son précepteur, il se présente devant le chapitre du Monastère, ot après avoir répondu à l’interrogatoire prescrit par le Vinaya sur sa personne et son état, passe un examen sévère sur les questions de dogme qu’il doit savoir. S’il échoue, il est renvoyé dans sa famille et son précepteur est frappé d’un blâme et d’une amende ; s’il est admis, on lui fait prononcer les vœux de la « sortie de la maison » (pravajyâ), on lui rase la tête, on le revêt de la robe jaune ou rouge (suivant la secte) du religieux bouddhiste et on lui donne les ustensiles règlemenlaires. Il est alors Gétsoul et peut assister à tous les exercices religieux, sans toutefois y prendre une participation active.

4. Ordination. — À vingt ans, après avoir fait de nouvelles études théologiques, il peut demander l’ordination qui fera de lui un moine parfait, un Gélong. L’admission à l’ordination comporte un nouvel examen, qui dure trois jours, et une série de controverses sur des sujets religieux, épreuves tellement difficiles que le candidat malheureux est autorisé à les subir trois fois. S’il réussit, il est investi solennellement de tous les droits et les pouvoirs du religieux accompli. S’il échoue, il est à perpétuité expulsé de l’ordre, et généralement va exercer dans les villages les fonctions irrégulières de Lama-sorcier[8].

5. Études supérieures qui confèrent le titre de Lama. — Une fois dûment revêtu du caractère sacré, le Gélong est qualifié pour officier dans toutes les cérémonies du culte et exercer toutes les fonctions sacerdotales, même devenir, à l’élection, supérieur de quelque petit monastère : aussi la plupart s’en tiennent-ils là. Certains, cependant, plus ambitieux ou poussés par l’amour de la science, vont continuer leurs études dans les grands monastères-universités, tels que ceux de Dépoung, Séra, Galdan, Garmakhya, Morou qui renferment des facultés de théologie, de sciences mathématiques et naturelles, de médecine, voire même d’astrologie, de magie et autres sciences occultes, ces dernières enseignées surtout à Garmakhya et à Morou. Les études y sont, dit-on, très sérieuses et complétées par des examens aussi difficiles que coûteux, à la suite desquels le candidat heureux peut obtenir les titres de Gêçès[9] (correspondant à notre titre de licencié), dont la plupart se contentent, et de Rabjampa[10] ou Lharamba[11] (docteur en théologie). Les adeptes des sciences occultes reçoivent le titre spécial de Tchoï-tchong[12]. La possession de l’un de ces titres donne droit à celui de Lama. Une autre appellation honorifique, celle de Tchoidjé[13], est décernée par le Dalaï-Lama ou le Pantchen Rinpotché aux religieux qui se sont signalés par leur sainteté, mais ne donne pas droit à occuper les fonctions supérieures que peuvent exercer les Géçès et les Lharambas.

C’est, en effet, parmi les premiers que sont choisis les supérieurs ou abbés des monastères de moyenne importance, les uns élus par le chapitre, d’autres nommés par le Dalaï-Lama ou le Pantchen Rinpotché, tandis que les seconds fournissent le personnel des Khanpos.

Les Khanpos[14] sont promus par le Dalaï-Lama et le Pantchen Rinpotché, dont ils constituent le haut entourage à titre de conseillers, Tsanit. On peut donc ajuste raison les comparer aux cardinaux de l’Église romaine. Ils remplissent du reste des fonctions variées : abbés des grands monastères, ayant une juridiction ecclésiastique semblable à celle de nos évêques, coadjuteurs des Lamas incarnés, gouverneurs ou préfets des provinces, et, à l’occasion, généraux d’armées. C’est la plus haute fonction à laquelle un religieux puisse parvenir.

6. Lamas incarnés ou Bouddhas vivants. Dalaï-Lama et Pantchen Rinpotché. — Au dessus de ces rangs acquérables par la sainteté, la science religieuse et les talents administratifs, la hiérarchie lamaïque compte encore toute une nombreuse série de hauts dignitaires, occupant des fonctions que l’on pourrait dire héréditaires s’il ne s’agissait d’une filiation divine, bien plus respectés et vénérés par la dévotion et la superstition populaires qui les adorent comme de véritables dieux. Ce sont les Lamas incarnés ou Bouddhas vivants, Khoubilgans et Khoutouktous, au-dessus desquels trônent le Pantch’en Rinpotch’é et le Dalaï-Lama.

D’une façon générale, un Lama incarné, populairement dénommé « Bouddha vivant », est un personnage qui passe pour être sur la terre le représentant réel de quelque Bouddha, Bodhisattva, dieu ou saint, dont l’âme, ou l’esprit, s’est incarnée en lui, au moment de sa naissance, et passera après sa mort dans le corps de l’enfant destiné à devenir son successeur dans les fonctions religieuses qu’il remplit. L’incarnation n’est donc pas personnelle, mais tient à la fonction, constituant ainsi une sorte d’hérédité éminemment propre à donner à son possesseur une autorité indiscutée, puisqu’elle est surnaturelle ou divine, et aussi (peut-être même est-ce là le véritable motif de l’institution) à éviter en grande partie les compétitions, les luttes de partis, les intrigues, les compromis et la corruption auxquels pourrait donner lieu une élection.

Cette théorie de l’incarnation est très ancienne au Tibet, beaucoup antérieure probablement à l’époque où des considérations politiques ou d’intérêt sectaire la transformèrent en un dogme. La plupart des auteurs admettent, et certainement non sans raison, qu’elle a eu pour point de départ la croyance indienne en la transmigration, qui est la base du Bouddhisme comme du Brâhmanisme, et les mythes relatifs aux incarnations des dieux de l’Inde, de Vichnou principalement. Sans contester le bien fondé de cette hypothèse, nous croyons qu’elle ne suffit pas à elle seule pour expliquer l’universalité de la croyance aux incarnations au Tibet ; il nous semble qu’il y a lieu de faire entrer en ligne de compte dans la production de ce phénomène un autre élément, celui-là populaire et partant bien autrement puissant qu’un simple mythe d’importation. Dans l’Inde, en Chine, au Tibet sans doute, comme partout ailleurs dans l’antiquité (nous-mêmes nous le faisons encore fréquemment) il a été et il est toujours d’usage de comparer aux morts illustres les vivants qui les rappellent par quelque côté de leur caractère, de leurs qualités ou par des services rendus à l’humanité, et de dire pour marquer cette ressemblance, un tel est un Socrate, un Solon ou un Hippocrate ; de là à tenir les deux personnages pour identiques, le dernier n’étant qu’une résurrection de l’autre, il n’y a qu’un pas pour la superstition populaire, et c’est ainsi que nous voyons en Chine, par exemple, des hommes illustres de diverses époques tenus pour des réincarnations de Lao-tseu, de Wen-tchang ou de Kouan-ti. Il paraît rationnel que le même fait se soit produit au Tibet et ait contribué pour une grande part à faire adopter et à populariser le dogme, qui nous semble si étrange, des incarnations divines en des personnages vivants.

Quelle que puisse avoir été l’origine première de la croyance aux incarnations, un fait certain c’est qu’elle est universellement répandue au Tibet, adoptée, établie en dogme indiscuté, et que cette substitution d’un être divin à l’être humain s’effectue de la même manière (sauf quelques nuances d’étiquette protocolaire) pour toutes les classes de Lamas incarnés, qu’il s’agisse d’une divinité supérieure ou d’un simple saint tibétain, d’un Dalaï-Lama ou d’un modeste abbé de monastère de second ordre.

Lorsqu’un Lama incarné meurt (mettons un Dalaï-Lama parce que nous possédons des procès-verbaux plus circonstanciés de la réincarnation de ces sublimes personnages), l’esprit divin qui l’animait retourne dans son céleste séjour pendant un laps de temps qui ne peut être moindre de quarante-neuf jours,[15] puis quand les conditions requises de pureté de famille et de mérites acquis de l’être nouveau destiné à lui servir d’enveloppe matérielle se présentent parfaitement accomplies, il se réincarne en un enfant, qui dès sa naissance manifeste des preuves évidentes de son caractère surnaturel.

La réincarnation a généralement, mais pas nécessairement, lieu dans le courant de l’année qui suit la mort du Dalaï-Lama défunt ; jusqu’à présent le délai maximum n’a pas dépassé quatre ans. Dès que la rumeur publique ou les rapports des autorités ecclésiastiques de la région ont fait connaître l’existence dans telle ou telle localité d’un enfant, ayant l’âge voulu, montrant des dispositions miraculeuses, le sacré collège des Khanpos et le régent politique du Tibet (ou bien le chapitre du monastère s’il s’agit d’un Khoubilgan ou d’un Khoutouktou) font une enquête sur l’authenticité des faits avancés, et, si elle les confirme, se rendent sur les lieux pour soumettre l’enfant à une série d’épreuves, dont la plus décisive est de lui faire reconnaître parmi beaucoup d’objets identiques ceux dont le défunt Dalaï-Lama se servait habituellement, livres, chapelet, tasse à thé, etc. Si l’enfant se tire à son honneur de ces épreuves, on le proclame réincarnation de l’esprit divin du défunt, et on l’amène en grande pompe à Lhasa où il reçoit jusqu’à dix-huit ans (âge de la majorité) l’éducation et l’instruction appropriées à la haute dignité qui lui est dévolue. Toutefois, à partir de l’âge de quatre ans (ou de huit ans selon certains auteurs) il accomplit déjà certaines fonctions de sa charge, entre autres la distribution de la bénédiction pontificale.

Mettant à part le Dalai-Lama et le Pantch’en Rinpotch’é, tenus comme étant d’une essence supérieure, les deux classes des Lamas incarnés, Khoubilgans et Khoutouktous, sont très différentes au point de vue de la sainteté et de la puissance surnaturelle qu’on leur attribue. Les premiers sont des incarnations de saints tibétains jadis fondateurs ou supérieurs des monastères de moyenne importance que leurs successeurs dirigent actuellement. Ils sont très nombreux, car tout couvent qui se respecte possède son Khoubilgan, mais n’exercent d’influence que dans la sphère restreinte du district qui dépend de leur monastère. Incarnations de dieux ou de saints indiens, les Khoutouktous sont peu nombreux mais par contre jouissent d’une beaucoup plus grande vénération et leur autorité spirituelle, presque indépendante, s’étend sur de vastes territoires ; tels sont, par exemple, le Grand Lama d’Ourgya (ou de Kouren) que l’on peut considérer comme le primat de Mongolie, le Grand Lama de Pékin, chef de l’Église lamaïque en Chine, le Deb ou Dépa-râja, souverain spirituel et temporel du Boutan.

Au nombre des Khoutouktous figure une femme, l’Abbesse du monastère mixte (moines et religieuses) de Palté, qui est l’incarnation de la singulière déesse Dorje P’agmo[16] que l’on représente avec une tête de truie. Cette abbesse jouit d’une très grande vénération et lors de son voyage annuel à Lhasa est reçue avec des honneurs divins semblables à ceux qu’on rend au Dalaï-Lama lui-même.

Il est dans l’Église lamaïque un autre haut dignitaire qui, sans être une incarnation, égale les Khoutouktous en puissance et presque en vénération ; c’est le Grand Lama de la secte et du monastère de Sakya[17], successeur héréditaire[18] de Matidvadja, le neveu du célèbre Sakya Pandita P’agspa convertisseur de la Mongolie, à qui l’empereur Khoubilaï-Khân conféra, en 1270, l’autorité spirituelle sur tout le Tibet[19]. Son autorité encore très grande malgré la prédominance de la secte orthodoxe des Gélougpas, devenue église d’État, est reconnue au moins nominalement par toutes les sectes des Lamas rouges qui l’opposent à celle du Dalaï-Lama.

Il a déjà été question précédemment du Dalaï-Lama et du Pantch’en Rinpotch’é[20] et de l’ingénieuse fiction par laquelle le cinquième Grand Lama de la secte Gélougpa, Ngavang Lobzang, se décerna à lui-même et à ses quatre prédécesseurs le titre d’incarnation perpétuelle de Tchanrési, le grand Bodhisattva protecteur du Tibet, en même temps qu’il faisait de son précepteur, Lobzang Tchoïkyi Gyaltsan, une incarnation du Bouddha Odpagmed (Amitâbha) et créait pour lui la dignité de Pantch’en Rinpotch’é. Le Dalaï-Lama est en réalité simplement le chef de la secte orthodoxe devenue prépondérante depuis 1642, époque où son Grand Lama fut investi par les empereurs de Chine du pouvoir spirituel et temporel, et, en dépit de l’infaillibilité que lui donne sa filiation (si l’on peut s’exprimer ainsi) divine, son autorité spirituelle et doctrinale est fréquemment contestée par les sectes dissidentes qui le considèrent cependant comme chef universel de la religion et le vénèrent en tant que véritable incarnation et représentant sur la terre de Tchanrési. Son autorité temporelle n’est guère plus grande. En réalité, elle est plus nominale que réelle, et si c’est en son nom que se traitent toutes les affaires intérieures et extérieures, elles sont préparées et conclues par le Régent qui ne le consulte guère que pour la forme.


Ngavang Lobzang.
Le Pantch’en Rinpotch’é peut être considéré d’une manière générale comme le coadjuteur du Dalaï-Lama. Il possède à peu près les mêmes privilèges moraux, mais n’a pas son autorité au point de vue des questions de dogme. Souverain presque indépendant de Tachilhounpo et de la province de Tsang, ses fonctions mal définies (ou peut-être mal connues) semblent en faire plutôt un rival et un concurrent qu’un assistant du Dalaï-Lama. Il n’a véritablement de raison d’être que pendant les minorités des Dalaï-Lamas (il est vrai qu’elles sont fréquentes car beaucoup meurent jeunes et même en bas âge) auquel cas il prend en qualité de Régent la direction des affaires temporelles et spirituelles. En général, la politique des Pantch’en Rinpotch’é leur fait adopter une attitude d’opposition au Dalaï-Lama, affecter des idées libérales et des sentiments de sympathie pour les étrangers.

7. Vie, occupations et devoirs des Lamas. — À tous les points de vue, les Lamas tibétains ne ressemblent que de fort loin aux Bhikchous qui, à l’éclosion du Bouddhisme, se pressaient avec ferveur autour du Maître, révéré comme un dieu, grâce auquel ils entrevoyaient le chemin ardemment désiré du salut. Si même, de bonne foi, ils s’imaginent peut-être suivre fidèlement les préceptes du Bouddha, les orthodoxes les plus scrupuleux eux-mêmes n’observent plus guère que dans la forme extérieure la discipline et la morale sévères édictées jadis par le Grand Ascète des Çâkyas. Le temps, le milieu, le climat ont fait leur œuvre apportant à la règle primitive de l’Ordre maints changements que les sectateurs fidèles de la Loi ancienne pourraient à juste titre considérer comme de damnables hérésies auprès desquelles pâliraient celles condamnées par les Conciles de Vaiçâlî et de Patalipoufra. Presque tout s’est modifié physiquement et spirituellement.

Sous le chaud climat de l’Inde, le triple vêtement de cotonnade (triçirara) du Bhikchou — les textes sacrés le disent positivement — visait plutôt la décence que la protection contre les intempéries des saisons ; il ne pouvait convenir au climat rigoureux du Tibet. La laine y remplace le coton et le costume règlementaire comporte vêtement de dessous, pantalon, bottes de feutre ou de cuir, juste-au-corps et robe (djouba). Le cérémonial bouddhique primitif prescrit que devant un supérieur, en présence du Sangha ou dans le temple, le religieux doit être couvert d’un manteau drapé sur l’épaule gauche de telle façon que l’épaule ; et le bras droit soient découverts. Afin d’observer cette prescription, sans toutefois s’exposer au danger du refroidissement, le religieux tibétain porte au temple, pendant les offices, un manteau ou grande écharpe (lagoï) qu’il drape par dessus ses autres vêtements de la façon réglementaire. Cette écharpe, comme la robe, est jaune pour la secte orthodoxe, rouge pour les religieux des sectes non reformées ou Nyig-mapas.


Lama en costume de chœur.
Dans l’Inde, les moines bouddhistes vont toujours tête nue, se contentant en cas de pluie de ramener sur leur tête un pan de leur manteau, et de s’abriter du soleil derrière un grand éventail en feuilles de bananier dont ils se font à l’occasion un écran afin de ne pas voir les femmes qu’ils rencontrent. Au Tibet, la discipline moins sévère ne les oblige pas à de telles précautions, ou du moins l’usage a renversé la règle en obligeant les femmes à s’enduire le visage d’une pâte noire ou rouge, afin de ne pas risquer d’induire les religieux en tentation par leur beauté, prescription dont l’efficacité est d’ailleurs illusoire si nous en croyons les médisances de la chronique scandaleuse qui sévit là comme partout ailleurs. Mais par contre la rigueur du froid en hiver, l’intensité des rayons solaires pendant le court été de la région himalayenne exigent une coiffure spéciale pour chaque saison, et les différentes sectes en ont profité pour s’en faire un insigne distinctif, et bonnets ou chapeaux, rouges ou jaunes, de feutre ou de soie, indiquent par leur forme non seulement la secte mais aussi le rang de ceux qui les portent. En plus de ces coiffures d’extérieur, les lamas ont un bonnet de chœur (toujours rouge ou jaune) qu’ils portent pendant les exercices pieux et les offices, sorte de bonnet phrygien rigide surmonté parfois d’une crête de chenille qui lui donne une curieuse ressemblance avec les casques grecs de l’époque homérique.

Comme les Bhikchous de l’Inde, les religieux tibétains doivent être possesseurs de certains ustensiles règlementaires : vase pour recevoir les aumônes, rasoir, trousse à aiguilles, auxquels s’ajoutent un chapelet, un cylindre à prières (K’or-lo), une petite gourde pour l’eau bénite enfermée dans une sorte de sac en drap, soie ou velours, un briquet et un couteau. Toutefois le vase à aumônes, devenu inutile, est remplacé par une tasse à thé en bois, semblable à celle que tous les Tibétains portent continuellement sur eux enveloppée dans un morceau de soie ou un étui de cuir. Le bol à aumônes n’a, en effet, plus de raison d’être par suite de la suppression de la mendicité quotidienne, les Lamas étant nourris et entretenus sur les immenses ressources des monastères continuellement alimentées et accrues par des dons volontaires ou par les impôts de toute nature levés sur la pieuse superstition des fidèles laïques. Il est à remarquer, du reste, que cette suppression de la première et de la plus importante des obligations imposées par le Bouddha à ses Bhikchous est aujourd’hui à peu près générale dans le monde bouddhiste.

La règle s’est également beaucoup adoucie en ce qui regarde l’abstinence et l’alimentation en général. Les jeûnes sont moins fréquents et moins rigoureux, restreints à la saison des pluies (vassa) — ou plutôt à son équivalent calendaire, car elle n’existe pas au Tibet, mais est observée au temps où elle sévit dans l’Inde, — dont la fin doit être marquée par un jeûne absolu de quatre jours, et à certaines cérémonies solennelles auxquelles la communauté se prépare par des jeûnes de deux, trois ou quatre jours. Il est à remarquer toutefois que ces jeûnes sont en quelque sorte facultatifs, les moines débiles ou malades pouvant les réduire à ce que leurs forces permettent, et que leur rigueur est sensiblement amoindrie par la tolérance de prendre plusieurs tasses de thé, sans rompre le jeûne, excepté le quatrième jour de la cérémonie Nyoung-par[21], « continuer l’abstinence », pendant lequel il n’est même pas permis d’avaler sa salive. Il va naturellement sans dire que la règle n’interdit pas les austérités et les mortifications corporelles, si rigoureuses qu’elles soient, que les exaltés peuvent vouloir s’imposer ; en principe, cependant, ils doivent préalablement obtenir l’assentiment et l’autorisation de leurs supérieurs, à moins qu’ils ne fassent partie de la classe, très peu nombreuse, des ascètes-ermites indépendants de tout monastère.

Le régime alimentaire des Bhikchous primitifs ne paraît pas avoir été l’objet de restrictions rigoureuses. Le Bouddha ne leur imposait que de se nourrir exclusivement de ce qu’ils recevaient comme aumône, sans spécifier quelle devait être la nature des aliments permis, et, bien qu’en général les Indiens fussent végétariens, divers passages des écritures (entre autres le récit du dernier repas du Bouddha chez le forgeron Tchounda) semblent indiquer que la chair des animaux n’était pas absolument interdite. Une seule règle était absolue, l’interdiction de faire plus d’un repas par jour. Cette règle est observée au Tibet, comme d’ailleurs dans toutes les contrées bouddhiques, mais avec l’atténuation de l’absorption quotidienne de nombreuses tasses de thé à l’eau[22] (huit à dix pendant les exercices et les offices) sans compter, le matin et le soir, deux ou trois tasses de gruau de thé[23], mixture préparée avec du lait et du beurre. Le repas principal se prend vers une heure. Il se compose de thé, dans lequel on délaie de la farine d’orge grillée (tsampa), de viande (ordinairement du mouton) et de gâteaux de farine d’orge ou de froment. Suivant la règle du monastère, les religieux prennent ce repas, soit en commun dans le réfectoire, soit séparément dans leur cellule, tandis que les collations de thé (tchatch’os) et de gruau de thé (tcha) — ces dernières dues la plupart du temps aux largesses de quelque fidèle généreux — leur sont servies dans leur salle de réunion ou même dans le temple pendant des suspensions d’office ménagées à cette intention. Repas et collations sont précédés et suivis de la récitation de prières (bénédicité et grâces) dans lesquelles, s’il y a lieu, on appelle les bénédictions du ciel sur les généreux donateurs à qui la communauté est redevable de l’amélioration de son ordinaire. Les jours de grandes fêtes, une distribution extraordinaire de thé est faite dans tous les couvents au nom et aux frais de l’empereur de Chine, suzerain du Tibet.

Les modifications que le Bouddhisme a subies en se transformant en religion ont changé profondément la vie quotidienne des religieux. Tandis que le Bhikchou de la fondation n’avait point d’autres occupations, en dehors de sa tournée de mendicité, que d’écouter les enseignements du Maître, de méditer sur les vérités de la Bonne Loi et de s’efforcer de les répandre autour de lui, soit qu’il demeure dans une résidence fixe, soit qu’il aille en mission, l’institution d’un culte de plus en plus compliqué créait au moine-prêtre de nouvelles et absorbantes obligations, au Tibet plus encore que partout ailleurs, étant donné le caractère éminemment sacerdotal qu’il y a revêtu.

Sans revenir sur les études, somme toute assez sérieuses et difficiles, que doivent faire les postulants pour être admis à l’initiation, le novice pour mériter l’ordination, le prêtre ordonné pour parvenir au rang élevé de Lama[24], la vie claustrale quotidienne du religieux lamaïste est, en réalité, très minutieusement occupée[25].

Un peu avant le point du jour, le tintement de la cloche ou les appels retentissants de la conque marine[26] appellent les hôtes du monastère, qui, aussitôt éveillés, se lèvent, murmurent une prière, font rapidement leurs ablutions, et récitent sur leur chapelet la prière spécialement consacrée à leur divinité tutélaire (chacun se choisit un patron spécial).

À un nouveau signal de la cloche ou de la trompette, moines et novices, revêtus du manteau et du chapeau de chœur, se rendent processionnellement au temple et prennent dans un profond silence les places que leur rang leur attribue. Là, après quelques prières, on leur sert une première distribution de thé, puis ils accomplissent les actes rituels en l’honneur du Bodhisattva Tchanrési, des saints disciples du Bouddha, des divinités tutélaires (Yidams) et pour le salut des morts recommandés à leurs prières. On leur sert ensuite un repas de thé et de gruau, et après une invocation au Soleil ils se retirent dans leurs cellules pour se livrer à des dévotions particulières.

Vers neuf heures du matin, la communauté s’assemble de nouveau dans le temple pour un service en l’honneur des divinités protectrices contre les démons. À midi, nouvelle assemblée après laquelle les religieux prennent leur repas, soit dans leurs cellules, soit au réfectoire. Puis ils sont libres jusque vers trois heures, moment où ils se réunissent de nouveau au temple pour faire les offrandes rituelles, instruire les novices et se livrer entre eux à des controverses sur des sujets de dogme, de discipline ou de philosophie. Enfin, à sept heures, a lieu une dernière réunion de la communauté pour le service d’actions de grâces, suivi de l’examen quotidien des travaux des novices et des postulants.

Pendant chaque séance, on fait trois distributions de thé.

Mais là ne se bornent pas les obligations du religieux. Au Tibet, il n’est pas seulement prêtre, il est tout : instituteur, savant, médecin, littérateur, artiste, sorcier, et il doit se livrer au genre d’occupation qu’il a choisi dans les moments de liberté que lui laissent les intervalles des offices.

Dans les monastères, tous, ou à peu près tous les moines ont la charge d’éduquer et d’instruire soit les enfants destinés à la prêtrise, soit les postulants, soit les novices. Dans les villages, comme il n’y a point d’écoles, c’est le Lama résidant (d’ordinaire un fruit sec du monastère voisin) qui remplit les fonctions d’instituteur et apprend aux enfants à lire, écrire et compter assez pour pouvoir se servir de la règle à calcul, et il est à remarquer que, même dans les tentes des pasteurs nomades, hommes et femmes possèdent presque tous ces rudiments d’instruction.

Littérateurs et calligraphes, beaucoup de Lamas se consacrent à la tâche de recopier les écritures sacrées, ou bien de les réimprimer au moyen des planches gravées sur bois que possèdent les monastères.

Artistes, ils décorent les manuscrits de fines miniatures représentant, suivant leur type hiératique, les Bouddhas, saints et dieux visés dans texte. D’autres exécutent sur soie, toile ou papier, les images divines qui ornent les temples et les salles de réunion des monastères, ou bien en décorent les murs de fresques souvent remarquables. D’autres, enfin, reproduisent en bronze, en cuivre ou en métal précieux les divinités du panthéon. Ces travaux artistiques, qu’ils exécutent aussi pour les vendre aux fidèles et aux pèlerins, constituent, avec la fabrication des charmes et des amulettes une source sérieuse de revenus pour les monastères en général, et en particulier pour ceux qui ont une réputation établie en ce genre, tel que, par exemple, le monastère de Tachilhounpo pour les figurines de bronze et de cuivre doré. Cette fabrication n’est pas, évidemment, un monopole des couvents : Lhasa, entre autres, possède en ce genre des artistes laïques renommés ; mais en général les images sculptées ou peintes par les moines sont préférées en raison de la sainteté spéciale qui découle de leur origine.

L’exercice de la médecine est tout entier entre les mains des Lamas et ceci à double titre, car, d’une part, ils sont les seuls dépositaires de la science, toute empirique qu’elle soit, et si faute d’études anatomiques ce sont de pauvres chirurgiens, à peu près de même valeur que les rebouteurs de nos campagnes, ils connaissent par tradition séculaire les vertus et propriétés des plantes de leurs montagnes et savent, paraît-il, les employer avec assez de succès dans la plupart des cas de maladies simples ; d’autre part, comme la superstition populaire attribue aux maléfices des démons tous les maux qui frappent l’humanité, les Lamas sont seuls qualifiés, en vertu de leur caractère sacré et de leur connaissance des sciences occultes, pour combattre et mettre en fuite les démons.

Cette croyance en l’attribution aux démons de tous les maux moraux ou physiques des hommes nous amène tout naturellement à l’une des fonctions les plus importantes des Lamas et celle dont ils tirent le plus grand profit ; l’exorcisme. La magie, dont l’exorcisme est une branche, constitue, nous l’avons déjà dit, une science que possèdent et pratiquent tous les Lamas, même de la secte orthodoxe. Elle a sa place partout ; dans les temples dont il faut expulser les esprits du mal avant de procéder à aucun office, et plus encore dans le culte populaire, ainsi que nous aurons l’occasion de le constater par la suite.

Une autre fonction, et non des moins lucratives, des Lamas est celle de prédire l’avenir par l’astrologie, quand il s’agit des évènements les plus importants de l’existence humaine — naissance, mariage, décès, — par divers procédés de divination pour les mille incidents futiles ou sérieux de la vie. Il est à constater, cependant, à leur honneur, que les Lamas de la secte orthodoxe se refusent autant qu’il est en leur pouvoir de se prêter à ces pratiques condamnées par Tsongkhapa et les docteurs de la secte, bien qu’ils soient souvent contraints de les mettre en œuvre pour satisfaire les désirs de leurs fidèles laïques.

Nous n’avons parlé, jusqu’à présent, que des religieux ; il existe également à côté d’eux des communautés de religieuses, ou Gelong-ma, instituées sur le modèle des confréries de Bhikchounis indiennes. Il est à peine nécessaire de rappeler ici avec quelle répugnance le Bouddha consentit à l’institution des communautés de femmes : il ne s’y décida que sur la prière, plusieurs fois réitérée, de sa tante, Mahâ Pradjâpatî Gautamî, et de sa femme, Gopâ ou Yaçodâ, et sur les instances de son disciple favori, Ananda, qu’il chargea de la direction de la communauté féminine, pour le punir, dit-on, de son insistance inconsidérée par les soucis et les difficultés incessantes qu’il devait éprouver dans cette charge délicate. Les religieuses sont soumises aux mêmes obligations que les hommes, portent le même costume, avec cependant la robe plus longue, doivent, elles aussi, sacrifier leur chevelure, mais de plus leur discipline est sensiblement plus sévère : elles ont à observer deux cent cinquante-huit règles de conduite, au lieu de deux cent cinquante. Enfin elles doivent le respect et l’obéissance à tous les moines, quel que soit leur grade, et chacun de leurs couvents, bien qu’ils aient une abbesse, sont soumis à la direction spirituelle et disciplinaire d’un moine âgé du monastère le plus proche, qui préside même à la confession générale du Pratimokcha.

Les religieuses ont, paraît-il, été un moment très nombreuses au Tibet ; aujourd’hui leur nombre a beaucoup diminué. Leur ordre principal a pour siège le monastère de Samding[27] sur le lac de Palté ou Yamdok, dont l’abbesse est une incarnation perpétuelle de la déesse, ou plutôt du Bodhisattva féminin, Dorjé P’agmo[28], que l’on représente avec trois têtes dont une de truie.


  1. Bla-ma.
  2. En sanscrit Upāsaka.
  3. Çramanera.
  4. Çramana.
  5. Guru, Acarya.
  6. Sthavîra.
  7. Dge-rdan.
  8. Voir L. A. Waddell : Lamaism, p. 173.
  9. Dge-çes.
  10. Rabs-hbyams-pa.
  11. D’après le Lama Agouan Dordjï.
  12. C’os-skyong.
  13. C’os-rje « noble de la Loi ».
  14. Mk’an-po.
  15. À rapprocher des quarante-neuf jours de retraite du Bouddha au pied de l’arbre Bô.
  16. Rdo-rje P’ag-mo, Vajravāhārī.
  17. Saskya.
  18. Les Lamas de la secte Sakya appartiennent à la confrérie des Lamas rouges et peuvent se marier.
  19. Voir page 140.
  20. Voir page 40, 144 et 190.
  21. Snyung-par gnas-pai c’o-ga.
  22. Ja-c’os « eau de thé ».
  23. Ja.
  24. Voir page 223.
  25. Voir : L. A. Waddell : Lamaism, p. 212.
  26. Coquillage du genre turbinella rapa usité en guise de trompette.
  27. Bsam-lding.
  28. Rdo-rje p’agmo, sc. Vajravâhârî « Truie de diamant ».