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Cécilia/3/1

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Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
(2p. 59-71).



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LIVRE III.


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CHAPITRE PREMIER.

Une Ressource.


Lorsque Cécile rentra, elle trouva monsieur et madame Harrel qui attendaient avec inquiétude M. Arnott, et qui arriva un moment après. Ils voulaient l’engager à les débarrasser d’un créancier très-importun, et à leur prêter trois ou quatre cents livres pour éviter ses poursuites. M. Arnott se prêta à tout ce qu’on exigeait de lui. Cécile, révoltée qu’on abusât avec tant d’indécence de sa bonté et de sa facilité, pria madame Harrel de passer avec elle dans la chambre voisine ; et après avoir fermé la porte, elle lui dit : empêchez, je vous prie, ma chère amie, que votre digne frère ne soit la victime de son bon cœur, et permettez que dans cette conjoncture, ce soit moi qui rende ce service à M. Harrel ; il n’y a aucun inconvénient à me faire avancer cette somme ; et je serais au désespoir que M. Arnott, qui fait un si noble usage de son argent, fût obligé d’en emprunter à des conditions onéreuses. Vous êtes on ne peut pas plus obligeante, lui répondit madame Harrel ; je vais les trouver tout de suite, et leur en parler : cependant, que ce soit vous ou lui qui prêtiez cette somme, M. Harrel m’a assuré qu’il ne tarderait pas à la rendre.

Elle revint alors leur communiquer cette proposition. M. Arnott ne voulait pas absolument qu’on l’acceptât ; le mari, au contraire, préférait ce dernier parti, assurant que, comme il était très-sûr de pouvoir rembourser tout de suite cette somme, il était indifférent que ce fût l’un ou l’autre qui la lui avançât. Il y eut un combat de politesse et de générosité entre Cécile et M. Arnott ; mais, comme elle était décidée à ne point céder, elle l’emporta à la fin, et il fut convenu qu’elle se rendrait le lendemain matin dans le quartier de la cité, afin que M. Briggs, qui pouvait seul disposer de la fortune de la pupille, ses autres tuteurs ne se mêlant jamais de ce qui concernait ses intérêts pécuniaires, lui remît cet argent.

Cécile ne put s’empêcher de réfléchir avec une nouvelle surprise à la légèreté ruineuse de M. Harrel, et à l’aveugle sécurité de sa femme : elle apperçut tout le danger de leur situation, et dans la conduite de M. Harrel, l’égoïsme le plus condamnable, l’injustice la plus criante envers ses créanciers, une indifférence criminelle à l’égard de ses amis, qu’il n’avait aucun scrupule d’incommoder. Ces considérations lui ôtaient tout desir de l’obliger ; ce ne fut que la pitié et l’indignation qu’elle ressentit en voyant combien l’on abusait de la facilité et de la bienfaisance de M. Arnott, qui la portèrent à le secourir dans cette circonstance. Elle résolut pourtant, aussi-tôt qu’il se serait tiré de ce mauvais pas, de s’efforcer une seconde fois de déssiller les yeux de son amie, de lui retracer les maux dont elle était menacée, et de la presser d’employer tout le crédit qu’elle avait sur l’esprit de son mari, tant par son exemple que par ses conseils, pour le résoudre à diminuer sa dépense, avant qu’il fût trop tard, pour prévenir leur ruine totale. Elle voulut aussi profiter de la circonstance ; et, outre l’argent nécessaire pour payer cette dette, elle se proposa encore d’en demander assez pour acquiter le compte du libraire, et exécuter le projet qu’elle avait formé en faveur de la pauvre famille Hill.

Le lendemain, en allant chez M. Briggs, Cécile fut arrêtée dans sa route par la foule du peuple qui se précipitait dans les rues où elle passait, pour voir des criminels qu’on conduisait au supplice ; elle fut même forcée d’entrer dans une maison, en attendant que son laquais lui eût fait avancer une chaise.

Il ne tarda pas à revenir ; mais au même moment où elle voulait sortir, un homme qui entrait avec empressement, se rangeant pour la laisser passer, s’écria tout-à-coup : miss Beverley ! et après l’avoir fixé, elle reconnut le jeune Delvile. Je ne saurais m’arrêter un moment, lui dit-elle, descendant à la hâte de l’escalier ; je crains que la foule n’empêche ma chaise d’avancer, et ne lui ferme le passage. Refuserez-vous avant de partir, ajouta-t-il en lui présentant la main, de me faire part des nouvelles que vous avez apprises ? Des nouvelles ! reprit-elle : je n’en ai appris aucune. Vous ne cherchiez donc qu’à me plaisanter, relativement à ces offres officieuses que vous avez si bien fait de refuser ? — Je ne sais de quelles offres vous voulez parler. — J’avoue qu’elles étaient superflues, et il n’est par conséquent point étonnant que vous les ayez oubliées. Où voulez-vous que vos porteurs vous mènent ? — Chez M. Briggs. Mais je ne conçois point ce que vous voulez dire.

Cécile, très-étonnée de cette courte et inintelligible conversation, aurait desiré le rappeler pour le faire expliquer plus clairement ; mais la foule augmentait si fort à chaque instant, qu’elle n’osa s’arrêter plus long-temps. Elle eut assez de peine à gagner les rues voisines ; ce qui venait de se passer l’occupait au point que, lorsque ses porteurs s’arrêtèrent devant M. Briggs, elle avait presque oublié le motif qui l’y amenait.

Le petit laquais, qui vint à la porte, lui dit que son maître y était, mais que l’état de sa santé ne lui permettrait pas de voir personne. Elle le pria de l’avertir qu’elle avait à lui parler d’affaire, et que, s’il ne pouvait la voir à présent, il eût la complaisance de lui indiquer le moment où il serait en état de la recevoir. Le laquais de retour, lui dit qu’elle pourrait revenir le jour de la semaine suivante qui lui conviendrait le mieux.

Cécile, persuadée qu’un aussi long délai lui ferait absolument perdre le mérite de ses bonnes intentions, prit le parti de lui écrire. Pour cet effet, elle entra dans la salle, et demanda une plume et de l’encre. Le petit laquais, après l’avoir fait attendre quelque temps dans un appartement sans feu, lui apporta une plume et un peu d’encre dans une soucoupe cassée, en lui disant : mon maître vous prie de ne la pas prodiguer.

Il revint au bout de quelques minutes, et lui apporta une ardoise, en place de papier, et un morceau de plomb, en guise de crayon, disant : mademoiselle, mon maître dit que vous n’avez qu’à écrire là-dessus ; car il pense que vous n’avez rien de bien important à lui mander.

Cécile, très-surprise de cette avarice sordide, fut obligée de se conformer à ses intentions. Elle écrivit donc sur l’ardoise, pour lui demander comment le reçu qu’elle lui ferait des six cents livres qu’elle le priait de lui avancer, dans le moment, devait être conçu, et comment elle devait s’y prendre pour le lui faire parvenir.

Le petit garçon ayant porté l’ardoise, revint tout effaré, et levant les mains au ciel : Oh, mademoiselle, il se passe de belles choses là-haut ! mon maître est en fureur ; il va descendre dès qu’il sera habillé. Garde-t-il le lit ? il ne se lève pas sans doute pour moi. Non, mademoiselle, il ne garde pas le lit ; seulement il ne saurait paraître dans l’état où il se trouve ; car toutes les fois qu’il reste seul à la maison, il est dans un terrible négligé. M. Briggs parut presqu’aussi-tôt dans le déshabillé le plus dégoûtant ; sa barbe noire n’ayant pas été faite depuis plusieurs jours, était longue et sale ; il avait une emplâtre de papier gris sur le nez et une seconde sur l’une de ses joues, qu’il retenait en entrant avec ses deux mains. Cécile lui fit beaucoup d’excuses de l’avoir dérangé et s’informa avec intérêt de sa santé. N’avez-vous consulté personne ? Vous auriez dû, monsieur, faire venir un médecin. Pourquoi faire ? eh ! il m’aurait farci de jalap ; je puis bien en prendre sans lui, n’est-ce pas ? J’en ai eu un autrefois ; je fus très-mal ; je crus partir ; je commençais à perdre courage ; je l’envoyai chercher ; il se trouva un fourbe ; il m’en coûta une guinée ; je la lui donnai à la quatrième visite : il n’est jamais revenu… Je me promets que je n’en aurai plus de ma vie !…

Vous demandez de l’argent, personne ne sait pourquoi. Vous avez besoin de six cents livres ! Qu’en faire ? les jeter dans la Tamise ? Je n’ai jamais ouï rien de pareil ! Je ne les donnerai pas ; rien de plus sûr. Oui, oui ; et branlant la tête, vous n’aurez rien de pareil, ni d’approchant. Je ne les aurai pas ! s’écria Cécile très-étonnée. Pourquoi non, monsieur ? Je les garderai pour votre mari, je vous en trouverai un bientôt. Point de ces tours de passe-passe. Ayez patience, j’en ai un en vue.

Cécile, prête à se fâcher tout de bon, l’assura qu’elle avait réellement besoin de cet argent pour une affaire pressée qui ne souffrait aucun délai. Il ne fit pas la moindre attention à ses représentations, lui disant que les jeunes filles ne connaissaient point le prix de l’argent, et qu’on ne devait jamais leur en confier ; qu’il ne voulait point entendre parler de pareille extravagance, et qu’il était très-décidé à ne pas lui avancer un sou.

Cécile fut choquée et confondue à la fois de ce refus si peu prévu ; et comme elle se croyait engagée d’honneur avec M. Harrel, à ne point révéler le motif qui lui faisait demander cet argent, elle resta muette pendant quelques moments ; jusqu’à ce que, venant à se rappeler ce qu’elle devait au libraire, elle prit le parti de lui alléguer cette raison, persuadée du moins qu’il ne pouvait lui refuser l’argent nécessaire pour acquitter sa dette. Il l’écouta avec le plus grand sang-froid. Des livres ! s’écria-t-il ; qu’avez-vous à faire de livres ? Ils ne font aucun bien ; ils ne sont propres qu’à faire perdre le temps ; paroles et mots ne procurent point d’argent. Elle eut beau l’assurer que ses conseils venaient trop tard, puisqu’elle les avait déjà achetés, et ne pouvait par conséquent pas s’exempter de les payer. Non, non, ajouta-t-il en criant ; renvoyez-les, cela vaut mieux : il ne faut pas pareille drogue. Cela est impossible, monsieur ; car il y a déjà du temps que je les ai, et je ne saurais exiger que le libraire les reprène. Il le faut, il le faut, il le faut, s’écria-t-il ; il ne saurait les refuser ; bien aise encore de les avoir. Vous êtes encore mineure, il ne saurait en faire payer un denier. Cécile lui dit qu’elle ne suivrait jamais un pareil avis. Mais elle vit bientôt qu’il lui serait impossible d’en rien obtenir ; il persista à lui répondre brusquement que son oncle lui avait laissé une belle fortune, et qu’il aurait soin qu’elle passât en mains sûres, en lui procurant un mari sage et économe.

Je n’ai nulle intention, monsieur, répliqua-t-elle, de diminuer ni d’anticiper sur les revenus que mon oncle m’a laissés ; au contraire, ils me sont sacrés, et je me crois obligée de n’en employer jamais au-delà : mais quant aux dix mille livres du bien de mon père, je les regarde comme m’appartenant plus particulièrement, et je me crois par conséquent la maîtresse d’en disposer à ma volonté.

Quoi ! s’écria-t-il en fureur, les livrer à un faquin de libraire ! les échanger pour des chiffons ! non, non, je ne le souffrirai pas : il n’en sera rien. Écoutez : si vous avez besoin de quelques livres, promenez-vous le long des quais, aux Moorfields, vous en trouverez assez chez le premier marchand de vieux livres, qui vous les laissera à deux sous pièce, et ce sera encore assez cher.

Cécile crut pendant quelque temps qu’il ne cherchait simplement qu’à satisfaire son penchant singulier et porté à l’avarice, en feignant de l’éprouver ; mais elle reconnut bientôt qu’elle se trompait : il lui fut impossible de vaincre son obstination qui était aussi forte que son avarice : les raisons ne produisirent pas plus d’effet que les explications et les détails dans lesquels elle entra ; il se contenta de lui refuser sa demande, en lui disant décidément qu’elle ne savait ce qu’elle prétendait, et que, par conséquent, elle n’aurait point ce qu’elle voulait. Malgré tout ce qu’elle put alléguer, elle fut obligée de sortir de chez lui avec cette réponse.

Le mécontentement qu’elle eut, augmentait encore par la honte de retourner chez M. Harrel, sans s’être acquittée de sa promesse ; elle réfléchit sur les divers moyens qui se présentèrent à son esprit pour lui rendre service malgré ce contre-temps ; tous lui parurent impraticables ; il ne lui restait que la ressource de M. Delvile. Elle se faisait quelque peine de s’adresser à un homme aussi fier et aussi hautain : mais comme il ne lui restait que ce seul expédient, sa générosité l’emporta sur sa répugnance, et elle ordonna à ses porteurs de se rendre à la place de Saint-James.