Cécilia/3/2

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Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
(2p. 72-82).



CHAPITRE II.

Une Indécision.


Prête à monter l’escalier, elle apperçut le jeune Delvile. Encore ! s’écria-t-il en lui donnant la main pour sortir de sa chaise ; je crois qu’un bon génie me favorise ce matin. Elle lui dit qu’elle ne serait pas venue de si bonne heure, sachant celle à laquelle madame Delvile se levait ordinairement ; mais qu’elle venait uniquement pour parler à son père, au sujet d’une affaire qui n’exigeait guère que deux minutes. Il la conduisit jusqu’au salon, et il s’en fut lui-même prévenir son père qu’elle souhaitait le voir, et revint immédiatement lui dire qu’il allait paraître.

Le propos singulier qu’il lui avait tenu lorsqu’ils s’étaient rencontrés ce jour-là, pour la première fois, lui revenant alors à l’esprit, elle prit le parti d’entrer en explication à ce sujet, et rappela la situation désagréable dans laquelle il l’avait trouvée, lorsqu’elle s’était retirée pour éviter le spectacle des criminels qu’on conduisait à Tyburn. Réellement ? s’écria-t-il d’un ton qui décelait son incrédulité ; était-ce là l’unique motif qui vous portait à vous arrêter ? Certainement, monsieur. Quel autre aurais-je pu avoir ? Aucun, sûrement, reprit-il en riant ; j’avoue que cet événement extraordinaire m’a paru placé bien à propos. — Bien à propos ! reprit Cécile d’un air étonné. Comment, bien à propos ? Voici la seconde fois de la matinée que je me trouve dans le cas de ne pas vous entendre. Comment entendriez-vous ce qui est si peu intelligible ? — Je m’apperçois que vous avez quelqu’idée qu’il m’est impossible de pénétrer ; car, sans cela, pourquoi serait-il si extraordinaire que j’eusse cherché à éviter la foule et que je l’eusse rencontrée si à propos ? Il se contenta d’abord de rire, et ne répondit rien ; mais s’appercevant qu’en le regardant elle paraissait impatientée, il lui dit enfin d’un ton, moitié gai et moitié de reproche : comment se peut-il que les jeunes demoiselles, celles même dont les principes sont les plus sûrs, viènent à se persuader qu’en général, dans toutes les circonstances où il est question de leur penchant pour quelqu’un, elles ne sauraient se dispenser d’user d’hypocrisie ? Comment trouvent-elles qu’il y ait de la prudence et de la sagesse à nier aujourd’hui ce qu’elles se feront une gloire et un plaisir d’avouer et de publier demain ?

Cécile, à qui ces questions causaient une véritable surprise, le fixa de l’air le plus sérieux, et attendit qu’il s’expliquât plus clairement. Est-il possible, continua-t-il, que vous soyez si étonnée que j’eusse osé me flatter que mademoiselle Beverley se fût un peu affranchie de cette façon de penser, et que je me fusse attendu à plus de franchise et de candeur de la part d’une personne qui a donné des preuves si incontestables de son bon esprit et de la justesse de son discernement ?

Vous me surprenez plus que je ne saurais vous le dire, repartit-elle. De quelle façon de penser, de quelle franchise et de quelle candeur voulez-vous parler ?

Pardonnez la franchise que vous exigez, et permettez-moi de vous témoigner tout le cas que je fais de la noblesse de votre conduite. Entourée, comme vous l’êtes, par l’opulence et la splendeur, libre quoique dépendante, sans entraves quoique soumise à l’autorité de vos tuteurs, comblée par la nature de ses dons les plus précieux, et jouissant par votre position de tout ce qu’on peut desirer, négliger l’homme opulent, ne point s’embarrasser du crédit et du rang pour relever le mérite abattu, et procurer des richesses à celui qui en est digne, et à qui il ne manquait autre chose, ce sont des qualités dont l’assemblage est rare, et qu’on ne saurait assez priser. Je m’apperçois, reprit Cécile, de l’inutilité de mes questions ; car, plus j’écoute, et moins je comprends. Elle garda quelque temps le silence ; mais le desir qu’elle avait de ne pas laisser cette conversation sans être éclaircie, l’engagea à lui dire un peu brusquement : Peut-être, monsieur, voulez-vous parler de M. Belfield ? L’arrivée de M. Delvile interrompit cet éclaircissement. Cécile, au lieu d’écouter ce que son tuteur lui disait, se perdait dans de vaines conjectures sur ce qui venait de se passer. Elle voyait le jeune Delvile bien persuadé qu’elle avait des engagements avec M. Belfield ; et quoiqu’elle aimât encore mieux que ses soupçons se tournassent de son côté que de celui du chevalier Floyer, elle était cependant mortifiée d’en être l’objet. Elle s’abandonnait à des réflexions qui la jetaient dans une certaine rêverie qui fut à la fin interrompue par M. Delvile, et lui demandant en quoi il pouvait lui être utile. Elle lui répondit qu’ayant un pressant besoin de six cents livres, elle espérait qu’il ne s’opposerait pas à ce que son homme d’affaires lui remît cette somme. Six cents livres, répéta-t-il après un moment de réflexion, me paraissent beaucoup pour une jeune demoiselle dans votre position ; la pension qu’on vous assigne est déjà très-forte, et vous n’avez encore ni maison, ni équipage, ni établissement : il me semble que votre dépense ne devrait pas être bien forte… Il s’arrêta, et parut rêver à l’objet de sa demande. Cécile, fâchée de passer pour extravagante, et cependant trop généreuse pour faire mention de M. Harrel, eut encore recours au compte du libraire, qu’elle dit être pressée d’acquitter. Un compte de libraire ! s’écria-t-il ; et avez-vous besoin de six cent livres pour payer un compte de libraire ?

Non, monsieur, repartit-elle en bégayant ; non, il ne me faut pas tout cet argent pour cela… J’ai quelqu’autre… J’en ai besoin pour certaine affaire. Mais quel compte enfin, dit-il, très-surpris, une jeune demoiselle peut elle avoir chez un libraire ? Le Spectateur, le Babillard et le Mentor moderne forment une bibliothèque assez considérable pour une femme ; et je ne crois pas qu’il conviène à une jeune demoiselle d’avoir d’autres livres que ceux-là. D’ailleurs, si vous vous mariez d’après mes conseils, et d’une manière que j’approuve, vous en trouverez vraisemblablement dans la famille où vous entrerez, une plus grande quantité qu’il ne vous sera possible d’en lire. Permettez d’ailleurs ; je dois vous rappeler qu’une lady, soit que sa naissance lui donne ce titre, ou qu’elle en ait l’obligation à sa fortune, ne doit jamais se dégrader ni s’avilir en se piquant de passer pour savante, et encore moins en s’affichant comme auteur.

Cécile le remercia de son conseil, en avouant qu’il venait trop tard, puisque les livres lui avaient été livrés, et qu’ils étaient actuellement en sa possession. Et vous avez fait une pareille emplette, ajouta-t-il, sans me consulter ? Il me semble vous avoir assuré que mes avis seraient toujours à votre service, toutes les fois que vous seriez dans le cas d’en avoir besoin. Cela est vrai, monsieur, répondit-elle ; mais sachant combien vous étiez occupé, j’ai craint d’abuser de vos moments.

Je ne saurais blâmer votre circonspection, repliqua-t-il ; et puisque vous avez contracté cette dette, votre honneur exige que vous y satisfassiez. M. Briggs a toute votre fortune entre ses mains, mes diverses et nombreuses occupations ne m’ayant pas permis de me charger de ce dépôt ; ainsi c’est à lui qu’il faut vous adresser. Je ne m’opposerai point à ce qu’il vous remette cette somme. — J’ai déjà parlé, monsieur, à M. Briggs ; mais… Vous avez donc été d’abord chez lui ? dit M. Delvile en l’interrompant d’un air très-mécontent. Je ne voulais point vous importuner, monsieur ; et je ne l’ai fait que lorsque j’ai vu que cela était indispensable. Alors elle lui apprit le refus de M. Briggs, et le supplia de lui faire la grâce d’intercéder en sa faveur afin qu’il ne s’obstinât pas plus long-temps à lui refuser cet argent. À chaque mot qu’elle prononçait, sa fierté s’irritait ; et lorsqu’elle eut fini, après l’avoir considérée quelque temps avec la plus vive indignation, il lui dit : moi l’intercéder ! moi devenir votre agent ! Cécile, étonnée de le voir si fort en colère, lui demanda très-sérieusement excuse d’avoir osé lui adresser une pareille prière. Lui, de son côté, loin d’y faire attention, se promenait en long et en large dans l’appartement, en s’écriant : moi agent ! et auprès de M. Briggs… C’est un affront auquel je n’aurais jamais dû m’attendre. Pourquoi me suis-je dégradé jusqu’à accepter cette humiliante tutèle ? J’aurais dû mieux savoir ce que je faisais ! Ensuite se tournant vers Cécile : mon enfant, ajouta-t-il, pour qui me prenez-vous ? et qu’exigez-vous de moi ?

Cécile, quoiqu’offensée à son tour, recommença à l’assurer qu’elle avait pour lui le plus grand respect ; mais, l’interrompant avec hauteur, il lui dit : si vous jugiez de ma personne, ou du rang que j’occupe dans le monde, par M. Briggs ou M. Harrel, il ne serait point extraordinaire que je fusse tous les jours exposé à des propositions pareilles ; permettez donc, pour votre instruction, que je vous apprène que le chef d’une ancienne et honorable famille est autorisé à se croire un peu au-dessus de gens à peine sortis de l’obscurité et de la poussière.

Confondue par ce reproche altier, il lui fut impossible de chercher plus long-tems à se justifier. M. Delvile, ayant apperçu sa consternation, et se flattant de lui avoir donné une juste idée de sa dignité, lui dit avec plus de douceur : j’imagine que votre intention n’était pas de m’insulter ? Qui, moi, monsieur ? s’écria Cécile ; rien au monde n’était plus éloigné de ma pensée. Si mes expressions ont eu quelque chose de répréhensible, c’est mon ignorance seule qu’il faut en accuser.

En voilà assez ; c’est fort bien ; n’y pensons plus.

Elle lui dit alors qu’elle ne voulait pas le détourner plus long-temps ; et sans oser renouveller sa demande, elle prit congé. Il lui permit de s’en aller ; cependant, au moment où elle sortait, il lui dit d’un ton plus gracieux : ne pensez plus à ma colère, car elle est passée : je vois que vous ne sentiez pas la conséquence de ce que vous me proposiez. Je suis fâché de ne pouvoir vous obliger à cet égard ; en toute autre occasion, disposez de moi : mais vous connaissez M. Briggs, vous l’avez vu de vos yeux ; jugez donc vous-même s’il est possible qu’un homme de quelque considération ait la moindre chose à démêler avec lui. Cécile en convint ; et lui ayant fait la révérence, elle sortit. Ah ! pensa-t-elle en elle-même, qu’il est heureux pour moi d’avoir suivi les conseils de M. Monckton ! Sans lui, j’aurais fait tous mes efforts pour habiter cette maison ; et alors, ainsi qu’il l’avait sagement prévu, j’aurais été accablée du poids de cette insolence fastueuse. Il n’est point de famille, fût-elle encore plus agréable, qui fît supporter un chef de ce caractère.