Cérémonies de la semaine sainte à Jérusalem, notes d’un voyageur/02
II
JÉRUSALEM PENDANT LA SEMAINE SAINTE.
J’ai vraiment tressailli en présence de cette cité célèbre. Cette fois, il y avait bien dans ce que je ressentais un mélange de ces grandes émotions que doivent éprouver à un pareil spectacle tous les hommes sérieux et de bonne foi, en pensant à l’influence extraordinaire que ce point de notre globe exerce depuis dix-neuf siècles sur les destinées humaines.
Je me fis conduire directement chez les dames de Notre-Dame de Sion. Ma pauvre nièce ! Que de joie et que de larmes !… mais ce qui m’est personnel importe peu ici. Passons.
Il est décidé que nous ne quitterons Jérusalem qu’après la semaine sainte. Ma nièce restera dans son pieux asile avec la respectable Mme B… et ses deux filles, arrivées depuis quelques jours.
J’ai eu quelque peine à me loger. Il m’a été impossible de trouver la moindre place à l’hôtel Siméon, sur le mont Sion. Il eu a été de même à l’English hotel, dans la via Dolorosa. J’ai vu le moment ou ma seule ressource serait d’aller me coucher sous une tente hors de la ville ; mais je ne suis plus d’âge à prendre gaiement mon parti d’une vie si pastorale. À la fin, j’ai été assez heureux pour obtenir une petite chambre dans l’hôtel Cristiano ou Mediterranean hotel, près des réservoirs d’Ézéchias. Comme je prétends bien continuer à vivre à mon aise, je n’en serai pas quitte pour une quinzaine de francs par jour. Des terrasses de l’hôtel, je vois très-bien toute la ville, le mont des Oliviers, l’église du Saint-Sépulcre avec ses dômes, et la mosquée d’Omar. J’aurais peut-être été bien logé à la Casa nuova, qui dépend du couvent latin ; mais, à tort ou à raison, ceux de mes compagnons de voyage qui n’étaient pas pèlerins m’avaient mal disposé à l’égard de ce genre d’hospitalité douteuse, où l’on est toujours incertain sur ce qu’il convient de payer au jour du départ.
Prenez à la lettre ce que je vous ai déjà dit : je suis un campagnard très-ignorant. Ne vous étonnez donc pas de mes « étonnements » s’ils sont ridicules. Je ne puis vous promettre, dans ces notes, que de la sincérité.
Je savais bien que Jérusalem, la vraie capitale du christianisme, appartient aux Turcs, mais je ne le savais que par l’esprit. Mes yeux, mon imagination, mon cœur, ont été tout aussi stupéfaits que si c’eût été pour moi une nouveauté.
Que font là tous ces Turcs autour du tombeau du Christ ? Comment ? je suis en Turquie, moi ! Quiconque m’eût jamais dit qu’il me faudrait aller chez ces gens-là, m’aurait fait sourire de pitié ! Je me soucie bien des Turcs ! Ai-je affaire à eux ? Est-ce que c’est ici leur place ? Qu’ils s’en aillent où ils voudront, avec les Tartares ou les Thibétains ! Je n’aime pas les Turcs.
Je voudrais bien entendre quelque savant professeur d’histoire, votre collaborateur M. Duruy, par exemple, expliquer comment il se fait que pendant l’espace de dix-neuf cents ans les chrétiens, si fiers de leur supériorité sur le reste du monde, n’ont jamais su parvenir ni par force, ni par traité politique, ni de quelque manière que ce soit, à devenir les propriétaires définitifs de leur cité sainte ? Quoi de plus étrange que de laisser à des infidèles la possession de ce coin de terre sacré ? Pour tous les chrétiens, n’est-ce point la patrie ? J’entends dire chaque jour : « La Turquie se meurt de pauvreté. » Eh bien ! le moment est favorable. Qu’on lui achète la Palestine ! Je suppose que si tel État européen bien fervent voulait donner, pour cette acquisition une seule année de son revenu, le Grand-Turc trouverait l’affaire assez bonne. C’est très-bien, si l’on, veut, de défendre le trône temporel du successeur de saint Pierre ; mais la crèche du Christ et son tombeau, est-ce que c’est chose plus indifférente ? La cause de cet abandon est-elle notre impuissance ou notre insouciance ? Nous nous mettons en colère contre les Chinois ou les Cochinchinois, nous armons nos vaisseaux pour aller les mettre à la raison, nous pillons et brûlons leurs palais ; c’est très-glorieux assurément ! mais, beaucoup plus près de nous, nous subissons la domination turque sur le sol de notre patrie religieuse ! Quels singuliers hommes sommes-nous donc ! Pardon, pardon, monsieur ! vous trouverez que je divague. Effacez, effacez s’il vous plaît.
À la fin d’un des repas de l’hôtel, j’ai exprimé mes opinions avec une chaleur qui a fait rire tous les convives, et un monsieur, à larges moustaches, m’a répondu très-sérieusement :
« Les Latins, mon cher monsieur, ne s’intéressent pas beaucoup à ce qui se passe ici. Ils aiment mieux aller en pèlerinage à Rome ou à notre-Dame de Lorette qu’à Jérusalem. En 1808, le saint sépulcre a brûlé. Qui l’a restauré, monsieur ? Sont-ce les Latins ? Pas le moins du monde, monsieur. Les Grecs ont eu seuls cet honneur. Et combien croyez-vous qu’il y ait en ce moment de pèlerins latins à Jérusalem ? Cent tout au plus, monsieur, tout compris, prêtres, laïques, hommes, femmes, Français, Italiens, Espagnols, etc. Mais les pèlerins grecs, combien sont-ils, monsieur ? Douze-mille au moins. »
J’étais tout ébahi, et je ne sus que répliquer.
« Ce monsieur est Grec ? ai-je demandé tout bas à un de mes voisins.
— Sans doute, monsieur, il est Grec, puisqu’il est Russe. »
Latin ! Grec ! Russe ! Je m’y perds. Évidemment il s’agit là de schismes ; mais mes idées sur ces différences ne sont pas suffisamment claires.
Le soir, dans ma chambre, j’ai consulté le livre du R. P. Laorti-Hadji, et voici, dans un court résumé, ce qu’il me parut le plus essentiel de savoir.
Dans les premiers temps du christianisme, les noms d’Église latine et d’Église grecque ne servaient qu’à indiquer la diversité des deux langues principales que parlait le peuple chrétien. Le pape gouvernait toute la chrétienté du haut de la chaire de saint Pierre à Rome. Il avait, en Orient, pour représentants, deux patriarches, l’un à Alexandrie, l’autre à Antioche. Plus tard, le patriarche de Constantinople réclama la primauté d’honneur après l’évêque de Rome. En 857, un de ces patriarches byzantins, Phocius, rejeta l’autorité du saint-siége et se l’attribua à lui-même, en soutenant que l’évêché de Rome n’avait dû ses priviléges qu’au séjour des empereurs dans cette ville, lesquels priviléges avaient légitimement passé à Constantinople dès que le siége de l’empire avait été transporté. « L’Église latine, disait-il, a perdu le pontificat et la primauté., L’Église de Constantinople, qui tenait le second rang, acquiert, par ordre de succession, le premier. » Cette prétention fut vivement repoussée et d’abord, en apparence, vaincue ; mais elle se releva, et la séparation des deux Églises devint définitive en 1093. L’Église russe a hésité longtemps entre l’Église latine et l’Église grecque, jusqu’au jour où Pierre le Grand supprima les fonctions de patriarche et se proclama lui-même le chef de la religion. De notre temps, en 1833, les véritables Grecs ou Hellènes ont déclaré l’indépendance de leur Église nationale.
Donc, l’Église d’Orient, ou pour conserver sa dénomination générale, l’Église grecque est fractionnée en trois nationalités religieuses : les Grecs ou Orientaux, qui reconnaissent la suprématie du patriarche de Constantinople ; les Russes, qui relèvent de leur empereur ; et les Grecs ou Hellènes, dont le roi et le synode de Grèce sont les chefs suprêmes. (Le roi Othon, pape ou patriarche, risum teneatis !)
Trois points principaux divisent l’Église grecque de l’Église latine :
1o L’Église grecque ne reconnaît pas la suprématie du pape ;.
2o Les Grecs communient sous les deux espèces, tandis que les Latins ne communient que sous l’espèce du pain ;
3o L’Église grecque fait procéder le Saint-Esprit du Père seul, et l’Église latine, depuis le règne de Charlemagne, le fait procéder du Père et du Fils.
Ces petites notions historiques me seront fort utiles pour comprendre ce qui se passe ici. J’étais loin d’avoir un juste soupçon de toute l’importance réelle de cette Église grecque à triple chef, dont il n’est presque jamais question en France, quand on y cause des questions religieuses.
Il n’est que trop vrai. Les chrétiens de l’Église latine sont bien rares à Jérusalem, si rares que c’est à peu près comme s’il n’y en avait point. C’est à peine si, tout compté, nous sommes quatre-vingts chrétiens, étrangers à la ville, et soumis à l’autorité de Rome. Dans ce petit nombre, les Français et les Autrichiens dominent. On me donne avis que les Latins se réuniront demain au patriarcat ; ils n’y tiendront pas grande place. Leurs guides et chefs, pendant toutes les cérémonies de la semaine sainte, sont le patriarche Italien, délégué par le saint-siége et qui s’intitule « le gardien de terre sainte, » le révérendissime supérieur des pères franciscains du couvent de Saint-Sauveur, le consul et le chancelier de France.
Je commence mes promenades, je questionne ; tout m’étonne et m’intéresse.
Jérusalem est ordinairement, me dit-on, trop déserte : en ce moment elle est trop peuplée. Ses habitants sédentaires sont environ quatorze mille, sur lesquels mille à douze cents chrétiens des diverses Églises : le reste est juif, musulman et grec. La semaine sainte attire des pèlerins grecs de tous les pays, des chrétiens de la Palestine et des musulmans. On évalue la population flottante qui remplit tout à coup la ville vers le temps de Pâques, à trente ou quarante mille.
C’est un très-singulier spectacle que tous ces gens de nations différentes, costumés si singulièrement et si misérablement pour la plupart, circulant dans les ruelles étroites, tortueuses, mal pavées, sous les portes basses, dans les bazars sombres de cette pauvre sainte ville, que j’aurais bien de la peine à ne pas trouver fort laide et malpropre, si je ne la considérais à travers le prestige des grands souvenirs de son histoire et avec un respect presque filial. Une mère n’est jamais laide pour ses enfants.
Errant un peu au hasard, j’arrive à la porte de Bethléem. À quelque distance, j’aperçois plusieurs groupes de tentes. Ce sont des camps de pèlerins qui précèdent de grandes caravanes et les attendent. Tous les jours, à l’approche de Pâques, on voit défiler au même endroit de longues bandes d’hommes, de femmes et d’enfants qui viennent de la Russie, du Danube, de la Roumélie, de Constantinople, de l’Arménie, de la Syrie, des Îles ioniennes, de la Grèce, de l’Abyssinie ou de l’Égypte.
Ces chrétiens grecs n’ont pas le moins du monde l’air d’être du dix-neuvième siècle. Ils ont encore tout naïvement la ferveur que les Latins avaient au plus sombre du moyen âge. Ils croient qu’il faut absolument faire le pèlerinage de Jérusalem au moins une fois dans sa vie. Presque tous sont de pauvres gens. Ils entreprennent ce long et pénible voyage en famille. C’est pitié de voir les figures fatiguées et les attitudes exténuées des vieillards, des femmes, des jeunes filles et des enfants. Presque tous ont emporté quelques pacotilles de marchandises qu’ils comptent vendre à Jérusalem. Ils ont bien eu à souffrir depuis qu’ils ont quitté leur patrie. Ceux qui sont obligés de traverser la mer sont surtout rudement éprouvés. On les entasse dans les petits bâtiments de marins grecs, caboteurs, habiles et rusés, peu pressés d’arriver, et qui abordent sur tous les points du littoral où ils ont quelque gain à espérer. On doit imaginer ce que le mal de mer, les épidémies et les privations de toute sorte font de ravages dans ces amas de malheureux chrétiens. Beaucoup, parmi les faibles, succombent. Sur terre, les souffrances et les dangers ne sont pas moindres. M. Poujoulat, que je lis maintenant avec plaisir près de mon feu, a écrit sur ce sujet quelques belles lignes[1] :
« Les caravanes chrétiennes marchent par ordre et sous le commandement d’un chef, comme les grues et les cigognes quand elles passent sous d’autres cieux ; elles s’avancent avec les provisions de route, avec les vases et les ustensiles de cuisine suspendus aux flancs des chameaux et des mulets ; ce sont des familles entières suivies de tout l’attirail domestique, comptant pour rien les fatigues d’un voyage de plusieurs centaines de lieues, marchant depuis l’aurore jusqu’au soir, tantôt sous la pluie, tantôt sous les feux du soleil, passant les nuits en plein air, et quand les vivres sont épuisés, vivant de ce qu’elles trouvent comme les oiseaux du ciel ; ce ne sont pas seulement des hommes robustes qui s’imposent tant de fatigues et de privations, ce sont de faibles vieillards qui ne veulent point mourir avant d’avoir vu Jérusalem, des femmes et des jeunes filles destinées à une vie plus paisible et plus douce, des enfants à peine échappés du berceau, qui viennent faire leur apprentissage de la vie sur les chemins de la cité où leur Dieu souffrit et mourut. Quoique la pieuse troupe ne s’aventure pas sans armes, elle tombe quelquefois entre les mains rapaces des Bédouins. Que de larmes alors ! Que d’ennuis ! car il faut de l’argent, beaucoup d’argent pour accomplir le pèlerinage. On travaille dix ans, vingt ans pour ce saint voyage. Une famille chrétienne vient dépenser à Jérusalem quelquefois le produit des travaux d’une vie entière. »
Lorsque tous ces pauvres croyants de l’Église grecque arrivent sous les murs de Jérusalem, ils sont obligés de payer quatre paras par tête à la porte de Bethléem. Provisoirement on les loge dans les couvents de leur nation, mais non pas sans les faire payer, et après quarante-huit heures, quand ils ont donné au supérieur du couvent, comme tribut de leur pèlerinage ; la plus forte part de ce qu’ils ont apporté d’argent, on les envoie se loger à leurs frais chez les habitants de la ville. Ils auront encore à payer pour entrer a l’église du Saint-Sépulcre, puis pour visiter chaque partie des lieux saints, en dedans comme en dehors des murs, et enfin pour sortir de la ville. Aussi, dès le lendemain de leur arrivée, les malheureux voyageurs vont-ils, pour la plupart, étaler en public quelques pauvres marchandises. Je ne sais si l’on a calculé approximativement le total de toutes les sommes d’argent que la piété des pèlerins grecs verse par année dans Jérusalem : elle doit être considérable, car, après tout ce qu’en prélève le fisc musulman, elle fait vivre tous les couvents et tous les habitants de la ville. Jérusalem n’a ni ressource agricole, ni industrie : elle vit des pèlerinages.
Les Arméniens paraissent être de tous les pèlerins les plus généreux. M. Poujoulat a vu un chrétien de cette nation qui avait remis entre les mains du patriarche (grec) cent mille piastres, croyant s’assurer ainsi une des premières places dans le royaume des élus. On offre à qui peut les payer des gravures représentant en traits grossiers le paradis en amphithéâtre, tel que le décrivent les vieilles légendes : des places vides sont réservées près des saints, sur les degrés demi-circulaires de l’estrade sacrée ; chaque pèlerin est libre d’acheter celle de ces places qui lui convient le mieux, et d’ordinaire il veut être à côté du saint, son patron ; mais le prix est d’autant plus élevé qu’elle est plus près du trône céleste. Ce sont là, il faut en convenir, d’odieuses supercheries, et pourquoi reculerais-je devant le mot qui me vient aux lèvres ? d’infâmes rapines ! Je suis heureux d’ajouter qu’à l’honneur de notre civilisation, le couvent latin est pur de toutes ces hontes. Il est très-pauvre cependant. Sans quelques subsides que lui envoient l’Espagne et le Portugal, il n’aurait d’autres moyens de se soutenir que la vente des reliques et des chapelets bénits, fabriqués à Jérusalem ou à Bethléem, et dont il envoie des caisses pleines aux ports de Saint-Jean d’Acre, de Jaffa et d’Alexandrie, d’où on les exporte principalement à Malte, en Sicile, en Espagne et en Portugal.
Lorsque j’étais enfant, la pensée de Jérusalem éblouissait mon imagination. Souvent, sur les genoux de ma mère, tandis qu’elle me lisait une page de la Bible, je fermais les yeux pour contempler intérieurement la cité du Christ. Je la voyais resplendir à la cime glorieuse d’une immense montagne ; ses monument s’étaient de marbre et d’or, et des colonnades merveilleuses portaient jusqu’au milieu des cieux entr’ouverts un temple en forme de croix si étincelant que je n’en pouvais soutenir l’éclat.
Adolescent, je m’étais fait une idée tout opposée et plus élevée encore de ce que devait être Jérusalem.
J’imaginais qu’on avait religieusement respecté la simplicité, la rudesse, le caractère tragique des scènes de la Passion. Il me semblait voir, à quelque distance de la ville moderne, dans la solitude et le silence, le Calvaire nu, déchiré, la tombe du Christ, taillée dans le roc, vide, béante, à découvert sous le ciel, et tout cet espace sacré du drame chrétien tour à tour calciné par le soleil ou battu par la pluie et les vents, sublime de tristesse aux heures des ténèbres, sublime d’horreur au milieu des tourmentes de la nature. À peine voulais je supposer alentour des lieux saints quelque faible barrière protégeant contre l’avidité des indiscrètes ferveurs ces témoignages éternels de la mission de l’homme-Dieu !
Quelles illusions !
« Où donc est le mont Calvaire ? dit le pèlerin.
— Tournez à droite, monsieur, montez ce petit escalier, vous le verrez au premier étage, » répond le guide.
Le mont Calvaire et le tombeau du Christ sont enfouis, cachés, couverts d’ornements de marbre ou d’argent, entre les murs d’un édifice sans véritable grandeur et étouffé sous les amas inextricables de laides et sales maisons.
Le palais du moindre petit roi chrétien est d’un abord plus facile et d’un aspect plus digne et plus imposant que l’église du Saint-Sépulcre. On me dira : l’autel du fils de Marie n’a besoin ni de faste, ni de richesses. Soit. La simplicité est ce qui sied le mieux à ce qui est si grand par soi-même ; mais ou est-elle cette simplicité ? La vraie simplicité, c’est l’art sublime. Or, ce n’est pas du tout celle que l’on trouve dans le premier temple du monde chrétien. Si un catholique, si un philosophe même est ému dans le sanctuaire du Saint-Sépulcre, c’est par la seule puissance intime de la foi ou d’une raison supérieure et malgré l’influence de ce qu’il y voit.
Au retour de ma première visite à l’église du Saint-Sépulcre, j’ai écrit quelques notes à la hâte. Les voici :
Rues plus boueuses que le macadam, hérissées de cailloux, difficiles à monter. Près d’une ancienne porte du Saint-Sépulcre, un misérable marché. Plus loin, sous une voûte, des marchands de croix, de chapelets, de médailles ; d’autres détours, encore une voûte, un dédale, plusieurs escaliers à descendre (notez que l’église est au-dessous du niveau des maisons qui l’entourent), puis une toute petite place carrée encombrée en ce moment d’hommes et de femmes de l’Église grecque qui ont étalé à terre des étoffes, du savon, des chapelets. Cette pauvre petite place est le parvis du temple. Essoufflé, fatigué, ennuyé, ahuri par toutes ces marches et contre-marches, par le bruit et le tumulte, je demande pourquoi l’on ne m’a pas conduit à la façade principale, au porche. On me répond qu’il n’y a pas d’autre façade que celle qui est devant moi. À vrai dire, cela n’est pas laid ; mais que c’est loin de ce qu’on rêve !
Encore heurté, pressé, foulé et refoulé, j’approche, je franchis le seuil de la porte, et, dès les premiers pas dans l’enceinte sacrée, une scène à la Decamp me rappellerait très-vivement, si j’avais pu l’oublier, que, même dans l’église, je suis bien en pleine Turquie.
Sur une estrade couverte d’un tapis et de coussins sont accroupis, accoudés ou couchés cinq ou six vilains Turcs (voy. le plan, b) : ils fument, boivent du café, jouent aux échecs ; ces hommes sont les gardiens du temple. Ils le gardent comme si c’était un magasin de marchandises ou un spectacle de foire. Malheur au chrétien qui, selon l’heure, voudrait entrer sans exhiber son permis ou sans payer. Est-ce que par hasard quelques chrétiens candides s’imagineraient qu’ils sont libres d’entrer quand il leur plaît dans l’église du Christ ! Il y a là de bons bâtons tout prêts à caresser rudement l’échine des « chiens de chrétiens » qui se berceraient d’une si naïve confiance. J’entrevois aussi plus avant dans le temple des fusils qui brillent sur des épaules turques. Sommes-nous en guerre ou à une fête parisienne ?
Le premier objet qui frappe mes regards, à quelques pas du divan, est une grande dalle carrée en marbre rouge élevée de quelques centimètres au-dessus du pavé. On me dit que c’est la pierre de l’onction, c’est-à-dire la pierre sur laquelle le corps de Jésus a été déposé et oint par Joseph d’Arimathie avant d’être déposé dans la tombe (h).
« Quoi ! il y avait un si beau marbre près du Calvaire !
— Non pas. Ce n’est pas la véritable pierre de l’onction ; celle où reposa le corps divin est cachée dessous.
— Eh ! mon Dieu ! c’est précisément cette pierre-là que j’aurais voulu voir ! S’il me faut l’imaginer, j’étais aussi bien placé pour cela au fond de la France qu’à Jérusalem. Il n’est pas besoin de venir si loin pour voir du marbre rouge ! »
J’ai hâte d’aller vers la tombe de Jésus. C’est là ce qui m’intéresse le plus, et, tout un peu libre penseur que je sois, je tremble à cette seule idée comme un enfant qui aurait à comparaître devant un roi. Je sens mes jambes fléchir sous les palpitations de mon cœur.
Un peu à droite, je me trouve sous une grande coupole (C, C), dont le centre est à jour et qu’on couvre seulement d’une toile quand il pleut. Au-dessous de cette ouverture est un petit monument en marbre, une sorte de carré long dont la façade a de largeur cinq mètres et demi et dont la profondeur est d’environ huit mètres (D). Il est orné de pilastres. Du côté opposé à son entrée il d’une coupole évasée : c’est ce que l’on appelle le saint sépulcre. Il y a cinquante ans, il tombait en ruines. Un architecte peu connu a construit cet édifice aux frais des chrétiens grecs, en 1817. Comment les Grecs ne se croiraient-ils pas plus les maîtres ici que les Latins ? Il semble que ces derniers ne soient en possession que d’une chapelle, d’une galerie et de quelques droits que par privilége. Les Grecs occupent exclusivement tout ce que nous appellerions la nef de l’église.
J’entre. Le Saint-Sépulcre est divisé en deux parties : la première, ornée de pilastres, sert de vestibule ; on l’appelle la chapelle de l’Ange (m) ; elle est percée au fond d’une porte basse, étroite, cintrée. Cette porte conduit à une chambre qui a un peu plus de deux mètres de long sur moins de deux en largeur (no).
« C’est ici le tombeau du Christ, me dit mon guide.
— Mais où est ce tombeau ?
— À votre droite.
— Je ne vois qu’un coffre de beau marbre blanc dont la tablette supérieure est fendue. Il est impossible que ce soit la tombe du Christ, dis-je un peu fâché.
— Sans doute, on ne voit pas la vraie tombe, elle est dessous. »
Je ressens du dépit, et mon émotion est comme refoulée. On ne voit jamais rien.
Plus tard on m’a expliqué que les pierres consacrées par la tradition auraient été depuis longtemps cassées, arrachées, et volées par les pèlerins, si l’on ne s’était déterminé à les cacher entièrement. D’abord on avait pratiqué trois trous dans le marbre de la fausse tombe afin qu’il fût possible de regarder par là le vrai sépulcre ; mais certains chrétiens avaient trouvé le moyen d’introduire même par ces trous de longues petites pinces de fer de manière à briser quelques fragments du sarcophage et les tirer jusqu’à eux. Toujours est-il que, sauf à la porte intérieure du Saint-Sépulcre, où la roche antique est à nu, on ne voit autour de soi que du marbre.
Je me fais conduire au Calvaire. On me ramène dans la direction de la pierre de l’onction et du divan turc. Nous tournons la tête vers la porte d’entrée ; le Calvaire est alors à ma gauche (B). Il se compose, chose étrange ! d’un rez-de-chaussée et d’un premier étage. D’après la tradition, le rocher du Calvaire n’était pas en effet d’une très-grande hauteur, mais il devait avoir une largeur assez considérable. On l’a coupé, taillé et l’on n’en a conservé que le sommet.
Au rez-de-chaussée on me fait visiter deux petites salles : l’une la chapelle d’Adam, l’autre une petite sacristie qui se termine par un magasin. Des escaliers modernes (c, c’) de peu de degrés mènent à l’étage supérieur, divisé en deux chapelles, dont l’une appartient aux Grecs, l’autre aux Latins. Au fond est une élévation : c’est le sommet du Golgotha ; mais là encore on ne voit comme ailleurs que du marbre. Un autel couvre le lieu même ou s’élevait la croix ; seulement, à un mètre et demi, une partie de la roche à découvert laisse voir une déchirure longue de moins de deux mètres, signe du tremblement de terre décrit dans l’Évangile (f) : « Voilà que le voile du temple se déchira en deux depuis le haut jusqu’en bas, la terre trembla, les rochers se fendirent, les tombeaux s’ouvrirent. »
J’ai ensuite visité le reste de l’Église, mais rapidement. J’aurai plus de temps pour l’étudier pendant les cérémonies de la semaine sainte.
- ↑ Correspondance d’Orient, t. IV, p. 332.