Cape-Town et le Grand-Constance au cap de Bonne-Espérance (1857)

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CAPE TOWN ET LE GRAND-CONSTANCE

AU CAP DE BONNE-ÉSPÉRANCE[1].
(1857)

Cape-Town, capitale de la colonie du Cap, est une fort jolie ville de trente mille habitants, bâtie au pied de la montagne de la Table, avec Table-Bay pour rade. Toutes les rues sont parallèles ou perpendiculaires à la mer. Il y a un musée ou l’on voit toutes les variétés animales de la colonie, des lions, des tigres, des léopards, des hyènes et une foule de serpents venimeux : mais la civilisation a refoulé loin d’elle tous ces hôtes dangereux, et il faut maintenant aller très-loin dans l’intérieur pour les retrouver. En fait de curiosités, nous remarquons une portion de la croix de pierre apportée du Portugal par Barthélemy Diaz, et plantée par lui sur cette terre qu’il découvrit, et qu’il nomma si bien le cap des Tempêtes. De grandes bottes sont exposées dans la même salle avec cette suscription : Bottes de postillon français. Est-ce intérêt réel ou plaisanterie ? Nous allons au jardin botanique hollandais, où se réunit deux fois par semaine la société élégante pour entendre la musique du régiment. L’un des aides de camp du gouverneur, le major Bates, nous mène voir dans un fort des Cafres prisonniers. Ils ont tué du bétail, fait la maraude à la frontière, et sont privés, pour plusieurs années, de leur vie libre dans le désert. Parmi eux, il y a le proche parent d’un chef. Ce sont des noirs superbes, aux formes athlétiques. Ils ont tous des dents d’une admirable blancheur. On leur donne la nourriture des matelots ; mais ils se plaignent et déclarent qu’ils mangeraient bien chacun la moitié d’un mouton. L’an dernier, un faux prophète parcourut la Cafrerie, annonçant partout que, si les habitants cessaient d’ensemencer leurs terres et tuaient leurs bestiaux, tous leurs ancêtres ressusciteraient, et qu’eux-mêmes, animés d’une vigueur nouvelle, ils jetteraient les blancs à la mer. Ils n’ont point semé de blé, ils ont massacré leurs bœufs, et aujourd’hui, ils meurent de faim, tandis que les blancs continuent à régner à Cape-Town.

Tout à Cape-Town est hors de prix. On demande cent vingt-cinq francs à l’ambassadeur (M. le baron Gros) pour l’avoir amené en calèche de Simon’s-Bay ; et l’un de nous paye deux schellings et demi pour faire donner un coup de fer à son chapeau. Trente mille livres de rentes sont à peine suffisantes pour mener au Cap une bonne existence bourgeoise, tant les denrées de première nécessité sont chères. Le moindre œuf coûte cinq sous, et ainsi du reste. C’est qu’ici la production ne suffit point à la consommation. Il y a un trop grand débouché, et point assez de travailleurs. Le Cap nourrit Sainte-Hélène, l’Ascension, Maurice, et la station anglaise de la côte occidentale d’Afrique. C’est un point forcé de ravitaillement pour les nombreux navires allant ou revenant de l’Inde. Aussi la colonie s’efforce-t-elle d’attirer vers elle un courant d’émigration européenne, et vote-t-elle des fonds dans ce but. Chaque année, ses solitudes se peuplent, mais lentement. La Californie, les États-Unis, l’Australie, ont plus de faveur en ce moment ; et les nombreux navires chargés d’émigrants délaissent Table-Bay pour faire voile vers Melbourne ou Sydney. Le climat du Cap est cependant admirable ! toutes les maladies endémiques, le choléra, la fièvre jaune, y sont inconnues. On y voit les arbres et les fruits d’Europe à côté de toutes les productions des tropiques. L’air y est d’une pureté si reconnue, que le fameux Herschell vint d’Angleterre avec ses instruments s’y établir, afin de poursuivre ses observations astronomiques. Nous sommes en plein hiver ; et, sauf les feuilles qui manquent aux arbres et la longueur des nuits, nous pourrions nous croire dans un été d’Europe.

À quelques lieues de Cape-Town se trouvent plusieurs villages, Fransche-Hoeck, la Paarl, jadis uniquement occupés par des Français, émigrés à la suite de la révocation de l’édit de Nantes. Mais ces Français sont devenus complétement Hollandais : au bout de quelques générations, ils ont oublié leur langue et perdu le souvenir de leur patrie. Là, on rencontre des Hugo, des Rousseau, des Malherbe, des de Villiers, un du Plessis-Mornay, auquel l’empereur Napoléon Ier proposa, dit-on, de revenir en France, et qui refusa, préférant sa ferme et ses habitudes rustiques à sa patrie et au rôle que devait jouer en France le descendant d’un des héros de la Henriade.

Ce sont ces réfugiés qui ont introduit dans le pays la culture de la vigne. Presque tous les plants viennent de France. Le vin du Cap est fort bon, et, ainsi que celui de Ténériffe, se vend dans le commerce sous le nom de vin de Madère. Le cru seul de Constance ne perd point son nom, et jouit dans tout le monde d’une juste renommée.

La villa de M. Cloëte au Grand-Constance (cap de Bonne-Espérance). — Dessin de Daubigny d’après M. de Trévise.

Nous arrangeons, un matin, la partie obligée de Groot Constantia. M. Cloëte et sa famille nous font l’accueil le plus gracieux, et nous offrent un lunch copieux. Pour reconnaître cette bonne hospitalité, Besplas photographie la villa de Constance et la famille de M. Cloëte. Il offre le résultat de son travail au bon vieux père, qui fêta jadis si bien l’ambassade de M. de Lagrené. Après une heure passée dans le salon en compagnie de Mme et de Mlles Cloëte, heure employée à d’agréables causeries, nous visitons le magnifique cellier ; nous dégustons les quatre espèces de vin, le frontignan, le pontac, le constance blanc, le constance rouge ; nous allons voir les vignes.

Il n’y a que trente acres de terre qui produisent le constance[2].

M. Cloëte n’est point satisfait des nègres qu’il emploie ; il veut faire venir des vignerons de France. La maison, à l’extérieur est des plus simples. Tout alentour se trouvent de longues rangées de beaux chênes ; par derrière se déroule la montagne de Constance, que l’ambassadeur (M. le baron Gros), en vrai paysagiste, admire, même après avoir vu la montagne de la Table. De la terrasse, on aperçoit la mer et la rade de Simon’s Bay.

M. Cloëte n’est point le seul à cultiver le constance. MM. Van Beynet et Collyn partagent avec lui cette bonne fortune. Mais M. Cloëte, par sa grande obligeance et par ses sympathies pour la France, a pour clients tous les marins et les diplomates français. Chacun de nous emporte donc à bord sa petite provision.

De Constance, on peut aller à cheval presque jusqu’au sommet de la montagne de la Table.

Mis de Moges.


  1. Extrait du livre de M. le marquis de Moges, intitulé : Souvenirs d’une ambassade en Chine et au Japon. Voy. pages 129-142.
  2. Il n’y a que deux fermes sur le terroir de Constance ; ces fermes sont de belles et spacieuses habitations ou l’on trouve le luxe parisien associé au comfort anglais. La première est connue sous le nom de Grand-Constance (Great Constantia) : le clos a été planté vers 1686 ; les bâtiments ont été reconstruits, en 1790, par l’aïeul de M. J. P. Cloëte, le propriétaire actuel. Le vignoble a une superficie de 13 hectares. Le produit annuel est de 20 à 25 leggers (de 115 hectol. 7 lit. à 143 hectol. 7 lit.), dans les bonnes années, et de 17 a 20 leggers (de 97 hectol. 81 lit. à 115 hectol. 7 lit.), quand la récolte est ordinaire. (Natalis Rondot.)