Voyage en Chine et au Japon (1857-1858)/01
VOYAGE EN CHINE ET AU JAPON,
LA CHINE
… Nous quittons Singapore le 3 octobre 1857, et
nous saluons en passant Pedra-Branca et Poulo-Condore.
Malgré quelques craintes de typhon, nous remontons
heureusement cette partie de la mer de Chine, et,
le 13 octobre, le Céleste Empire s’offre à nos yeux.
Nous traversons toute une flottille de jonques, rangées en ligne, qui traînent chacune un large filet. L’horizon en est couvert, et c’est par centaines qu’on peut les compter. Rien, sur les côtes de France, ne peut donner l’idée d’un mouvement pareil. Nous passons au milieu d’elles, en prenant garde d’en écraser. Toute une famille, entassée pêle-mêle, se presse sur le frêle esquif. C’est tout leur avoir, c’est leur habitation, leur demeure. La Chine possède dans ces hardis pêcheurs une vaste pépinière d’excellents matelots. Nous mouillons, au coucher du soleil, à l’embouchure de la rivière de Canton, près de l’ile de Léma. Le lendemain, nous remontons le fleuve, large, en cet endroit, de près de vingt lieues, et nous naviguons à travers les groupes d’îles qui encombrent son embouchure. Nous atteignons bientôt Castle-Peak-Bay, petit port situé entre Macao et Hong-Kong, et, après quatre mois et demi de mer et six mille lieues parcourues, l’Audacieuse jette l’ancre au milieu de l’escadre française.
L’île de Hong-Kong a été cédée à la Grande-Bretagne par le traité de Nankin. Ce n’était, en 1842, qu’un rocher aride, habité par quelques pêcheurs ; aujourd’hui, c’est une grande ville, ornée de somptueux édifices et peuplée de près de soixante-dix mille habitants. Là où quelques misérables jonques échappaient avec peine à la rapacité des pirates, les bâtiments de guerre et de commerce de toutes les nations, pressés les uns contre les autres, viennent chaque jour jeter l’ancre. Là où de pauvres pêcheurs entassaient quelques rares sapèques dans l’année, l’on entend aujourd’hui le bruit incessant des dollars. Quinze années ont suffi au génie colonisateur de la Grande-Bretagne pour opérer cette merveille et pour faire de ce lieu, inconnu jusque-là, le port le plus fréquenté de ces mers. Des docks, des hôpitaux, des magasins pour l’armée et pour la marine ont été établis ; une belle cathédrale gothique a été construite ; et chacun des riches négociants européens en Chine a tenu à honneur de fixer son domicile et de se bâtir un palais sur cette terre devenue anglaise. Aujourd’hui, une large rue macadamisée, plantée d’arbres et bordée de trottoirs, longe, durant plus d’une lieue, la rade entre deux lignes non interrompues de maisons européennes ou chinoises, et de vastes capitaux sont chaque jour employés à de nouvelles constructions. Toute la partie qui borde le quai est occupée par les entrepôts et les marchandises, et les nouveaux arrivants sont obligés de gravir la montagne.
L’hôtel du gouverneur, government house, s’élève au-dessus de la ville. De la promenade qui l’entoure, on domine la rade, sans cesse sillonnée par de légers steamers, ou retentissante du bruit du salut d’un bâtiment de guerre qui jette l’ancre.
Le dîner que nous y donne sir John Bowring, le lendemain de notre arrivée, ne manque pas d’un certain intérêt. Nous quittons le bord à sept heures, et nous trouvons au débarcadère huit palanquins qui nous attendent. Le baron Gros[2], porté par quatre Chinois, passe le premier, puis le commandant d’Aboville et nous autres. Les coolies du consul, tenant des lanternes chinoises, éclairent notre marche à travers la montagne. Sir John nous reçoit le plus gracieusement du monde, nous présente à sa famille, aux autorités de la colonie et aux chefs des principales maisons anglaises. On se met à table, et nous ne tardons pas à faire une fâcheuse découverte. Il est d’usage à Hong-Kong, lorsque l’on est invité quelque part, d’amener avec soi son boy. Celui qui, comme nous, n’a pas derrière lui un jeune Chinois fraîchement rasé, avec une queue élégamment entrelacée et une longue robe blanche, risque de mourir de soif et de faim à côté d’une table somptueusement servie. C’est ce qui nous serait à la lettre arrivé, sans l’obligeance de nos voisins, qui, voyant notre embarras et souriant à notre inexpérience, s’empressèrent de mettre leurs boys à notre disposition. À minuit l’on se retire, et nous avons peine à retrouver nos chaises et nos coolies au milieu de soixante palanquins entremêlés et de cent cinquante Chinois criant et cherchant à se faire reconnaître. En revenant, nous songions à ce que la situation avait réellement d’extraordinaire : tous ces Anglais, servis uniquement par des Chinois et des Hindous avec qui la Grande-Bretagne est en guerre ; sir John Bowring, dont la téte est mise à prix, calme et tranquille, quoique tout environné de Chinois ; lord Elgin, qui doit décider des grands coups à porter à la Chine, retournant à son bord, la nuit, sans escorte, porté par quatre coolies. Ce sont de ces choses, on en conviendra, que l’on ne voit guère ailleurs que dans l’extrême Orient, et certainement de nature à impressionner de nouveaux arrivants de France.
Nous faisons connaissance avec nos collègues de l’ambassade anglaise, et des rapports de la plus cordiale intimité s’établissent promptement entre nous. Nous allons visiter ensemble les magasins des marchands de curiosités et les ateliers des principaux peintres indigènes. Nous assistons à un grand singsong, ou représentation théâtrale donnée gratuitement à leurs concitoyens par quelques riches négociants chinois, qui ont fait les frais d’une troupe de comédiens et d’un vaste hangar en bambou. D’une estrade réservée, nous voyons la foule qui ondule et se renouvelle sans cesse ; car le spectacle commence à huit heures du matin et dure jusqu’à huit heures du soir, sans que jamais la scène reste vide un seul instant. Des héros de toutes sortes, des génies, des dieux y prennent place, et s’y livrent aux combats les plus fabuleux. Rien n’égale la pantomime des acteurs chinois et le luxe des costumes, tous éclatants d’or et de soie. Les femmes ne montent jamais sur la scène dans l’Empire du Milieu ; les rites s’y opposent, et leurs rôles sont joués par de jeunes Chinois. Le ton de ces acteurs est tellement aigu et criard, la musique est tellement bruyante, qu’au bout d’une demi-heure, le pauvre Européen en ces lieux demande grâce et s’enfuit.
Il y a quatre mille catholiques à Hong-Kong et une belle église desservie par les Pères italiens. Près de là se trouve la procure des Missions étrangères en Chine.
Nous assistons, à la procure, au départ de trois courriers chinois se rendant dans les provinces du Nord, et l’un jusqu’aux frontières du Thibet. Ils seront trois mois dans leur voyage, naviguant presque toujours sur les fleuves et sur les canaux. À la sortie de Canton, il y a une énorme montagne à franchir. Tous les transports s’y font à dos d’homme, et on trouve des maisons de roulage très-bien organisées pour ce service. Qu’on juge de l’immense activité de ce transport, en songeant que toutes les matières premières fabriquées à Canton ou destinées à l’exportation passent par cette route. De l’autre côté de la montagne coulent des rivières dans toutes les directions. Avec l’argent destiné aux missions, les courriers achètent à Canton des toiles et autres marchandises indigènes, dans lesquelles ils enveloppent avec soin les objets européens et religieux qu’ils portent aux chrétientés. Arrivés à leur destination, ils font le commerce, ils vendent les marchandises achetées à Canton, rendent l’argent aux Pères, et le surplus est pour eux et devient leur profit légitime.
Nous prenons avec le P. Rousseille un chinese boat, et nous allons avec lui, au fond de la baie, visiter le collège des missionnaires. Nous descendons au débarcadère de Jardine, nom d’un riche négociant, qui tient à Hong-Kong le premier rang. Il a bâti sur un mamelon une charmante villa, puis, à ses pieds, au bord de la mer, les bureaux de sa maison. C’est une construction magnifique, en belles pierres de taille ; on dirait un ministère. On entend, à une lieue, remuer les livres sterling, les piastres mexicaines et les lingots. M. Jardine a une garde avec lui, ses cipayes qu’il paye et qu’il emprunte au gouvernement ; il a son pavillon, le pavillon de la maison Jardine Matheson, et des canons. Nous en voyons un, somptueusement fondu, et nous reconnaissons avec surprise les fleurs de lis et le soleil de Louis XIV. Quel caprice du sort a amené le canon du grand roi chez ce roi de la finance ? Il commerce de tout et remue les millions à la pelle. Il a tout un arsenal et répare lui-même ses vaisseaux, qui vont répandre l’opium et échanger le thé et la soie dans toutes les parties de la Chine. C’est l’opium qui a fait la fortune de cette maison, comme de toutes les grandes maisons de Hong-Kong.
Nous nous rendons, en gravissant la colline, au collège des missionnaires, isolé au milieu de la montagne. Leur pauvreté les sauve de toute visite des forbans. Ces pirates sont venus, cependant, une fois au nombre de huit ; mais ils n’ont rien trouvé de précieux à emporter, et ils sont partis, non sans avoir menacé de leurs sabres l’un des missionnaires. Les Pères ont maintenant des piques, des fusils et de gros chiens qui font bonne garde. Nous recevons d’eux le plus affectueux accueil. Nous revoyons le P. Leturdu et le P. Fontaine, venus à bord de la frégate. Nous prenons avec eux du thé et des gâteaux secs apportés de Canton. Nous allons ensuite dans la salle d’études, ou de jeunes Chinois, en longue robe bleue, apprennent le latin et leur langue maternelle. Nous nous faisons écrire nos noms en chinois, et nous assistons à la classe du maître indigène, où tous les élèves répètent à la fois leur leçon : ce qui produit un bruit assez discordant, mais ordonné par les rites.
Nous redescendons la colline en faisant un détour pour voir la Vallée heureuse, où les Anglais ont établi un turf, une superbe prairie pour les courses et les promenades à cheval. Un rouleau y vient chaque jour épaissir le gazon comme dans les parcs anglais. Le nom d’Happy valley donné à cet endroit vient des cimetières qui l’entourent. On en compte trois, un anglican, un catholique, et un zoroastrien où l’on brûle les corps. De l’autre côté, à même la montagne, sans enclos, et çà et là au milieu des pins et des rochers, on voit une multitude de tombeaux chinois, avec une pierre de granit debout, indiquant le nom du défunt, l’année et le jour de son décès. Tout alentour, les parents ont soin de ménager un banc circulaire pour que l’esprit puisse se reposer ; et le long de la route, nous trouvons des papiers argentés, destinés à retenir le diable et à l’empêcher de dévorer l’âme du défunt que l’on porte à sa dernière demeure. Le diable, croyant voir de l’argent, s’arrête pour le ramasser, et donne à l’esprit le temps d’être installé dans son tombeau. C’est ainsi que les Chinois, non contents d’attraper les Européens, cherchent à duper même le diable, et, en vérité, je me demande si, le plus souvent, ils ne peuvent pas lutter avec avantage !
Nous revenons, à la voile, à l’hôtel du Club.
Sir John Bowring est le troisième gouverneur de Hong-Kong. Sous lui, la colonie a pris une extension rapide ; de nouvelles rues se sont ouvertes ; de vastes quartiers se sont bâtis, et la population de l’île a presque doublé de nombre. On compte aujourd’hui à Hong-Kong six mille Européens et soixante mille Chinois. Malheureusement, sir John tient plus à la quantité qu’à la qualité, et la colonie anglaise est devenue le refuge de tous les bandits de la rivière de Canton. Ils viennent sans crainte, s’y approvisionner, et le gouverneur nous avouait que, dans l’année, il avait été vendu quatre mille petits canons et pierriers aux pirates ou autres possesseurs de jonques dans la rivière. La police blanche et noire de sir John a, nuit et jour, le mousqueton sur l’épaule, et elle a fort grand-peine à empêcher les vols. Une aventure arrivée, l’été dernier, au commandant du Catinat, est assez caractéristique. Il n’avait point confiance dans l’honnêteté de la population de Hong-Kong, et ne descendait jamais à terre qu’avec ses pistolets dans ses poches. En plein jour, à deux heures de l’après-midi, à quelques pas de son canot, quatre hommes robustes le saisissent en arrière par les bras. Puis un petit Chinois vient tranquillement lui enlever sa bourse et lui décrocher sa montre. Après quoi, une violente secousse le jette par terre, et le tour est fait. Tous les Chinois ébahis regardent, sourient ; aucun ne lui vient en aide, et les voleurs se perdent dans la foule.
Entre les Européens et les Chinois se groupent, tant à Hong-Kong qu’a Macao, un assez grand nombre de Parsis, adorateurs du feu. Ils viennent de l’Inde, la plupart du temps, de Bombay, et sont de très-riches marchands d’opium. Ils forment une race distincte, bien supérieure aux Chinois et aux Hindous. Ils ont de très-belles figures, une grande robe blanche orientale, un bonnet noir assez singulier, qui rappelle celui des Perses modernes (voy. p. 124) ; et ils forment le principal ornement des promenades de Hong-Kong et de Macao. Généralement, on vante leur munificence et la loyauté de leurs transactions.
Le 21 novembre, l’escadre française reçoit l’ordre de quitter le mouillage de Castle-Peak-Bay, pour venir en rade de Macao.
Hong-Kong représente l’avenir et le mouvement commercial ; Macao est la ville du calme et du passé. Le temps n’est plus où les intrépides navigateurs portugais étaient les dominateurs de ces mers. Aujourd’hui, leurs descendants dégénérés sont réduits, pour vivre, à chercher un emploi dans les grandes maisons anglaises ou américaines. Le voisinage de Hong-Kong ôte à Macao son importance de port franc, et sa rade s’envase chaque jour davantage, comme tout le côté droit de la rivière de Canton. Les gros navires sont obligés de mouiller à une lieue de terre, et les petites canonnières seules peuvent approcher du quai de la Praya-Grande. Cependant, malgré sa décadence, Macao ne manque point d’un certain charme, le charme des souvenirs. Cette ville a été longtemps l’unique centre de relations des Européens avec la Chine. Saint François-Xavier, le Camoëns, d’autres grands hommes y ont vécu. Ses églises, ses couvents, ses autres monuments publics, noircis par le temps, attestent une splendeur dès longtemps évanouie. Macao a, en outre, un autre avantage sur Hong-Kong, c’est celui du climat. Tandis que cette dernière ville, adossée contre Victoria-Hill, reçoit difficilement le souffle bienfaisant de la mousson du nord-est, Macao, ouvert à la brise de mer, livre passage au vent du nord. Aussi les habitants de Hong-Kong viennent-ils souvent s’y reposer durant les mois de grande chaleur, et le gouvernement français y a-t-il établi son hôpital militaire dès le début de la campagne.
Les préparatifs de guerre donnent en ce moment à Macao une animation inusitée. Chaque jour de nombreux canots amènent à terre les officiers et les matelots de l’escadre française, ravis de secouer enfin la poussière de Castle-Peak-Bay et de voir autre chose qu’un rocher inhabité. Le soir, la gracieuse hospitalité du ministre de France et de Mme de Bourboulon nous réunit dans les salons de la légation. La promenade dans les rues, à la clarté des lanternes chinoises, a aussi son agrément, et l’on circule au milieu des maisons de jeu, des fumeries d’opium, des sing-song ou bruyants concerts que les riches marchands chinois se donnent souvent le plaisir d’entendre. Macao ne compte d’ordinaire que cinq mille Européens et trente mille Chinois : aujourd’hui, par suite des événements de Canton, le nombre de ces derniers est porté à soixante et dix mille.
Si la mer est belle, on peut aller en tanka à la pagode des Rochers, et revenir à pied par la route. Ce temple est mal tenu, dégradé ; il n’a pas l’aspect riche et imposant de la grande pagode de Singapore : mais sa situation est des plus pittoresques. À ses pieds se déroule le port intérieur avec sa légion de jonques et de tankas ; à son sommet s’élèvent de gros blocs de granit et des arbres séculaires dont les racines vigoureuses rampent entre les rochers ; à mi-côte s’étagent des kiosques et de petits oratoires en l’honneur des divinités inférieures, car le dieu principal reçoit les hommages des fidèles dans le sanctuaire de l’entrée. Ce doit être une divinité protectrice des matelots ; sur le portique se trouve une vaste jonque peinte en rouge, avec une inscription chinoise sur le rocher voisin.
Le jardin de Camoëns est aujourd’hui une propriété particulière. Il appartient à un Portugais, M. Marquès ; mais l’entrée en est ouverte à tous les étrangers. Nous nous promenons longtemps, sous ces frais ombrages, si rares en Chine. Nous admirons la grotte de Camoëns et l’endroit où ce grand homme aimait à se retirer, loin du bruit, pour composer ses Lusiades. Nous lisons différentes citations du poëte incrustées dans le marbre, puis, avec encore plus de plaisir, des vers français, composés par un admirateur du poëte et du jardin. Nous nous plaisons, du haut d’une petite terrasse, à contempler le port intérieur, éclairé par le soleil couchant Nous écoutons les cris des tankadères, le bruit cadencé des avirons et l’affreux vacarme d’une jonque, prête à partir, qui invoque la divinité de la pagode, et s’efforce d’éloigner d’elle les génies malfaisants, en faisant retentir le ciel du bruit de ses gongs.
Le cimetière des Parsis qui s’élève en gradins au-dessus de la mer, les petits forts portugais bâtis en nids d’aigle, l’île Verte, la campagne chinoise, l’étroite langue de terre qui réunit Macao au Céleste-Empire, sont tour à tour visités par nous : ou bien, du haut du balcon de Duddel-hôtel, nous contemplons le mouvement de la rade, et nous jouissons du plaisir de respirer enfin la brise fraîche du nord.
Le 11 décembre, toute l’escadre française quitte la rade de Macao pour remonter la rivière de Canton. Nous partons dès l’aube, remorquant la Némésis, et, vers deux heures, nous mouillons à Bocca-Tigris, au milieu du gros de l’escadre anglaise. Jusqu’au Bogue, le voyage n’offre rien d’intéressant ; la rivière est trop large, c’est encore la mer ; mais, à cet endroit, elle se resserre brusquement, et l’on passe entre deux rives hérissées de petits forts chinois. Jadis, ils se présentaient avec orgueil aux navires étrangers ; mais les canons anglais en ont fait bonne justice, et maintenant ils jonchent le sol de leurs ruines.
Le lendemain, nous franchissons heureusement la première barre de la rivière, en profitant de la marée haute. Il y a eu un moment critique, où nous n’avions juste que notre tirant d’eau sous la quille. Nous avions porté notre artillerie sur l’avant et déchargé notre charbon sur les lorchas. Nous sommes venus mouiller à la pointe de l’île Danoise, en vue de l’île Française, attendant la grande marée du 19 décembre pour gagner Whampoa.
Nous sommes environnés de pauvres gens, dans une foule de mauvais bateaux, remplis de femmes et d’enfants. Ces derniers, montrant leur ventre, puis leur bouche, nous font signe qu’ils meurent de faim. À l’aide d’un filet attaché au bout d’un bambou, comme pour prendre des papillons, ces pauvres gens recueillent les morceaux de pain, le biscuit, les peaux d’oranges qui flottent le long du bord, et s’en repaissent. On ne saurait s’imaginer une pareille misère. Nous voyons, à chaque instant, passer des bandes d’oies et de canards sauvages. Les canonnières anglaises s’amusent à tirer dessus à mitraille, et en abattent chaque fois un certain nombre ; mais l’amiral Seymour leur interdit bientôt ce genre d’exercice. Le pays est riant : les villages entourés d’arbres s’élèvent au milieu des grands champs de riz ; une foule de canaux aboutissant à la rivière portent des jonques dont on ne voit que les voiles, et qui semblent naviguer au milieu de la campagne. Les canonnières anglaises vont et viennent sans cesse de Bocca-Tigris au fort Macao, devant Canton, pour maintenir libre le cours de la rivière. Nos compradors circulent d’une rive à l’autre, achetant sans trop de difficultés des vivres dans les villages.
Le 19 décembre, nous mettons sous vapeur pour changer de mouillage, ainsi que tous les bâtiments de l’escadre, se remorquant les uns les autres. Nous franchissons la seconde barre sans accident, grâce au célèbre pilote chinois de l’amiral Seymour, que nous avons à bord. Manœuvrer une masse comme l’Audacieuse dans un espace si étroit, au milieu d’un chenal variable et sinueux, n’était point chose facile. Le pilote s’en est tiré à son grand honneur. Nous échangeons ainsi le mouillage de Blenheim-Reach contre celui d’American-Reach. Nous jetons l’ancre à la pointe Jardine, vis-à-vis l’île Danoise et l’île Française, devant Whampoa. Pour premier plan se trouvent un village sur pilotis, complétement abandonné de ses habitants, des champs de cannes à sucre, les deux pagodes de Whampoa-Island, d’où l’on aperçoit les forts de Canton ; à l’horizon, une chaîne de collines, premiers échelons de la montagne du Nuage-Blanc ; derrière nous, les contours de French-River, si gracieux qu’on les prendrait pour la conception d’un paysagiste, et une colline en gradins, peuplée de tombeaux. Nous sommes à une trentaine de lieues au nord de Macao, et à environ neuf milles de Canton.
Les populations semblent complétement indifférentes, et ne nous sont nullement hostiles. On nous reçoit même fort bien dans les villages, et l’on nous offre des bananes et du thé. Le sentiment général est celui de la curiosité chez les uns, de la peur chez les autres. Les enfants s’enfuient en criant à notre approche, les femmes nous ferment brusquement la porte au nez ; mais lorsque nous nous promenons dans Whampoa, toute la population sort dans les rues pour nous voir. La ville est entourée d’un grand canal dont on a coupé tous les ponts, sauf un, de peur des barbares. Les mandarins et les soldats se sont retirés à Canton ; et un Chinois nous dit que le peuple ne les laissera pas revenir, de peur que leur présence n’attire aux habitants quelques démêlés avec les étrangers.
Malgré les dispositions pacifiques de la population, l’amiral ne permet de descendre à terre que plusieurs à la fois et bien armés. À l’avant de chaque navire, on a placé un grand triangle en bambou destiné à écarter les brûlots ; des embarcations armées sillonnent la rade, à partir du coucher du soleil ; enfin des factionnaires sont placés à l’avant, à l’arrière, à droite et à gauche de chaque bâtiment. Leurs cris de bon quart, dans le silence de la nuit, ne manquent point d’une certaine solennité.
(Nous passons sous silence les faits de diplomatie et de guerre qui amenèrent la prise de la ville de Canton par les Français et les Anglais, pendant les journées des 28 et 29 décembre 1857. Ou pourra les lire dans le livre de M. de Moges. Nous nous transportons à Canton, après la victoire.)
À deux heures de l’après-midi, le 29 décembre, tout était fini ; les alliés étaient maîtres de toutes les positions dominant la ville ; aucun corps de soldats chinois ne résistait plus. Du haut des créneaux, on apercevait, au loin dans la plaine, les restes dispersés de l’armée chinoise, se composant de dix à quinze mille hommes, campés en longues files le long des chaussées des rivières. Ils étaient hors de la portée du canon, trop loin pour être poursuivis. On les laissa, se contentant d’observer leurs rouges bannières flottant au vent ; et, le lendemain, personne ne les revit plus ; soit qu’ils se fussent retirés dans l’intérieur, soit que soldats laboureurs, ils eussent abandonné leurs armes pour retourner à leurs charrues.
Ces fameux braves des quatre-vingt-seize villages, si longtemps l’effroi de l’Europe et l’espoir de la Chine, on ne les a point aperçus. Quant aux soldats tartares, montant à sept ou huit mille hommes, fils de Chinoises, et, depuis six ou sept générations établis à Canton, ils ont abjuré l’énergie et la vigueur de leurs ancêtres pour le manque de solidité et la légèreté à la course des troupes impériales chinoises. Rien, au reste, ne les distingue des soldats chinois : ils ont les mêmes armes datant des premiers siècles et vous rappelant le temps des Gengiskan et des Timour ; ils ont le même chapeau rond, le même écusson sur la poitrine, une cartouchière dans le genre circadien, à la ceinture, le long fusil, les flèches, le même drapeau qu’ils agitent pour se donner du courage ; seulement ils ont conservé de leurs ancêtres une plus grande force physique ; ils sont grands, larges d’épaules, et moins foncés de couleur que les Chinois ordinaires.
Le lendemain de la prise, nous allons passer vingt-quatre heures au camp.
Je longe la salle des Examens, Examination hall, j’aperçois les loges ou cellules des lettrés. De larges avenues plantées de beaux arbres, et des portiques élégants donnent à ce monument un certain air de grandeur. Mais cet établissement, comme tout ce que nous voyons, atteste une fois de plus la décadence actuelle de la Chine et son ancienne splendeur. Les lettres ne sont plus certes en honneur et ne sont plus guère florissantes, si l’on en juge par les orties et les plantes parasites qui poussent de toutes parts, en pleine liberté, dans ce sanctuaire de la littérature. On s’est amusé à compter les cellules ; il y avait de la place pour sept mille jeunes lettrés ! Ô Confucius ! que dirait ta grande âme de l’abandon où la Chine laisse aujourd’hui tes nobles doctrines ! Les fils de la terre des fleurs, n’ont plus maintenant que le culte de l’or, la soif des intérêts matériels, et délaissent pour la sapèque le livre immortel du Juste et de l’invariable Milieu. En Chine, tout s’en va ; cette grande machine administrative se détraque chaque jour davantage. Elle subsiste encore par la puissance des préjugés, par son antiquité même ; mais tous ses rouages sont usés. L’argent, et non plus la science, vous fait obtenir le diplôme qui ouvre à tous la porte des honneurs. À quoi bon, après cela, venir se renfermer dans un trou de quatre pieds carrés, pour y faire sa composition ? Mieux vaut donner de suite une somme un peu forte à l’avide, et tout-puissant mandarin.
Les officiers des divers bâtiments nous font très-gracieusement les honneurs du camp et nous expliquent les principaux incidents de ces deux journées mémorables. En nous promenant au nord des remparts, en circulant sur cette muraille noircie par le temps et datant des jours glorieux de la Chine, en foulant cette herbe qui y pousse, je fais la réflexion qu’avant nous, aucun barbare n’avait foulé ce sol sacré, n’avait marché à cette même place, et, de ce nid d’aigle, souillé de son regard la cité sainte de Canton. J’aperçois encore une douzaine de cadavres tartares, grands, bruns, précipités à la baïonnette du haut des remparts, ou tombés en fuyant. Leurs armes gisent à terre autour d’eux. Ils ont des plaies affreuses, le crâne ouvert ; l’un est à moitié brûlé par un obus. Nous nous dispersons dans les diverses pagodes pour y passer la nuit ; les uns couchent sur des tables, les autres par terre, enveloppés d’une couverture, tous entourés d’une auréole de moustiques qui prohibe le sommeil. J’admire le silence de la nuit sur cette ville terrifiée, mais non soumise, et, dans son orgueil, n’avouant point encore sa défaite. On entend seulement, de temps à autre, le hurlement lointain des chiens tartares, le pétillement d’un incendie qui se rallume, ou bien le cri des sentinelles et la fusillade des postes avancés sur quelques Chinois maraudeurs. L’aspect du camp est des plus pittoresques, et tel qu’une guerre asiatique seule peut en fournir le spectacle. Ce ne sont partout que lances, flèches, bannières rouges ou jaunes. La garde-robe des mandarins a été largement mise à contribution par nos marins. Les autels sont convertis en alcôves, et les pelisses des dames chinoises en robes de chambre. De tous côtés on voit une foule de bouddhas dorés mis à la porte de chez eux : ils servent d’oreiller à l’un, de lampadaire à l’autre. Beaucoup ont le ventre ouvert, ainsi que leurs chevaux, les soldats anglais se rappelant que, lors de la première guerre, plusieurs trésor sont été trouvés de cette manière. Tout le monde mange dans de la porcelaine chinoise ; mais comme en Chine, il n’y a presque uniquement que des tasses et des soucoupes, la soupe, le bœuf, le fromage, tout cela se prend dans des tasses. On consomme les provisions des mandarins, le dos appuyé contre un dragon à l’air redoutable, ou bien assis sur quelque belle maxime chinoise. Le comique partout se mêle au grotesque.
Près de la grande pagode à cinq étages, qui date, dit-on, de douze cents ans, se trouve un petit fort intérieur, peint en blanc à la chaux, qui paraît tout neuf, fait à notre intention, et construit pour dominer la route par laquelle les Anglais débouclèrent au fort Gough en 1841 : les Chinois ne doutaient pas que les barbares ne dussent arriver encore cette fois par le même chemin. Or, ils sont arrivés juste par le côté opposé. L’artillerie le long de la muraille est pitoyable : les affûts ne sont point mobiles, de sorte qu’il faut avoir la mauvaise chance de passer juste devant la bouche des canons pour être atteint, et les barbares ont l’infamie de toujours attaquer les forts par derrière.
En Chine, la profession des armes n’est point estimée, n’est plus en honneur : personne ne s’occupe de son perfectionnement. Comme a dit un homme d’esprit, si les Chinois ont inventé la poudre, ils n’ont point appris le moyen de s’en servir. Ils sont encore bien loin de la carabine Minié. La guerre, pour eux, consiste surtout en fantasia, en mouvements en avant et en arrière, en cris de défis. Ils brandissent leurs sabres à deux mains, ils agitent leurs drapeaux, ils lancent leurs fusées et leurs flèches, mais ils ne s’abordent jamais à l’arme blanche. Jadis les Chinois étaient, jusqu’à un certain point, belliqueux ; le métier de soldat ne répugnait point à leurs mœurs nationales. Mais les Tartares, se voyant si peu nombreux après la conquête (un million de nouveaux venus perdus dans 360 millions d’habitants), se sont efforcés avec persévérance d’ôter au peuple chinois le goût des armes et le sentiment de la guerre. Ils en ont fait un immense troupeau de travailleurs. La Chine est devenue une vaste officine où fleurissent tous les arts de la paix, et toute l’énergie nationale a été tournée en une lutte constante avec la matière. Que craindre d’un homme qui passe douze ou quinze ans de sa vie à polir un morceau de jade ? Mais aussi qu’attendre de lui le jour où la patrie est en danger et réclame les bras de ses enfants ? La politique de la dynastie tartare-mandchoue a eu pour conséquence immédiate de permettre à six mille Européens, pleins d’énergie, de conquérir en deux jours une ville d’un million et demi d’habitants, ceinte de hautes murailles et défendue par l’une des plus nombreuses garnisons de l’empire.
Le premier jour de l’an 1858, à bord de la Durance, en face de Barrier-Fort et de Kuper-Island, n’est point très-gai et passe un peu inaperçu pour nous. Quelle différence avec la joie et l’agitation de Paris dans ce jour ! Ici, le service habituel du bord ; un blessé de l’Audacieuse qui meurt et que l’on enterre contre le mur du fort ; la messe sur le pont, messe dite par un missionnaire et servie par un Chinois chrétien. Dans la campagne, de longues files de Chinois allant vers la ville ou en sortant, les uns emportant leur fortune, les autres le produit de leur pillage ; des bandes de femmes aux petits pieds, portées par leurs maris, ou appuyant l’une sur l’autre leur démarche vacillante ; les braves des quatre-vingt-seize villages hésitant, s’interrogeant pour voir si, ceignant l’épée, ils ne viendront point en aide aux cohortes impériales ; dans la rivière, de nombreuses canonnières, montant et descendant à toute heure, chargées de blessés, de poudres, de provisions de toutes sortes.
Le 2, aucun mandarin n’a encore paru, aucune soumission n’a été faite par le peuple. La ville est morne et silencieuse, mais ne s’avoue point vaincue : le quartier tartare demeure muet et hostile ; Yeh continue à régner, et, pour montrer qu’il conserve encore le pouvoir, il a fait couper, dit-on, quatre cents têtes en un jour. Les amiraux sont d’avis d’un second bombardement de vingt-quatre heures. Lord Elgin s’y oppose par humanité.
Le 3, les notables et les principaux marchands de la ville viennent au quartier général faire leur soumission, ayant à leur tête Houqua, le millionnaire, le fils du fameux marchand Hong. De nombreuses pétitions sont adressées aux ambassadeurs, sollicitant un gouvernement qui mette fin au pillage et maintienne l’ordre dans la ville. Les habitants sont consternés ; beaucoup meurent de faim ; personne ne veut plus entendre parler de se battre, au dire de ces pétitions.
Le 4, les ambassadeurs reçoivent une dépêche du général tartare et du gouverneur de Canton, qui leur proposent de traiter avec eux et de résoudre de gré à gré les difficultés pendantes. Mais cette missive est encore arrogante, et le style et les formules employés sont ceux d’un supérieur vis-à-vis de fonctionnaires d’un rang inférieur au sien : tant est grand le ridicule aveuglement de ces despotes de bas étage. La réponse des hauts commissaires ne se fait pas longtemps attendre.
Le 5 janvier, au lever du soleil, une colonne de trois mille hommes avec des canons, descend des hauteurs de City Hill dans les rues de la ville. Pas un coup de fusil n’est tiré, la population se cache ou demeure immobile. On cerne le palais des mandarins : on les prend tous en même temps, comme dans une souricière. Le vice-roi Yeh, le général tartare Muh, Pih-Kwé, gouverneur de Canton, une foule de petits mandarins, fonctionnaires subalternes, sont amenés prisonniers au camp dans leurs chaises, au milieu de la population atterrée. On prend également et l’on apporte au quartier général les archives de Yeh, la caisse de l’État et les sceaux des hauts dignitaires.
Le 9 janvier, a lieu l’installation solennelle de Pih-Kwé comme gouverneur de Canton par les deux hauts commissaires des puissances alliées. À deux heures de l’après-midi nous partons sur le vapeur le Lily, la canonnière de lord Elgin nous précédant. Nous sommes en grand uniforme ; les deux ambassadeurs sont seulement en habit noir, avec plaque ; nuance délicate qui fut très-appréciée par la colonie anglaise de Hong-Kong. Nous trouvons rangées en bataille au débarcadère les troupes qui doivent nous servir d’escorte. Nous montons dans les chaises qui nous ont été préparées, accompagnés d’une brillante foule d’officiers, précédés de la musique, et éclairés d’un soleil étincelant. Nous longeons la muraille. À la porte de l’Est, nous entrons en ville ; nous suivons, entre une haie de marins français et de soldats anglais, toute la rue de l’Est, étroite et sinueuse, encombrée de portes et d’enseignes, et que nos chaises remplissent presque entièrement. La multitude chinoise est morne et ahurie. Nous arrivons au yamoun, (palais) où l’amiral nous reçoit, à la tête des 400 hommes préposés à la garde de la commission européenne. Les matelots occupent les cours et les avenues. Nous pénétrons jusqu’au prétoire du gouverneur, où doit avoir lieu la cérémonie. Au bout de près d’une heure d’attente, l’on s’étonne de ne pas voir arriver les deux hauts dignitaires : l’on apprend que la sentinelle anglaise ne veut pas laisser passer Muh et Pih-Kwé sans un ordre écrit du général Straubenzée, car telle est sa consigne. On envoie aussitôt la signature demandée, et trois coups de canons, salut à la chinoise, annoncent bientôt l’arrivée des captifs, rendus à la liberté et réintégrés dans leurs honneurs : MM. de Bellecourt et Bruce, les deux premiers secrétaires, vont les recevoir à la porte de la salle. Ils entrent, escortés d’une suite nombreuse de serviteurs et de mandarinaux, et nous adressent force tchin-tchin, et force salutations. Le hasard me place tout à côté de Pih-Kwé : j’examine le cygne qui orne son dos, la plume de paon et le globule rouge qui décorent son chapeau violet, et l’habileté artistique avec laquelle on a dissimulé la maigreur de sa queue ; toutes choses encore nouvelles pour moi. Une salve de vingt et un coups de canon annonce la fin de la cérémonie et la sortie du cortége. À six heures, nous sommes de retour à bord du Primauguet et de la Durance.
… Nous parcourons la ville, entrant dans les rares boutiques ouvertes, et examinant les dispositions des habitants à notre égard. La confiance ne renaît point encore ; on continue à déménager. Vis-à-vis de la Trésorerie, il y a une assez belle rue, remplie d’élégantes boutiques ; pas une n’est ouverte. Çà et là, dans cette rue, se trouvent des arcs de triomphe en pierre, ornés de sculptures d’assez bon goût et destinés à conserver la mémoire de citoyens riches ou illustres. Plus loin, nous pénétrons dans un vaste espace entièrement détruit et brûlé. C’est un immense emplacement livré aux ruines. Je vois encore plusieurs Chinois tués par les bombes et gisant à terre. Nous apercevons le baron Gros, avec une escorte d’officiers, sur la muraille. Nous le rejoignons et nous allons ensemble visiter le palais de Yeh. Fuit Ilium et ingens gloria Teucrorum… Du yamoun il ne reste rien : les mâts de mandarin ont été coupés par les boulets, tous les portiques sont rasés, tous les arbres brûlés. On ne peut plus rien distinguer ; c’est un immense amas de briques et de décombres.
Nous rentrons dans la vieille ville par la porte du Sud-Ouest, et nous revenons par la rue de l’Est. Les rues des villes chinoises forment un tel labyrinthe qu’on n’ose point trop sortir d’une ou deux rues principales, et que, dans certains quartiers, le secours d’une boussole est souvent nécessaire.
Nous rencontrons, au détour d’une rue, trois jeunes dames chinoises, fort bien fardées, fort élégantes, mais ayant de si petits pieds qu’elles avancent avec peine. En nous apercevant, elles poussent un cri, se collent contre le mur et mettent leurs mains sur leur figure, en nous tournant le dos de la manière la plus méprisante possible : ce qui fait beaucoup rire les diables étrangers.
Nous revenons dîner à bord, en passant devant Dutch-Folly, les anciennes factoreries, et Red-Fort, dans l’île d’Honan. Red-Fort appartient aux alliés. Les factoreries ont été brûlées, il y a un an, par le peuple. Dutch-Folly est un joli petit îlot, ou plutôt un rocher, planté d’arbres, situé au milieu de la rivière, vis-à-vis de la ville. De ce bouquet de verdure sort une batterie anglaise qui a remplacé le fort chinois, et un petit observatoire d’où une vigie attentive suivait, pendant le bombardement, la marche des obus et les ravages causés par les boulets.
De la porte du Nord, nous nous rendons un jour en ville avec les commandants Vrignaud, Reynaud et Lévêque. On peut maintenant circuler partout sans danger. Les boutiques ne se rouvrent point encore, beaucoup de rues sont encore désertes, beaucoup de maisons fermées ; mais, dans la grande artère qui, traversant toute la ville, aboutit à la porte de l’Ouest, depuis peu rouverte, il y a une assez grande circulation. Les Chinois commencent à se rassurer et se rassemblent en grand nombre pour voir passer les diables étrangers. Seulement, au lieu de les bâtonner, comme ils faisaient naguère, ils leur font place et déroulent silencieusement leur queue sur leur passage, politesse toute nouvelle et qui date des obus. Nous ne trouvons encore que peu de choses à acheter ; aucun magasin élégant n’est rétabli ; les échoppes seules étalent aux passants leurs innombrables magots.
Nous visitons successivement le palais du général tartare, celui du gouverneur de Canton, la pagode des cinq cents divinités, le temple de Confucius, le palais du juge criminel, la trésorerie, divers autres établissements publics ou pagodes. Tous ces palais ont un certain air de grandeur et sont un immense assemblage de cours, d’avenues, de portiques, de prétoires, de salles de justice ou d’attente. Devant le palais, une place ; deux grands mâts rouges, attributs des mandarins ; un dragon gigantesque, destiné à inspirer l’effroi, peint en rouge ou en noir sur la muraille ; sur chaque battant des portes, une énorme figure de mandarin, avec un cygne sur la poitrine, si c’est un mandarin civil, avec un lion, si c’est un mandarin militaire. Au-devant une large avenue dallée, plantée de banians séculaires ; sur les côtés, des portiques, des cours intérieures ; par derrière, de grands terrains en herbe où paissent quelques chevaux tartares, ou d’énormes espaces plantés d’arbres et de bambous. Nulle part la main intelligente d’un jardinier ne se montre ; tout pousse comme il peut et là où il peut. Point de fleurs ; quelques minces grenadiers, orangers, bambous, camélias, voire même des palmiers et des ormeaux dans des vases ; végétation rabougrie, microscopique, si prisée des Chinois ; des poissons rouges et argentée à deux queues dans les bassins ; le tout négligé, dégradé, sans entretien. Il y a toute une portion du yamoun du général tartare abandonnée aux chauves-souris. Elles s’y pressent innombrables et remplissent de leurs cris la salle, où une épaisse couche de guano atteste une habitation continue de plusieurs années : la chauve-souris, comme le crapaud, porte bonheur en Chine.
Le seul endroit vraiment élégant, meublé, confortable, de ces immenses demeures, c’est l’appartement des femmes, situé dans la partie la plus reculée de l’édifice, et aussi la salle qui en est toujours voisine, où le magistrat se montre à ses familiers. Chez Muh, il y avait là un mobilier somptueux, un grand nombre de montres et d’horloges, sans compter les hallebardes, les lances, toutes ces armes de parade que les Chinois, vrais guerriers de paravent, aiment à placer et à reproduire partout, comme pour se faire accroire à eux-mêmes qu’ils sont un peuple conquérant.
De même qu’à Paris tout le mouvement se concentre vers la rive droite de la Seine, de même à Canton toute la population et toute l’activité commerciale se portent vers le faubourg de l’ouest. C’est ce faubourg qui pourra seul donner de l’embarras aux alliés ; c’est la le centre de la résistance morale. Aussi y fait-on, de temps à autre, circuler des colonnes. Le bruit des obusiers sur les dalles des rues produit un excellent effet. Le faubourg de l’Est est peu étendu et peu peuplé en comparaison. On y trouve le quartier de la petite vérole, les hospices, divers grands établissements de bienfaisance. Le quartier mandchou ou tartare, situé entre la rue du Nord et la muraille, coupé par la rue de l’Est et sous le feu de la porte de l’Ouest, est peu redoutable. Il en est de même de toute la vieille ville, totalement dominée par les batteries du quartier général et renfermant des temples, des yamouns, de grands espaces inhabités. La ville neuve contient une population plus agglomérée, mais elle est aussi sous le feu de nos canonnières. Il en est de même du faubourg le long de la rivière : ni sa porte de l’Éternelle joie, ni celle de l’Éternelle pureté ne pourraient le sauver au jour de la révolte. Évidemment il n’y a que le faubourg de l’Ouest, regorgeant de population et n’étant point resserré par des murailles, qui doive préoccuper les commandants en chef.
Les alliés, peu de jours après la prise de Canton, s’étaient emparés, par un hasard heureux, des archives de Yeh, cachées dans un yamoun voisin du sien. On a découvert, parmi ces pièces diplomatiques, un curieux mémoire adressé, en 1845, à l’empereur Tao-Kouang par Ky-Ing, vice-roi de Canton, le signataire des cinq traités. Il est intitulé : Mémoire supplémentaire, détaillant les particularités relatives à la réception des envoyés barbares de différentes nations ; il est revêtu de l’approbation autographe, en vermillon, donnée par l’empereur.
« Votre esclave Ky-Ing, humblement agenouillé, dépose ce mémoire supplémentaire aux pieds de Votre Majesté.
« … Il a l’honneur de faire remarquer à Votre Majesté que c’est dans la 27e lune de la 22e année (août 1842), que les barbares anglais ont été pacifiés. Les Américains et les Français sont venus successivement pendant l’été et pendant l’automne de cette année (1845) ; et, durant cette période de trois années, la situation vis-à-vis des barbares a bien changé de face ; à mesure que le caractère de cette situation a varié, il est devenu nécessaire de modifier notre conduite envers eux, ainsi que les moyens à employer pour les maintenir en paix et les tenir en respect.
« Bien qu’il puisse être utile sans doute d’agir envers eux en employant de bons procédés, il est beaucoup plus prudent de les mener par la ruse. Dans quelques occasions, il faut leur faire connaître les motifs qui dirigent notre conduite ; dans d’autres, au contraire, leur susceptibilité ne peut être adoucie que par des démonstrations de nature à faire évanouir leurs soupçons.
« Quelquefois il est bon de chercher à leur plaire et a exciter leur reconnaissance, en les traitant sur le pied d’une égalité parfaite ; et, dans quelques cas, avant d’arriver aux résultats qu’il est possible d’obtenir, il faut faire semblant de ne pas apercevoir leur fourberie, et il est utile de ne pas pousser trop loin la juste appréciation de leurs actes.
« Nés et élevés dans les limites de leurs contrées lointaines, il y a beaucoup de choses dans les mœurs et dans les coutumes du Céleste-Empire que les barbares ne peuvent pas comprendre parfaitement, et ils font de continuelles observations sur des choses dont il est difficile de leur expliquer la véritable portée. Ainsi, par exemple, c’est aux membres du Grand Conseil qu’il appartient de rendre des décrets. Eh bien, ils respectent ces décrets comme s’ils émanaient de la main même de l’empereur ; et si on leur donne à entendre que ces décrets ne sont pas l’œuvre de Votre Majesté, alors, au lieu de les respecter, ils n’y attachent plus la moindre importance.
« Le repas que les barbares font en commun s’appelle le ta-tsan, le dîner ; ils aiment, à ce moment là, à se réunir en grand nombre pour manger et boire ensemble.
« Lorsque votre esclave leur a fait l’honneur de les inviter à dîner au Bogue ou à Macao, leurs chefs et les notables parmi eux sont venus au nombre de dix, de vingt ou de trente ; et quand, plus tard, votre esclave a eu l’occasion d’aller dans leurs résidences ou sur leurs navires, les barbares se sont assis autour de lui, et c’était à qui lui offrirait le premier des viandes et des vins. Pour gagner leurs bonnes grâces, votre esclave n’a pu faire autrement que de se servir avec eux de leurs verres et de leurs cuillers.
« Autre chose ! C’est l’usage chez les barbares d’être fiers de leurs femmes. Si la personne qui leur fait une visite appartient aux classes élevées de la société, la femme de celui qui reçoit cette visite ne manque jamais de venir au-devant de celui qui la fait. Lorsque le barbare américain Parker et le barbare français Lagrenée étaient ici, par exemple, ils avaient amené leurs femmes avec eux ; et lorsque votre esclave s’est rendu dans leur demeure pour y traiter les affaires, les femmes étrangères ont soudainement apparu et l’ont salué. Votre esclave en a été confondu, et s’est senti assurément bien mal à l’aise, tandis qu’elles, au contraire, étaient charmées de l’honneur que votre esclave leur faisait.
« Tous ces faits prouvent, en vérité, qu’il n’est pas possible de régler les coutumes des nations occidentales d’après les usages de la Chine ; et, si l’on voulait contraindre les barbares à s’y soumettre, on n’y gagnerait rien pour leur instruction, et on courrait grand risque, au contraire, d’éveiller leurs soupçons et de faire naître leur mauvais vouloir.
« Dans le temps où des relations amicales existaient entre les étrangers et la Chine, plusieurs barbares ont été reçus par nous sur le pied d’une certaine égalité ; mais, du moment où ces rapports ont cessé d’exister, c’est plus que jamais un devoir pour nous de repousser les barbares et de les tenir éloignés. Dans cette intention, toutes les fois que votre esclave a eu un traité à négocier avec un État barbare, il a envoyé Kwang-Hang-Tung, le commissaire des finances, pour prévenir l’envoyé barbare qu’un haut dignitaire chinois, chargé de l’administration des relations extérieures, n’était jamais libre de rien donner ni de rien recevoir pour son compte particulier, et que, si on lui offrait des présents, il serait forcé de les refuser péremptoirement ; que d’ailleurs, s’il en acceptait secrètement, les ordonnances de la Céleste Dynastie à ce sujet étaient fort sévères ; et que, sans parler de l’affront que subirait la dignité du fonctionnaire qui en agirait ainsi, le coupable ne pourrait pas échapper aux peines prononcées par la loi. Les envoyés barbares ont eu le bon esprit de se conformer à cet usage ; mais, dans leurs entrevues avec votre esclave, ils lui ont souvent offert des vins étrangers, des parfumeries et autres objets du même genre et de peu de valeur. Que leurs intentions fussent bonnes ou mauvaises en agissant ainsi, votre esclave n’a pu, en face d’eux, rejeter leurs présents, et il s’est borné à leur donner en échange des tabatières, des bourses parfumées et de ces petits objets que l’on porte sur soi, mettant toujours en pratique le principe chinois, qui veut que l’on donne beaucoup et que l’on ne reçoive que peu de chose. En outre, en ce qui concerne les Italiens (les Portugais), les Anglais, les Américains et les Français, votre esclave leur a offert une copie de son insignifiant portrait.
« Quant à leur gouvernement, ils ont à leur tête tantôt des hommes, tantôt des femmes, qui conservent le pouvoir, les uns pendant leur vie, les autres pendant un temps déterminé. Chez les barbares anglais, par exemple, le souverain est une femme ; chez les Français et les Américains, c’est un homme ; chez les Anglais et les Français, le chef de l’État est à vie ; chez les Américains, il est élu par ses concitoyens et seulement pour quatre années, à l’expiration desquelles il descend du trône et redevient un simple citoyen (dans les classes non officielles). Chacune de ces nations a une manière différente de désigner ses chefs. En général, ils empruntent (littéralement, ils volent) des dénominations chinoises. Ils affectent avec orgueil d’employer un style qu’ils n’ont aucun droit de parler, et semblent vouloir se donner des airs de grande puissance. Qu’en cela ils cherchent à honorer leurs propres chefs, nous n’avons rien à y voir. Mais je crois que, si l’on exigeait d’eux de se soumettre aux règles observées par les pays tributaires de la Chine, ils refuseraient certainement d’obéir, car ils n’ont même pas adopté la manière dont nous comptons le temps, et ils ne veulent pas reconnaître l’investiture royale que Votre Majesté leur a donnée pour les placer au même rang que les îles Liou-Tchou et la Cochinchine.
« Avec des gens aussi peu civilisés qu’ils le sont, aussi stupides et inintelligents dans leur style et dans leur langage, et assez obstinément attachés à leurs formules, dans leur correspondance officielle, pour placer le supérieur au-dessus et l’inférieur au-dessous, ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de ne donner aucune attention à leurs usages, de ne pas s’apercevoir de tout cela (littéralement, de se fendre la langue et de se cautériser les lèvres)… »
Les actes de petite piraterie deviennent plus fréquents, depuis quelques jours, dans la rivière : les jonques dévalisent les sempans, les sempans pillent les tankas, et les tankas les simples bateaux. C’est, nous assure-t-on, l’annonce de l’an chinois. Il en est de même chaque année à pareille époque. C’est le moment où chacun règle ses affaires, fait son bilan, exige le payement de ses créances ou se libère de ses dettes. Celui qui trouve un passif plus considérable que l’actif, au bout de son année commerciale, prend dans la poche de son voisin pour payer ses dettes. Il ne cesse point d’être honnête homme en prenant dans la poche de son voisin ; il cesserait de l’être s’il ne soldait point ses dettes. À Hong-Kong, plusieurs chiens de garde sont empoisonnés pour faciliter les vols ; huit maisons sont enfoncées en une seule nuit. On peut donc dire, sans trop d’exagération, qu’à cette époque de l’année la société chinoise se divise en deux grandes catégories, les dévaliseurs et les dévalisés.
Dès la matinée du 13 février, les pétards, les sing-song, les bateaux-fleurs, tout nous annonce la veille du jour de l’an chinois et le commencement de divertissements qui devront se prolonger plus de quinze jours. C’est le premier jour de la première lune de la huitième année de Hien-Foung qui s’ouvre pour la Chine. Il pleut, il fait un temps affreux : la terre des fleurs est devenue la terre des brouillards. Il a tonné le matin, ce qui, aux yeux des Chinois superstitieux, est de mauvais augure et ne présage rien de bon pour l’empire du Fils du Ciel. Les boutiques sont presque toutes fermées, ou enguirlandées de fleurs artificielles. De nombreuses chaises de mandarins sillonnent la foule ; c’est aussi en Chine le jour des visites officielles. Tout bon Chinois se livre aux douceurs du sam-chou, de l’opium, du sing-song et des pétards…
Notre occupation militaire paraissant parfaitement consolidée dans Canton, et le nouveau gouvernement étant accepté par la nombreuse population de la ville et des faubourgs, le blocus est levé dans la rivière. Les jonques recommencent à circuler, et les premiers steamers européens arrivent.
… D’importants événements politiques se sont passés dans ces derniers jours. À la suite d’une visite de M. Reed et du comte Poutiatine au baron Gros et à lord Elgin, les quatre plénipotentiaires sont tombés d’accord d’adresser une note collective à la cour de Pékin pour lui demander l’envoi de commissaires impériaux à Shang-Haï le 31 mars au plus tard, dignitaires dûment autorisés à traiter avec les ambassadeurs des puissances alliées toutes les difficultés pendantes ; faute de quoi ces ambassadeurs remonteront au nord et se rapprocheront encore plus de la capitale avec toutes leurs forces pour peser d’un plus grand poids sur les résolutions de la cour de Pékin.
Le 20 février, le baron Gros et les attachés reviennent s’établir sur l’Audacieuse.
Le mouvement de retour des bâtiments commence dans la rivière. Nous quittons le voisinage de Whampoa et nous nous dirigeons vers Bocca-Tigris, suivis du Phlégéton, de la Némésis et de la Meurthe. Nous franchissons très-heureusement les deux barres, grâce aux bateaux chinois échelonnés la veille pour marquer les passes, et nous traversons le Bogue solitaire cette fois. Dans la nuit, l’Audacieuse mouille en rade de Hong-Kong.
… Notre court séjour à Hong-Kong est terminé. Nous avons échangé les splendeurs de l’hôtel du Club contre nos petites cabines du bord. Il pleut, il vente, il fait grosse mer ; c’est le coup de vent de l’équinoxe. Le baron Gros a néanmoins donné le signal du départ pour le nord. Nous comptons aller directement à Shang-Haï. Nous remarquons la canonnière la Fusée, qui est mise à la disposition de l’ambassadeur.
Nous voulions aller directement à Shang-Haï, mais nous avions compté sans la violence du vent. Nous avons déjà relâché trois fois depuis notre départ. Tantôt c’est la brume qui nous empêche de distinguer la côte et les brisants, tantôt, c’est la Fusée qui embarque des lames, qui fatigue, qui casse ses remorques. Malgré nos six cents chevaux de vapeur, nous ne pouvons plus gagner contre le courant et le vent ; nous choisissons un mouillage derrière les îles Rees, et nous attendons une embellie.
Il pleut, il fait froid, il fait une brise carabinée, les cloisons craquent, la frégate roule, les sabords sont fermés, les ancres fatiguent. La navigation de la mer de Chine, à contre-mousson, est décidément pleine de charme.
Notre charbon étant presque épuisé et le vent ayant un peu diminué, nous gagnons à la hâte Amoy, le meilleur abri du canal de Formose. Cette baie, encadrée de montagnes arides, est parfaitement fermée, et les plus gros navires peuvent y mouiller à toucher terre. La ville est sale et tortueuse, les rues y sont plus étroites encore qu’à Canton ; le jour et l’air n’y peuvent pénétrer, et la petite vérole y sévit, dit-on, chaque année, avec violence. Nous admirons, néanmoins, les boutiques ornées de lanternes chinoises ; et une foule de sing-song respectables en plein vent, excitent toute notre curiosité. De grandes jonques, couvertes de monde, font le service d’omnibus des deux côtés de la rade.
Au reste, tout, autour de nous, a un caractère particulier. Nous sommes dans la capitale du Fo-Kien, province montagneuse et maritime qui a conservé une physionomie à part et ne ressemble point aux autres parties de la Chine.
Les Fo-Kinois jouissent, dans le Céleste-Empire, d’une grande réputation de hardiesse, d’indépendance et de fierté, et la cour de Pékin les traite toujours avec certains égards, comme des gens qu’il faut éviter de mettre en colère. Avec leurs larges vêtements et leur coiffure en forme de turban, qui les font ressembler à des Turcs, nous les trouvons plus mâles, plus beaux que les Cantonnais. On dirait une autre race. Le dialecte du Fo-Kien, très-différent du mandarin et de l’idiome de la rivière de Canton, est incompréhensible pour les habitants des autres provinces. M. Marquès, notre interprète, ne peut s’entendre avec le pilote fo-kinois qui monte à bord ; il est obligé de lui tracer des caractères sur le papier pour se faire comprendre de lui, la langue écrite étant la même. Cette circonstance vient souvent en aide à nos jeunes missionnaires perdus dans l’intérieur de la Chine.
Lorsqu’ils ont épuisé tout ce qu’ils savent de chinois, et que leur ignorance de la langue va dévoiler leur origine étrangère, ils se disent habitants du Fo-Kien, et cette déclaration justifie pleinement leur prononciation vicieuse auprès des habitants.
Nous trouvons en sortant d’Amoy, le beau temps revenu, et nous franchissons heureusement le canal de Formose. Aux îles Saddle, nous quittons l’Audacieuse et nous montons sur la Fusée. Nos bagages couvrent le pont. Nous passons au milieu de nombreux ilots qu’un épais brouillard nous permet à peine de distinguer. Un pilote chinois nous guide à l’embouchure du Yang-Tzé-Kiang, le fleuve fils de l’Océan, le fleuve Bleu des Européens, le plus grand cours d’eau du globe après l’Amazone. C’est la grande artère commerciale du Céleste-Empire, et la grande route de toute la Chine centrale.
L’entrée de ce fleuve est difficile, pour les navires à voiles surtout ; de nombreux bancs de sable obstruent son embouchure ; et les terres sont tellement basses, elles s’élèvent si peu au-dessus de l’eau, que les points de relèvement font presque défaut de tous côtés. Heureusement pour les habitants, le fleuve Bleu est clément et n’imite point les fureurs du fleuve Jaune, son voisin, qui rompt à chaque instant ses digues, dévastant tout sur son passage.
À Woo-Sung, nous quittons le Yang-Tzé-Kiang, et nous entrons dans le Whampou, rivière de Shang-Haï. Le lit de la rivière est encombré d’un millier de jonques, chargées de provisions et de riz, qui attendent un vent favorable pour se rendre dans le nord et jusqu’à Tien-Tsin. Nous avons peine à nous frayer un passage parmi cette multitude de grosses jonques tranquillement mouillées au milieu du chenal, ou se laissant doucement dériver par le courant. Nous finissons enfin par sortir de ce labyrinthe, et, après avoir été salués par les Anglais, les Américains et les Russes, nous jetons l’ancre contre le quai de Shang-Haï.
- ↑ M. le marquis de Moges et M. le marquis de Trévise, petit-fils
du maréchal Mortier, ont été attachés à l’ambassade française
qui, envoyée au printemps de 1857, en Chine et au Japon, était de
retour en France au commencement de 1859. Tous deux ont mis à
profit leur séjour dans ces contrées dont nous parlons si souvent et
que nous connaissons encore si peu, pour les bien étudier. Ils ont observé avec attention la nature et les hommes, les paysages, les
monuments, les physionomies, les mœurs, et ils ont noté leurs
souvenirs, M. de Moges dans une narration, M. de Trévise dans
un album : ce que le premier décrivait d’un style élégant et rapide,
le second, aux mêmes heures de loisir, le figurait avec esprit
et goût dans une suite d’aquarelles que l’on pourrait attribuer à
nos meilleurs artistes. Le livre et l’album s’éclairent et se complètent
ainsi l’un l’autre ; mais l’album n’est pas publié et probablement
ne le sera jamais : nous considérons donc comme une
bonne fortune d’être autorisé à en détacher quelques pages et à
les encadrer ici avec le texte même de M. de Moges. Cette union
de deux témoignages sincères, semblables sous des formes différentes,
nous paraît intéressante, instructive, et tout à fait digne
d’être recommandée comme exemple à ceux de nos jeunes compatriotes
que leurs fonctions ou le seul amour des voyages conduit
de même loin de la France.
Voici le titre du livre de M. de Moges : Souvenirs d’une ambassade en Chine et au Japon en 1857 et 1858. 1 vol. in-18. Hachette et Cie. 1860.
- ↑ Commissaire extraordinaire, chef de l’ambassade française.