ACTE TROISIÈME
Scène PREMIÈRE
Écoute, compagnon, écoute !
La fortune est là-bas, là-bas…
Mais prends garde, pendant la route,
Prends garde de faire un faux pas !
Notre métier est bon, mais pour le faire il faut
Avoir une âme forte :
Le péril est en bas, le péril est en haut,
Il est partout… qu’importe ?
Nous allons devant nous, sans souci du torrent,
Sans souci de l’orage,
Sans souci du soldat qui là-bas nous attend,
Et nous guette au passage !
Écoute, compagnon, écoute !
La fortune est là-bas, là-bas…
Mais prends garde, pendant la route,
Prends garde de faire un faux pas !
Halte !… nous allons nous arrêter ici… ceux qui ont sommeil pourront dormir pendant une demi-heure…
Ah !
Je vais, moi, voir s’il y a moyen de faire entrer les marchandises dans la ville… Une brèche s’est faite dans le mur d’enceinte et nous pourrions passer par là ; malheureusement on a mis un factionnaire pour garder cette brèche.
Lillas Pastia nous a fait savoir que, cette nuit, ce factionnaire serait un homme à nous…
Oui, mais Lillas Pastia a pu se tromper… le factionnaire qu’il veut dire a pu être changé… Avant d’aller plus loin, je ne trouve pas mauvais de m’assurer par moi-même… (Appelant.) Remendado !…
Hé ?
Debout !… tu vas venir avec moi…
Mais, patron…
Qu’est-ce que c’est ?…
Voilà, patron, voilà !…
Allons, passe devant.
Et moi, qui rêvais que j’allais pouvoir dormir… C’était un rêve, hélas, c’était un rêve !…
Scène II
Voyons, Carmen… si je t’ai parlé trop durement, je t’en demande pardon… faisons la paix.
Non.
Tu ne m’aimes plus, alors ?
Ce qui est sûr c’est que je t’aime beaucoup moins qu’autrefois… et que si tu continues à t’y prendre de cette façon-là, je finirai par ne plus t’aimer du tout… Je ne veux pas être tourmentée… ni, surtout, commandée. Ce que je veux, c’est être libre et faire ce qui me plaît.
Tu es le diable, Carmen ?
Oui. Qu’est-ce que tu regardes là ? à quoi penses-tu ?
Je me dis que là-bas… à sept ou huit lieues d’ici tout au plus, il y a un village, et dans ce village une bonne vielle femme qui croit que je suis encore un honnête homme.
Une bonne vieille femme ?…
Oui… ma mère.
Ta mère… Eh bien là, vrai, tu ne ferais pas mal d’aller la retrouver… car, décidément, tu n’es pas fait pour vivre avec nous… chien et loup ne font pas longtemps bon ménage…
Carmen !…
Sans compter que le métier n’est pas sans péril pour ceux qui, comme toi, refusent de se cacher quand ils entendent des coups de fusil… plusieurs des nôtres y ont laissé leur peau, ton tour viendra.
Et le tien aussi… si tu me parles encore de nous séparer et si tu ne te conduis pas avec moi comme je veux que tu conduises…
Tu me tuerais, peut-être ?… (José ne répond pas.) À la bonne heure !… j’ai vu plusieurs fois dans les cartes que nous devions finir ensemble. (Faisant claquer ses castagnettes.) Bah ! arrive qui plante !…
Tu es le diable, Carmen ?…
Mais oui ! je te l’ai déjà dit…
De l’avenir, donnez-nous des nouvelles
Dites-nous qui nous trahira
Dites-nous qui nous aimera.
Qui m’aime on ne peut davantage…
Mais il parle de mariage…
Et dans la montagne il m’entraîne…
Le mien m’installe en souveraine…
Tous les jours, nouvelles folies…
Des diamants, des pierreries…
Cent hommes marchent à sa suite !
Il meurt, je suis veuve et j’hérite !
De l’avenir, donnez-nous des nouvelles ;
Dites-nous qui nous trahira,
Dites-nous qui nous aimera !
Fortune !
Donnez, que j’essaie à mon tour…
Elle se met à tourner les cartes.
Carreau, pique… la mort !
J’ai bien lu… moi d’abord.
Montrant José endormi.
Ensuite lui… Pour tous les deux, la mort…
À voix basse, tout en continuant à mêler les cartes.
En vain, pour éviter les réponses amères,
En vain tu mêleras :
Cela ne sert à rien, les cartes sont sincères
Et ne mentiront pas.
Dans le livre d’en haut si ta page est heureuse,
Mêle et coupe sans peur :
La carte sous tes doigts se tournera joyeuse,
T’annonçant le bonheur.
Mais si tu dois mourir, si le mot redoutable
Est écrit par le sort,
Recommence vingt fois… la carte impitoyable
Dira toujours : « la mort ! »
Bah ! qu’importe, après tout, qu’importe ?…
Carmen bravera tout, Carmen est la plus forte !
De l’avenir donnez-nous des nouvelles,
Dites-nous qui nous trahira,
Dites-nous qui nous aimera.
Scène III
Eh bien ?…
Eh bien, j’avais raison de ne pas me fier aux renseignements de Lillas Pastia : nous n’avons pas trouvé son factionnaire… mais, en revanche, nous avons aperçu trois douaniers qui gardaient la brèche, et qui la gardaient bien, je vous assure…
Savez-vous les noms, à ces douaniers ?
Certainement nous savons leurs noms… Qui est-ce qui connaîtrait les douaniers, si nous ne les connaissions pas ?… Il y avait Eusebio, Perez et Bartolomé.
Eusebio…
Perez…
Et Bartolomé… (En riant.) N’ayez pas peur, Dancaïre… nous vous en répondons de vos trois douaniers…
Carmen !…
Ah ! toi, tu vas nous laisser tranquilles, avec ta jalousie !… le jour vient et nous n’avons pas de temps à perdre… En route, les enfants !… (On commence à prendre les ballots.) Quant à toi (S’adressant à José.) je te confie la garde des marchandises que nous n’emporterons pas… Tu vas te placer là, sur cette hauteur… tu y seras à merveille pour voir si nous sommes suivis… dans le cas où tu apercevrais quelqu’un, je t’autorise à passer ta colère sur l’indiscret… Nous y sommes ?…
Oui, patron.
En route alors !… (Aux femmes.) Mais vous ne vous flattez pas ?… vous me répondez vraiment de ces trois douaniers ?
N’ayez pas peur, Dancaïre !
Quant au douanier, c’est notre affaire :
Tout comme un autre, il aime à plaire,
Il aime à faire le galant ;
Laissez-nous passer en avant…
Laissez-nous passer en avant…
Tout comme un autre, il aime à plaire,
Il aime à faire le galant ;
Laissez-nous passer en avant…
Tout comme un autre, il aime à plaire,
Il aime à faire le galant ;
Laissez-les passer en avant…
Non, il s’agit tout simplement
De se laisser prendre la taille
Et d’écouter un compliment.
Etc.
Que voulez-vous ? on sourira,
Et d’avance je puis le dire,
La contrebande passera.
Etc.
Scène IV
Nous y sommes.
C’est ici.
Oui… vilain endroit, n’est-ce pas ? et pas rassurant du tout !
Je ne vois personne.
Ils viennent de partir, mais ils reviendront bientôt, car ils n’ont pas emporté toutes leurs marchandises… Je connais leurs habitudes… prenez garde… l’un de leurs doit être en sentinelle quelque part et si l’on nous apercevait…
Je l’espère bien, qu’on m’apercevra… puisque je suis venue ici, tout justement pour parler à… pour parler à un de ces contrebandiers…
Eh bien là, vrai, vous pouvez vous vanter d’avoir du courage !… tout à l’heure quand nous nous sommes trouvés au milieu de ce troupeau de taureaux sauvages que conduisait le célèbre Escamillo, vous n’avez pas tremblé… et maintenant, venir ainsi affronter ces bohémiens !…
Je ne suis pas facile à effrayer.
Vous dites cela parce que je suis près de vous ; mais, si vous étiez toute seule…
Je n’aurais pas peur, je vous assure.
Bien vrai ?…
Bien vrai.
Alors je vous demanderai la permission de m’en aller… J’ai consenti à vous servir de guide parce que vous m’avez bien payé ; mais maintenant que vous êtes arrivée… si ça ne vous fait rien, j’irai vous attendre là où vous m’avez pris… à l’auberge qui est au bas de la montagne.
C’est cela… allez m’attendre !
Vous restez décidément ?
Oui, je reste !
Que tous les saints du paradis vous soient en aide, alors… mais c’est une drôle d’idée que vous avez là…
Scène V
Mon guide avait raison… l’endroit n’a rien de bien rassurant…
Je dis que rien ne m’épouvante,
Je dis que je réponds de moi ;
Mais, j’ai beau faire la vaillante,
Au fond du cœur, je meurs d’effroi.
Toute seule, en ce lieu sauvage,
J’ai peur… mais j’ai tort d’avoir peur…
Vous me donnerez du courage,
Vous me protégerez, Seigneur !
Protégez-moi, protégez-moi, Seigneur !
Je vais voir de près cette femme
Dont les artifices maudits
Ont fini par faire un infâme
De celui que j’aimais jadis.
Elle est dangereuse, elle est belle,
Mais je ne veux pas avoir peur ;
Je parlerai haut devant elle…
Protégez-moi, protégez-moi, Seigneur !
Mais… je ne me trompe pas… à cents pas d’ici… sur ce rocher… c’est don José… (Appelant.) José ! José ! (Avec terreur.) Mais que fait-il ?… Il ne regarde pas de mon côté… il arme sa carabine, il ajuste… il fait feu… (On entend un coup de feu.) Ah ! mon Dieu, j’ai trop présumé de mon courage… j’ai peur… j’ai peur…
Scène VI
Quelques lignes plus bas… et ce n’est pas moi qui, à la course prochaine, aurais eu le plaisir de combattre les taureaux que je conduis…
Qui êtes-vous ? répondez !
Hé ! là, doucement !
Soyez le bienvenu ; mais vraiment, camarade,
Vous pouviez y rester !
Mais je suis amoureux, mon cher, à la folie,
Et celui-là serait un pauvre compagnon
Qui, pour voir ses amours, ne risquerait sa vie.
C’est une zingara, mon cher.
Un soldat qui jadis a déserté pour elle.
Les amours de Carmen ne durent pas six mois.
Savez-vous bien qu’il faut payer ?…
Comprenez-vous ?
Ce déserteur, ce beau soldat qu’elle aime,
Ou du moins qu’elle aimait, c’est donc vous ?
J’en suis ravi, mon cher, et le tour est complet !
JOSÉ.
Enfin ma colère |
ESCAMILLO.
Quelle maladresse ! |
Mettez-vous en garde
Et veillez sur vous !
Tant pis pour qui tarde
À parer les coups !
Je la connais, ta garde navarraise,
Et je te préviens en ami
Qu’elle ne vaut rien.
À ton aise !
Je t’aurai du moins averti.
Tu m’épargnes, maudit !
Je suis trop fort pour toi.
Ta vie est à moi ; mais, en somme,
J’ai pour métier de frapper le taureau,
Non de trouer le cœur de l’homme.
JOSÉ.
Enfin ma colère |
ESCAMILLO.
Quelle maladresse ! |
Holà ! José…
Que ce soit vous, Carmen, qui me sauviez la vie.
Nous sommes manche à manche et nous jouerons la belle,
Le jour où tu voudras reprendre le combat.
Nous, nous allons partir.
À Escamillo.
Et toi, l’ami, bonsoir !
Je vous invite tous aux courses de Séville.
Je compte pour ma part y briller de mon mieux,
Et qui m’aime y viendra…
À José qui fait un geste de menace.
L’ami, tiens-toi tranquille :
J’ai tout dit et n’ai plus qu’à faire mes adieux…
Prends garde à toi, Carmen… je suis las de souffrir…
En route !… en route !… il faut partir…
Halte !… quelqu’un est là qui cherche à se cacher.
Il amène Micaëla.
Que viens-tu faire ici ?
Là-bas est la chaumière
Où sans cesse priant,
Une mère, ta mère,
Pleure sur son enfant…
Elle pleure et t’appelle,
Elle te tend les bras :
Tu prendras pitié d’elle,
José, tu me suivras.
Notre métier ne te vaut rien.
Pour que toi tu puisses courir
Après ton nouvel amant !…
Non, vraiment,
Dût-il m’en coûter la vie,
Non, je ne partirai pas,
Et la chaîne qui nous lie
Nous liera jusqu’au trépas…
Tu ne m’aimes plus, qu’importe ?
Puisque je t’aime encor, moi.
Cette main est assez forte
Pour me répondre de toi…
Je te tiens, fille damnée,
Et je te forcerai bien
À subir la destinée
Qui rive ton sort au mien.
Dût-il m’en coûter la vie,
Non, je ne partirai pas,
Et la chaîne qui nous lie
Nous liera jusqu’au trépas.
Ta mère te tend les bras ;
Cette chaîne qui te lie,
José, tu la briseras.
José, si tu ne pars pas,
Et la chaîne qui vous lie
Se rompra par ton trépas.
C’était écrit ! cela doit être :
Moi d’abord… et puis lui… Le destin est le maître.
Ta mère se meurt et ta mère
Ne voudrait pas mourir sans t’avoir pardonné.
À Carmen.
Sois contente, je pars… mais nous nous reverrons.
Il entraîne Micaëla. — On entend la voix d’Escamillo.
Toréador, en garde !
Et songe en combattant
Qu’un œil noir te regarde
Et que l’amour t’attend.
Partons, Micaëla, partons !
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